Les poissons de Plumier
p. 95-127
Texte intégral
1Plumier portait manifestement un grand intérêt aux poissons et de nombreuses évidences attestent qu’il avait l’intention de publier un traité sur les poissons qu’il avait pu observer et dessiner au cours de ses trois voyages dans le Nouveau Monde, et un autre sur ceux qu’il avait étudiés en France. Dans une lettre adressée à Michel Bégon, écrite le 16 décembre 17021, il indiquait tout le travail supplémentaire de terrain qu’il aurait besoin d’effectuer sur les côtes françaises : « Vous me pardonnerez bien la liberté que je prends de vous prier de me bien vouloir faire dessiner une sardine de Royan en toute sa grandeur et forme naturelle par quelques uns de vos dessineurs. J’ay prié un de mes amis de Marseille de m’en faire dessiner une de celles de Provence. Je suis bien aise d’en voir la différence, et si elles ont toutes les deux les mesmes caracteres. Je vous demande bien pardon de ma liberté. J’ay cru que vous auriez plaisir de me faire cette grace. Je médite un traité des poissons, c’est un ouvrage compétent à un minime. J’ay besoin pour ce sujet de voyager un peu es costes de nos mers tant du ponant que de Provence, c’est pour cela que je souhaittois particulièrement d’aller passer un petit esté avec vous à Rochefort et à La Rochelle, comme aussi pour mon traité des Coquillages pour en disséquer quelques uns vivans »2.
2Une autre indication que Plumier préparait une publication sur les animaux, qui aurait notamment compris ses dessins de poissons, se trouve dans l’avant-propos du troisième volume de Naturgeschichte der ausländischen Fische (1785-1795), écrit par le célèbre naturaliste allemand Marcus Elieser Bloch (1787 : v-viii). Dans cet ouvrage, Bloch décrit un manuscrit de Plumier, que ce dernier aurait, semble-t-il, assemblé lui-même dans l’intention de le faire publier en Hollande (Cuvier 1828 : 93, 1830 : 177-178, 1845 : 251, 1995 : 84, 90 ; Karrer 1980 : 186). Pour des raisons inconnues, ce manuscrit se retrouva entre les mains d’un Parisien qui travaillait au service de la Prusse et qui l’apporta à Berlin où il fut acheté par Bloch lors d’une vente aux enchères (Denina 1790 : 265 ; Wells 1981 : 8). Il avait pour titre Zoographia Americana, pisces et volatilia continens, auctore R. P. C. Plumier, faisait 169 pages in-folio et comprenait des dessins de plusieurs animaux, notamment 70 poissons. Bloch admirait tous ces dessins, réalisés, écrivait-il, avec « tant de soin qu’on peut caractériser chaque poisson d’après le système de Linné et même compter le nombre des rayons » (Duvau 1823 : 97-98). Bloch utilisa un grand nombre de ces dessins (ainsi que des descriptions de Plumier) dans ses propres publications (pour plus d’information sur cet aspect, voir ci-dessous, p. 121)3.
Corpus ichthyologique
3Parmi les nombreux manuscrits laissés par Plumier, seuls quelques-uns contiennent des descriptions de poissons : dans le MS 24 (153 figures), le MS 25 (112 figures), le MS 30 (un petit croquis), le MS 31 (79 figures) et le MS 33 (6 figures). Des copies de nombreux dessins identiques apparaissent dans au moins une des trois plus larges collections et se retrouvent même parfois dans les trois : on ne trouve que 20 dessins dans le MS 24, 49 sont partagés entre le MS 24 et 25, 41 entre les MS 24 et 31 et des versions de 34 dessins se retrouvent dans les trois manuscrits (voir Tableau pp. 90-93). Mais le MS 24 renferme une collection complète ; autrement dit, les mêmes dessins de spécimens entiers représentés dans les MS 25, 30, 31 et 33 se retrouvent tous dans le MS 24 – ce dernier nous fournissant ainsi la base pour le catalogue systématique fournit ci-après (voir Tableau pp. 90-93).
4Le feuillet 82 du MS 25 contient de petites exceptions : trois vues (82B, 82C, 82D ; vues ventrale, ventro-latérale et dorsale) d’un Sicydium plumieri (vue latérale gauche seulement dans le MS 24, figure 106 D) n’apparaissent pas dans le MS 2. Par ailleurs, en bas de cette même page, l’on trouve deux petits dessins ne figurant pas dans le MS 24 : MS 25, figure 82E, probablement la lotte, Lota lota ; MS 25, figure 82F, « Tinca minima fasciata e Lacu Miragoan apud insulam San dominicanam nullus alius piscis in toto Lacu reperitur », le poisson killi, possiblement du genre Fundulus. La figure 82F, du MS 25 est répétée dans le MS 30, figure 27. Enfin, le MS 25 contient de nombreux dessins de détails anatomiques qui ne se trouvent pas dans les autres manuscrits, tandis que les MS 25 et 31 fournissent une information sur la couleur et le modèle de coloration qui ne se trouve pas dans le MS 24.
