Conclusion
p. 534-551
Texte intégral
[François-René-André Dubuisson remercie le préfet de Loire-Inférieure pour son intercession auprès des autorités parisiennes]
Si j’ai à me féliciter du séjour que je viens de faire à Paris, si j’y ai rempli, au moins en partie, les vues que je m’étois proposées à mon départ de Nantes, c’est à vous que j’en suis redevable ; ce sont les lettres de recommandation que vous avez bien voulu me donner qui m’ont procuré l’entrée du sanctuaire des sciences et des arts. Il me suffit de prononcer votre nom et les hommes les plus distingués par leurs emplois et par leurs talens se sont empressés de m’accueillir […]
Mon but en me rendant à Paris était d’étudier encore plus la nature, [qui] fut toujours l’objet de mes soins dans le temple où les plus riches productions sont déposées ; je désirois en même tems consulter ses plus fidèles interprètes, à [l’intention] de savoir si mes travaux dans les préparations ichtyologiques méritaient de fixer leur attention.
J’ai, en conséquence, placé sous les yeux de Mrs. les Professeurs du Muséum plusieurs poissons préparés d’après de nouveaux procédés et j’ai eu la satisfaction de recevoir de ces Messieurs le témoignage flatteur que ma manière de conserver les poissons était préférable à toutes celles qui avaient été employées jusqu’à présent. Le suffrage de ces hommes célèbres, consigné dans une lettre qu’ils ont bien voulu m’adresser à ce sujet est la plus douce récompense que j’ai encore reçu [sic] de mes travaux.
J’ai cultivé le plus qu’il m’a été possible la société de Mrs. les professeurs du Muséum, ainsi que celle des membres du Conseil des mines, afin de m’enrichir de leurs lumières et afin de nous procurer tout ce qui pourrait augmenter et embellir notre collection. Mes relations avec le Muséum n’ont point été infructueuses.
J’ai obtenu pour notre cabinet sept beaux quadrupèdes qui pourront y figurer avec avantage.
Notre jardin possédera de plus cent quinze espèces de plantes vivaces et j’ai la certitude que dans le courant du mois prochain, Mr. Thouin nous enverra la collection des graines des plantes annuelles qui sont à [Paris] et qui manquent au Jardin des plantes du Département de la Loire-Inférieure. J’ai aussi beaucoup à me louer de Mr. Lévêque, membre du Corps législatif ; il m’a donné de très beaux minéraux […].
J’ai vu Malmaison qui laisse peu à désirer au naturaliste et ce qui a encore été plus intéressant pour moi c’est d’y avoir été parfaitement bien reçu par M. de Mirbelle [Mirbel], c’est encore un de vos bienfaits Monsieur le Préfet ; la lettre que vous avez bien voulu me donner pour lui m’a valu l’accueil le plus flatteur de sa part et l’assurance d’un envoi de plantes et arbustes aussitôt que la saison le permettra […].
AD 44, 170 T1 : Lettre de Dubuisson au préfet du département de Loire-Inférieure. Nantes, le 15 pluviôse an XIII.
