Conclusion.
Ataï et ses compagnons : les nouveaux défis de la gestion des collections
p. 425-443
Texte intégral
1Le cheminement que nous venons de suivre montre un double aspect du parcours patrimonial des restes d’Ataï et de ses diverses incarnations. Tantôt, il s’inscrit dans le traitement ordinaire des objets d’Histoire naturelle ou des éléments anthropologiques au musée, principalement lors de leur transport vers la métropole, leur étude et conservation, reproduction puis circulation. Tantôt, il emprunte la voie singulière des trophées de guerre, que ce soit lors de leur récolte et la réception de celle-ci ou de leur exposition publique. Mais les limites entre spécimen scientifique et trophée ne sont pas toujours bien tracées, comme l’illustrent les particularités anatomiques curieuses d’Ataï qui alimentent à la fois la valeur du personnage historique, beau et déchu, et la légitimité de sa récolte pour les collections.
2Au regard de l’analyse des pratiques scientifiques et muséales passées, évolutives et souvent complexes, il apparait que leur lecture actuelle, qu’elle soit médiatique et parfois académique, procède d’une essentialisation de l’histoire. Elle retient surtout les faits et symboles liés aux violences coloniales, les racismes et nationalismes occidentaux. De la sorte, elle néglige la diversité des acteurs, celle des rapports coloniaux et la pluralité des modes d’appropriation des restes humains dans la singularité des relations tissées avec eux et autour d’eux. La variété des portraits des collecteurs en atteste. Ce déchiffrage parait aussi oublieux des hors-champs de transformation des disciplines et des institutions. La place privilégiée accordée à l’hôpital, maritime ou militaire, dans le processus de collecte à la fin du xixe siècle est à ce titre significative, tout comme les changements de la Société d’Anthropologie de Paris, de sa création à aujourd’hui. La science à l’origine de ces collections proclame quant à elle son action de sauvegarde de la connaissance sur l’Homme, dans une continuité avec les desseins passés, et sa contribution au patrimoine universel de l’humanité. Elle tente de faire des collections une entité neutre en assimilant parfois l’anthropologie de la seconde partie du xixe siècle à la médecine ou en gommant les spécificités de certains sous-ensembles issus de l’héritage colonial. De notre point de vue, cette lecture favoriserait l’amalgame de la partie au tout et fragiliserait l’ensemble, plutôt qu’elle ne le consoliderait.
3Le décodage des pratiques passées et de l’évolution de leur régime de valeur, propre à la démarche de la biographie sociale de choses, reste donc un enjeu fondamental dans la mesure où il infléchit directement notre appréhension du présent. Comme nous l’avons soulevé dès l’introduction, transposer cette préoccupation aux enjeux patrimoniaux revient à savoir comment la documentation historique muséale peut servir d’outil de réflexion pour envisager des pratiques professionnelles en termes de gestion et de valorisation de ces éléments humains. L’exemple de la photographie dite de la « tête coupée d’Ataï » montre l’impact du choix des référentiels sur l’interprétation d’un document et sur les modalités de sa diffusion publique.
Diffuser la photographie de la « tête coupée d’Ataï », entre démocratisation de l’accès aux ressources archivistiques et traitement décent d’un trophée de guerre
4Au début de l’année 2017, le site de la bibliothèque numérique du Muséum (http://bibliotheques.mnhn.fr) présentait la photographie d’une tête coupée. La notice l’accompagnant indiquait les données suivantes :
5Nouvelle-Calédonie. Ataï, Canaque [Portrait face et profil de la tête coupée d’Ataï], page 65
6Cote : SAP 155 (8)/65
7Éditeur : [S. n.].[S. l.]
8Date : [1878]
9Description physique : 1 feuillet (2 photographies collées)
10Fait partie de l’ensemble : Fonds d’archives de la Société d’anthropologie de Paris - Albums photographiques
11Appartient à : Album n° 8. Océanie : Ceylan, Andaman, Mergui. Îles de la Sonde, Philippines, Polynésie, Australie, Madagascar, Réunion
12La dénomination historique du sujet représenté, son classement, l’origine inconnue de l’éditeur, la date (de la prise de vue ou de l’entrée en collection ?), l’identité du corpus dans lequel s’insèrent l’image et l’origine du fonds constituent autant d’informations à disposition du lecteur. Ce traitement documentaire est appliqué à chacune des pages de l’album n° 8 de l’Océanie, lequel comprend 105 feuillets, et pour les douze albums photographiques mis en dépôt par la société savante.
