Conclusion
Grandeurs naturalistes comparées
p. 354-365
Texte intégral
1La période révolutionnaire, particulièrement la décennie 1793-1803, est déterminante dans la constitution de Paris en capitale naturaliste sur fond de promotion républicaine d’une science sensible, morale et utile. Cette emprise plus forte de l’histoire naturelle s’observe à différentes échelles. À l’échelle de la ville, alors que l’empreinte de l’histoire naturelle demeure très importante — au travers de cours publics, de sociétés savantes, de librairies spécialisées ou de magasins de curiosités — les collections sont, à la fois, moins nombreuses et plus spécialisées qu’à la fin de l’Ancien Régime. Surtout, vers 1800, le Muséum a acquis, dans le Paris naturaliste, une prééminence telle qu’il n’en avait jamais connue de semblable auparavant, même du temps de Buffon. Le phénomène s’observe d’abord dans la géographie parisienne de l’histoire naturelle : le Muséum bénéficie sous la Révolution d’une importante augmentation de son emprise foncière et, au début du nouveau siècle, il polarise, de manière inédite, les pratiques collectionneuses avec plusieurs cabinets particuliers à ses abords et l’arrivée d’un grand marchand de naturalia dans une rue adjacente. L’autorité du Muséum se remarque ensuite dans l’ordre des pratiques savantes : les professeurs du Muséum réduisent le rôle des autres naturalistes de la cité à celui de simples collecteurs et, parfois, ils privatisent à leur profit l’accès aux collections nationales. Enfin, cette position de surplomb se lit dans le milieu naturaliste de la capitale : les professeurs administrateurs ont les places les plus éminentes, l’accès privilégié aux collections nationales leur donnant symboliquement une autorité à parler, et ce d’autant plus qu’ils sont aussi, pour la plupart, membres résidents de l’Institut national. À l’échelle du pays, le Muséum aspire à devenir le centre de l’histoire naturelle, ce qui suscite, on le verra, de fortes résistances provinciales, notamment quand les professeurs tentent d’imposer l’image d’une science sévère à l’encontre de la tradition bufonnienne. Plus étonnant, car foncièrement paradoxal, la grande métropole domine également la recherche agronomique de la République en se spécialisant, avec plus ou moins de réussite, dans l’acclimatation des moutons espagnols à Rambouillet et des plantes exotiques au Jardin des plantes au moment de la destruction du premier empire colonial.
2À l’échelle du continent et grâce, cette fois encore, à l’hégémonie nouvelle du Muséum, Paris se décrit — et est décrite — à la fois comme la capitale impériale du monde naturel et comme la capitale européenne de l’histoire naturelle. Ce phénomène de capitalisation est fort semblable à celui que l’on observe dans ces mêmes années révolutionnaires dans l’Europe des Beaux-Arts de plus en plus nettement polarisée par le Louvre597. Vers 1800, tandis que les autres grandes collections continentales ont disparu, confisquées par les armées révolutionnaires, le Muséum s’est enrichi d’une foule de spécimens venus de toutes parts. Professeurs, architectes et gouvernants prétendent alors qu’il est devenu le grand panoptique du monde naturel : dans un projet utopiste pour le nouveau Cabinet national, un architecte philosophe dispose le Monde terrestre en cercle et l’Univers en sphère ; mettant en œuvre le vieux rêve de totalisation de la nature, les savants professeurs rassemblent toutes les espèces naturelles et tous les espaces géographiques en un lieu unique. Au début du nouveau siècle, la capitale, avec son Muséum et son Institut, est aussi présentée comme un lieu de passage nécessaire pour que les énoncés naturalistes gagnent un surcroît de légitimité, que les mémoires passent devant la classe des Sciences Physiques et Mathématiques ou qu’ils soient publiés dans les Annales du Muséum. La ville est alors le lieu où les savoirs, produits et/ou jugés localement, s’universalisent, ce qui peut être interprété comme une forme de déterritorialisation des savoirs598.
