Les collections naturalistes vers 1790
p. 52-65
Texte intégral
1Les collections européennes de l’époque moderne sont généralement interprétées au travers de deux approches étonnamment distinguées, l’approche culturelle et l’approche sociale. En 1908, dans son étude sur les Kunst-und Wunderkammern de la Renaissance tardive, Julius von Schlosser opposait l’Europe septentrionale à l’Europe méridionale18. Les terres du Nord auraient été l’espace privilégié des cabinets de curiosités de princes fastueux tandis que les collections méridionales, principalement italiennes, auraient davantage été tournées vers la tradition scientifique et la tradition antiquaire. La différence entre les types de cabinets était alors présentée comme de nature essentiellement culturelle opposant les deux extrémités du continent. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, une querelle historiographique portant sur l’interprétation des cabinets de curiosités a opposé Thomas DaCosta Kaufmann et Antoine Schnapper. Le premier tenait que le cabinet de Rodolphe II était une « forme de Representatio » où se manifestait la prétention de l’Empereur à dominer le monde19. Antoine Schnapper rejetait cette position « surinterprétative », insistant, au contraire, sur le goût particulier des propriétaires de collections20. Le débat portait ici sur la portée sociale et politique des cabinets. Ces deux approches — spatiale et culturelle d’un côté, sociale et politique de l’autre — ont été mobilisées dans l’interprétation des cabinets de curiosités des xvie et xviie siècles mais elles peuvent également servir à interroger les collections naturalistes européennes de la dernière décennie du xviiie siècles, soit une dizaine d’années après la publication, en 1780, de la dernière édition de la Conchyliologie21. Les cabinets et jardins visités par les commissaires révolutionnaires entre 1792 et 1797 et les collections particulières décrites à la même époque dans les catalogues de ventes offrent un bel échantillon des collections naturalistes de la toute fin du xviiie siècle. Le questionnement de cet échantillon qui vise à établir les rapports entre leur allure générale et la position — qu’elle soit sociale, culturelle, spatiale ou politique — de leur propriétaire se décompose en trois phases faisant se succéder une typologie des collections, une étude de leur mise en ordre et une interprétation de leur mise en scène.
CABINETS CURIEUX, ENCYCLOPÉDIQUES ET SPÉCIALISÉS
2Des collections visitées ou confisquées par les commissaires, trois idéal-types se dégagent : les cabinets de curiosités, les collections encyclopédiques et les collections spécialisées. Les cabinets de curiosités, nombreux dans l’Europe du xviie siècle, sont repérables dans la combinaison de trois caractères22. D’abord, ils rassemblent en un même lieu naturalia et artificialia, choses naturelles et artefacts, antiques ou modernes, indigènes ou exotiques. Ensuite, ils se composent de spécimens singuliers et, en 1727, Neickel conseille encore d’y accueillir seulement les « créatures les plus rares et qu’on ne voit qu’exceptionnellement chez nous ». Enfin, ils renferment des objets jouant sur les limites entre les catégories et les règnes — ainsi du corail, des « pierres de Florence » et autres « jeux de la nature », particulièrement recherchés. Les cabinets de curiosités sont peu à peu remplacés par des collections d’histoire naturelle dans la première moitié du xviiie siècle et deviennent rares dans les dernières années de l’Ancien Régime. À la veille de Révolution, seules deux petites collections parisiennes peuvent encore être qualifiées de curieuses : la bibliothèque de l’abbaye Saint-Victor et l’apothicairerie de l’abbaye de Saint-Denis. La confiscation de la première a produit 33 lots parmi lesquels on trouve un crocodile empaillé, les peaux d’un tatou et de plusieurs serpents, les parties génitales d’un lamantin et celles d’une baleine, des vertèbres et des cotes de cétacés, de nombreuses cornes, un bec de Toucan, un poisson-scie, une défense de narval, un morceau de momie égyptienne et « un modèle de vingt pouces de long d’un canot de sauvage »23. L’inventaire de l’abbaye de Saint-Denis recense 16 lots qui comprennent un tatou empaillé, deux crocodiles, une « corne de licorne de mer », « une tête de bœuf marin, une de loup marin, une de veau à deux têtes », des habits et un « faisceau d’armes de sauvages », un modèle de machine hydraulique, des squelettes et fœtus humains et un « nain empaillé »24. Ces deux collections, qui remplissent péniblement une pièce, rassemblent des objets rares et quelques spécimens naturels caractéristiques de la culture de la curiosité comme les poisson-scies, les défenses de narval, ou les « sauvageries ». Plusieurs signes semblent indiquer l’ancienneté de ces deux cabinets : celui de Saint-Denis n’est connu que par une copie de son inventaire où la défense de narval apparaît sous l’expression « corne de licorne de mer » ; et, à propos du cabinet de Saint-Victor, le rédacteur de l’inventaire ajoute que « toutes ces pièces qui étaient clouées au plancher de la bibliothèque, depuis un grand nombre d’années sont dans le plus mauvais état de conservation ». Survivant à la disparition de leur fondateur, il n’est pas indifférent que ces deux collections soient la propriété d’institutions. Elles apparaissent alors comme des conservatoires de l’ancien goût curieux.