13Selon la logique archivistique, le fonds est le contexte premier de l’image de la pièce, indépendamment de ce qu’elle représente. Le document photographique prend sens dans un ensemble, ici un corpus scientifique composé de plus de 1200 pages. Les images sont présentées à l’écran dans un chemin de fer, fidèle à l’ordre des pages de l’album, albums numérotés et classés géographiquement (Europe Asie, Afrique du Nord, Afrique, Amérique, Océanie) ou thématiquement (craniologie, préhistoire, ethnographie, histoire naturelle, anomalie, etc.) Puisque le but est de donner accès à l’ensemble des albums dans leur complétude, sans lacunes, réaliser un traitement différentiel d’une image, en la réduisant, la floutant ou la dissimulant tout en gardant la notice, reviendrait à biaiser l’histoire du corpus dans lequel elle s’insère, soit l’histoire d’une société savante à un moment donné de son existence.
14La numérisation de l’ensemble des albums photographiques de la SAP et sa diffusion à grande échelle répondent à une volonté de démocratisation de l’accès aux documents scientifiques de manière équitable, via internet, inhérente aux missions de conservation et de communication de l’institution naturaliste. La visée est aussi de favoriser leur appropriation collective et de susciter recherches et expertises par les chercheurs, dont les Néo-calédoniens situés de l’autre côté du globe ; la bibliothèque ne proposant alors que des documents bruts à explorer. Le public visé est essentiellement celui de spécialistes du champ académique. Par ailleurs, dans une perspective pragmatique de gestion, la mise à disposition de milliers de documents demandait d’intégrer une certaine pérennité des présentations. Celles-ci se voulaient donc être les plus neutres et concises possible, indépendamment des sensibilités parfois plurielles des publics et de leur évolution dans le temps.
15Or pour l’historienne partie sur les traces du parcours postmortem d’Ataï, un tel document photographique ne pouvait qu’interpeller, tant sur ce qu’il représentait que sur la réception publique de ses interprétations. La nature de ce que montre cette photographie est singulière, elle est d’ailleurs la seule « tête coupée » de ce corpus. Sa violence symbolique est sidérante, d’autant qu’aucun élément de contexte ne permettait au lecteur de comprendre sa présence au sein d’un album scientifique. Qui était Ataï ? Pourquoi avait-il eu la tête coupée puis photographiée ? Par qui ? Etc. Ce document relance notamment la dialectique de l’héritage colonial du patrimoine scientifique, son statut de trophée martial. La question est d’autant plus vive qu’Ataï a une forte valeur évocatrice de nos jours : tantôt figure des violences coloniales françaises et auxiliaires passées, tantôt emblème de l’indépendance kanak ou de pacification des diverses parties de la Nouvelle-Calédonie engagées dans un processus d’autodétermination. La sensibilité de ce portrait est accrue par le fait qu’il donne une dimension identitaire importante au personnage puisque, à l’exception de gravure ou de dessin, aucune photographie d’Ataï n’est connue ; ce document pouvait donc redonner un vrai visage au chef historique. Par ailleurs, aucune expertise de la photographie n’ayant été réalisée, noyée dans la masse, la question se posait d’abord de savoir si elle représentait vraiment le chef kanak de 1878. Ce cas est particulièrement intéressant pour étudier la diversité des perspectives sur un même document, entre celle de l’archiviste et celle de l’historien. Pour ce dernier, la connaissance de ce que représentait ce corpus, ses usages passés, les logiques et moments de sa constitution, les modifications ultérieures montrent de multiples inconnues, à l’image de la relation aux collections de la SAP dans les années 2000. En analysant la distribution linéaire des pages de l’album de l’Océanie, seule une logique géographique semble découper ses diverses parties1. Elle ne prend en compte ni la chronologie — qu’elle soit des évènements, des personnes représentées ou de la date d’inscription au registre des dons iconographiques2 — ni le nom des donateurs, dont les photographies sont parfois dispersées au sein d’une même séquence géographique. Par ailleurs, sur les six pages de la Nouvelle-Calédonie, seule la photographie dite « d’Ataï » est inscrite sur le registre des dons en décembre 1882, au n° 1707. Nul donateur n’y figure. Ces informations sont peu significatives quant à la compréhension de la trajectoire de cette pièce car les années 1880-1882 sont marquées par une inscription de type inventaire, et non d’entrée, réalisée à un ou deux moments de l’année seulement et peu documentée. La page 63 présente le portrait dit du « médecin d’Ataï », or celui-ci ne correspond aucunement aux descriptions historiques ou anatomiques puisqu’il n’est ni nain ni plagiocéphale.