5De façon plus surprenante, les poissons de France et des Antilles sont mélangés, sans ordre apparent, dans tous les manuscrits – y compris dans le MS 25, malgré son titre de Poissons d’Amérique. Sur les 113 espèces de poissons représentés dans le MS 24, environ 72 sont basées sur des spécimens originaires des Antilles, les autres proviennent de l’Atlantique du nord est et de Méditerranée, ou des eaux douces européennes. Mais qu’il s’agisse des poissons de France ou des Antilles, la source des dessins de Plumier n’est pas toujours claire. Sur les 113 espèces illustrées dans le MS 24, Plumier ne cite des localités antillaises que pour 24 d’entre elles (par exemple, « insulas Americanas », « insulam Sandominicanam », « apud Martinicam », « Sancti Vincentii » et « Caraibarum »). On peut deviner une origine antillaise pour quatre autres espèces à la manière dont Plumier fait directement référence à l’étude de Marcgrave, Historiae rerum naturalium Brasiliae (1648). Il est possible de déduire l’origine de quarante-quatre autres espèces marines à partir des distributions géographiques connues de la taxinomie en question, mais en ce qui concerne les distributions amphi-atlantiques ou mondiales (par exemple, dans les cas suivants de Dactylopterus volitans, Naucrates ductor, Sphyrna zygaena, and Thunnus alalunga), les sources de Plumier posent problème. Vingt-six espèces sont des poissons d’eau douce de l’Europe occidentale. Nous ne savons pas avec certitude comment Plumier put inclure un dessin d’un lépisosté osseux, Lepisosteus osseus (MS 24, feuillet 73, on dit qu’il provenait du Fleuve Saint-Laurent, au Canada) – une espèce limitée aux eaux froides et saumâtres d’Amérique du Nord, s’étendant du Québec à la Côte du Golfe et au Mexique – mais il s’est certainement basé sur un spécimen naturalisé qu’il avait pu se procurer en France (voir plus haut, p. 44).
6Il est possible que Plumier ait été lui-même à l’origine d’une telle confusion géographique, mais il semble tout aussi probable qu’elle ait été le fait d’un compilateur après lui, peu familier des taxinomies et distributions géographiques mentionnées. D’autres questions concernant l’assemblage des manuscrits restent mystérieuses : pourquoi, par exemple, dans le MS 25, portant le titre de Poissons d’Amérique, des insectes, une araignée, un scorpion, un homard, une étoile de mer, des bivalves et gastéropodes, des serpents et même un canard (feuillets 2-6, 54, 63, 65, 68) apparaissent intercalés parmi les poissons ; pourquoi, de la même façon, dans le MS 31, intitulé Poissons et coquilles, trouve-t-on parmi eux un éléphant, des holothuroïdes, un polychète, un papillon de machaon, un amphipode et six dessins de ce qui semble être des champignons (folios 5, 39, 77, 78) ?
7D’après Cuvier (1828 : 92-93, 1843 : 76-77, 1995 : 84, 90), les manuscrits de Plumier furent catalogués par Louis Feuillée (1660-1732), botaniste, mathématicien, astronome et étudiant de Plumier, un Minime comme lui. Né à Mane, près de Forcalquier, en Provence le 15 août 1660, Feuillée passa ses premières années au couvent de Santa Trinità dei Monti à Rome, et à Marseille, sous la direction de Plumier. Dans le cadre de son travail d’astronome, il voyagea au Levant en 1699, aux Antilles et en Nouvelle Espagne en 1703, au Pérou et au Chili en 1708-1711 et mourut à Marseille le 18 avril 1732. Dans son Journal d’observations de physique (Paris, 1714), édité en deux volumes, suivis d’un troisième publié en 1725, il concluait qu’il « a inséré beaucoup de choses pillées dans les papiers de Plumier, son confrère d’ordre » (Cuvier, 1828 : 92, 1995 : 90). On ne peut que spéculer, mais peut-être Feuillée fut-il à l’origine des assemblables hasardeux réalisés dans les manuscrits de Plumier4.
Manuscrit 24
8Le volume coté MS 24 qui contient la collection « principale » des dessins de poissons, est composé de 144 feuillets rassemblés dans une reliure en basane rouge et mesurant 46 Í 30 cm. Sur ces 144 feuillets, les 121 premiers sont consacrés aux poissons (ainsi qu’à deux mammifères marins). Les 121 premiers feuillets du MS 24 sont suivis par 23 autres feuillets décrivant des oiseaux (feuillets 122-138), des reptiles (139-142, 144), et des insectes (143) ; « 40 » est écrit à l’envers du feuillet 39, le reste est vierge. Les dessins sont tous légèrement tracés au crayon, puis repassés à l’encre à l’aide de traits longs et fins. La couleur et le modèle de coloration ne sont pas indiqués (à trois exceptions près, voir planches 5, 13, 17). Habituellement, les écailles sont soigneusement dessinées et passées à l’encre, avec parfois même des détails sur la surface des écailles. De nombreux dessins comprennent un croquis d’une coupe transversale de la partie la plus large du poisson (avec indication des faisceaux musculaires), offrant une indication de la forme en trois dimensions du poisson. Bloch (1782-1784, 1785-1795), célèbre pour ses illustrations de la corpulence en trois dimensions et coupes transversales de ses poissons, avait emprunté cette technique à Plumier sans l’en remercier. Le naturaliste français Pierre Joseph Bonnaterre (1752-1804) qui, selon Cuvier, avait quasiment tout emprunté à ses prédécesseurs, l’emprunta à son tour de Bloch (voir Bonnaterre, 1788 ; et Cuvier, 1845 : 252).
