Introduction
Ne pas jeter Frazer avec l’eau du bain
p. 13-25
Texte intégral
Nous avons souvent eu l’occasion de montrer que l’ambivalence affective, au sens propre du mot, c’est-à-dire un mélange de haine et d’amour pour le même objet, se trouve à la racine d’un grand nombre de formations sociales. Nous ignorons totalement les origines de cette ambivalence. On peut supposer qu’elle constitue le phénomène fondamental de notre vie affective.
— Sigmund Freud, Totem et tabou.
1Au moment où j’écris cette introduction je commence à douter de mes généralisations. Et je doute également — ce qui est plus grave — des généralisations des auteurs cités dans cette étude. C’est à cause de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Tournant ontologique »1. Cela fait un long moment que les anthropologues regardent avec soupçon les tentatives de retrouver, derrière le foisonnement des coutumes et des institutions, des dynamiques transculturelles. Des travaux très sérieux rendent désormais incontestable le fait que les agissements humains, malgré leurs ressemblances éventuelles, répondent à des logiques très variables. C'est le cas de l'habitude, attestée un peu partout dans le monde, de manger son prochain dans un cadre plus ou moins ritualisé. On croirait deviner ses raisons profondes, mais on se tromperait : « La seule question que puisse se poser l’ethnologue — écrivait Claude Lévi-Strauss (1984) — est de savoir ce qu’est le cannibalisme (dans la mesure où il est quelque chose) non pas en soi ou pour nous, mais pour ceux-là seuls qui le pratiquent ». Depuis, on a vu apparaître des contributions de plus en plus fines et imprévisibles démontrant, par exemple, que « ce qu’on assimilait de la victime [chez les Tupinamba] c’était les signes de son altérité, et ce qu’on visait, c’était cette altérité comme point de vue sur le Soi » (Viveiros de Castro 2009). Nous sommes loin des simplifications du père Joseph Sachot, oblat de Marie Immaculée, qui écrivait à propos des habitants du Basutoland : « L’appétit vient en mangeant, et les festins de viande humaine, commandés d'abord par la nécessité de vivre, dégénérèrent vite en amusements de goinfres sadiques » (Sachot 1946 : 143).
2Face à ces appels au relativisme, au perspectivisme, au multinaturalisme, peut-on encore sauver les extrapolations de James Frazer, de Sigmund Freud, ou de Lucien Lévy-Bruhl ? D’après leurs détracteurs, les régularités qu’ils croyaient avoir saisies ne seraient au fond que des projections ethnocentristes, les rêveries d’une minorité d’intellectuels occidentaux qui s’obstinaient à retrouver le Même partout (le Même ou son contraire, le Même inversé, le Même « à l’aube de l’humanité »).
3Faut-il renoncer à ces contributions datées ? Il y a peut-être une échappatoire. Force est de reconnaître que des ouvrages comme Le rameau d’or, Totem et tabou, La mentalité primitive nous parlent moins des « primitifs » que de notre manière de les interpréter. Mais au bout du compte ce n’est déjà pas mal. Si ces classiques largement contestés ne nous apprennent pas grand chose sur l’altérité, ils nous permettent néanmoins de mieux saisir quelques traits constitutifs de l’ethos occidental tels que nous les avons projetés sur les autres. Leur portée n’est peut-être pas universelle mais nous pouvons continuer à utiliser leurs hypothèses pour mieux éclairer nos mobiles et nos comportements sociaux.
Quelle humanité ?
4Ce que je retiens de l’enseignement de ces auteurs c’est l’image d’une humanité inaccomplie qui, tout en tendant vers la raison, reste confuse et contradictoire. J’aime l’idée que le sujet des sciences humaines puisse être appréhendé non pas comme un acteur cohérent qui évolue au sein d’un univers ordonné dont il faut déceler les codes, mais comme une sorte de trickster, de décepteur engagé dans un bricolage perpétuel pour concilier norme et désir, élans iréniques et impulsions antisociales : une sorte de Janus bifront tiraillé entre le besoin de lucidité et la nécessité de mentir aux autres et à lui-même, un personnage ambigu qui trouve dans la pratique rituelle et dans la production mythique ses instruments expressifs et ses cadres de légitimation (Detienne & Vernant 1974 ; Artaud 2013). Bref, une créature désirante dont l’inconscient n’est pas seulement cognitif.