Animaux curieux à la fin du
xvii
e
siècle
Planche 41 extraite du Cabinet de la Bibliothèque de Sainte Geneviève… de Claude Du Molinet (1692)
Cliché Bibliothèque centrale, MNHN.
3Les cabinets que l’on appelle aujourd’hui « encyclopédiques » visent à rassembler en un lieu unique tous les types d’objets en proposant des suites complètes. Le terme « encyclopédique » pose problème et il serait possible de qualifier ces collections d’un anglicisme, celui de cabinet « attrappe-tout ». La limite avec les cabinets de curiosités est parfois difficile à déterminer à l’image de la bibliothèque de l’Académie de Dijon rassemblant livres anciens, naturalia, antiquités, instruments de physique et de nombreuses médailles25. Les plus grandes collections généralistes sont la propriété des princes d’Europe comme Condé à Chantilly ou le Stathouder à La Haye. Le château de Condé réunit une collection de peintures, un cabinet de physique, quelques objets d’art précieux et un cabinet naturaliste qui « présente une grande quantité de productions naturelles distribuées, comme par règnes, dans trois salles d’inégale grandeur »26. En 1793, son inventaire révèle cependant que la distribution des règnes ne se superpose qu’imparfaitement à celle des pièces, le règne animal étant représenté dans plusieurs salles. Le document propose également, chose rare, une estimation de la valeur marchande de la collection. Le règne végétal ne représente que 5 % de la valeur totale des trois règnes (pour 4 % des numéros d’inventaire) contre 48 % pour le règne minéral, (pour 37 % des numéros) et 47 % pour le règne animal (pour 59 % des numéros). La valeur de cette collection se partage donc à parts égales entre le règne minéral et animal, la portion congrue revenant sans surprise au règne végétal. Le cabinet du Stathouder vise également à embrasser la totalité des productions de la nature et de l’homme. Il comporte quatorze pièces partagées entre un cabinet de curiosités, un cabinet d’antiquités et un cabinet d’histoire naturelle ainsi que des magasins. Le cabinet curieux renferme des ustensiles domestiques, des armes, des costumes et des objets d’architecture, et celui des antiquités contient des médailles et des tableaux27. Le cabinet d’histoire naturelle est décrit comme remarquable pour ses minéraux précieux, sa collection de coquilles comparable à celle de Lyonet, ses quadrupèdes, ses oiseaux, ses ovipares et sa collection d’insectes, notamment de papillons, « au moins égale à celle de Vaillant »28. À côté de ces grands cabinets juxtaposant, sans les mêler, collections artificielles et naturelles, d’autres cabinets aristocratiques embrassent les trois règnes de la nature comme, en Allemagne, ceux de l’électeur de Cologne à Bonn et du comte Wolff-Metternich ou, en Italie, celui du grand-duc de Toscane au Palais Torrigiani à Florence29. Propriétés des princes d’Europe, ces grandes collections encyclopédiques ont une fonction clairement ostentatoire, manière pour leurs possesseurs de tenir leur rang dans la compétition aristocratique.
Cabinet Condé Répartition de la valeur des objets.
4La qualité sociale des propriétaires de petits cabinets « encyclopédiques » est plus diversifiée avec des représentants des élites sociales et des institutions pédagogiques. Parmi les premiers, les commissaires confisquent à Coblence le cabinet d’un émigré composé de « minéraux, de coquilles et d’oiseaux » mais aussi de « quelques productions des arts tant antiques, qu’anciennes que modernes » : « peinture, sculpture, antiquités, ornithologie et quadrupèdes, tout s’y trouve dans une juste proportion pour donner des idées claires des diverses familles qui composent les différents règnes de la nature »30. De même, à Cologne, les commissaires visitent le cabinet du baron Hüpsch qui renferme « curiosités naturelles & artificielles », naturalia des trois règnes, œuvres d’art, médailles, manuscrits anciens et artefacts exotiques31. Les catalogues de vente révolutionnaires indiquent d’autres cabinets de ce type comme, par exemple, la « collection d’Objets d’Histoire naturelle & des Arts […] résultat de cinquante années de soins » de Poissonnier vendue en 1799 à Paris32.