1En 1805, Dubuisson entreprend un bref voyage d’étude à Paris. De retour à Nantes, il écrit au préfet de Loire-Inférieure pour le remercier des lettres de recommandation qu’il lui a données. Elles lui ont ouvert bien des portes du « sanctuaire des sciences et des arts ». Dans la capitale, Dubuisson cherche à étudier la nature, à rencontrer les savants distingués et à leur présenter ses travaux ichtyologiques : le Muséum est le « temple de la nature » selon la formule consacrée et qui commence à s’user ; la capitale est le lieu où se décident les carrières des naturalistes provinciaux ; et la société des grands savants parisiens flatte le Rastignac nantais. De Paris, celui-ci obtient aussi des professeurs du Muséum et de Lévêque, membre du corps législatif, des promesses d’envoi de spécimens naturalisés et de plantes vivantes qui manquent à la collection du département. Il pense à sa carrière autant qu’il contribue à l’accroissement des collections départementales dont il est le conservateur. Dans le récit de ce voyage d’un provincial à Paris, comme dans d’autres de la même période, rien ne semble très neuf depuis la Révolution1. Comme pour Link, une petite dizaine d’années plus tôt, un jeune naturaliste ambitieux se doit de passer par la capitale : il peut y voir les collections les plus riches d’Europe, celles du Muséum en particulier ; il peut y côtoyer les grands savants, ceux dont l’autorité et la réputation passent les limites de l’Empire ; et, parmi ceux-ci, il rencontre parfois ceux qui décideront de son avenir. Pourtant, entre le moment révolutionnaire et la période impériale, deux inflexions sont remarquables. D’une part, le préfet, chef de l’administration départementale, apparaît comme l’entremetteur entre les milieux provinciaux et le monde parisien, en intervenant dans le fonctionnement quotidien de la République naturaliste : c’est lui qui distribue les lettres de recommandation, fait des demandes auprès du Muséum et reçoit des éloges teintés de flagornerie. D’autre part, le Muséum n’est plus la seule destination du naturaliste se rendant dans la capitale et il faut désormais aussi compter avec Malmaison où l’Impératrice se fait faire des collections qui voudraient rivaliser avec celles du Muséum2.
2En 1799, Joséphine achète le domaine de Malmaison. Passionnée de fleurs, elle charge Charles-François Brisseau de Mirbel d’organiser un jardin de botanique et fait donner un passeport au pépiniériste anglais John Kennedy pour acheminer des plantes d’outre-Manche3. De 1804 à 1814, c’est alors 184 espèces qui fleurissent ici pour la première fois en France. Rapidement, Étienne-Pierre Ventenat, membre de l’Institut et jardinier de Malmaison, est chargé de décrire les plantes les plus intéressantes et Pierre-Joseph Redouté de les dessiner. Les premières livraisons du Jardin de Malmaison sont publiées en 1803 avec une dédicace à Madame Bonaparte et, en 1805, un nouveau genre qui ne comporte qu’une espèce indigène en Nouvelle-Hollande est observé à Malmaison : l’espèce est alors nommée Josephinia Imperatricis4. L’Impératrice a aussi sa ménagerie où l’on observe les fameux cygnes noirs également rapportés d’Australie par Péron et envoyés à Joséphine en 18035. La question se pose alors souvent de savoir si un animal ira rejoindre la Ménagerie nationale ou celle de l’Impératrice : les professeurs remercient Joséphine quand elle leur laisse un animal ; ils cachent leur déception quand elle demande deux kangourous acquis en Angleterre. Joséphine multiplie aussi les présents botaniques, marques de sa protection impériale. Elle offre à Van Hultem « les plantes les plus rares de sa belle collection de Malmaison », à Willemet, des plantes de la Nouvelle-Hollande et des mers du Sud pour le jardin de Nancy et au jardin botanique de Marseille, dirigé par Lacour-Gouffé, des « végétaux rares et curieux de la Nouvelle-Hollande »6. En retour, elle reçoit les « hommages » des naturalistes français. En janvier 1812, après une violente tempête, des cétacés s’échouent sur la côte de Ploubazlanec dans les Côtes-du-Nord. Efflam Le Maoüt arrive sur place, dissèque un animal et offre à « Sa Majesté Impériale et Royale » la jeune femelle qu’il a préparée7. De même, à Marseille, dans le jardin de naturalisation, « la statue de marbre de l’Impératrice, auguste protectrice […] sera placée dans la serre, comme dans un temple qui lui est consacré ; elle semblera veiller à la conservation des plantes précieuses dont elle a dessein d’enrichir la France, et garantir par sa puissante influence le succès d’un si grand bienfait »8. Millin fait l’éloge de la protection impériale mais, pour les naturalistes du début du siècle, ce nouveau patronage doit avoir un terrible arrière-goût d’Ancien Régime en rappelant Marie-Antoinette à Trianon.