5J’énonce des généralités, certes. Il n’empêche que dans le débat contemporain les composantes inconscientes de nos comportements, nos inconséquences, nos tiraillements, sont rarement pris en compte. Autour de la grande question du rapport à la nature, par exemple, nous tendons à présenter les individus comme des êtres monodimensionnels entièrement habités par le logos. Nous reconstituons les raisons des uns et des autres, nous prônons la restitution fidèle du point de vue des acteurs, mais l’hypothèse que derrière les raisons officielles et avouables il en existe d’autres qui échappent à leur maîtrise et rentrent en conflit avec les raisons conscientes est rarement envisagée. Nous sommes prêts à reconnaître l’existence de poches d’irrationalité chez les primitifs, les enfants et les « névrosés » (pour paraphraser Sigmund Freud). Nous avons du mal à regarder plus près de nous.
Quels dispositifs culturels ?
6Si l’individu est tiraillé entre désir et raison, les dispositifs culturels qu’il a su mettre au point pour concilier ces deux instances n’ont cependant rien d’irrationnel. C’est dans ce sens que les contributions des « universalistes » continuent à m’intéresser. J’en fais peut-être un usage arbitraire, en rapprochant des chercheurs foncièrement incompatibles et en « explantant » de leurs œuvres les éléments qui m’arrangent pour les agencer différemment. J’ai puisé chez Frazer les témoignages ethnographiques qui constituent le noyau dur de mes comparaisons. Il s’agit toujours des mêmes séquences, qui réapparaissent comme un leitmotiv tout au long de cette étude (et tout au long de ma recherche en général) concernant l’ambivalence des chasseurs cueilleurs à l’égard de leur victime : leur fierté guerrière d’un côté, leurs remords de l’autre. Freud avait bien saisi l’intérêt scientifique de ces matériaux qui occupent un rôle important dans la scénographie de Totem et Tabou. Chez Walter Burkert j’ai trouvé une analyse détaillée, ainsi qu’une interprétation très originale, du dispositif rituel que Karl Meuli avait qualifié de « Comédie de l'innocence ». Si je reviens de façon presque obsessionnelle sur cette scène frazérienne (notamment Dalla Bernardina 1996) c’est qu’elle me semble nous offrir un schéma particulièrement efficace pour décrire et analyser non seulement les sociétés exotiques et archaïques (sur les visées desquelles, peut-être, nous avons trop fantasmé), mais également la nôtre. (figure I.1)
7Pour replacer la « Comédie de l’innocence » dans un cadre plus large je me suis inspiré des travaux des historiens des religions — Ernesto De Martino tout particulièrement — et de la notion de « déshistorisation ». Ce néologisme obscur suggère une perspective de recherche tout à fait claire que je qualifierais de pragmatique. Je la résumerai dans les termes suivants : au-delà de ses aspects religieux, communicationnels, cognitifs et politiques, l’activité mythico-rituelle remplit des fonctions utilitaires. Nous avons recours à la déshistorisation pour régler des contradictions morales ou logiques qui risquent de paralyser notre action. Il s’agit d'une stratégie symbolique pour rendre le monde « opérable ». Lorsque notre initiative nous paraît ambiguë, lorsqu’elle peut remettre en cause l’ordre des choses, nous la sortons de l’histoire pour transférer son exécution dans une dimension extra-ordinaire. Le rituel, comme l’a si bien montré Mircea Eliade2, trace un pont entre l’histoire et le mythe. Dans cet espace à part nous parvenons à conjuguer ce qui est normalement inconjugable. Un exemple bien connu de déshistorisation nous vient de la Grèce ancienne : ai-je le sentiment que tuer et manger le bœuf qui m’a loyalement servi pendant des années dans les travaux des champs est un crime ? Pour satisfaire à la fois mes exigences morales et mon désir de manger du bœuf j’ouvre une parenthèse rituelle. Dans ce cadre fictionnel je reproduis le modèle mythique (j’actualise par mon action concrète le récit du meurtre et de la consommation du bœuf archétypal). À la fin du festin je referme la parenthèse mythico-rituelle et je réintègre le temps ordinaire où les bœufs et les humains sont depuis toujours des très bons copains. J’ai tout juste respecté la dictée mythique, de quoi serais-je coupable ?