Poisson pétrifié du second cabinet Gazola
Planche 4 extraite de l’Ittiolitologia veronese de Giovanni Serafino Volta (1796-1809) Cliché Bibliothèque centrale, MNHN.
5De même que ces riches particuliers, les institutions scolaires et universitaires disposent parfois de cabinets encyclopédiques. À Cologne, la collection du collège jésuite mélange estampes, monnaies, antiquités, coquilles, minéraux, métaux et pétrifications33. À Pavie, le cabinet d’histoire naturelle de l’Université « est divisé en galerie des trois règnes : animal, végétal et minéral », tandis que l’Institut de Bologne est décrit par Thouin comme « une sorte d’encyclopédie de presque toutes les connaissances humaines » avec son cabinet de fortifications, sa salle d’artillerie, son cabinet de physique, celui d’anatomie ainsi que « sept pièces assignées au trois règnes de la nature » et constituant le cabinet d’histoire naturelle34. Ces collections, propriétés des collèges jésuites ou des universités italiennes, remplissent, à l’évidence, une fonction pédagogique en tant qu’auxiliaires des cours.
6D’autres cabinets, plus spécialisés, sont également visités ou confisqués par les commissaires. En Europe septentrionale, le cabinet de Hofman et Roux privilégie les pétrifications de la montagne Saint-Pierre à Maastricht35 ; celui des frères Geevers est spécialisé dans les collections zoologiques et surtout ornithologiques, même s’il s’y rencontre aussi « d’autres productions de la nature et des beaux-Arts »36 ; celui de Ten Haaff rassemble des tourbes de divers pays37. Les catalogues de vente après décès révolutionnaires indiquent aussi la spécialisation de plusieurs collections : celles de Coenraad Brandt, négociant à Amsterdam, et de Pierre Lyonet, grand administrateur hollandais, sont avant tout des collections de coquilles38 tandis que la collection de Boers est surtout remarquable par ses quadrupèdes et ses oiseaux39. En Italie, le cabinet créé par le père Tozzi à Vallombrosa importe surtout pour sa collection minéralogique mais également pour ses nombreux dessins de champignons40 et celui de Gazola, à Vérone, se compose de « deux pièces renfermant la collection des poissons et plantes pétrifiés »41. Ces collections qui privilégient une classe dans un des règnes de la nature sont la propriété tantôt de riches curieux, en particulier pour les collections de coquilles, tantôt de naturalistes, ce qui est un indice de la spécialisation du corps savant.
L’ORDRE DES COLLECTIONS
7Dans l’espace des jardins et des cabinets « se déploient les classements », selon la formule de Michel Foucault42. Pourtant, en 1780, sur les 854 cabinets actifs et disparus recensés dans la dernière édition de la Conchyliologie, on ne connaît le classement que de quatorze d’entre eux. Dans les jardins, la distribution spatiale des plantes dépend de leur destination et il convient de distinguer les jardins d’agrément des jardins botaniques : les premiers privilégient le souci esthétique ; les seconds, un ordre de classement. Cependant, à l’intérieur d’un même jardin, ces deux impératifs peuvent s’accommoder comme dans le jardin de Van Marum : « quoiqu’il soit distribué à la manière anglaise, tout y est rangé dans un ordre méthodique, suivant le système de Linnoeus »43. Dans les jardins botaniques européens, le classement des plantes, lorsqu’il est indiqué, suit généralement le système linnéen, en Hollande — avec, outre le jardin de Van Marum, celui de l’Académie des sciences d’Utrecht — comme en Italie — avec les jardins de Parme, de Mantoue, de Modène, du Palais Pitti à Florence, de Sienne ou de Pise44. Seul le jardin botanique de Rome demeure « rangé d’après le système de Tournefort dont on suit la nomenclature »45. La nette primauté de la science linnéenne, parfois qualifiée de « despotique » par ses détracteurs, s’explique autant par le dense réseau de correspondances organisé par le maître que par la simplicité d’usage de son système qui permet de déterminer rapidement l’espèce d’une plante à partir de l’examen de ses organes sexuels. Cette hégémonie européenne est pourtant à nuancer dans le cas français, comme on le verra.