Nombre de séjours |
Moyenne annuelle |
|
1790-1795 |
9 |
1,5 |
1796-1801 |
17 |
2,8 |
1802-1807 |
41 |
6,8 |
3Cette prééminence parisienne est par ailleurs largement reconnue dans la République naturaliste européenne. Le Muséum attire de nombreux étrangers mais, au-delà, c’est la ville toute entière qui amène à elle les naturalistes européens. Karl Torsten Kanz a ainsi recensé 185 voyages en France de 150 naturalistes allemands entre 1790 et 1832599. Dans leur immense majorité, ces naturalistes se rendent à Paris pour y rencontrer les professeurs et y visiter les collections d’histoire naturelle. Le nombre de séjours français des naturalistes allemands est en très nette progression entre le commencement de la Révolution et les débuts de l’Empire. Les chiffres sont éloquents : leur nombre double entre 1790-1795 et 1796-1801 ; il double à nouveau entre 1796-1801 et 1802-1807. Deux années sont remarquables : 1795 représente l’étiage, aucun séjour n’étant enregistré cette année-là ; 1802, cette fois encore, connaît une poussée remarquable, dix séjours étant comptabilisés. Parmi ces Allemands venus respirer l’air de Paris, l’un d’eux retient particulièrement l’attention : Heinrich Friedrich Link. Ce dernier, né en 1767, médecin et élève de Blumenbach, devient professeur de chimie, botanique et zoologie à l’université de Rostock en 1792 où il se montre partisan de la chimie nouvelle. De 1797 à 1799, il visite le Portugal avec Johann Centurius von Hoffmannsegg, lui-même naturaliste amateur, avec l’idée de publier une flore du pays laissant à son compagnon la faune. En route vers le Portugal, il s’arrête à Paris à la fin de l’année 1797 ; deux années plus tard, sur le chemin du retour, il fait escale à Londres. Revenu en Allemagne, il tire un récit de ce voyage dont il commence la publication en 1801 sous le titre Bemerkungen auf einer Reise durch Frankreich, Spanien und vorzüglich Portugal dont une édition française sort en 1803 intitulée Voyage au Portugal600. Non sans surprise, c’est dans le récit d’un voyage portugais que l’on trouve le développement le plus achevé du parallèle entre Paris et Londres. Dans les dernières décennies du xviiie siècle, la comparaison entre les deux villes devient un figure rhétorique récurrente dans les guides urbains comme dans les récits de voyage601. Comme le remarque Stéphane Van Damme, Louis-Sébastien Mercier dans son Parallèle de Paris et de Londres, offre un « exemple paradigmatique de la banalisation de cette comparaison entre les deux capitales dans la seconde moitié du xviiie siècle » tandis que « les récits de voyages de scientifiques dans les autres capitales européennes sont travaillés par un sens aigu de l’ajustement des grandeurs »602. Pourtant, si la comparaison entre ces deux villes européennes, grandes métropoles et capitales impériales, est devenue commune, bien peu de livres l’annoncent dans leurs titres603. Dans le récit de Link, la fin du deuxième chapitre, consacré à l’esprit public parisien au moment du coup d’État du 18 fructidor an V, présente un long « parallèle entre Paris et Londres »604.