8Concevoir la « Comédie de l’innocence » comme un cas de « déshistorisation » nous permet de dépasser l’explication évolutionniste (archaïsmes, survivances, gesticulations grotesques de nos prédécesseurs…) et d’y voir un dispositif culturel d’une plus large portée que l’on pourrait utiliser, comme support heuristique, dans la description d'un mariage, d’une soutenance de thèse, des dynamiques psychiques à l’œuvre dans un enterrement ou pendant la célébration d’un procès.
9Les pages qui suivent illustrent les étapes d’un parcours qui m’a mené de l’étude de ce dispositif dans la littérature ethnologique à son repérage dans les comportements stéréotypés du chasseur moderne et postmoderne. La seconde partie de cet ouvrage quitte le monde des chasseurs pour détecter des traces de « Comédie de l’innocence » dans l’univers des artistes contemporains et de leur public érudit, écologiquement correct et désenchanté.
Quels objets ?
10L’objet principal de mes généralisations est l’animal taxidermisé. C’est un objet attrayant, du point de vue anthropologique, mais difficile à manier, puisqu’il nous donne l’illusion d’une continuité historique, d’un dialogue ininterrompu avec les sociétés archaïques, alors que cette continuité et ce dialogue restent sans doute à démontrer. Je reviens sur le trophée par vagues successives, en redéployant parfois les mêmes exemples et en mobilisant les mêmes sources, mais en les soumettant à des lectures différentes. Si je le trouve fascinant, c’est qu’il nous permet de parler à la fois du sentiment de la nature, du rapport homme-animal, des frontières ontologiques, du remords et de la mauvaise foi. Ce qui le rend particulièrement intéressant, derrière sa prégnance symbolique, c’est le processus qu’il implique : la « mise en trophée ». Cette modalité de relation au vivant — nous le verrons en fin de parcours — est à l’œuvre aussi bien dans nos appropriations (réelles et fantasmatiques) de la vie animale, que dans notre manière de nous rapporter aux végétaux3.
Quelles idées ?
11Le raisonnement tout simple qui oriente cet ouvrage est que l’ambivalence des échanges avec le monde animal et végétal constaté chez les « non-modernes » réapparaît chez l’homme contemporain, un homme tout aussi conflictuel que le « primitif » partagé entre le plaisir de profiter de la nature (plaisir « déprédateur » prévoyant aussi bien l’usus que l’abusus) et le besoin de la sauvegarder. Les dispositifs culturels que je viens d’évoquer rendent possible la quadrature du cercle (aimer et immoler, détruire et protéger…) mais, dans la mesure où leur efficacité se fonde sur le déni (pour fonctionner ils doivent rester inconscients), nous avons du mal à les repérer.
12Voici, en résumé, les idées que je développe dans les pages suivantes :
- Nous savons depuis toujours que les animaux (et même les végétaux) sont nos prochains. La question qui se pose est alors la suivante : comment abolir, sur le plan symbolique et psychologique, la proximité de ces « non-humains » qui contribuent d’une façon décisive, par leur exploitation et leur incorporation, au bon fonctionnement de notre existence ?
- On voit souvent dans les rites de déculpabilisation pratiqués par les sociétés traditionnelles la preuve du sentiment de fraternité qui relierait les humains aux non-humains. Si on regarde de plus près, cependant, on s’aperçoit que ces mêmes rites impliquent l’expression de tendances agressives qui transcendent la nécessité de « prélever » une vie animale ou végétale.
- Dans le passé comme aujourd’hui (que l’on songe aux récentes polémiques sur la violence dans les abattoirs) on constate la brutalité avec laquelle certains acteurs traitent leurs animaux (cf. à ce sujet Agulhon 1981 : 81-110). On peut y voir l’expression de pulsions sadiques cherchant leur exutoire dans un cadre légitime. Mais on peut y voir également une sorte d’habitus, une protection psychologique permettant à l’éleveur (c’est-à-dire au tueur, il faut bien tuer le porc qu’on a élevé pour pouvoir le manger) de ne pas solidariser avec sa future victime. Une explication n’exclut pas l’autre.
- La rhétorique du don et du contre-don est encore à l’œuvre chez le chasseur contemporain. Ce qui change est le vocabulaire, qui a quitté le champ sémantique de l’« amour-passion » pour rejoindre celui de la rationalité scientifique (le chasseur en « technicien de l’environnement ») ou économique (l’animal « ressource », le « capital faunistique »). On peut considérer le recours à ce nouvel argumentaire comme le signe d’un passage de la passion à la raison. Mais on peut le lire aussi, dans sa continuité avec les formes précédentes, comme une manière d’occulter ses responsabilités.