8La distribution intérieure des cabinets est plus mal connue et, surtout, plus confuse. Dans celui du Stathouder à La Haye, chaque règne et chaque genre est distribué selon la classification d’un auteur particulier : le règne minéral est ordonné selon le système de Wallerius, chaque échantillon portant un numéro relatif au catalogue, « quoique ce catalogue ne présente que des noms triviaux hollandais, que tout y soit confondu et rangé seulement dans l’ordre de réception des objets »46 ; les herbiers sont classés suivant le système de Linné47 ; les coquilles sont distribuées selon la méthode de Vosmaer. Pour les collections d’insectes, on pense même à « des places vides dans quelques cadres qui ont été laissées à dessein pour les espèces à venir », celles qui ont déjà été inventoriées dans d’autres cabinets ou bien représentées ou décrites dans des livres48. Le cabinet d’histoire naturelle de Florence adopte également différents systèmes : le règne animal est classé « par divisions séparées, par genres, par espèces, suivant l’ordre de Linné » ; les pièces de bois et l’herbier général sont disposés suivant le système de Linné ; le règne minéral est rangé suivant le système de Valerin [sans doute Wallerius] ; les coquilles demeurent probablement classées selon la méthode de Dezallier d’Argenville49. Dans le cabinet de Condé, les coquilles sont classées par genres linnéens50 et dans le cabinet Boers, « la classification est faite d’après l’édition du Système de Linné de l’année 1788 par le professeur Gmelin et l’Histoire naturelle de Buffon »51. Ainsi, alors que les plantes d’herbier sont ordinairement classées selon Linné et les minéraux selon Wallerius, aucun système n’a connu un succès comparable en zoologie où les cabinets paraissent d’ailleurs davantage spécialisés dans l’étude d’une classe particulière.
LA SCÉNOGRAPHIE DE LA NATURE
9La mise en scène des collections est d’abord une mise en espace. Dans son inventaire du cabinet Condé, Lamarck indique que « l’ensemble des objets qui composent la collection […] s’offre à la vue par sa disposition avec un tel avantage que la collection par ce moyen paroît beaucoup plus riche en espèces qu’elle ne l’est réellement. En effet, l’examen détaillé des productions naturelles qui forment cette collection prouve que les objets les plus communs y sont extrêmement répétés, et l’art avec lequel on les a disposés, semble indiquer que dans l’arrangement du cabinet dont il est question, le principal but qu’on s’est proposé a été de lui donner beaucoup d’apparence »52. Alors que dans les anciens cabinets de curiosités, les objets recouvraient non seulement les murs mais aussi les plafonds, aucun inventaire révolutionnaire ne mentionne de spécimens suspendus au-dessus des visiteurs. L’inventaire du cabinet Condé indique en revanche la localisation précise d’une multitude d’objets qui ne sont disposés ni dans des armoires ni dans des châssis : dans la première salle, au-dessus de la porte d’entrée, se trouvent des artefacts exotiques ; sur les armoires des lithophytes et des bocaux ; au sol, des fruits exotiques et « diverses chaloupes de sauvages » ainsi qu’un « parasol chinois »53. Les planchers des deux autres salles présentent également des animaux de grandes dimensions, selon une disposition qui se retrouve aussi dans le cabinet de Saint-Victor54. Autour des spécimens naturalistes, les propriétaires de cabinets recréent parfois un petit monde naturel, un microcosme : dans la collection stathoudérienne, les oiseaux sont disposés dans leur attitude naturelle et on présente « un petit modèle d’une case de nègre ou de Caraïbes avec ses meubles, ses outils d’agriculture, ses instruments de chasse, de pêche et de guerre »55 ; de même, dans celle de Saint-Victor, un renard empaillé tient une perdrix dans sa gueule56. Remplir d’objets tout le volume d’une pièce ou recréer des scènes naturelles sont deux caractéristiques de l’ancienne mise en scène curieuse. Celle-ci se maintient, au moins partiellement, dans les anciens cabinets de curiosités, comme ceux de l’abbaye de Saint-Denis ou de Saint-Victor, ou dans les grands cabinets aristocratiques, comme ceux de Condé ou du Stathouder.
Cabinet Bonnier de la Mosson Détail du relevé de Courtonne [1739-1740] Cliché INHA.