4Le naturaliste allemand, reprenant à son compte la plupart des poncifs qui s’élaborent alors, fait contraster le home londonien à la vie mondaine parisienne605. Surtout, il compare les univers savants des deux capitales. Le parallèle, qui se décompose en trois parties, commence par une comparaison des milieux savants des deux capitales606 :
Paris mérite encore, pour l’homme de lettres, la préférence sur Londres, eu égard aux établissemens publics pour la littérature et les arts, et aux procédés obligeans des littérateurs français. Je ne puis parler ici que de ce qui concerne les sciences dont je m’occupe de préférence, je veux dire : l’histoire naturelle, la chimie, la physique, la botanique ; et j’ai eu sujet de me louer des naturalistes, tant de Londres que de Paris ; il est vrai que des hommes d’une véritable science et de talens distingués, n’ont pas besoin d’être avares de leurs trésors : ils mettent toujours de l’intérêt et de la gloire à échanger leurs lumières contre celles des étrangers, qui viennent leur demander et leur communiquer de l’instruction. Sir Joseph Banks rend le séjour de Londres infiniment précieux aux naturalistes étrangers ; les collections de ce savant cosmopolite, ses herbiers, sa bibliothèque leur sont toujours ouverts ; lui seul pourrait presque suppléer au vide qu’on éprouve souvent dans les institutions littéraires en Angleterre. À Paris, les Jussieu, les Desfontaines, les Fourcroy, les Brongniart etc., nous ont accueillis avec les prévenances les plus flatteuses.
5De part et d’autre de la Manche, les savants se montrent pareillement obligeants pour leurs collègues étrangers venus les rencontrer. Link laisse entendre que cette affabilité est le produit nécessaire du talent : la science produit aussi des gentilshommes et les « vrais » savants n’appartiennent pas seulement à leur patrie mais aussi à cette nation cosmopolite qu’est la République naturaliste. Entre les communautés savantes des deux métropoles, Link observe néanmoins une différence essentielle : à Londres, les naturalistes étrangers se doivent de visiter Joseph Banks, personnage qui semble à la fois isolé dans la ville et ouvert sur l’Europe et qui leur montre aimablement ses collections ; à Paris, ils ont l’occasion de rencontrer un milieu naturaliste plus riche constitué par les professeurs d’une institution, le Muséum, dont l’auteur donne quatre noms dans une énumération qu’il indique incomplète. Si le milieu naturaliste parisien est préféré à celui de la capitale britannique, c’est que le nombre de savants y est plus important et que la structuration institutionnelle y est plus forte. Tout se passe alors comme s’il fallait en passer par un homme à Londres et par une institution à Paris.
6Link poursuit son parallèle par une comparaison entre les cabinets d’histoire naturelle des deux villes607 :
Le British Muséum à Londres contient parmi une foule d’objets insignifians, quelques morceaux curieux et importans ; mais il faut avouer qu’il n’est plus instructif pour l’état actuel des sciences. On le montre gratis, à certains jours, à ceux qui ont des billets. Le Muséum d’Ashton, ordinairement nommé Leverian Muséum, se voit aussi pour une bagatelle. Cette collection l’emporte, pour la partie des oiseaux empaillés et les mammifères, sur tout ce que j’ai vu jusqu’à présent dans ce genre ; il y règne un arrangement supérieur, et chaque pièce y est marquée par le nom qu’elle a chez Linné. Mais le Cabinet d’histoire naturelle de Paris, au jardin des Plantes, est, sans comparaison, plus beau ; il contient une immense quantité d’objets et de productions de la nature, et des choses extrêmement intéressantes. Londres n’a rien qui puisse lui être comparé : le Leverian Museum lui disputerait la préférence tout au plus pour les deux genres dont je viens de parler. L’ordre de ces objets, dans le cabinet de Paris, n’est pas toujours le meilleur ; les noms des oiseaux et des mammifères y sont déterminés d’après Buffon ; beaucoup de productions de la nature manquent entièrement de désignation : et quant à la disposition des objets, on pourrait y désirer encore davantage ; mais les dépôts ou magasins de ce cabinet, abondent encore en richesses non-arrangées qui exigeront beaucoup d’argent, de tems et de soins, pour être convenablement placées. Si ce désordre continuait, il serait à craindre que plusieurs de ces objets ne dépérissent. Le superbe Cabinet de minéraux de le Sage, que le Gouvernement a fait acheter et exposer à l’hôtel des Monnaies, surpasse par sa disposition, tous les cabinets publics que j’ai parcourus ailleurs. Il est tellement bien ordonné, que l’on peut tout voir avec la plus grande commodité ; au lieu qu’ailleurs, une infinité d’objets sont condamnés à n’être jamais aperçus, étant renfermés dans des armoires élevées où la vue ne peut atteindre. Je ne parlerai point du grand nombre de cabinets particuliers de Paris auxquels cependant l’accès est beaucoup plus facile qu’aux plus minces cabinets de Londres.