- Cette continuité hypothétique avec des attitudes que Frazer, Van Gennep et Lévy-Bruhl considéraient typiques des sociétés traditionnelles, ne concerne pas que le rapport aux animaux. Lorsqu’on prête attention aux résonnances symboliques, même nos relations avec les végétaux — des soins prodigués à nos plantes ornementales (sorte de pets qui ne bougent pas de leur place) à la lutte sans merci aux espèces invasives, du « recyclage expiatoire » des sapins de Noël4 aux élagages mutilants de tilleuls et platanes — révèle l’existence d’un rapport interlocutoire mêlant remords et satisfaction, élans protecteurs et fureur domesticatoire.
- Qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux, le statut de ces « interlocuteurs », plus ou moins personnifiés en fonction des circonstances, demeure incertain. Loin de constituer un effet indésirable, cette opacité statutaire est délibérément entretenue.
- Ce qui rend moins visible la « déshistorisation » à savoir la création d’un champ fictionnel soustrait aux règles ordinaires où la manipulation matérielle et symbolique du « non humain » devient légitime, c’est la perte de son caractère rituel. Moins codifiée que dans le passé, la « Comédie de l’innocence » se dissout aujourd’hui dans des stratégies discursives (rhétorique parascientifique, proclames moraux, propagandes publicitaires…) qui, tout en gardant leur rôle, n’ont plus rien de cérémoniel.
- Mais les comportements rituels sont peut-être encore là, trop proches de nous et trop nécessaires à nos commerces avec le vivant pour que l’on saisisse leur caractère incantatoire. Tant que nous gardons une posture « herméneutique » faisant coïncider le sens des phénomènes avec l’explication que nous livrent les acteurs, la ruse reste occultée. Mais si nous acceptons de projeter sur nous-mêmes le regard critique et désabusé que pendant très longtemps nous avons réservé aux autres cultures, des nouvelles formes de « Comédie de l’innocence » vont peut-être apparaître.
- Les protagonistes de cette comédie sont nombreux : le chasseur qui lance un sourire complice à sa tête de chevreuil naturalisée primée avec une médaille de bronze par la Commission Nationale de Mensuration des Trophées ; le chineur « branché » qui débusque des bois d’antilope « vintage » aux puces de Saint-Ouen et la dépose religieusement dans son cabinet des curiosités ; l’artiste engagé qui manipule lui aussi des cadavres d’animaux ou martyrise des plantes mais pour la bonne cause ; le conservateur de musée qui organise des expositions autour de ces œuvres macabres ; le public qui visite les lieux d’un air méditatif, comme s’il participait à la messe…
13Si on accepte d’exercer le « regard éloigné », ces ambassadeurs de la rationalité occidentale deviennent les interprètes d’une représentation théâtrale où l’homme contemporain célèbre la mort de la nature et son apothéose posthume. Nous célébrons l’apothéose de « nos amies les bêtes » — avec son corollaire de perceptions émouvantes (réhabilitation, humanitarisme, happy end…) — mais nous célébrons aussi leur mise à mort, qui n’est pas moins excitante. Derrière la rationalité de surface on aperçoit des nouvelles pratiques rituelles rattachées à des nouveaux horizons mythiques et à des nouveaux mots clé, tout aussi énigmatiques et fédérateurs que les anciens : « bien-être animal », « restauration de la biodiversité », « dépassement des frontières ontologiques5 ».
L’approche et ses limites
14L’objectif de cette étude n’est pas de faire le point sur les nouvelles tendances de l’anthropologie de la nature. Mon propos est de montrer comment j’ai modulé au fil du temps, en l’appliquant à des objets différents, une problématique née de mes lectures anthropologiques et de ma recherche de terrain.