10La mise en scène est aussi une mise sous verre. Au xviiie siècle, les spécimens d’histoire naturelle sont souvent enfermés dans de grandes armoires vitrées comme celles des cabinets de Clément Lafaille à La Rochelle et de Joseph Bonnier de la Mosson à Paris57. Le mobilier des grands cabinets aristocratiques est parfois luxueux : il représente jusqu’à 16 % de la valeur totale de la collection Condé d’après l’inventaire dressé en 1793. Dans ce cabinet, la position des objets à l’intérieur des armoires dépend de leur rareté, à l’exemple des coquilles : les doubles sont laissés en vrac au fond des tiroirs ; les plus communs sont disposés dans « quatorze tiroirs partagés en compartimens, revêtus de taffetas vert où chaque pièce est encastrée avec beaucoup d’art »58 ; les plus rares ou les plus beaux sont mis en exposition sur des gradins derrière les vitres des armoires. À l’Institut de Bologne, « tous les objets sont renfermés dans des armoires vitrées » et, dans le cabinet de Florence, les minéraux sont « déposés sur de petits gradins dans des armoires vitrées »59. Dans le cabinet du Stathouder, les coquilles et les minéraux sont également renfermés dans des armoires vitrées, les insectes dans des « cadres fermés en dessus par une glace » comme chez Condé et Montmorency, les oiseaux dans des « cages vitrées ou sous [des] cloches de beau verre blanc » ou bien « sous des glaces et encadrés dans des bordures [et] collés en demi-relief dans des espèces de tableaux »60. Cette mise sous verre répond essentiellement à un souci de préservation des spécimens de la poussière et surtout des insectes, mais elle valorise aussi les objets par leur mise à distance avec le spectateur. Incidemment, elle révèle également que l’observation naturaliste est essentiellement une affaire de regard, au détriment, notamment, de l’odorat, longtemps utilisé pour la détermination des vertus médicinales des plantes.
Cabinet Condé Répartition de la valeur des objets en 1793.
11La mise en scène des cabinets passe enfin par la pose d’étiquettes tantôt en latin, tantôt en langue vulgaire. Dans le jardin de l’Académie des sciences d’Utrecht, « chaque plante porte un numéro correspondant à celui du Nomenclator botanicus imprimé à Berlin, lequel sert de table à cette collection »61. Dans l’envoi de Bonn, on mentionne « cent quarante plaques d’échantillons de bois étrangers de différentes espèces de 3 pouces de large sur 4 pouces de haut, quelques-unes beaucoup plus petites et d’autres plus grandes ; les noms en allemand sont écrits derrière »62. Pourtant, la fonction de l’étiquetage ne saurait se réduire à la seule identification des objets exposés que cela soit à destination des visiteurs comme à Utrecht ou des seuls propriétaires de la collection comme à Bonn. Dans le cabinet Condé, on trouve ainsi « une grande quantité de bocaus [sic] étiquetés aux armes du Prince »63. Dans celui du Stathouder, les insectes « ont des signes qui indiquent la partie du monde d’où ils ont été envoyés. Ces signes sont de petites barres qui [soutiennent] les numéros, elles sont rouges, jaunes, noires et vertes. Le rouge signifie l’Afrique, le jaune l’Asie, le noir l’Amérique, le vert l’Europe. Cette partie formait la collection d’apparat qui était placée dans les armoires et dans les tiroirs de la première pièce du cabinet stathoudérien »64. Ces signes géographiques indiquent le désir de réunir les différentes parties du monde à l’échelle d’un microcosme. Ils ont aussi une portée ostentatoire montrant à la fois la puissance du prince dominant des espaces lointains et sa richesse dans sa capacité à acquérir des pièces rares et chères parce qu’exotiques. Ainsi, au travers de l’accumulation et de la distinction des objets, c’est bien la distinction sociale de l’aristocrate qui est visée.
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12De cette pesée des collections européennes d’histoire naturelle à la veille des confiscations révolutionnaires, il ressort que leurs différences sont moins d’ordre spatial que social. D’une part, la typologie des cabinets en recouvre très largement une autre liée à la qualité de leurs propriétaires : les cabinets de curiosités relèvent d’institutions anciennes, généralement religieuses ; les cabinets encyclopédiques sont la propriété tantôt d’une élite nobiliaire tantôt d’institutions scolaires ; les cabinets spécialisés sont, le plus souvent, formés par des savants pour servir leur propre étude ou par des curieux passionnés de coquilles. D’autre part, les grandes collections princières articulent rêve universaliste et mise en scène ostentatoire, ce qui est une manière, au même titre que les dépenses somptueuses, de montrer son rang dans l’Europe du xviiie siècle comme, deux siècles plus tôt, dans l’Empire de Rodolphe II. Bien sûr, on observerait également, si ce n’est de profondes différences, tout au moins des nuances, entre les collections naturalistes de France, d’Europe septentrionale et d’Italie mais, in fine, c’est moins les traditions locales que le statut de leur propriétaire qui détermine l’orientation générale des collections : si les collections septentrionales diffèrent des collections méridionales, c’est d’abord parce que les premières sont souvent la propriété de marchands et qu’elles sont riches d’objets coloniaux, tandis que les secondes sont généralement entre des mains de savants et qu’elles recensent les productions naturelles des États italiens. Au cours du xviiie siècle, ces différences entre Europe septentrionale et méridionale auraient d’ailleurs plutôt tendance à s’aplanir du fait de l’adoption généralisée du système botanique de Linné, et, dans une moindre mesure, de la pénétration du système minéralogique de Wallerius. Ce début d’homogénéisation des collections européennes a aussi des effets de savoir, en les rendant plus aisément commensurables et en participant à la construction d’une culture savante européenne.