7Le jeune naturaliste compare quatre cabinets d’histoire naturelle, deux londoniens — le British Museum et le Leverian — et deux parisiens — le Muséum national d’Histoire naturelle et le cabinet de Sage à l’hôtel de la Monnaie608. La comparaison mobilise trois critères : la richesse de la collection, son ordonnancement et sa facilité d’accès. Commençons par le premier. En 1753, Hans Sloane lègue à la nation anglaise son grand cabinet de curiosités qui forme l’embryon du British Museum : à côté des spécimens d’histoire naturelle, on trouve aussi des camées, des médailles, des sceaux, des livres, des gravures, etc.609 À la fin du siècle, le cabinet est dénigré par Link parce qu’il est composé d’une « foule d’objets insignifians » qui ont perdu leur utilité et leur sens, autrement dit leur valeur, dans la production du savoir naturaliste. Parmi ces objets démonétisés, on pense notamment aux artefacts exotiques que renferme encore le British Museum au moment même où le Museum parisien cherche à s’en débarrasser. Le Leverian Museum, formé à Manchester par Ashton Lever à partir des années 1760, puis déménagé à Londres en 1785, est acquis l’année suivante par James Parkinson au cours d’une loterie610. Bien que le Leverian soit également réputé pour ses coquilles et ses fossiles, Link ne mentionne que la remarquable collection d’oiseaux et de mammifères. Néanmoins, le cabinet du Muséum parisien lui paraît « sans comparaison, plus beau », c’est-à-dire essentiellement plus riche.
8Le classement des collections est le deuxième critère de comparaison. La collection du Leverian est décrite comme bien ordonnée et bien étiquetée. Cet « arrangement supérieur » contraste fortement avec celui du Muséum parisien où l’ordre « n’est pas toujours le meilleur » avec des traces de nomenclature buffonienne, des spécimens trop rarement étiquetés et une disposition générale insatisfaisante. Pourtant, au Muséum parisien, « Londres n’a rien qui puisse lui être comparé ». Quant au cabinet minéralogique de la Monnaie, il est surtout remarquable par sa disposition qui donne la commodité de voir tous les échantillons et qui « surpasse […] tous les cabinets publics que j’ai parcourus ailleurs ». Il faut alors rappeler la date du séjour parisien de Link : fin 1797, autrement dit au cœur de la dizaine d’années, en gros de 1793 à 1803, durant laquelle les collections du Muséum connaissent une brutale « crise de croissance ». À cette date, les spécimens s’entassent dans le cabinet et les magasins improvisés, leur conservation paraît compromise et la réorganisation des collections n’a pas véritablement commencé. Tandis que le cabinet de Sage traverse ces années sans grands changements, celui du Muséum connaît une phase de transition difficile où prime la gestion des flux considérables de spécimens sur leur mise en ordre. Dans sa description des « cabinets publics », Link délaisse la question de l’accès, toutes ces collections se visitant librement et gratuitement, excepté le Leverian Museum qui se voit « pour une bagatelle ». Pourtant, cette question revient au premier plan, lorsqu’il mentionne les « cabinets particuliers » des deux capitales, à la fois plus nombreux et beaucoup plus faciles d’accès à Paris qu’à Londres, bien que l’épisode des confiscations parisiennes, achevé à cette date, en ait considérablement réduit le nombre. Le moment révolutionnaire n’a décidément pas mis fin à la suprématie parisienne que décrivaient déjà les successeurs de Dezallier d’Argenville en 1780, bien au contraire.