15Si je parle de « remords » et de « mauvaise foi » c’est dans un sens très ouvert, en postulant l’existence, en amont, des configurations culturelles spécifiques, de dispositions psychologiques génériquement humaines douées, en dépit de leur caractère générique, d’un certain pouvoir descriptif6. Ce faisant, c’est vrai, je risque d’aplatir les différences. En même temps, j’évite de les radicaliser et de les essentialiser. « Remords » est le terme que j’emploie pour donner un nom au besoin de réparer, de dénier, d’occulter, qui traverse les pratiques commentées dans ce texte. Une analyse plus fine donnerait à ce besoin des connotations plus nuancées. Mais l’objectif, ici, est d’attirer l’attention sur les ressemblances. « Mauvaise foi » est le terme que j’utilise pour créditer les acteurs sociaux — même les plus éloignés de l’épistémè occidentale — d’une capacité critique qui leur permettrait (si l’objectif n’était pas, justement, la dissimulation) de reconnaître le caractère instrumental de leurs fictions rituelles7.
16De quel droit je généralise ce besoin de « rendre compte », de fournir des explications ? Ne suis-je pas en train d’attribuer au monde entier des attitudes mentales (la notion de « culpabilité », de « responsabilité… ») propres à notre univers culturel ? C’est probable. En tout cas — ce n’est pas une excuse mais je tiens à le rappeler — je base mes généralisations sur les généralisations d’autrui. Je viens d’annoncer mon recours aux vieux ouvrages de James Frazer et de Lucien Lévy-Bruhl. Je me suis aussi inspiré des études de Raffaele Pettazzoni (1968) consacrées à l’« Être suprême dans les religions primitives » et des travaux de Vittorio Lanternari qui, tout en déplorant le psychologisme dans les sciences sociales, retrouve une même angoisse, au moment de la « récolte », chez les chasseurs-cueilleurs, les éleveurs, les agriculteurs (Lanternari 1976). Un fort penchant pour la généralisation apparaît aussi chez Alain Testart soulignant la fréquence, chez les chasseurs-cueilleurs de « Rituels de déculpabilisation, excuses présentées à l’animal, déni du meurtre, idée de contrat, souci de se concilier les faveurs de l’animal… » (Testart 1987 : 185). On pourrait aussi citer, à un degré d’abstraction encore plus large, le passage où Claude Lévi-Strauss évoque cette « faculté essentielle » de la nature humaine qu’est la « (…) pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque du moment qu’il est un homme, bien plus : un être vivant quelconque, du moment qu’il est vivant » (Lévi-Strauss 1973 : 49-50). Ressentir cette « identification à autrui » complique son « prélèvement » quel que soit l’interlocuteur ou l’arrière-plan culturel. Au niveau « emic », et je vais m’arrêter-là, je rappellerai le célèbre témoignage du chamane inuit déclarant à Rasmussen que « Le grand danger de notre existence réside dans le fait que notre régime alimentaire est entièrement constitué d’âmes » (Rasmussen 1994). J’ai arbitrairement regroupé sous la catégorie du « remords » l’ensemble de ces inquiétudes dont les caractéristiques mériteraient, cas par cas, d’être précisées.
17Même les auteurs que je viens de citer, à vrai dire, introduisent des distinguo dans leurs généralisations. Frazer nous rappelle que ces précautions rituelles sont à géométrie variable : « Le sauvage respecte plus ou moins les âmes de tous les animaux ; mais il traite avec une déférence spéciale les esprits de ceux qui lui sont particulièrement utiles, ou qu’il redoute pour leur taille, leur force ou leur férocité » (Frazer 1983 : 294). Testart explique que le besoin de présenter ses excuses n’existe pas chez les Aborigènes australiens en raison de leurs conceptions cosmologiques. Quant aux Inuit de Rasmussen ou aux Pygmées du père Trilles on peut se demander si leurs témoignages n’ont pas été influencés par le contact avec les Occidentaux et interprétés à la lumière des grandes religions monothéistes.
18L’ethnologie contemporaine va encore plus loin dans la remise en cause de ces généralisations. Dans la mesure où l’ethos de chaque société est le résultat d’une « anthropopoiesis » (Affergan et al. 2005), on ne voit pas pourquoi tout le monde, à n’importe quelle latitude, devrait s’approprier du vivant dans ce mélange de jouissance et de culpabilité que Sigmund Freud théorisait dans « Au-delà du principe de plaisir »8. Les scénarios changent, les logiques aussi. La modalité prédatrice qui, d’après Philippe Descola, constitue le schème dominant de relation chez les Jivaros ne prévoit pas de sentiments de culpabilité. Et dans la logique des Sibériens décrits par Roberte Hamayon — nous y reviendrons plus loin — c’est pareil, la mort de l’animal faisant tout simplement partie du jeu.