Notes de bas de page
18 Schlosser (Julius von), Die Kunst-und Wunderkammern der Spätrenaissance. Ein Beitrag zur Geschichte des Sammelwesens, Leipzig : Klinkhardt & Biermann, 1908, 146 p.
19 DaCosta Kaufmann (Thomas), « Remarks on the Collections of Rudolph II : the Kunstkammer as a Form of Representatio », Art Journal, vol. 38, 1978, pp. 22-28 ; Dacosta Kaufmann (Thomas), « From Mastery of the World to Mastery of Nature : The Kunstkammer, Politics, and Science », in IDEM, Mastery of Nature. Aspects of Art, Science, an Humanism in the Renaissance, Princeton : Princeton University Press, 1993, pp. 174-194.
20 Schnapper (Antoine), Le Géant, la licorne et la tulipe. Collections et collectionneurs dans la France du xviie siècle, Paris : Flammarion, 1988, p. 12.
21 Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., 2 vol.
22 Sur les cabinets de curiosités et de merveilles, voir : Schlosser (Julius von), Die Kunst-und Wunderkammern der Spätrenaissance, op. cit. ; Impey (Oliver) & Macgregor (Arthur) (sous la dir.), The Origins of Museums. The Cabinet of Curiosities in Sixteenth-and Seventeenth-Century Europe, Oxford : Oxford University Press, 1985, 375 p. ; Schnapper (Antoine), Le Géant, la licorne et la tulipe…, op. cit. ; Findlen (Paula), Possessing Nature. Museums, Collecting and Scientific Culture in Early Modern Italy, Los Angeles ; Londres : University of California Press, 1996, 449 p. ; Lugli (Adalgisa), Naturalia et Mirabilia. Les cabinets de curiosités en Europe, Paris : A. Biro, 1998, 267 p. ; Daston (Lorraine) & Park (Katharine), Wonders and the Order of Nature. 1150-1750, New York : Zone Books, 1998, chap. vii ; Falguières (Patricia), Les Chambres des merveilles, Paris : Bayard, 2003, 120 p. (Le rayon des curiosités) ; Dietz (Bettina) & Nutz (Thomas), « Collections Curieuses : The Aesthetics of Curiosity and Elite Lifestyle in Eighteenth-Century Paris », Eighteenth-Century Life, vol. 29, 2005, no 3, pp. 44-75.
23 AN, AJ/15/836 : Liste des objets d’Histoire naturelle confisqués à l’abbaye Saint-Victor par Cadot et Thouin. Paris, le 6 thermidor an II.
24 AN, AJ/15/836 : « Copie de l’inventaire des meubles et effets de l’apothicairerie de la ci-devant abbaye de Saint-Denis et confiés à la garde du Citoyen Rousse, bibliothécaire du district de Saint-Denis ». Sans lieu ni date.
25 Roche (Daniel), Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux. 1680-1789, Paris : Mouton ; Éditions de l’EHESS, 1989 [1978], vol. 1, p. 49.
26 AN, AJ/15/836 : « Catalogue des objets composant le cabinet d’histoire naturelle de Chantilly ». Chantilly, le 5 août 1793. Signé : Gaillard et Lefebvre de Villebrune ; contresigné : Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire. Voir aussi : Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, pp. 170-171.
27 AN, F/17/1277 : Lettre de Thouin. La Haye, le 20 floréal an III. En trois exemplaires : l’un à la Commission temporaire des arts ; l’autre au Comité de Salut public ; le dernier au Comité d’Instruction publique.