16Finalement, à l’été 2017, la Société d’Anthropologie de Paris, étant propriétaire des albums en dépôt, statua en faveur d’un traitement spécifique de la photographie. Elle demanda le retrait de l’accès direct au document au regard de sa sensibilité, symbolique et politique. La question de la nature du public fut posée car si le site de la bibliothèque numérique du MNHN peut intéresser un public de spécialistes du champ académique, la diffusion des images sur le site de la BNF, Gallica, vise un public bien plus large et diversifié. Le document reste donc disponible pour une consultation sur place après accord préalable de la SAP, et a été accompagné d’une mise en contexte biographique bien plus consistante et de références bibliographiques.
17Nouvelle-Calédonie. Ataï, Canaque [Portrait face et profil d’une tête coupée]
18Cote : SAP 155 (8)/65
19Éditeur : [S. n.].[S. l.]
20Date : [1879-19 ?]
21Description physique : 1 feuillet (2 photographies collées)
22Note : description du contenu : Les deux photographies font partie d’un album consacré à l’Océanie, constitué par la Société d’anthropologie de Paris à une date indéterminée. La légende de ces photographies indique qu’elles représentent la tête du chef kanak Ataï, tué en 1878 lors de l’insurrection des kanaks contre les Français. Les têtes d’Ataï et d’un de ses compagnons sont entrées dans les collections de la SAP en 1879 et ont été restituées aux familles en 2014. L’identification de ces photographies est aujourd’hui questionnée par les chercheurs et fait l’objet de travaux de recherche.
23Fait partie de l’ensemble : Fonds d’archives de la Société d’anthropologie de Paris- Albums photographiques
24Appartient à : Album n° 8. Océanie : Ceylan, Andaman, Mergui. Îles de la Sonde, Philippines, Polynésie, Australie, Madagascar, Réunion
25La décision de la SAP est en continuité avec les réflexions qu’elle a dû mener lors du processus de départ des crânes des deux chefs kanak. De la sorte, elle redéfinit le rapport à son héritage matériel en se plaçant officiellement en rupture avec les pratiques du passé qui, sous couvert de scientificité, exhibaient ces têtes coupées au caractère rémanent de trophée de guerre. De manière plus générale, ce choix s’inspire aussi de pratiques en cours, menant un traitement différentiel des documents photographiques pour des raisons éthiques, comme le réalisent le Musée du Quai Branly3 ou le British Museum. Les réflexions actuelles abordent la diffusion publique de données nominatives, qui peuvent être associées à un nom de personne ou de famille. Ainsi, elle interroge le droit à l’oubli des ayants droit lorsqu’il s’agit de l’image des restes d’un condamné à mort ou du contenu de faits divers numérisés dans la presse, pouvant porter un préjudice moral4. Comme se questionne Claire Merleau-Ponty, documenter les collections pour assurer la diffusion des connaissances la plus large possible serait aujourd’hui un enjeu d’ordre qualitatif : « plus les capacités techniques de diffusion augmentent, plus elles exigent méthode et clarté pédagogique (pour que la mise à disposition du plus grand nombre ne soit pas un faux-semblant), plus elles nécessitent également des cadres déontologiques précis (peut-on et doit-on tout diffuser ? À qui appartiennent les images et leur droit moral ? Comment garantir la pérennité des fichiers numériques et des informations qu’ils contiennent ?) »5.
Les modalités de l’enquête comme enjeu de connaissances de l’histoire des collections : le cas des oubliés de la mémoire
26Lors de la reconstitution de l’histoire des diverses appropriations du chef Ataï au sein des collections néo-calédoniennes, enquête menée au plus près des acteurs et des faits, sont apparues des pièces patrimoniales dont la traçabilité posait un défi d’investigation à l’historien.