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3Dans l’ordre des savoirs naturalistes, les années 1802-1804 marquent non une rupture, mais au moins un seuil, sans doute un durcissement : à Paris, le Muséum resplendit malgré la concurrence nouvelle de la collection de l’Impératrice ; en province les Écoles centrales sont supprimées tandis que deux écoles pratiques des mines sont instituées dont celle de Pesey, dans le département du Mont-Blanc, qui fonctionne immédiatement. Ces années marquent, comme l’indique Jean-Luc Chappey, une « tournant essentiel » avec, d’un côté, l’abandon rapide des modalités encyclopédiques du savoir et de l’implication des savants dans le champ social et politique et, de l’autre, la fragmentation de la communauté savante en une multitude de disciplines spécialisées mais aussi l’affirmation d’une aristocratie scientifique parisienne qui s’assure progressivement la mainmise sur les matériaux du savoir et sur les normes de validation des énoncés scientifiques9. Le Muséum est alors un des hauts-lieux de cette reconfiguration générale des savoirs. En 1802, selon son historiographe officiel Deleuze, « tout prospérait » : les collections étaient enfin arrangées, « les travaux se faisaient avec une activité surprenante » et « l’amphithéâtre était souvent rempli »10. Gotthelf Fisher publie alors Das Nationalmuseum der Naturgeschichte zu Paris et le lancement, la même année, des Annales du Muséum est ordinairement interprété comme le signe de cette prospérité nouvelle. La revue de la principale institution naturaliste européenne se substitue rapidement à tout un ensemble de périodiques encyclopédiques où étaient jusqu’alors publiés les articles d’histoire naturelle. La naissance du périodique peut alors être interprétée de deux manières complémentaires : soit on y lit l’affirmation de l’autonomie institutionnelle du Muséum, soit on y voit un signe du renfermement des professeurs dans leur institution et un instrument de domination du champ scientifique. Dans tous les cas, il s’agit bien d’un renversement du rapport de forces : auparavant les professeurs dépendaient des stratégies éditoriales des revues encyclopédiques ; désormais, ils apparaissent comme les nouveaux patrons de l’histoire naturelle. Cette rapide évolution autour de 1802 se manifeste dans la défaite des Idéologues et la victoire des professeurs dont Cuvier est le symbole et, sans doute aussi, le principal acteur. Cuvier incarne ce moment dans l’ordre des savoirs. À partir de 1802, il fait passer tous ses travaux, sans exception, dans les Annales, au détriment des périodiques encyclopédiques — comme la Décade philosophique, le Magasin encyclopédique ou le Bulletin de la Société philomathique — ou réputés amateurs — comme le Journal de physique11. En 1804, il quitte plusieurs sociétés savantes parisiennes auxquelles il appartenait et qui lui avaient permis de construire sa renommée et d’intégrer les institutions dominantes, le Collège de France, le Muséum d’Histoire naturelle et l’Institut national dont il devient le secrétaire de la première classe12. La même année, dans le prospectus du Dictionnaire des sciences naturelles, Cuvier approfondit la distinction conceptuelle entre cabinet et terrain et durcit le clivage social entre professionnels et amateurs, désormais marginalisés.