28 AN, AJ/15/836 : « Examen sommaire de la collection de quadrupèdes et oiseaux qui font partie du cabinet conquis sur le ci-devant Stathouder de Hollande ». Sans lieu ni date ; « Note relative aux quadrupèdes ovipares, aux serpens et aux poissons de la collection du ci-devant Stathouder ». Sans lieu ni date ; « Rapport et examen sommaire de la collection d’insectes et de vers qui fait partie du Cabinet d’histoire naturelle nouvellement arrivé de Hollande » par Lamarck. Paris, le 8 messidor an III ; Lettre de [Thouin ou Faujas] à un « collègue et ami ». La Haye, le 24 ventôse an III.
29 AN, F/17/1245 : Lettre des commissaires Faujas et Thouin au Comité de Salut public. Bonn, le 10 nivôse an III ; « État des objets d’Histoire naturelle et d’économie rurale faisant partie du convoi de Bonn pour Paris » par Thouin et Faujas. [Bonn], le 10 nivôse an III.
30 AN, F/17/1277 : Lettre de Thouin. La Haye, le 26 pluviôse an III. En deux exemplaires : l’un au Comité de Salut public ; l’autre à la Commission temporaire des arts.
31 Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, pp. 384-386 ; AN, F/17/1276 : Lettre de Keil au chef du bureau consultatif. Cologne, le 14 brumaire an V. Sur la collection : Die Sammlungen des Baron von Hupsch. Ein Kölner Kunstkabinett um 1800, [Köln] : Schnütgen-Museum, [1964], 130 p.
32 Catalogue d’objets précieux d’Histoire naturelle et des arts qui garnissoient la galerie du feu C. en Poissonnier…, Paris : Imprimerie de Quillau, An VII, p. 3.
33 AN, F/17/1093 : Lettre de Huertgen, ancien receveur et économe du collège jésuite. Cologne, le 2 août 1808.
34 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 2, pp. 83-84 et p. 194.
35 AN, F/17/1277 : Lettre de Thouin. La Haye, le 26 pluviôse an III. En deux exemplaires : l’un au Comité de Salut public ; l’autre à la Commission temporaire des arts. Johann Leonard Hoffmann : Chirurgien à Maastricht, il est surtout connu pour ses travaux de géologie. Payant les ouvriers des carrières de la montagne Saint-Pierre de Maastricht pour lui rapporter des spécimens, il constitue une des plus riches collections de fossiles d’Europe. Parmi ceux-ci, on trouve notamment « le mosasaure » qu’il achète en 1770 et qui fait tant impression sur Faujas. Plus tard cependant, le docteur Schlegel soupçonnera Hofman de mystification en montrant que plusieurs fossiles de Maastricht sont des faux constitués d’espèces actuelles retaillées et cimentées dans de la craie.
36 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 1, p. 194.
37 Ibid., vol. 1, p. 218.
38 Sur la collection Lyonet, voir : Catalogue raisonné du célèbre cabinet de coquilles de feu Pierre Lyonet... lequel sera vendu publiquement... le 21 avril 1796 et jours suivants, [La Haye] : Van Cleef & B. Scheurleer, [1796], 234 p. ; Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, pp. 343 et 345. Sur la collection Brandt, voir : Catalogue exquis de nature et de l’art contenant une collection très étendue de coquillages… assemblés… par feu Monsieur Jean Coenraad Brandt, Amsterdam, 1792, 318 p. ; Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, pp. 354-355.
39 Catalogue systématique d’une superbe collection de quadrupèdes, d’oiseaux rares & de différents climats, empaillés d’après nature ; d’insectes, coquilles et autres parties d’Histoire naturelle, rassemblés pendant de longues années par Monsieur W. S. Boers, baillis à Hazerswoude, La Haye : J. van Cleef & B. Scheurleer, 1797, 78 p.
40 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 2, p. 263.
41 AN, F/17/1275-A : Procès-verbal de Blesimare, Berthollet et Lombard. Vérone, le 28 floréal an V et procès-verbal de Blesimare, Berthollet et Lombard. Vérone, le 16 prairial an V. Voir aussi Pomian (Krzysztof), Collectionneurs, amateurs et curieux…, op. cit., pp. 264-266. Le cabinet de Giovanni Battista Gazola, formé en 1784, s’enrichit en 1789 puis en 1791 grâce aux achats des collections de Jacopo Dionisii et de Bozza. La collection étant confisquée par les commissaires français, Gazola en reconstitue une nouvelle que Giovanni Serafino Volta décrit dans son Ittiolitologia veronese del Museo Bozziano ora anesso a quello del Conte Giovambattista Gazola e di altri gabinetti di fossili veronesi, Vérone : 1796-1809.