Identifier la photographie dite de la « tête coupée d’Ataï » : l’intérêt de la circulation de reproductions entre institutions et ses limites
27En 2017, l’identité de la personne représentée sur la photographie soulevait de nombreux doutes tant au sujet de la réalisation historique d’une telle prise de vue, jamais mentionnée dans le passé, que de la faible adéquation entre les physionomies de la tête photographiée et du moulage facial d’Ataï, ceci indépendamment des difficultés techniques d’une telle comparaison. En croisant les sources historiques coloniales et anthropologiques de la Nouvelle-Calédonie et une recherche iconographique dans différentes bibliothèques numériques, il est apparu que la tête représentait vraisemblablement l’un des deux chefs kanak tués en 1859, lors des premiers mouvements de résistance à la colonisation près de Nouméa. En effet, le site de la bibliothèque numérique du British Museum montre deux notices titrées « severed head of Jack, chief of New-Caledonia »6, dont les photographies sont masquées au regard de leur sensibilité, mais qui se sont révélées être identiques à celles de l’album de la SAP (vue de face et de profil). Ce document a été envoyé à l’anthropologue et collectionneur anglais Barnard Davis (1801-1881) par le médecin de marine Alfred Le Roy de Méricourt (1825-1901). En 1861, ce professeur de l’École de santé militaire de Brest fera également don à Paul Broca, avec son collègue Gallerand, des deux clichés accompagnés d’un texte :
Notice sur Jack
Jack, petit chef du village dit des voleurs, tribu de Dumbia ou Numéa, Fort de France (Nouvelle-Calédonie)
Il prit part au massacre de Bérard [il avait assassiné un officier d’administration et en avait mangé7] et à toutes les guerres de Numéa, partie sud de la Nouvelle-Calédonie.
Sa tête a été mise à prix par Mr le Gouverneur Du Bouzet mais il a échappé pendant deux ans à toutes les recherches. Il a été enfin livré par Aliki-Watton, chef de St Vincent à Mr le Gouverneur Durand, chef de bataillon d’infanterie de Marine, qui l’a fait fusiller à Fort de France.
Le caractère de Jack était énergique et entreprenant
Brest le 4 avril 1861
Gallerand8
28En y regardant de plus près, le nom des donateurs de l’école de santé de Brest ont été notés dans le registre des dons de la SAP, au n° 17, en date du 18 avril 1861 : « tête d’un Néo-Calédonien, chef de Tribu », 2 photographies. La lettre C mentionne le type de classement qui leur fut affecté, soit un rangement dans le carton C portant sur l’Ethnologie - types et portraits. L’ensemble des documents (photographies, dessins, gravures) des cartons auraient donc été repris, dans un second temps, pour constituer les albums photographiques ; ce délai est sans doute à l’origine de la perte d’informations assimilant Jack à Ataï. Une autre reproduction au format carte-folio (vue de profil de la tête) a également circulé depuis Hambourg en Allemagne, par Carl Dammann. Ce photographe a rassemblé des tirages de portraits sous la forme de carte de visite pour constituer un ouvrage de description des races : Ethnological photographic gallery of the various races of men publié en 1875. Le portrait n’est pas associé au nom de Jack mais, selon l’usage anthropologique, porte la légende : « type Néo-calédonien »9. Nous voyons donc que la reproduction d’un document élaboré par des médecins de la marine, tout à la fois trophée et type racial, est diffusée au sein de réseaux scientifique et aussi commercial. Cette circulation nourrit ici la traçabilité de la pièce interrogée.