9Dans un dernier paragraphe, Link compare les collections vivantes des deux métropoles, les jardins botaniques et les ménageries611 :
Le jardin royal de Kew, à Londres, possède un trésor de plantes exotiques, surtout de celles qui proviennent du Cap et de la Nouvelle Hollande ; aussi on y voit plusieurs arbustes, surtout des Rhododendra, et autres semblables, d’un nombre et d’une grandeur qu’on ne voit nulle part. Les plantes, dans les serres chaudes, y sont supérieurement soignées ; le jardinier, M. Aiton, dont le père a publié Hortus Kewensis, est un savant trèsinstruit, zélé et actif. Les Anglais aiment beaucoup les belles espèces de bruyère du Cap ; c’est pourquoi on les trouve, ainsi que plusieurs autres plantes rares, chez les Nurseryman [sic] (jardiniers-fleuristes), dont je ne citerai ici que MM. Kennedy et Lee, à Hammersmith. Mais le jardin de Kew est un jardin privé du Roi ; c’est pourquoi il est très-difficile d’en tirer parti ; aussi n’en a-t-on guère fait qu’une affaire d’amateur ; et il est vrai qu’il n’existe point à Londres un jardin proprement et particulièrement consacré à la science botanique. Le jardin des plantes de Paris, au contraire, est un établissement de la plus haute importance pour cette partie. La collection des plantes qui peuvent vivre en plein air, y est considérable ; elle est supérieurement bien ordonnée, et par-tout on trouve les étiquettes du nom qu’elles ont chez Linné. Quant à la partie des arbres et des arbustes, il y aurait encore quelque chose à y désirer. Les plantes des serres sont, de même, en grand nombre ; il y en a de curieuses et d’extrêmement rares ; cependant les serres sont trop étranglées, ce qui fait que toutes les plantes y doivent nécessairement être trop accumulées, et que l’on n’obtient souvent que des plantes faibles et maladives. En général on peut regretter qu’on ait trop sacrifié de ce bel emplacement au plaisir des promeneurs. Une autre collection du plus grand mérite, est celle du jardin du C. Cels ; qui fait un commerce en ce genre, et qui a beaucoup perfectionné la culture des végétaux. Tout ceci est, sans contredit, plus intéressant à Paris qu’à Londres ; il en faut cependant attribuer le mérite plutôt aux savans mêmes, qu’au Gouvernement directorial, qui semble vouloir tout faire, et qui laisse tout languir. La belle ménagerie, au Tower, unique en son genre, surpasse de beaucoup celle assez médiocre, qu’on voit au jardin des Plantes.
10Alors qu’il est question des jardins botaniques, l’échelle de la comparaison change, l’auteur ne mentionnant pas uniquement ceux des deux villes mais également ceux de leurs banlieues : le jardin royal de Kew créé en 1759 et dirigé par William Aiton, et celui des pépiniéristes Kennedy et Lee à Hammersmith dans la banlieue Ouest de Londres ; le Jardin de plantes et celui de Cels dans la plaine de Montrouge, à proximité de Paris. La comparaison mobilise à nouveau trois critères : l’importance de la collection, la conservation des plantes et les usages du jardin. La différence entre Kew et le Muséum ne tient pas essentiellement au nombre d’espèces de plantes vivantes, dans les deux cas autour de 6 000612. Elle tient un peu aux serres beaucoup plus soignées à Kew selon Link qui déplore que celles du Jardin des plantes soient « trop étranglées », impression d’ailleurs confirmée par de nombreux auteurs. Là encore, et comme pour le cabinet du Muséum, on peut y voir l’effet d’un trop brutal accroissement des collections nationales dans la décennie révolutionnaire. Pourtant, la différence essentielle entre ces deux jardins est à rechercher ailleurs, dans leurs usages : Kew n’est jamais qu’un « jardin privé du Roi », une « affaire d’amateur » dont il est « très-difficile de tirer parti », alors que le Jardin des plantes est, au contraire, « un établissement de la plus haute importance » pour la science botanique, même si l’on a « trop sacrifié de ce bel emplacement au plaisir des promeneurs ». Le jugement de Link sur les mérites respectifs des deux grands jardins est bien caractéristique d’une posture savante. Tout jardin qui relève du goût singulier d’un prince ou qui est aménagé pour la promenade du badaud est critiquable : la science botanique y perd ce que la volupté y gagne. Le seul moment où le jugement du naturaliste se retourne au profit de la capitale britannique, c’est lorsqu’il fait contraster la « belle ménagerie » de la Tour de Londres avec celle, « assez médiocre » du Jardin des plantes mais, en 1797, cette dernière est à peine ébauchée, faute de place et d’argent pour loger les animaux confisqués les années précédentes613.