19Je pourrais défendre ma tentative de chercher, derrière la variété des ethos, des orientations psychologiques communes en insistant sur le décalage qui, même dans des sociétés différentes de la nôtre, sépare la doxa des modalités concrètes d’accéder aux non-humains : les rhétoriques varient9, les référentiels (on poursuit, on tue, on mange) un peu moins. Les chasseurs occidentaux tiennent un discours relativement uniforme sur le respect qu’ils doivent au gibier, sur l’amour qu’ils éprouvent à son égard, sur le mariage de raison qui les relie, en tant que « protecteurs », à leurs « protégés ». Ils auraient du mal à nier, cependant, que ce discours normatif — qui n’est pas nécessairement faux — cohabite avec un autre, plus intime, soumis à la logique des pulsions : un discours passionnel qui emploie tout autre vocabulaire (Dalla Bernardina 2017a). Ce double registre n’est sûrement pas le monopole de notre civilisation. Et la cible de ma réflexion est l’écart entre ces deux registres. Je pourrais tenter de sauver mes généralisations en avançant l’hypothèse que, là où il n’y a pas de sentiment de culpabilité10, c’est que tout a déjà été réglé en amont, au niveau institutionnel et mythique :
Or, l’attitude prédatrice que les Jivaros manifestent dans leurs relations à autrui, la nécessité ressentie d’incorporer sans cesse le corps et les identités des voisins afin de persister à être soi-même tout en étant déterminé en partie par ce que l’on capture et assimile, la dénégation têtue de la réciprocité librement assumée, tout cela se retrouve aussi dans les relations avec les non-humains. (…) [Ces derniers] ne sont pas intégrés dans un réseau d’échange avec les humains, et aucune contrepartie ne leur est consentie lorsque l’on prend leur vie (Descola 2005 : 467-468).
20C’est un monde différent, effectivement, celui des Jivaros, moulé sur une éthique du prélèvement qui n’est pas la nôtre. Notons néanmoins le caractère pratique de cette ontologie11 : pas de réciprocité, pas de comptes à rendre, pas d’égarement cognitif ou affectif. Cet égarement n’a pas non plus de raison d’être lorsque la mort de la proie, comme chez les Campas de la forêt amazonienne, n’est qu’apparente et momentanée :
La plupart des oiseaux chassés par les Campas — écrit Philippe Descola — sont eux-mêmes des incorporations des bons esprits. Leur mise à mort n’est qu’un simulacre : après que le chasseur lui a demandé son “vêtement » par compassion pour lui, l’oiseau offre délibérément son enveloppe charnelle à la flèche, tout en préservant son intériorité matérielle qui se réincarne immédiatement dans un corps identique ou retrouve son apparence humaine invisible. Il n’encourt donc aucun dommage et cet acte de bienveillance n’appelle pas de contrepartie si ce n’est, peut-être, un sentiment de gratitude (Descola 2005 : 482).
21Il n’y a aucune raison pour douter que dans l’univers des Campas cela puisse se passer ainsi. Le monde serait d’ailleurs bien triste et monotone si on ne pouvait pas imaginer la variabilité des économies morales. Mon penchant pour les généralisations me pousse toutefois à constater que les termes de cette ontologie, comme dans le cas précédent, sont singulièrement propices à l’activité des chasseurs : si les oiseaux n’étaient pas consentants, ou s’ils mourraient de façon irréversible, cela poserait un vrai problème. Dans ce sens on pourrait affirmer, à la manière de Karl Marx, que c’est l’ontologie, en tant que construction idéologique,12 qui offre aux humains les arguments théoriques et moraux pour mystifier les non-humains (Descola 2005 : 468)13.
22Cela dit, je veux bien reconnaître la possibilité (c’est plus qu’une possibilité) que le pattern dont je crois retrouver des traces tout au long de cette recherche n’ait au fond qu’une portée locale (ceci, d’autant plus que les analogies formelles que l’on peut repérer ne correspondent pas forcément à des analogies de contenu). Je propose donc de considérer l’hypothèse de travail qui traverse ces pages comme un exercice sur le thème : « Que nous disent nos échanges avec les non-humains si on les lit au prisme de la « Comédie de l’innocence ? ». Certains trouveront qu’ils ne nous disent strictement rien car la logique qui régissait la « Comédie de l’innocence » — mal interprétée par les anthropologues du passé — est fort lointaine de la nôtre. D’autres, avec un peu de chance, trouveront que le rapprochement n’est pas stérile. Il reste imparfait et approximatif, c’est indéniable. Il n’est pas assez respectueux des ontologies des « Autres ». Mais il nous permet d’interroger nos pratiques et nos rationalisations sous un angle moins ethnocentriste14.