29Cependant d’autres sources complexifient cette analyse. Le témoignage de Jules Garnier (1839-1904), géologue et voyageur en Nouvelle-Calédonie de 1863 à 1866, relate que « Candio était un grand chef qui lutta contre nous avec plus d’énergie que de bonheur, il fut fusillé en 1859 ; sa tête fut envoyée à Brest dans un vase d’alcool et photographiée »10. Alain Saussol dans L’Héritage mentionne aussi la présence de la tête de Kandio à l’hôpital militaire, laquelle aurait été détruite pendant la seconde guerre mondiale (en juin 1941) lors des bombardements de la ville11. En définitive, la photographie correspond-t-elle à Kandio ou à Jack ? Les têtes des deux chefs kanak, tués en 1859 à trois mois d’intervalle, ont-elles été envoyées toutes deux en métropole et conservées à Brest ? À ce jour, le mystère reste entier. Il existe un portrait de « Kandio, chef de la tribu de Nennegara (Boulari) », habillé à l’européenne, attribué au photographe Ernest Robin (1844- 1904 ?). Les ressemblances de la tête coupée et ce portrait sont assez marquantes (proportion du visage, dissymétrie du nez, etc.) mais ne peuvent suffire, d’autant que Robin n’arriva en Nouvelle-Calédonie qu’en 1866, soit sept ans après la mort de Kandio12. Par ailleurs, Jack et Kandio du groupe des N’Garas sont décrits comme « frères », d’où des ressemblances possibles si l’on suit la logique d’une filiation par le sang (ce qui n’est pas toujours le cas), mais aucune photographie de Jack, dit Bétié, n’est connue. Enfin, il faut noter des imprécisions dans les récits écrits du xixe siècle. Ainsi d’après la notice anthropologique, Jack fut livré par Aliki Watton, chef de St-Vincent. Or si Watton participa à la capture de Kandio le 28 août 1859, ce furent les hommes du chef de Païta qui capturèrent Jack13. L’ensemble de ces points nourrit la confusion et nous empêche à ce stade de conclure.
Identifier et diffuser la présence d’un trophée de guerre de l’insurrection kanak de 1878 : une lecture à cinq voix
30Le moulage d’une tête entière d’un jeune Kanak est conservé au Muséum national d’Histoire naturelle. Le socle porte les marques MNH, montrant qu’il fut produit par l’institution, et l’étiquette indique : « Chef Néo-calédonien tué durant l’insurrection de 1888 ». La date est erronée comme le confirme celle de son entrée dans les collections, le 16 novembre 1882. Un mois plus tard, cinq bustes de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides sortaient des collections du Muséum dans un cadre d’échange avec le Musée ethnographique du Trocadéro. Concurremment, un moulage de la face d’Ataï fut donné par Félix Flandinette, habile mouleur et appariteur de l’École d’Anthropologie, au Muséum. Dans le catalogue d’inventaire est inscrit : « Buste de chef Néo-calédonien tué pendant la dernière insurrection. Le buste original a été donné au Musée ethnographique par Mr Lemire ». L’existence de la trace d’un chef « insurgé », autre qu’Ataï, n’est pas étonnante quand les récits militaires mentionnent de nombreux chefs décapités, parfois soustraits aux Kanak, d’autant que Charles Lemire est un protagoniste et observateur du conflit, déjà évoqué dans cet ouvrage. Toutefois, la présence actuelle de ce moulage dans les collections pose un certain nombre de questions sur les enjeux et la réception de la recherche de son identité. Son appréhension s’avère être plurielle selon les professionnels de musée et scientifiques que nous avons rencontrés et illustre le caractère souvent ambigu de l’héritage colonial qui divise autant qu’il relie. C’est aussi faire une histoire de l’oubli où il importe sans doute autant de rétablir la vérité historique que d’étudier les procédés par lesquels les acteurs voudraient maintenir cette vérité à distance.