11Link mentionne enfin, mais sans les décrire, deux grandes pépinières de part et d’autre de la Manche. À Hammersmith, à l’Ouest de Londres, Lewis Kennedy et James Lee fondent, en 1745, un jardin spécialisé dans les plantes exotiques dont ils revendent des graines aux particuliers par l’intermédiaire de catalogues, introduisant quelques 235 espèces nouvelles jusqu’à la mort de James Lee en 1795614. Proches de Banks et de Aiton et correspondants de Linné, les pépiniéristes sont aussi en relation aussi avec le Jardin des plantes, et Thouin, on l’a vu, insiste sur l’importance de leur collection de bruyères615. À Montrouge, Jacques Philippe Martin Cels possède un grand jardin où il conserve de nombreuses espèces exotiques rapportées par des voyageurs — en particulier Desfontaines, Michaux, Bosc, Broussonet, Bruguière et Olivier — ou bien obtenues par une « correspondance étendue », notamment avec Thouin et Aiton616. Les plantes de « l’établissement commercial » de Cels sont présentées en 1799 dans un catalogue qui est aussi un grand succès public, la Description des plantes nouvelles et peu connues, cultivées dans le jardin de J.-M. Cels, rédigé par Étienne-Pierre Ventenat et illustré par Pierre-Joseph Redouté617. Là encore, Link juge « tout ceci […] sans contredit, plus intéressant à Paris qu’à Londres » bien que, paradoxalement et de l’aveu même de son créateur, le jardin de Cels s’est « enrichi principalement avec l’Angleterre »618. Pour les plantes vivantes, plus sans doute que pour les spécimens de cabinet, la rivalité entre les centres naturalistes s’accompagne de relations croisées, mobilisant aussi bien les jardins botaniques que les pépinières des entrepreneurs. Dans la pratique botanique, particuliers et institutions de différents pays travaillent ensemble dans un fonctionnement en réseau qui n’exclut pas la hiérarchisation symbolique des jardins.
12Dans son parallèle, Link décrit la capitale française comme supérieure à Londres par la densité de son milieu savant et par l’ampleur de ses équipements scientifiques : le Paris naturaliste de 1797 est incomparable. Dans les cinq années suivantes, l’écart entre la métropole française et ses rivales européennes a plutôt tendance à se creuser selon les critères mêmes de Link. Surtout, il importe peu de savoir si le ressenti de Link est exact, si Paris est effectivement mieux doté scientifiquement que Londres ; cela reviendrait soit à prendre pour argent comptant la hiérarchisation des métropoles savantes proposée par Link, soit à projeter sur la fabrique des savoirs autour de 1800 les critères actuels définissant les conditions idéales de production des connaissances scientifiques. En fait, l’important est bien ailleurs. À la charnière des deux siècles, pour un naturaliste étranger, comme ici un Allemand, c’est à Paris et non à Londres qu’il convient de faire son pèlerinage savant : perçue comme incomparable, la capitale française devient, de fait, incontournable, passage obligé du jeune apprenti naturaliste, presque un rituel d’initiation.
Notes de bas de page
597 Guichard (Charlotte) & Savoy (Bénédicte), « Le Pouvoir des musées ? Patrimoine artistique et naissance des capitales européennes. 1720-1850 », in Charle (Christophe) (sous la dir.), Le Temps des capitales culturelles. xviiie-xxe siècle, Paris : Champ Vallon, 2009, pp. 114-116.