4Pourtant, les années révolutionnaires ne sont marquées par aucun changement fondamental dans le domaine de savoir que constitue l’histoire naturelle. La Révolution politique n’a pas été le moment d’une seconde Révolution scientifique : on ne rencontre ni un nouveau paradigme, ni une nouvelle épistémè, ni de nouvelles pratiques cognitives et l’histoire naturelle révolutionnaire, essentiellement descriptive et classificatrice, ressemble beaucoup à celle des Lumières finissantes. L’important est bien ailleurs. Ces quinze années ont en effet forcé l’accouchement du régime moderne de la production scientifique par la nationalisation des équipements de savoir et la (re)création de grandes institutions savantes. D’où la série de processus convergents : institutionnalisation, professionnalisation, masculinisation, spécialisation, disciplinarisation, capitalisation etc. Ces changements sont liés les uns aux autres : les confiscations facilitent l’institutionnalisation d’un domaine de savoir par la nationalisation des collections ; la professionnalisation permet la spécialisation des savants et débouche aussi sur la masculinisation du milieu etc. Ces évolutions sont déjà à l’œuvre — mais à bas rythme — dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Institutionnalisation, professionnalisation et spécialisation ne sont pas des processus entièrement nouveaux. Ce qui l’est peut-être davantage, c’est la masculinisation du milieu naturaliste pendant les années révolutionnaires. Les femmes se font plus rares avec le recul des sociabilités savantes informelles et notamment des salons. L’institution, dans la formalité de sa structure et la rigidité de ses statuts, ne leur laisse que peu de place si ce n’est — et encore pas toujours — parmi le public des visiteurs ou des auditeurs. Elles restent alors cantonnées à la périphérie du milieu naturaliste, dans les mondes de l’édition, du commerce ou de l’illustration : une imprimeur-libraire parisienne publie des ouvrages d’histoire naturelle et d’agronomie ; une autre tient une boutique de curiosités naturelles dans la capitale ; quelques dessinatrices travaillent au Muséum pour compléter les vélins ou enrichir les Annales. Surtout, la raréfaction des femmes est un des symptômes de la disparition de cette science mondaine que Buffon avait incarnée dans les salons et que Mornet a décrite plus tard : « quelques uns affirmèrent qu’il n’y avait pas de science légitime quand elle ne voulait pas faire toilette, et que les raisons des chiffres ou celles de la physique ne dispensaient pas des termes galants »13. Mais, au sortir de la Révolution, la science buffonienne est désormais rejetée en dehors des institutions de savoir où s’impose le style sévère, son austérité et, parfois, son jargon14.
5Dans l’ensemble des changements à l’œuvre dans le moment révolutionnaire, il ne faudrait pas voir l’effet d’une quelconque « rupture épistémologique », mais bien la conséquence du renforcement de l’institutionnalisation des sciences de la nature. Pour autant, l’ensemble des processus décrits ici valent essentiellement pour la France et surtout pour sa capitale. Il s’agit là d’abord d’une spécificité française, puisque la production des savoirs naturalistes s’y opère en dehors du système universitaire à proprement parler, les universités ayant disparu entre septembre 1793 et mars 1808, et à la marge du monde académique, les sociétés savantes de la Révolution ne disposant que rarement de collections d’histoire naturelle, à l’image de l’Institut national. Plus encore, les phénomènes observés ici sont une spécificité parisienne. En province, la tradition encyclopédiste se maintient au sein des sociétés savantes, les collections mélangent encore naturalia et artificialia — forme de survivance de la culture de la curiosité — et la création des chaires de professeur d’histoire naturelle dans les Écoles centrales n’entraîne pas la spécialisation de la production imprimée, bien au contraire. Le régime provincial de la production scientifique semble ainsi très différent de celui de la capitale ou, pour le dire autrement, la rupture est ici moins nette avec l’Ancien Régime, surtout après la disparition des Écoles centrales quand se réaffirment les anciennes centralités provinciales. D’ailleurs, si dans les histoires des sciences l’on ne retient souvent que les trois processus décrits plus haut — institutionnalisation, professionnalisation et spécialisation — qui collent si bien au « grand récit » du progrès scientifique, c’est sans doute que la place de Paris — et celle du Muséum — est hégémonique dans l’Europe savante au tout début du xixe siècle.