9Chaque dessin du MS 24 est également accompagné d’un bref polynôme en latin, mais sans texte descriptif. Si une page comporte un dessin unique, il la remplit alors presque entièrement. Quarante-huit dessins sont complétés par des références renvoyant à Rondelet (1554, 1555), Belon (1555), Gessner (1558), Salviani (1554-1558) et Marcgrave (1648) (voir ci-après les « sources » de Plumier). Plumier signa quarante feuillets : « Fr. C. Plumier minimus », ou dans deux autres cas « Fr. Carolus Plumier minimus ». Il est quelque peu étrange que Plumier n’ait identifié aucun des dessins du MS 24 de son titre royal de Botaniste du Roi, alors qu’il y recourut si souvent dans le MS 25 (voir ci-après, p. 98).
Manuscrit 25
10Le volume coté MS 25 comprend 90 planches dont 78 sont consacrées aux poissons. En plus des poissons et des deux mammifères marins, le MS 25 contient un feuillet montrant un canard (feuillet 2), deux représentations de serpents (4 et 54) et six autres consacrés à divers invertébrés (3, 5, 6, 63, 65, 68) ; trois folios (25, 44, 45) sont numérotés mais vierges. La reliure est identique au MS 24 mais plus petite (38,5 x 26 cm). Le contraste avec le MS 24 est en revanche saisissant en matière de couleur, presque toutes les feuillets, 68 sur 78, étant colorées à des degrés divers – 15 pages sont très détaillées, exposant en couleur la vue latérale du poisson, ainsi que des éléments de son anatomie interne (comprenant les branchies, le cœur, le foie, la vésicule biliaire, la vessie natatoire, les intestins, le caecum pylorique, les gonades et le squelette), les parties étant méticuleusement nommées et désignées par des lettres ou des chiffres (pour des exemples, voir illustrations pp. 99-103). Ces quinze poissons sont tous des espèces européennes, et, à trois exceptions près (folios 1, 24 et 52), tous des poissons de lacs ou de rivières. Leurs dessins se trouvent accompagnés de textes identifiant les différentes structures anatomiques internes et fournissant des informations sur leurs couleurs. Il n’est pas surprenant que ces rendus assez sophistiqués, contrastant fort avec le relatif manque de détails des autres figures du MS 25, aient eu pour sujets des espèces disponibles en large quantité sur les marchés de Paris, et pour lesquelles l’auteur, travaillant depuis sa cellule monastique au couvent, avait pu disposer de plus de temps et de facilités pour les réaliser qu’il n’en eut aux Antilles.
11Le feuillet 1 (illustration ci-contre) du MS 25, montrant une Grande vive, Trachinus draco, est unique en son genre, car il fournit non seulement une vue latérale et en couleurs du poisson entier, mais aussi presque tout le squelette, incluant le crâne, les mâchoires, le suspendorium, les opercules, l’appareil hyoïde, le branchiostège et la colonne vertébrale, avec les éléments supportant les nageoires impaires. Ce rendu de la Grande vive, ainsi que d’autres parmi cet ensemble d’une quinzaine de dessins, comptent parmi les plus belles réalisations de Plumier. Elles témoignent du souci vigilant et de l’extraordinaire attention qu’il prêtait au détail, à une époque où très peu de naturalistes se penchaient sur la structure interne détaillée des poissons (voir aussi illustrations pp. 102-103).
12L’ostéologie des poissons était à peine ébauchée au début du xixe siècle (Cuvier, 1828 : 237, 1995 : 234). La première étude publiée fut celle de Johann Heinrich Ferdinand von Autenrieth (1772-1835), un médecin allemand, né à Stuttgart, devenu en 1797 professeur d’anatomie, de physiologie, de chirurgie et d’obstétrique à l’université de Tübingen. Son étude ostéologique de la plie européenne, Pleuronectes platessa, publiée en 1800, n’était pas seulement descriptive mais aussi, de façon assez singulière à l’époque, une tentative de comparer les parties squelettiques des poissons avec celles des autres vertébrés. Son travail a été rapidement suivi par celui du grand naturaliste français Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), qui compara en 1807 les os soutenant les nageoires pectorales des poissons avec les os des épaules, des pattes avant et arrière et des articulations du poignet chez les tétrapodes. L’anatomiste allemand Friedrich Christian Rosenthal (1780-1829) débuta ses recherches sur l’ostéologie des poissons en 1811 et laissa des contributions significatives qui furent publiées de 1812 à 1822, mais ce fut Georges Cuvier qui sur un fonda réellement ce domaine d’étude en publiant des travaux sur un fondamentaux en 1812, 1815 et 1816. Dans cette entreprise, Plumier fut manifestement un précurseur, devançant ces études de près d’un siècle. Qu’il mérite d’être désigné comme le « premier ostéologue » prend tout son sens lorsque l’on réalise que son intérêt pour l’anatomie interne ne s’est pas borné aux poissons, mais qu’il a produit des dessins et des descriptions remarquablement détaillées de squelettes d’autres vertébrés, notamment de grenouilles, de serpents, de tortues, d’iguanes, d’un crocodile (MS 30), et d’un oiseau (MS 27).