598 Van Damme (Stéphane), Paris, capitale philosophique…, op. cit., pp. 171-172 et p. 239.
599 Kanz (Kai Torsten), Nationalismus und internationale Zusammenarbeit…, op. cit., pp. 108-118. Les données de Kai Torsten Kanz concernent l’ensemble des « Sciences de la Nature » (Naturwissenschaften). Elles ont été retravaillées en adoptant une conception plus restreinte, celle de « l’Histoire naturelle » : les catégories « histoire naturelle », « paléontologie », « minéralogie », « histoire naturelle », « botanique », « zoologie » et « géologie » ont été conservées ; celles de « chimie », « physique », « médecine », « pharmacie », « astronomie », « mathématiques », « anthropologie », « technologie » ont été rejetées.
600 Link (Heinrich Friedrich), Bemerkungen auf einer Reise…, 1801-1804, op. cit., 3 vol. En français : Voyage en Portugal…, 1803, op. cit., 2 vol.
601 Hancock (Claire), Les Représentations de la ville en France et en Angleterre. Les exemples de Paris et Londres dans les guides et récits de voyage du xixe siècle (vers 1780-vers 1870), thèse de doctorat [Szakolczai Arpad & Claval Paul, dir.], Florence : Institut universitaire européen, 1998, 626 p. ; Gîrleanu (Simona Elena), Histoires et poétiques de la ville : représentations de Paris et Londres dans la deuxième moitié du siècle des Lumières, thèse de doctorat [Prungnaud Joëlle, dir.], Lille : Université Charles de Gaulle, 2012.
602 Van Damme (Stéphane), Paris, capitale philosophique…, op. cit., p. 206.
603 Mercier (Louis-Sébastien), Parallèle de Paris et de Londres [présenté par Cottret Bernard & Bruneteau Claude], Paris : Didier érudition, 1982, 239 p. L’ouvrage rédigé vers 1780 et dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal était longtemps demeuré inédit. Seuls deux autres livres ont été recensés : Paris et Londres mis en parallèle... pour servir de guide dans ces deux villes, Paris : Pichard, An XI [1802], 56 p. ; Humblet (chanoine), Tableau problématique de Londres et de Paris mis en parallèle, consistant en quatre dissertations, Londres : Imprimerie de Shury, 1812, 36 p.
604 Link (Heinrich Friedrich), Voyage en Portugal…, 1803, op. cit., vol. 1, chap. 2, pp. 16-43 : « Paris. Situation des esprits au 18 fructidor. Parallèle entre Paris et Londres ».
605 Hancock (Claire), Les Représentations de la ville…, op. cit.
606 Link (Heinrich Friedrich), Voyage en Portugal…, 1803, op. cit., vol. 1, pp. 36-37.
607 Ibid., vol. 1, pp. 37-39.
608 Sur les musées anglais, voir MacGregor (Arthur), « L’Aube des Lumières dans les musées anglais », in Martin (Pierre) & Moncond’huy (Dominique) (sous la dir.), Curiosité et cabinets de curiosités, Paris : Atlande, 2004, pp. 147-154 ; Kaeppler (Adrienne L.), Holophusicon. The Leverian Museum an Eighteenth-century English Institution of Science, Curiosity, and Art, Altenstadt : ZKF, 2011, 308 p.
609 Beer (Gavin de), Sir Hans Sloane and the British Museum, New York : Arno Press, 1975, 192 p.
610 Shaw (George), Musei Leveriani explicatio anglica et latina, [London] : Imp. de J. Parkinson, 1792, 48 p.
611 Link (Heinrich Friedrich), Voyage en Portugal…, 1803, op. cit., vol. 1, pp. 39-41.
612 Pour Kew, voir Aiton (William), Hortus Kewensis. Or a Catalogue of the Plants Cultivated in the Royal Botanic Garden at Kew, London : George Nicol, 1789, 3 vol. Dans une perspective impériale et agronomique, voir Drayton (Richard Harry), Imperial Science and a Scientific Empire : Kew Gardens and the Uses of Nature, 1772-1903, thèse de doctorat [Darwin John, dir.], Yale : Yale University, 1993, 499 p.