31Pour l’historienne des sciences, outre le fait que ce moulage atteste de la circulation de duplicata de pièces comme monnaie d’échange, à l’image de beaucoup de moulages ethnographiques, il suppose aussi que la tête de la personne en question, conservée en fluide, soit arrivée en métropole vraisemblablement par Lemire14. Cela témoigne de l’importance accordée à ce Kanak en tant que trophée martial, de par la persistance de son statut social lors du traitement scientifique et muséal, mais il rejoint aussi la diversité des types raciaux de l’humanité conservés dans la collection. En ce sens, cette pièce vient en contrepoint d’une vision banalisée selon laquelle seul le chef Ataï incarnerait au xixe siècle l’histoire de l’insurrection kanak de 1878 et de la violence coloniale. Certes, le chef de la Foa a eu un traitement médiatique et patrimonial « de choix »15, en termes de valorisation, que n’eut pas ce jeune chef kanak. D’ailleurs le fait qu’il n’y ait aucune trace de son nom, dès son entrée, ni de ses restes en témoigne. À ce jour, aucune publication scientifique, d’hier ou d’aujourd’hui, ou archives connues n’abordent son identité. Au regard des récits de l’insurrection, il s’agirait vraisemblablement de Baptiste, chef des Mè Mwadu (Moindou — à l’ouest de la Foa) ou avec plus de doute, du fils d’Ataï lequel n’avait pas le statut de chef. Cependant, il est courant de rencontrer dans la presse de l’époque des erreurs et l’assimilation de Baptiste au fils d’Ataï16 ; ce qui laisse supposer que dans l’esprit de l’époque, le fils d’un grand chef ne pouvait être à son tour que chef. Cela dit, ces deux personnes ont été tuées le même jour, dans la même région, et leur tête furent livrées à Rivière et acheminées à l’hôpital militaire avec Ataï et son compagnon. Une photographie de studio et une gravure inspirée de celle-ci livrent les traits de Baptiste, nommé parfois « 2e chef de l’Insurrection ». Il fut d’ailleurs représenté au côté d’Ataï dans le Courrier illustré de Nouvelle-Calédonie du 24 août 1878 (voir gravure p. 29). Une certaine familiarité existe entre le moulage et l’iconographie mais reste de l’ordre de l’hypothèse à ce stade. La recherche d’autres traces nécessitent de pouvoir accéder aux registres d’institutions différentes et de les croiser, de scruter la possible diffusion de ce moulage dans d’autres lieux, par d’autres acteurs. C’est pourquoi une mutualisation des données aiderait grandement aux investigations historiques.
32Cependant l’analyse du processus de patrimonialisation de cette pièce par les scientifiques ne s’arrête pas au travail historique. Le bio-anthropologue qui gère, étudie ces collections de restes humains, auxquelles les moulages sont initialement associés, est parfois réticent à aborder les nouveaux enjeux de l’identification, pour répondre à l’éclairage de l’héritage colonial qu’il conserve. Ceci ne relèverait pas de son champ d’action. Pourtant, par son savoir et savoir-faire technique, il maîtrise les outils, que ce soit par la numérisation 3D ou les études de marqueurs biologiques, pour confronter les spécimens anonymes, telles des têtes kanak en fluide, aux autres supports incarnant la personne, que ce soit un moulage sur nature ou une photographie (certes plus difficilement pour ce dernier cas). À titre d’exemple, l’identification, en vue de déterminer si l’un des deux crânes anonymes de Sakalava de la Tsiribihina pourrait être celui du roi Toera, décapité lors de la colonisation de Madagascar, est en cours et utilise une analyse comparative d’ADN entre les crânes conservés au MNHN et les descendants de la famille royale. Cette démarche provient d’une jeune chercheur en histoire, Klara Boyer-Rossol, en lien avec les descendants17. Des études sont également en cours pour identifier certaines têtes de résistants algériens18. En définitive, l’appropriation, plus systématique, de ces enjeux d’identification que ce soit pour rechercher la présence de trophées martiaux liés à l’insurrection kanak de 1878, tels Baptiste ou le fils d’Ataï, ou documenter des pièces repérées comme sensibles, pourrait constituer un moment important de bifurcation du parcours biographique des éléments humains en collection par l’intérêt d’un autre ordre que la science leur apporte.
33Du point de vue de l’éthique ou de la déontologie du conservateur, la documentation doit devenir un enjeu fondamental de la gestion des collections comportant des éléments humains, d’autant si ces derniers proviennent de collections extra-européennes récoltées lors de guerre de conquête. D’ailleurs, pour le groupe de travail sur la problématique des restes humains dans les collections publiques, il s’agit d’une question morale et politique : « La documentation des restes humains est, comme pour tout bien en collection ou matériel en cours d’étude, un élément constitutif de son intérêt public ; celui-ci justifie sa présence et son entrée en collection. La pertinence de la documentation participe de ce fait de la mise en œuvre du principe de dignité.19 » Plus précisément, il préconise une attention accrue au mode d’acquisition qui doit être documenté le plus complètement possible avec la mention de l’identité de l’individu si elle est connue. Garantir l’accès public à ces informations participe à la construction de son intérêt public et donc de sa valorisation sociale.