23L’accent que je mets sur l’aspect rétrospectif de ma recherche explique l’absence d’un certain nombre d’auteurs et de thèmes que j’ai évoqués dans d’autres contextes. Ma position par rapport à l’émergence d’une anthropologie que l’on qualifie aujourd’hui de « symétrique » (cf. Manceron 2016 : 279-298) est décrite dans l’introduction à L’éloquence des bêtes (Dalla Bernardina 2006) où, sans nier la fécondité de ces approches, je confirme ma fidélité aux modèles privilégiant la place de l’humain par rapport à celle des autres animaux (je revendique juste le droit à poursuivre des recherches allant dans cette direction). Dans ce même ouvrage je me positionne, peut-être trop rapidement, par rapport aux travaux de collègues s’étant également penchés sur la question de la mort animale15. Quant à la question des « ontologies », peu présente dans cette étude sauf dans la dernière partie, je ne peux que reconnaître son pouvoir d’attraction : on a beau avancer des doutes sur l’universalité du système catégoriel conçu par Philippe Descola, lorsqu’on commence à s’en servir on n’arrive plus à s’en débarrasser. J’explicite ma position (plus sur les réadaptations parfois excentriques de ces catégories que sur le fond du système) dans l’article « L’appel des ontologies » (Dalla Bernardina 2017b) et dans mon introduction à l’ouvrage collectif De la bête au non-humain, perspectives et controverses autour de la condition animale, Paris, CTHS (Dalla Bernardina 2020). Je donne quelques indications sur l’« anthropocentrisme critique », dont je me réclame, dans un entretien avec Florent Kohler publié dans le numéro d’Études Rurales consacré au Sociabilités animales (Dalla Bernardina 2012a).
Notes de bas de page
1 J’emprunte au site de l’EHESS Débats et controverses en anthropologie aujourd’hui cette description du « Tournant ontologique » claire et succincte : « Un tournant est pris dans la seconde moitié des années 1990. Le concept d'Ontologie est utilisé pour rompre avec Épistémologie. Il ne s'agit plus, en anthropologie, d'étudier les représentations qu'ont les autres sociétés de ce que nous, euro-américains, savons être le monde réel, mais d'étudier d'autres mondes que le nôtre et de reconnaître l'existence d'une pluralité de mondes (multiple worlds). Le concept d’Ontologie est utilisé pour rompre avec Culture. La Culture était traditionnellement définie comme un système de représentations collectives. Il y avait un monde (la réalité) et beaucoup de visions du monde (worldviews) constituant autant de cultures différentes. Au contraire, l’approche ontologique conduit à explorer de multiples réalités et à reconnaître l'existence d'une pluralité de mondes ». (Controverses > Archives 2016-2017 > Le tournant ontologique).
2 Je ne pense pas qu'il aimerait l’usage que je fais de ses contributions.
3 En relisant ces lignes je me demande, en anthropologue : « Qui est le “nous ” dont je parle ? ». La question est sérieuse. Tout au long de cet ouvrage j’alterne le « je » et le « nous » avec désinvolture. Pour le recours au « je » il n’y a pas trop de problèmes, je crois. Alors que le « nous » crée forcément des ambiguïtés. Parfois, dans cette étude, il signifie « nous les humains ». Parfois, notamment quand j’évoque des conduites ou des sentiments « peu honorables », je m’en sers pour rappeler que cela me concerne aussi : « Ce n’est pas très élégant, mais nous sommes comme ça… ». Souvent j’écris « nous » pour dire « nous les modernes » mais également pour effacer les différences : « nous aussi, à l’instar des non modernes… »). C’est un « nous » très facile à remettre en cause. Il suffit de remarquer que derrière ce « nous » il n’y a pas d’unanimité : certains « trophéisent » la nature en ramenant quelque spécimen à la maison, d’autres pas. D’autres encore le font juste un peu, mais pas trop. L’intérêt de ce « nous » indéterminé c’est qu’il me permet de pointer des tendances (des orientations collectives qui me semblent faire tendance) et de les commenter sans me perdre dans les distinguo. Le lecteur bien disposé cherchera à comprendre le sens contextuel de ce « nous » approximatif et tirera profit de mes rapprochements (s’il trouve qu’ils le méritent). Le lecteur plus rigoureux trouvera que c’est trop flou. Sur l’emploi du « je » et du « nous » dans la tradition ethnologique je renvoie à mon article (Dalla Bernardina 2009b : 18-40).