13Comme nous l’avons indiqué plus haut en décrivant les dessins des MS 24, de nombreuses planches du MS 25 comprennent un croquis de poisson en coupe transversale. 8 dessins sont accompagnés de notes de références renvoyant à Rondelet (1554, 1555), Belon (1555) et Gessner (1558) (voir les sources de Plumier, ci-dessous). 24 feuillets sont signés de Plumier, 20 autres portent la mention supplémentaire du titre de Botaniste du Roi (Botanicus Regius) qui lui fut accordée en 1690 par Guy-Crescent Fagon au nom du roi Louis XIV : « Fr. C. Plumier minimus B. R. » Enfin, des renvois aux publications de Bloch, Lacepède, et de Bloch et Schneider ont été soigneusement rajoutés à 22 dessins par une plume inconnue.
Manuscrit 30
14Le volume coté MS 30 contient 86 feuillets, mais n’y figure qu’un seul petit poisson, sur le feuillet 27, qui partage la page avec trois petits dessins de gastéropodes. Cette figure, qui semble représenter un poisson killi, peut-être du genre Fundulus, est reproduite également dans le MS 25, feuillet 82F : « Tinca minima fasciata e Lacu Miragoan apud insulam San dominicanam nullus alius piscis in toto Lacu reperitur. »
Manuscrit 31
15Le volume coté MS 31 se compose de 119 dessins collés sur 97 feuillets, dont 73 (comportant 79 figures individuelles) sont consacrées aux poissons. En plus des poissons et d’un mammifère marin, le MS 31 contient deux vues d’un éléphant (numérotées 5) et 44 feuillets représentant divers invertébrés, principalement des bivalves et des gastéropodes (39, 77, 78-119). La couverture est identique à celles des MS 24 et 25, mais le manuscrit présente une taille intermédiaire (43 x 28 cm). À la différence des dessins présentés dans les MS 24 et 25, directement réalisés sur des papiers épais, ceux du MS 31 ont pour support un fin papier calque, collé sur des feuillets plus épais. Ajoutons que 23 des 79 dessins (identiques à MS 24 : 15, 79-93, 94-96, 99) sont marqués par de petits trous d’épingles sur les traits à l’encre de chaque figure (par exemple, voir illustration ci-contre). Ces faits indiquent qu’au moins quelques-unes des illustrations de cette collection furent utilisées pour réaliser une ou plusieurs copies supplémentaires. Cuvier (1828 : 92, 1995 : 90) considère qu’ils ont été copiés selon la technique du pochoir, utilisée couramment depuis des siècles pour reporter une image d’une surface à une autre et créer de la sorte une copie achevée par la suite sous forme de peinture à l’huile ou de gravure. La méthode la plus commune consistait à positionner un papier transparent au-dessus de l’image originale, puis de retracer le long des lignes de l’image en piquant des trous à la surface de la feuille de papier. Cette copie faite uniquement à l’aide de surpiqûres pouvait ensuite être étalée sur une nouvelle surface de travail. En passant de la poudre sur les trous – par exemple de craie, de plomb ou de pastel – un contour se formait sur la surface de travail posée en dessous, transférant ainsi l’image. La poudre appliquée était contenue dans un fin sachet de tissu, en étamine par exemple, puis délicatement tamponnée sur les lignes piquées du dessin. En fait, tous les dessins calqués du MS 31 sont noircis par ce qui ressemble à de la mine de plomb, de la craie noire ou un pigment noir (par exemple, voir illustrations pp. 105-107).
16Bien que cette technique du pochoir apparaisse au premier regard être l’explication la plus logique de la présence des trous d’épingle, un examen plus poussé de ces dessins suggère une meilleure explication. En effet, la poudre noire semble avoir été appliquée sur les dessins copiés (et non les dessins à reproduire) pour faciliter la lecture des trous d’épingle et les connecter plus aisément. Dans certains cas, Plumier a d’ailleurs modifié son dessin initial, ne suivant pas les trous d’épingle (voir illustrations pp. 105-108)5.
17Comme le remarquait Cuvier (1828 : 92, 1995 : 90), « On y voit encore à la plupart les trous qui ont servi à poncer les dessins, sans doute pour la copie dont Bloch s’est servi » dans la préparation de ses études sur les poissons (voir aussi Karrer, 1980 : 186). La supposition de Cuvier est sans doute exacte, mais il est important de souligner que seuls 23 dessins de Plumier sont altérés de la sorte, tandis que le manuscrit à la disposition de Bloch (décrit ci-dessus) contenait quelques 70 figures, Bloch ayant copié et reproduit 33 d’entre elles (voir Tableau pp. 90-93) ; par ailleurs 11 des 33 dessins altérés n’apparaissent pas dans les publications de Bloch (1782-1784, 1785-1795). La plupart des dessins d’amphibiens et de reptiles réalisés par Plumier (MS 30) sont également des pochoirs et apparaissent noircis par le processus de décalque, mais visiblement aucun des dessins représentants des oiseaux, des mammifères ou des invertébrés présentent la même altération.
18À trois exceptions près (feuillets 20, 22, 46), les dessins du MS 31 ne sont pas colorés, ce qui ne nuit nullement à deux d’entre eux, magnifiquement ombrés en gris et noir (feuillets 31 et 43 ; illustration ci-contre). De nombreux dessins comportent, comme nous l’avons déjà mentionné, une coupe transversale sur la partie la plus large du poisson, 39 croquis, rien de moins, étant assortis d’une note descriptive en français donnant des explications anatomiques et des consignes quant aux couleurs à employer dans les dessins – cette dernière information est souvent codée avec des nombres ou des lettres. L’un des dessins (le feuillet 22B) est accompagné d’une référence à Gessner (1558) (voir les sources de Plumier, ci-après). Sur les 6 feuillets signés par Plumier, un dessin (le feuillet 70) porte son titre royal « Fr. C. Plumier minimus Botanicus R. » Enfin, les renvois aux publications de Bloch et de Lacepède ont été ajoutés par un anonyme sur 24 dessins.