34Finalement, en cas d’identification, qu’il s’agisse du chef Baptiste ou du fils d’Ataï, se pose la question de sa réception en Nouvelle-Calédonie. Le devenir d’Ataï et de Meche sur l’île fait l’objet de discussions, parfois polémiques, qui n’ont pour l’instant pas trouvé de résolution au sein des clans kanak et aussi entre Kanak et Néo-Calédoniens. De l’avis d’un conservateur, la révélation de la présence de restes d’un autre chef lié au conflit de 1878, laquelle pourrait induire une demande de retour, est problématique. À qui le rendre ? Si traditionnellement les oncles utérins ont mission de prendre en charge la dépouille, comment les identifier ? Si l’on se réfère au fils d’Ataï, Ataï avaient trois femmes qui ont été livrées comme butin de guerre aux Kanak alliés et dispersées. L’établissement d’une filiation risque de s’avérer difficile tant au niveau de l’existence effective de traces orales encore présentes que de la libération de la parole nécessaire au recueil de ces mémoires. Selon ce témoignage, mieux que le pardon, souvent épineux, ou la repentance, mener une politique de l’oubli a ses vertus dans un processus de pacification-réconciliation, ne serait-ce que le temps d’une génération. Le moment ne serait donc pas propice à cette diffusion d’autant que, d’après les observations d’un anthropologue, Ataï n’est pas du tout une préoccupation de la plupart des Kanak d’aujourd’hui. Alors, que dire de personnages passés moins emblématiques ? Le contexte politique actuel serait dominé par le prochain référendum d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie, laissant en sommeil les affaires culturelles.
35En fin de compte, une lecture sélective de l’héritage laisse dans l’oubli d’autres chefs-trophées de guerre, qui ne sont ni identifiés ni réclamés. Reconnaître ce choix est aussi reconnaître la souveraineté des Kanak à déterminer le sort des restes de leurs ancêtres, en fonction de leur propre définition des contenus à inclure ou à exclure de leur héritage culturel. Le fait qu’Ataï soit l’emblème de l’insurrection de 1878 en tant que Grand chef est une construction socio-historique à laquelle les occidentaux ont activement contribué depuis la fin du xixe siècle. L’institution muséale est quant à elle soumise à des interpellations nouvelles relatives à l’inventaire de son propre héritage qui l’incitent à déployer de nouvelles configurations de recherche ou de diffusion scientifique. Le devenir de ces trophées, éléments qui s’avèrent être singuliers au sein des collections scientifiques, reste ensuite une histoire commune à construire.
Notes de bas de page
1 L’ordre des pages dans la partie « Nouvelle-Calédonie » pour la photographie qui nous concerne est le suivant : N° 61 : Guhamben, matelot à bord du Styx, 1860 ; n° 62 : Manhuarerec, matelot à bord du Styx, 1860 ; n° 63 : Médecin d’Ataï (portrait) ; n° 64 : groupes de Néo-calédoniens de Kanala ; n° 65 : Ataï, Canaque ; n° 66 : Montagnards de Viti-studio.
2 Registre des dons, Archives de la SAP, MNHN : SAP 154.
3 « Les objets sensibles : Pour des raisons éthiques, certains objets bénéficient d’affichage qui prennent en compte leur spécificité et sur Internet, la notice sera diffusée sans photographie », http://www.quaibranly.fr/fr/recherche-scientifique/bibliotheque-et-fonds-documentaires/catalogues/conditions-de-mise-en-ligne-des-collections/
4 Rencontre professionnelle « Les restes humains dans les collections publiques », Ocim, Lille, 20-21 juin 2019 ; Bermès (Emmanuelle), « Éthique et numérisation : les enjeux de la diffusion numérique », in Goffaux Callebaut (Géraldine) (sous la dir.), Éthique et patrimoine culturel : regards croisés, Paris : L’Harmattan, 2016, pp. 219-228 (Droit du patrimoine culturel et naturel).
5 Voir l’introduction de Merleau-Ponty (Claire), Documenter les collections des musées : investigations, inventaire, numérisation et diffusion, Paris : La documentation Française, 2014, p. 9 (Musées-mondes).