613 Sur la ménagerie de Londres, voir A View of London…, London : B. Crosby, 1803-1804, p. 41 ; sur celle de Paris, voir Laissus (Yves), « Les Animaux du jardin des plantes… », art. cit., pp. 75-97.
614 Catalogue of Plants and Seeds sold by Kennedy and Lee, Nursery an Seedsmen at the Vineyard, Hammersmith, London : S. Hooper, 1774, 76 p. ; Willson (Eleanor Joan), West London Nursery Gardens : The Nursery Gardens of Chelsea, Fulham, Hammersmith, Kensington and a Part of Westminster, Founded before 1900, London : Fulham & Hammersmith Historical Society, 1982, chap. 5.
615 Thouin (André), « Mémoire sur la culture des bruyères », Annales du Muséum, vol. 2, 1803, pp. 444-450 ; Thouin (André), « Notice sur l’introduction des Bruyères », art. cit. ; Lacroix (Sylvie), « À propos d’un Journal d’un jardinier écossais…, de Thomas Blaikie », in Queiros Mattoso (Katia de) (sous la dir.), L’Angleterre et le Monde. xviiie - xxe siècle. L’Histoire entre l’économique et l’imaginaire. Hommage à François Crouzet, Paris ; Montréal : L’Harmattan, 1999, p. 73.
616 Ventenat (Étienne-Pierre), Description des plantes nouvelles et peu connues, cultivées dans le jardin de J.-M. Cels, Paris : Imprimerie de Crapelet, An VIII [1799], 100 pl. La préface de Ventenat et la notice liminaire de Cels donnent l’historique du jardin. Ces deux parties sont reproduites dans le Magasin encyclopédique, 6e année, vol. 3, 1800, pp. 443-453.
617 Le succès est d’abord un succès critique, le seul Magasin encyclopédique y consacrant 9 notices : Magasin encyclopédique, 6e année, vol. 2 (1800), vol. 3 (1800), vol. 5 (1801) ; 7e année, vol. 1 (1801), vol. 2 (1801), vol. 4 (1801), vol. 5 (1801) ; 8e année, vol. 1 (1802), vol. 3 (1802), vol. 6 (1803). Le succès est aussi commercial comme l’indique la préface de la nouvelle édition abrégée : Ventenat (Étienne-Pierre), Choix de plantes, dont la plupart sont cultivées dans le jardin de Cels, Paris : Imprimerie de Crapelet, An XI [1803], 60 pl.
618 Cels (Jacques Philippe Martin), « Note du citoyen Cels sur ses cultures », in Ventenat (Étienne-Pierre), Description des plantes nouvelles…, op. cit., non paginé : « J’adopte pour ma correspondance, les noms de Linnaeus, ensuite ceux de l’Hortus Kewesis. Ma raison, pour préférer ce dernier ouvrage à plusieurs autres, est fort simple. M’étant enrichi principalement avec l’Angleterre, c’étoit surtout l’ouvrage consacré à la plus belle collection du pays, dont je devois me servir pour correspondre avec les contrées qu’il renfermoit. C’étoit sous les noms consacrés dans ce bon ouvrage, que je recevois le plus souvent des plantes ; c’étoit ceux sous lesquels il étoit plus naturel que je les conservasse ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michel-Eugène Chevreul
Un savant, des couleurs !
Georges Roque, Bernard Bodo et Françoise Viénot (dir.)
1997
Le Muséum au premier siècle de son histoire
Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et al. (dir.)
1997
Le Jardin d’utopie
L’Histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution
Emma C. Spary Claude Dabbak (trad.)
2005
Dans l’épaisseur du temps
Archéologues et géologues inventent la préhistoire
Arnaud Hurel et Noël Coye (dir.)
2011