Manuscrit 33
19Le MS 33 consiste en une liasse de feuillets non numérotés. Il ne contient que 6 dessins de poisson, répartis sur trois feuillets qu’on retrouve dans les MS 24 et 31. Cinq des dessins sont des vues variées d’une même espèce, le rémora, le sixième présente un thon. La collection comporte également des descriptions en latin de différents poissons, la plupart pouvant être identifiés dans les manuscrits déjà cités.
20Pour résumer les méthodes employées par Plumier pour dessiner ces poissons, il semble que les quatre manuscrits dont il est question plus haut soient des documents de travail, aucun ne se prêtant à une version finale qui aurait pu être acceptée par un éditeur. Le MS 24 est le plus achevé de tous, pourtant, même si cette collection manque du raffinement nécessaire, d’une bonne organisation et de la documentation descriptive qu’aurait requis une publication. On peut dès lors supposer que le matériel combiné présenté dans les MS 24, 25 et 31 formait la base à partir de laquelle Plumier composait un autre manuscrit dont il envisageait la publication, mais dont se servit plus tard Bloch (voir ci-dessous, p. 121). Les illustrations si soigneusement tracées du MS 24 représentent la collection complète au sein de laquelle Plumier choisit probablement les 70 dessins de poisson compris dans le manuscrit Bloch. Les dessins du MS 25, avec leurs détails anatomiques précis et légendés, leurs notes sur les couleurs – sans doute réalisées avec des spécimens frais sous la main – peuvent être considérés comme des notes de terrain ou de laboratoire. Les dessins au pochoir du MS 31 constitueraient les bases préparatoires pour les copies de dessins qui devaient être réalisées en vue d’une publication finale. Le MS 33 ne contient guère plus que du matériel descriptif supplémentaire et quelques autres dessins, tous ayant des équivalents dans les MS 24 et 31. Que le manuscrit Bloch reste introuvable est une perte incommensurable pour notre compréhension de l’approche méthodique que Plumier avait adoptée dans ses recherches sur les poissons.
Les sources de Plumier
21Bien qu’il n’y ait que 65 dessins sur les 153 dessins de poissons contenus dans le MS 24 qui soient accompagnés d’une citation, de toute évidence Plumier s’efforça minutieusement d’identifier ses poissons en recourant à la documentation disponible à son époque. Il s’appuya pour ce faire sur cinq sources. Quatre sources étaient des ouvrages remontant au milieu du xvie siècle : Rondelet (1554, 1555), Belon (1555), Gessner (1558) et Salviani (1554-1558) – ouvrages vieux de près de 150 ans déjà du temps de Plumier ; la dernière source, le livre de Marcgrave (1648), datait du milieu du xviie siècle.6
Guillaume Rondelet (1507-1566)
22Guillaume Rondelet, né à Montpellier en 1507, fils d’un pharmacien, fut nommé professeur dans cette même ville en 1545, avant de voyager auprès du Cardinal François de Tournon (1490-1568) en France, en Italie et aux Pays-Bas. Il revint à Montpellier en 1551 où il mourut en 1566. Selon Cuvier (1828 : 51-52, 1995 : 43), « Rondelet est bien supérieur à ses deux émules, par le nombre des poissons qu’il a connus, et quoique ses figures gravées en bois ne soient pas à comparer pour la beauté à celles de Salviani, elles sont d’une exactitude plus grande, et surtout très remarquables pour les détails caractéristiques. »7
23Les publications de Rondelet, son Libri de piscibus marinis (1554) et son Universae aquatilium historiae (1555), réalisées avec l’aide de Guillaume Pellicier (1490-1568), évêque de Montpellier, constituèrent de loin les principales sources de connaissance publiées sur les poissons pour Plumier. Presque toujours reliés en un volume, quoique portant des titres distincts, on considère généralement que ces deux travaux formaient les parties une et deux d’un même ouvrage. Les deux volumes furent publiés in folio à Lyon par Matthias Bonhomme. Le Libri de piscibus marinis est divisé en dix-huit livres : les quatre premiers traitent de généralités ; du cinquième au quinzième sont décrites différentes sortes de poissons ; le seizième livre se consacre aux cétacés, aux tortues et aux phoques ; le dix-septième aux mollusques et le dix-huitième aux crustacés. La seconde partie, Universae aquatilium historiae, comprend deux livres sur les testacés, un livre sur les vers et les zoophytes, trois livres sur les poissons d’eau douce et un autre sur les amphibiens. Il existe une version abrégée traduite en français de cette seconde partie, publiée à Lyon en 1558, in quarto, sous le titre de L’Histoire entière des poissons.8
24Le MS 24 ne contient pas moins de 48 références spécifiques à Rondelet (1554, 1555). Vingt-sept de ces citations renvoient aux chapitres de Rondelet sur les poissons d’eau de mer (« Rondel., » « Rondelet, » « Rondeletii » ; voir Planches 1, 9, 12, 13, 19, 28, 29, 32, 33, 35-37, 39, 42, 44, 50, 53, 62, 63, 67, 75-77, 98, 99, 104 et 105) ; seize références dans son chapitre sur les poissons de rivière (« Rond. fluviatil., » « Rondel. Fluv., » « Rondel. Fluviatil., » « Rondeletii Fluviatilium » ; planches 31C, 46A, 46B, 46D, 46E, 47A-D, 48, 59-61, 71A, 71B et 74) ; et cinq références dans son chapitre sur les poissons de lac (« Rondel. Lacustr. » ; Planches 55, 57, 58, 68 et 72). Le MS 25 contient trois références supplémentaires à Rondelet (1554, 1555) qui ne sont pas mentionnées en lien avec des figures équivalentes dans le MS 24 : la première citation renvoie aux poissons de rivière (folio 27A) et les deux autres aux poissons marins (folios 38 et 50).