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6Une vingtaine d’années plus tard, en 1823, Deleuze observe qu’après les restitutions de 1815, « les armoires du cabinet se trouvèrent fort éclaircies mais il n’y manqua aucun objet essentiel. Les vides qui y furent faits alors ont été remplis depuis, et souvent par des objets qu’on n’avait jamais possédés en France, et dont plusieurs sont absolument nouveaux »15. Deleuze propose d’ailleurs une « comparaison de l’établissement tel qu’il était en 1789, à ce qu’il est aujourd’hui », c’est-à-dire en 182316. Entre ces deux dates, la superficie du terrain du Muséum a presque été multipliée par deux passant de 43 à 79 arpents, celle des galeries d’exposition par quatre et le nombre des bâtiments par sept. L’accroissement numérique des collections est plus remarquable encore. Si le nombre de plantes vivantes du jardin n’est multiplié que par deux, celui des plantes d’herbier l’est par six, les spécimens ornithologiques et les quadrupèdes par vingt et les insectes par vingt-cinq. Ces chiffres donnent un peu le tournis et l’effet de seuil est évident, plus net encore que de part et d’autre de la Révolution, entre 1789 et 1804. Le Cabinet du roi de la Restauration n’a décidément plus rien de comparable avec celui de la fin de l’Ancien Régime. Pourtant son hégémonie décline au cours du xixe siècle. En 1814, alors que les troupes coalisées sont à Paris, les trois monarques d’Europe centrale et orientale — le Tsar, l’Empereur d’Autriche et le roi de Prusse — visitent le Jardin des plantes pour « prendre des renseignemens sur son organisation afin de former chez eux des établissemens analogues »17. D’importantes collections existaient déjà dans les capitales de ces trois pays, mais à partir des années 1810, on voit naître, principalement en Europe, de nombreux musées d’histoire naturelle — Berlin en 1810, Prague en 1818, Stockholm en 1819, Bergen en Norvège en 1825 mais aussi Philadelphie en 1812 et Sydney en 1836 —, puis, dans la seconde moitié du siècle, de grandes collections américaines voient le jour — Harvard en 1859, New York en 1877, Chicago en 1893 et Washington en 1910. En 1840, le naturaliste britannique William Swaison peut encore écrire à propos des cabinets d’histoire naturelle que « le plus célèbre au monde est celui de France [qu’il a visité en 1828]… suivi de ceux de Berlin, de Vienne, de Hollande, de Bavière, du Danemark et de Florence »18. Mais, quelques décennies plus tard, le Muséum domine moins face à la concurrence nouvelle et, notamment, l’apparition de centres naturalistes dans le Nouveau Monde19.
7Dès les premières décennies du xixe siècle, l’histoire naturelle classificatrice, celle qui repose sur l’observation des caractères extérieurs des espèces, leur dénomination et leur classement, est en cours d’épuisement. Les savoirs sur la nature se renouvellent sur ses marges au début du nouveau siècle par la géologie, la géographie des plantes, l’anatomie comparée puis, dans les années 1830, par la théorie de l’évolution. Dans ces renouvellements du premier tiers du xixe siècle, le Muséum, avec sa kyrielle de professeurs célèbres — Haüy, Alexandre Brongniart, Antoine-Laurent de Jussieu, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier —, a pris toute sa part20. Mais l’histoire naturelle est rapidement concurrencée par la biologie, science du vivant, au sein des institutions de savoir, essentiellement dans les facultés de science. Le mot « biologie » apparaît en 1802 concomitamment en France chez Lamarck et en Allemagne chez Roose et Treviranus21. La discipline en formation signe, avec la formulation de la notion de vie, la « coupure entre le vivant et le non vivant », et la fin de l’histoire naturelle classique22. On continue bien à classer, et l’on assiste même à un « renouveau » du linnéisme entre les années 1815 et 1830, mais cela n’a finalement pas beaucoup d’importance. Peut-être moins que les sarcasmes de deux moqueurs. Dans ces même années, Geoffroy Saint-Hilaire plaisante les botanistes qui passent leur temps à décrire, nommer et classer des plantes23. En 1825, le jeune Victor Jacquemont moque « l’éloquence aratoire [sic] » de Thouin, c’est-à-dire sa manie de classer les outils agricoles par familles, genres et espèces et de les disposer en grands tableaux synoptiques24. Pourtant, si le savoir naturaliste est progressivement déclassé, l’ensemble des pratiques naturalistes — fondées sur le voyage, l’observation, la collecte, la correspondance et la classification — se perpétue encore tout au long du xixe siècle comme le montre le cas de Joseph Hooker à Kew Gardens25.