4 J’achète un « mort » mais je le recycle.
5 Ce n’est pas le progrès éthique rattaché à ces formules qu’il faut mettre en cause, bien évidemment, c’est leur emploi lénifiant, à la manière d’une jaculatoire.
6 Attitude somme toute assez répandue, que l’on songe à l’emploi courant de notions tout aussi chargées de valences affectives et morales telles que : « honneur », « jalousie », « prodigalité »…
7 De la ruse trouvant son efficacité dans le dispositif rituel. Lorsque le sorcier burkinabé met dans la bouche d’un chat les plumes du coq qu’il vient de sacrifier, c’est pour détourner sur lui la responsabilité du « gallicide ». En cela, il n’est pas très différent de l’officiant des Bouphonies accusant du « meurtre » non pas le sacrificateur mais le couteau, ou déclarant que le bœuf sacrificiel, en baissant la tête, a donné son consentement. Même ruse, à un niveau rituel moins prononcé, chez ces paysans bourguignons qui, s’apprêtant à tuer le cochon, affirment avoir choisi « le plus méchant ».
8 Et si c’était comme cela partout, d’ailleurs, à quoi bon en parler ?
9 Rhétorique dont je ne nie pas le pouvoir structurant et contraignant.
10 Ou, pour emprunter à Philippe Erikson une formule moins connotée, de « malaise cognitif » (cf. Erikson 1987 : 105-140).
11 Si on l’interroge dans l’optique fonctionnaliste (appareil conceptuel dépassé) que j’exhume ici à titre expérimental : que me dirait le monde d’aujourd’hui si je le photographiais avec une Leica de 1925 ?
12 En tant qu’horizon mythique, à la manière de la Genèse dans la tradition judéo-chrétienne. Le terme « idéologie » étant surchargé sémantiquement, j’emprunte à l’Encyclopédie de l’Agora cette définition minimaliste : « (…) une construction collective de l’esprit dont le but apparent est de dire le sens des choses, mais dont la fonction réelle est de masquer une situation intolérable ».
13 Descola reconnaît l’existence de formes d’occultation des composantes tragiques du « prélèvement » : « Certes, les chasseurs jivaros adressent des incantations anent au gibier, aux esprits maîtres des animaux et aux prototypes de chaque espèce, de manière à établir avec eux une relation de connivence : la chasse se présente comme l’expression d’une complicité entre des parents par alliance où le terme ultime, la mise à mort, est occultée par des formes ludiques » (Descola 2005 : 468). À première vue on pourrait les interpréter comme un exemple amazonien de « remords » et de « mauvaise foi », une preuve que même « là-bas » la suppression d’une vie demande à être justifiée voire euphémisée. Mais les raisons de ce déni — précise Descola — ne sont pas morales : « Il s’agit d’endormir la méfiance des proies pour qu’elles ne se dérobent pas aux dards du chasseur et ne lui tiennent pas rigueur de ses propensions cannibales » (Descola 2005 : 468). Les dissimulations rituelles sibériennes commentées par Roberte Hamayon sont également opportunistes et dénuées de tout sentiment de culpabilité : « “Réjouir” apparaît ainsi comme un euphémisme pour masquer le véritable objectif du rituel pris globalement, les jeux devant “distraire” ou “divertir” les esprits animaux assez pour qu’ils n’empêchent pas le chamane de tirer parti de l’“amour” de l’esprit féminin épousé, autre euphémisme visant à déguiser la prédation du chasseur en don amoureux de la part de sa proie » (Hamayon 2012 : 184-185). Il n’y a pas de remords, mais il y a bien tricherie.
14 L’ethnocentrisme étant aussi, paradoxalement, le fait de prétendre que les autres soient différents à tout prix.
15 C’est le cas, par exemple, de Florence Burgat et Jocelyne Porcher.
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