Pierre Belon (1517-1564)
25Pierre Belon est né dans le petit hameau de Souletière, près de Cérans-Foulletourte, au sud du Mans, dans l’ouest de la France en 1517. Il étudia en Allemagne sous la direction de Valerius Cordus (1515-1544), voyagea en Italie et parcourut le Levant avant de revenir en France en 1550. Charles IX lui offrit un logement au Château de Madrid dans le Bois de Boulogne. Il se consacrait à traduire Dioscoride lorsqu’il fut assassiné, en 1564, alors qu’il traversait le Bois de Boulogne en route pour Paris. Il est l’auteur de deux travaux fondamentaux sur les poissons : L’Histoire naturelle des estranges poissons marins, publié à Paris en 1551 au format in quarto et De aquatilibus, libri duo, publié à Paris en octavo oblong (1553a). En outre, son ouvrage Les Observations de plusieurs singularitez et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, Arabie, etc., publié pour la première fois à Paris en in quarto (1553b), contient plusieurs articles sur les poissons.9 Plumier consulta une traduction française de De aquatilibus intitulée La Nature et diversité des poissons, avec leurs pourtraicts, representez au plus pres du naturel, Paris, 1555, in octavo oblong. Il est cité dans le MS 24 à six reprises (« Bellonii nat. et portr. des poissons, » « Bellonii Icon. ET nat. pisc. », voir Planches 31B, 34B, 34C, 39, 44 et 56). Le MS 25 contient trois références additionnelles à Belon (1555) qui ne sont pas mentionnées en lien avec des figures équivalentes dans le MS 24 (MS 25, folios 35, 38 et 47).
Conrad Gessner (1516-1565)
26Conrad Gessner, le naturaliste suisse le plus érudit du xvie siècle (Cuvier, 1828 : 53, 1995 : 50-51), naquit à Zurich en 1516, où il mourut en 1565. Bien qu’il ait publié des dizaines d’ouvrages sur quasiment tous les aspects de la connaissance, sa renommée de précurseur en histoire naturelle tient d’abord à son œuvre monumentale Historiae animalium (1551-1587), publiée à Zurich en cinq volumes, in folio, mais habituellement reliée en trois volumes séparés. Selon Adler (1989 : 7), l’Historiae animalium de Gessner « établit la fondation de la standardisation de la terminologie scientifique en listant les équivalences de nom d’animaux dans des dizaines de langues. Gessner épluchait les sources classiques et médiévales, ajoutait ses propres observations et celles de ses correspondants, avant d’organiser le tout d’une façon extrêmement précise : synonymie, distribution, caractéristiques physiques et habitudes, utilisation au titre d’aliment ou de médicament etc., contenant de nombreuses gravures sur bois, il présenta le premier travail illustré couvrant tout le règne animal et dont l’influence ne cessera de perdurer pendant deux siècles, grâce à ses multiples réimpressions et traductions. »10 Le quatrième volume d’Historiae animalium, le plus imposant, « De piscium et aquatilium animantium natura » apparut en 1558. Cette étude n’est citée qu’une seule fois par Plumier dans le MS 24 (« Gesneri », folio 68), deux fois dans le MS 25 (« apud Gesnerum », folios 47 et 57A), et une seule fois dans le MS 31 (« Gesneri libro 4o de aquitalibus », folio 22B).
Hippolyte Salviani (1514-1572)
27Hippolyte Salviani, né à Città di Castello, près d’Urbino, en 1514, exerça et enseigna la médecine à Rome. À ce titre, et en tant qu’érudit en histoire naturelle, il attira l’attention et le patronage du Cardinal Marcello Cervini (1501-1555) qui fut pape pendant six semaines sous le nom de Marcellus II (Cuvier, 1828 : 50, 1995 : 50). Grâce au soutien financier de Cervini et de deux autres papes successifs, il commença à publier à partir de 1554 sa grande étude sur les poissons italiens, qu’il intitula Aquatilium animalium historiae. La publication de cette recherche s’étala sur quatre ans et fut achevée en janvier 1558. L’importance du livre de Salviani réside dans la qualité de ses illustrations, lesquelles, d’après Cuvier, (1828 : 50-51, 1995 : 42-43), « sont moins nombreuses [que celles de Belon et Rondelet], mais beaucoup plus belles, et gravées en taille douce, sur une assez grande échelle : il en est plusieurs qui n’ont pas été surpassées dans les ouvrages plus récents. Leur nombre est de quatre-vingt-dix-neuf, presque toutes des poissons d’Italie et quelques-unes d’Illyrie et de l’Archipel, sans compter quelques mollusques. » Salviani mourut à Rome en 1572.11 Plumier ne cite son travail qu’une seule fois : « Salviani, Histor. Aquatilium Animalium » (voir Planche 34A).