8Le Muséum, dans les années 1820 et 1830, est sans doute le lieu où s’incarne le rêve ancien de totalisation et d’ordonnancement du monde naturel. L’utopie est presque réalisée, mais pour quoi faire ? D’où la question — fondamentale — formulée par Paul Lawrence Farber : « ayant amassé d’immenses collections, les naturalistes de Paris et d’autres muséums en arrivèrent à s’inquiéter de leur pertinence pour la science moderne »26. Dans la production des savoirs sur la nature, la collection d’histoire naturelle est alors peu à peu démonétisée au profit de nouveaux lieux de savoir : le cabinet d’anatomie comparée pour l’étude des structures animales ; le laboratoire pour l’expérimentation du vivant ; le terrain pour l’observation des variations écologiques ; la ménagerie pour l’examen du comportement animal. Cela vaut aussi pour le Muséum au xixe siècle, du moins avant qu’il ne retrouve sa vocation initiale dans les dernières années du siècle en lien avec le nouvel agenda colonial27. À partir du milieu des années 1830, particulièrement en zoologie mais moins en botanique, la plupart des nouvelles chaires créées au Muséum sont ainsi dites « expérimentalistes » — donc « sans collections » — à la différence des chaires anciennes si bien que dans les décennies suivantes, « le centre même du royaume des naturalistes [semble] être en passe de leur être ravi par les ‘biologistes’ »28. Le grand cabinet d’histoire naturelle est alors concurrencé par le cabinet d’anatomie comparée de Georges Cuvier, voire par la ménagerie de son frère Frédéric et, plus tard, par le laboratoire de physiologie de Claude Bernard29. Ces lieux de savoir vont jouer pour les sciences du vivant de l’époque contemporaine un rôle comparable à celui qu’avait joué le cabinet naturaliste pour l’histoire naturelle, de la période moderne jusqu’au début du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Par exemple, le séjour parisien de Charles Van Hultem en 1804 est très comparable : Van Hultem (Charles), Discours sur l’état de l’agriculture et de la botanique…, op. cit., pp. 56-58.
2 Par exemple, les collections de bruyères sont plus riches que celles du Muséum : Thouin (André), « Notice sur l’introduction des Bruyères », art. cit., 1804, p. 330.
3 L’Impératrice Joséphine et les sciences naturelles, [Rueil-Malmaison, France] : Musée national des châteaux de Malmaison & Bois-Préau ; Paris : Réunion des musées nationaux, 1997, 219 p. Sur les envois de Kennedy, voir Willson (Eleanor Joan), West London Nursery Gardens…, op. cit., p. 38.
4 Magasin encyclopédique, 1805, vol. 4, p. 142.
5 Burkhardt (Richard W.), « La ménagerie et la vie au Muséum », art. cit., pp. 489-490 ; Burkhardt (Richard W.), « Unpacking Baudin… », art. cit., p. 506.
6 Van Hultem (Charles), Discours sur l’état de l’agriculture et de la botanique…, op. cit., p. 56 ; Gain (André), L’École centrale de la Meurthe…, op. cit., p. 46 ; Millin (Aubin-Louis), Voyage dans les départemens du midi…, op. cit., 1807-1811, t. iii, pp. 305-307.
7 Durand (René), Le Département des Côtes-du-Nord…, op. cit., vol. 1, p. 590. Le cétacé finit dans la collection anatomique de Cuvier au Muséum.