42 Foucault (Michel), Les Mots et les choses…, op. cit., p. 150.
43 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 1, p. 235.
44 Ibid., vol. 1, p. 235, p. 269 et vol. 2, p. 104, p. 133, p. 141, p. 230, p. 274 et p. 423.
45 Ibid., vol. 2, p. 307.
46 AN, F/17/1277 : « État sommaire des productions de la nature contenues dans le cabinet d’histoire naturelle de La Haye » par Thouin. [La Haye, le 30 germinal an III]. John Gottschalk Wallerius, professeur de chimie à Uppsala, propose le premier système minéralogique publié en 1753 en français sous le titre : Minéralogie. Ou description générale des substances du règne minéral.
47 AN, F/17/1277 : « Indication des objets renfermés dans les caisses qui composent l’envoi expédié de Lahaye pour Paris, le 30 Germinal, an III Républicain » par Thouin. [La Haye, le 30 germinal an III].
48 AN, F/17/1277 : « Insectologie » par Thouin. La Haye, le 30 germinal et en floréal an III.
49 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 2, p. 232-234 ; Contardi (Simone), La Casa di Salomone a Firenze. L’Imperiale e Reale Museo di Fisica e Storia Naturale (1755-1801), Firenze : Olschki, 2002, p. 102 (Nuncius). Entre le milieu des années 1770 et la venue des commissaires français vingt années plus tard, le choix de systèmes de classement semble demeurer inchangé.
50 AN, AJ/15/836 :« Catalogue des objets composant le cabinet d’histoire naturelle de Chantilly ». Chantilly, le 5 août 1793. Signé : Gaillard et Lefebvre de Villebrune ; contresigné : Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire.
51 Catalogue systématique d’une superbe collection… [rassemblée] pendant de longues années par Monsieur W. S. Boers…, 1797, op. cit., p. iv.
52 AN, AJ/15/836 : « Catalogue des objets composant le cabinet d’histoire naturelle de Chantilly ». Chantilly, le 5 août 1793. Signé : Gaillard et Lefebvre de Villebrune ; contresigné : Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire.
53 Ibid.
54 AN, AJ/15/836 : Liste des objets d’Histoire naturelle confisqués à l’abbaye Saint-Victor par Cadot et Thouin. Paris, le 6 thermidor an II.
55 AN, F/17/1277 : « État sommaire des oiseaux » par Thouin. La Haye, le 30 germinal et en floréal an III ; « Indication des objets renfermés dans les caisses qui composent l’envoi expédié de Lahaye pour Paris, le 30 Germinal, an III Républicain » par Thouin. [La Haye, le 30 germinal an III]. Remarquons que les illustrations de la Description d’un recueil exquis d’animaux rares de Vosmaer, directeur du cabinet stathoudérien, présentent les animaux dans leur habitat naturel.
56 AN, AJ/15/836 : « Copie de l’inventaire des meubles et effets de l’apothicaire de la ci-devant abbaye de Saint-Denis et confiés à la garde du Citoyen Rousse, bibliothécaire du district de Saint-Denis ». Sans lieu ni date.
57 Pelletier (Aline), « Cabinet », in Lafont (Anne) (sous la dir.), 1740, un abrégé du Monde. Savoirs et collections autour de Dezallier d’Argenville, Lyon : Fage, 2012, p. 66.
58 Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, p. 271.
59 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 2, p. 194 et pp. 232-234.
60 AN, AJ/15/836 : « Rapport et examen sommaire de la collection d’insectes et de vers qui fait partie du Cabinet d’histoire naturelle nouvellement arrivé de Hollande » par Lamarck. Paris, le 8 messidor an III ; F/17/1277 : Lettre de Thouin. La Haye, le 22 floréal an III. En deux exemplaires : l’un au Comité d’Instruction publique ; l’autre au Comité de Salut public ; F/17/1245 : Lettre des commissaires Faujas et Thouin au Comité de Salut public. Bonn, le 10 nivôse an III.
61 Trouvé (Claude-Joseph), Voyage dans la Belgique…, op. cit., vol. 1, p. 269.
62 AN, F/17/1245 : « Liste des plantes anatomisées, des échantillons de bois et de fruits étrangers, contenus dans la caisse no 2 de l’envoi expédié de Bonn » par Thouin. Sans lieu ni date.
63 Dezallier d’Argenville (Antoine-Joseph), La Conchyliologie, 1780, op. cit., vol. 1, p. 270.
64 AN, F/17/1277 : « Insectologie » par Thouin. La Haye, le 30 germinal et en floréal an III.
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