Georg Marcgrave (1610-1644)
28Georg Marcgrave, un savant allemand, qui fut mathématicien, médecin et astronome, était né à Meissen en 1610 et mourut au cours d’un voyage d’exploration en Guinée en 1644. Au début de l’année 1638, il fut envoyé avec Heinrich Cralitz (mort vers 1639) par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales participer à l’expédition de Willem Piso (1611-1678) au Brésil – ce dernier était médecin au service de Jean-Maurice de Nassau-Siegen (1604-1679), gouverneur du Brésil de janvier 1637 à mai 1644 – dont le but était de collecter des spécimens d’animaux et de plantes. Cralitz mourut peu de temps après leur arrivée, mais Marcgrave résista au climat et fut en mesure de décrire avec soin de nombreuses productions naturelles du pays. Il fit dans le même temps d’innombrables relevés astronomiques et physiques. Ces recherches débouchèrent sur une publication conjointe avec Piso, publiée en 1648 à Leiden, et intitulée Historia naturalis Brasiliae. Elle est divisée en deux parties : « De medicina Brasiliensi », un essai sur la médecine par Piso et « Historiae rerum naturalium Brasiliae », un récit d’histoire naturelle par Marcgrave. L’étude de Marcgrave est divisée en huit livres, dont le quatrième est consacré aux poissons. Les descriptions sont presque entièrement les siennes ; les illustrations sont extraites de collections de peintures réalisées à la demande du Comte Jean-Maurice de Nassau sous son mandat de gouverneur du Brésil (voir Whitehead, 1976, 1982 ; Whitehead et Boeseman, 1989 : 22, 34-35). « […] de tous ceux qui ont décrit l’histoire naturelle des pays lointains dans le seizième et le dix-septième siècle, le plus habile, le plus exact [fut Georg Marcgrave], et surtout [il fut] celui qui a le plus enrichi l’histoire des poissons. Il en fait connaître cent, tous nouveaux à cette époque pour la science, et en donne des descriptions bien supérieures à celles de tous les auteurs qui l’avaient précédé », (Cuvier, 1828 : 60, 1995 : 47)12. Le MS 24 contient neuf références spécifiques au livre de Marcgrave (« Marcg. », « Marcgr. », « G. Marcgr. », « Georg Marcgravii, Histor. pisc. » ; voir Planches 2, 4, 8, 23, 27, 64, 66, 82 et 114).
29La raison pour laquelle Plumier chercha à identifier ses dessins avec les gravures sur bois contenues dans le livre de Marcgrave « Historiae rerum naturalium Brasiliae » (1648) est évidente, étant donné que cet ouvrage était, à l’époque de Plumier et pour encore près d’un siècle et demi après lui, la principale source d’information disponible sur les poissons neo-tropicaux (Whitehead & Boeseman, 1989 : 27 ; Boeseman et al., 1990 : 5). On peut sans doute comprendre aussi pourquoi Plumier n’a pas consulté l’ouvrage de Ulisse Aldrovandi, De piscibus libri V, et de cetis liber unus (1613), presque entièrement basé sur Gessner (1558 ; voir Cuvier, 1828 : 54, 1995 : 46). En revanche, on s’explique plus difficilement qu’il n’ait pas réussi à utiliser l’ouvrage de Willughby, De historia piscium (1686), qui contenait des copies de toutes les illustrations de Rondelet, Salviani, Marcgrave, entre autres naturalistes, sans parler d’un bon nombre de figures inédites (Cuvier, 1828 : 78, 1995 : 72). Le livre de Willughby datait déjà d’une décennie lorsque Plumier préparait ses illustrations de poissons pour sa publication ; il paraît peu probable qu’il n’ait pas eu connaissance de son existence. Cet ouvrage n’était peut-être tout simplement pas disponible à la bibliothèque du monastère.
Postérité des dessins de Plumier
Claude Aubriet (1665-1742) et les Vélins du Muséum
30Jean-Baptiste Gaston, Duc d’Orléans (1608-1660), jeune frère du roi Louis XIII, était un collectionneur averti et fervent, qui, à l’instar d’un grand nombre de ses contemporains, avait manifesté dès son plus jeune âge une passion pour les plantes et les jardins. Ne se satisfaisant pas du seul plaisir de faire pousser des plantes originaires de France ou issues de terres lointaines, il voulut orner son cabinet de peintures et de dessins qu’il faisait exécuter d’après nature. C’est ainsi que naquit la collection de vélins ou vellums du Muséum d’histoire naturelle, à Paris.13 Comme son nom l’indique, les vélins étaient des peintures réalisées sur une peau très fine et lisse, en guise de parchemin blanc, sur lequel était appliquée une technique d’aquarelle particulière. Depuis que les premières toiles furent réalisées dans les années 1630, le format est resté, apparemment, inchangé (33 x 46 cm). La collection au départ cantonnée aux peintures de fleurs ou de plantes rares, s’ouvrit bientôt, dès l’époque de Jean-Baptiste Gaston, à des sujets zoologiques, à tel point qu’il contient de nos jours plus de 6000 peintures représentant toute une gamme de plantes et d’animaux, mais également des spécimens anatomiques et paléontologiques (voir Laissus, 1967 : 12).