8 Millin (Aubin-Louis), Voyage dans les départemens du midi…, op. cit., t. iii, 1807-1811, p. 305.
9 Chappey (Jean-Luc), « Héritages républicains et résistances à ‘ l’organisation impériale des savoirs’ », Annales historiques de la Révolution française, no 346, 2006, pp. 101-103.
10 Deleuze (Joseph-Philippe-François), Histoire et description du Muséum…, op. cit., vol. 1, pp. 98-100.
11 D’après la liste bibliographique complète de Cuvier in Daudin (Henri), Cuvier et Lamarck…, op. cit., vol. 2, pp. 285-293.
12 Outram (Dorinda), Georges Cuvier…, op. cit., p. 67.
13 Mornet (Daniel), Les Sciences de la nature…, op. cit., pp. 194-195.
14 Chappey (Jean-Luc), « Sociabilités intellectuelles et librairie révolutionnaire », art. cit., p. 88.
15 Deleuze (Joseph-Philippe-François), Histoire et description du Muséum…, op. cit., vol. 1, p. 125.
16 Ibid., vol. 1, pp. 185-192.
17 Ibid., vol. 1, p. 123 ; Letouzey (Yvonne), Le Jardin des plantes…, op. cit., pp. 608-609.
18 Cité in Limoges (Camille), « The Development of the Muséum d’Histoire naturelle of Paris... », art. cit., pp. 212-214 ; ici, p. 213 : « The most celebrated in the world is that of France…, next may be ranked the Museums of Berlin, Vienna, Holland, Bavaria and Florence ». Je traduis.
19 Sur les liens entre la nouvelle géographie des lieux du savoir naturaliste et l’invention du spécimen-type voir Daston (Lorraine), « Type Specimens… », art. cit., notamment, pp. 165-177.
20 Limoges (Camille), « The Development of the Muséum d’Histoire naturelle of Paris... », art. cit., p. 223.
21 Rey (Roselyne), « Naissance de la biologie et redistribution des savoirs », Revue de synthèse, vol. 115, no 1-2, 1994, pp. 167-197.
22 Foucault (Michel), Les Mots et les choses…, op. cit., p. 174.
23 Mentionné in Duris (Pascal), Linné et la France…, op. cit., p. 226.
24 Cité in Letouzey (Yvonne), Le Jardin des plantes…, op. cit., pp. 616-618.
25 Endersby (Jim), Imperial Nature : Joseph Hooker and the Practices of Victorian Science, Chicago : The University of Chicago Press, 2008, 429 p.
26 Farber (Paul Lawrence), « Collectionneurs, collections et systématique. L’alliance parisienne », in Blanckaert (Claude), Cohen (Claudine), Corsi (Pietro) & Fischer (Jean-Louis) (sous la dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, op. cit., p. 216.
27 Limoges (Camille), « The Development of the Muséum d’Histoire naturelle of Paris... », art. cit. ; Schnitter (Claude), « Le Développement du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris au cours de la seconde moitié du xixe siècle : ‘ se transformer ou périr’ », Revue d’histoire des sciences, vol. 49, 1996, no 1, pp. 53-98.
28 Farber (Paul Lawrence), « Collectionneurs, collections et systématique… », art. cit., p. 215 pour la citation ; Schnitter (Claude), « Le Développement du Muséum national d’Histoire naturelle… », art. cit., pp. 78-80.
29 Cuvier (Georges), « Notice sur l’établissement de la collection d’anatomie comparée du Muséum », Annales du Muséum, vol. 2, 1803, pp. 409-414 ; Sloan (Philip R.), « Le Muséum de Paris vient à Londres », art. cit. ; Burkhardt (Richard W.), « La ménagerie et la vie au Muséum », art. cit., pp. 489-490 ; Holmes (Frederic L.), « Claude Bernard et le Muséum national d’Histoire naturelle », in Blanckaert (Claude), Cohen (Claudine), Corsi (Pietro) & Fischer (Jean-Louis) (sous la dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, op. cit., pp. 403-423.
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