6 Carte Folio OCF1.1 et OCF1.2, British Museum, https://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?objectId=3222046&partId=1&searchText=new+caledonian&page=1
7 Précision rajoutée dans l’article « Correspondances » qui ne figure nullement dans la notice envoyée par Gallerand, Bulletins de la SAP, séance du 18 avril 1861, p. 334.
8 Archives du Laboratoire d’Anthropologie conservées au Laboratoire Broca de Bordeaux.
9 Carte Folio OCB101.5, British Museum. D’après les précisions du conservateur, cette photographie n’apparaît pas masquée sur le site car la décision du traitement différentiel des pièces sensibles s’est réalisée après la mise en ligne de la photo. Ce qui soulève le problème d’une gestion dynamique. https://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collec-tion_object_details.aspx?objectId=3086702&partId=1&searchText=kanak&page=1
10 Garnier (Jules), Voyage à la Nouvelle-Calédonie : 1863-1866 [Éd. originale, Paris : Hachette (Le Tour du monde), 1867-1868], Cadeilhan : Zulma, 1991, p. 59 (Hors barrière).
11 Saussol (Alain), L’héritage : essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris : Musée de l’Homme, 1979, 493 p., ill. (Publications de la Société des océanistes ; 40), voir note 43 du chapitre 3. D’après le Médecin Général Laurent, qui se souvenait d’avoir vu enfant à l’Hôpital maritime plusieurs têtes de Kanak dans des bocaux rangés sur une étagère, toutes auraient été détruites (Entretien mené par Alain Saussol).
12 Soit il s’agit d’un autre Kandio, soit un cliché d’un autre photographe, cela dit peu nombreux avant 1859. Je remercie vivement M. Christophe Dervieux, archiviste aux archives de Nouméa, pour ces précisions.
13 Dauphiné (Joël), Les débuts d’une colonisation laborieuse, le Sud Calédonien (1853-1860), Paris : L’Harmattan ; Nouméa (Nouvelle-Calédonie) : Agence de développement de la culture kanak, 1995, pp. 17-18.
14 S’il existe des correspondances entre l’anthropologue Hamy et l’inspecteur des télégraphes Lemire, elles sont postérieures à l’épisode néo-calédonien, jamais évoqué, et laissent dans l’ombre cette transaction. Archives du MNHN, Manuscrits d’Hamy, Ms 2256 et 2257.
15 Appaduraï, notion de vie bien vécue pour une chose, telle qu’on se la représente à un moment donné de son appropriation.
16 « Les chefs d’Altaï et de Baptiste ont eu la tête tranchée. On confirme l’échec infligé aux Canaques dont le chef Altaï et son fils ont été tués », Courrier de Bretagne, 18 septembre 1878, p. 2, issu de la dépêche de l’agence Havas en provenance de Sydney ; « La tête d’Ataï, celles de son fils et d’un sorcier de la tribu d’Uaraï vont être expédiées prochainement de Nouméa à la SAP », La Presse, 25 février 1879, p. 2 ; « Les têtes d’Ataï, de Baptiste et du sorcier ont été soigneusement embaumées à l’hôpital pour être expédiées par ce courrier au musée d’anthropologie », Le Gaulois, 6 décembre 1878, p. 1.
17 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/08/12/le-musee-de-l-homme-abrite-t-il-le-crane-d-un-roi-malgache-tue-par-la-france-au-xixe-siecle_4981732_3212.html, Lors de l’attaque, dans la nuit du 29 au 30 août 1897, de l’ancienne capitale royale du Menabe par les troupes coloniales françaises, le roi Toera (vers 1853-1897), fut décapité. Sa tête fut saisie par les vainqueurs et elle « disparut » des rapports officiels.
18 Froment (Alain), « Il faut évidemment rendre les crânes des résistants algériens », Le journal des arts, 6 juin 2019, https://www.lejournaldesarts.fr/patrimoine/alain-froment-anthropo-logue-il-faut-evidemment-rendre-les-cranes-des-resistants
19 Van Praët (Michel) & Chastanier (Claire) (sous la dir.), Les restes humains dans les collections publiques : vade-mecum [avec la coll. de Cordier Samuel & Maczek Ewa], Dijon : Office de coopération et d’information muséales, 2019, p. 9.
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