31Claude Aubriet, né à Châlons-sur-Marne vers 1665 et mort à Paris le 3 décembre 1742, fut l’un des artistes attachés à la Collection des vélins. Aubriet fut l’illustrateur des travaux de Tournefort, qu’il accompagna dans son voyage au Levant (1700-1702). À cette occasion, il amassa une grande quantité de dessins et d’aquarelles en vue de les reproduire plus tard sur vélin. Aubriet, pressenti à cette position dès 1700, succéda à son professeur et prédécesseur immédiat à ce titre, Jean Joubert (1643-1707), au titre de « peintre des miniatures du Roi » en 1706. Il contribua de façon significative à développer la dimension zoologique des collections, passionné qu’il était lui-même pour les papillons, les poissons, les reptiles et les mammifères. Il cessa cependant d’alimenter la collection vers 1727. Il abandonna sa position au profit de son étudiante, Magdeleine-Françoise Basseporte (1701-1780) qui avait déjà travaillé pour lui depuis quelques temps (Laissus 1967 : 7).
32La Collection des vélins du Muséum contiennent 59 peintures de poissons copiées d’après les dessins originaux de Plumier (voir Tableau pp. 90-93). Toutes sont attribuées à Aubriet (voir Cuvier, 1828 : 93-94, 1995 : 84, 91), bien qu’aucune ne soit signée. Mais le style artistique, la manière d’utiliser les couleurs, et d’autres détails encore sont identiques aux autres peintures de la collection signées par Aubriet. Une recherche dans les portefeuilles des vélins du Muséum révèle que seules trois peintures de poissons portent la signature d’Aubriet : l’une est étiquetée « Huso huso », port. 93, pl. 93 ; et deux autres indiquent « Torpedo marmorata », port. 94, pl. 70 et 72. On trouve, en plus des 59 copies d’après des originaux de Plumier, onze peintures supplémentaires de poissons auxquelles Aubriet a probablement contribué, mais copiées d’après d’autres sources : port. 91, pl. 59, 60 ; port. 93, pl. 23, 30, 32, 36, 37, 39, 40 ; port. 94, pl. 2, 96.
33Cuvier (1828 : 93-94, 1995 : 84) décrivait ainsi les copies de Aubriet : « peu exacte[s] et trop chargée[s] en couleur », avant d’expliquer que l’artiste « était payé à tant la feuille pour continuer la grande collection [des vélins]… prenait des originaux où il pouvait et qu’il avait eu connaissance des dessins de Plumier, mais qu’il avait enluminé ses copies seulement d’après les descriptions, ou même d’après son imagination : rien ne prouve qu’il ait travaillé sous l’inspection de l’auteur primitif [Plumier]. »
34Comme Aubriet ne fut pas chargé des vélins avant 1706, il semble donc qu’il ait copié les dessins de Plumier après la mort de ce dernier (1704) et quelque part avant 1727 lorsqu’il cessa de contribuer à la collection. Lacepède fit graver 37 de ces dessins d’Aubriet pour les utiliser dans son Histoire naturelle des poissons, 1798-1803 (voir cidessous, p. 126).
Jacques Gautier d’Agoty (1717-1785)
35Né à Marseille en 1717 et mort à Paris en 1785, Jacques Gautier d’Agoty était doté de multiples talents : artiste peintre, graveur, médecin et anatomiste. L’aspect intéressant que nous retiendrons ici est qu’il fut aussi l’auteur de nombreux ouvrages embellis de planches colorées qui avaient été réalisées selon un procédé qu’il avait lui-même conçu (Cuvier, 1828 : 92-93, 1995 : 84, 90 ; see also Tétry, 1982). Il copia et reproduisit en couleur un certain nombre des dessins de Plumier dans son livre Observations sur l’histoire naturelle, sur la physique et sur la peinture, publié en six volumes de 1752 à 1755. De nombreux autres encore furent reproduits dans la suite qui fut donnée à cette série sous la direction de son fils, Arnault Éloi Gautier d’Agoty (mort à Florence en 1783), deux volumes parus en 1756 et 1757, réalisés avec l’aide de François-Vincent Toussaint (1715-1772), portant chacun un titre légèrement différent. L’ouvrage Observations sur la physique (appelé le Journal de physique après 1794) par l’Abbé François Rozier, Jean-André Mongez et Jean Claude de La Métherie est lui-même un prolongement de ce travail.
36Quatorze dessins de poissons de Plumier furent reproduits par Gautier d’Agoty (1752-1755, 1756, 1757), notamment les multiples vues du Sphoeroides spengleri (MS 24, planches 108B, 108C ; MS 25, feuillet 88), ainsi que de nombreux détails anatomiques associés au Coryphaena hippurus (MS 24, Planche 8 ; voir Tableau pp. 90-93). La présence de quatre dessins et de nombreux détails anatomiques présents dans les manuscrits, mais non représentés dans la Collection des vélins, attestent bien que Gautier d’Agoty les avait copiés d’après les manuscrits originaux de Plumier plutôt que d’après les vélins de Aubriet. Comment Gautier d’Agoty connaissait le travail de Plumier reste un mystère.
Marcus Elieser Bloch (1723-1799)
37Marcus Elieser Bloch, médecin-chirurgien qui vivait à Berlin, est né à Ansbach en 1723 et mort le 6 août 1799 alors qu’il faisait une cure à Karslbad pour soigner une maladie de poitrine ((Karrer et al. 1994 : 101). À l’âge de 47 ans, il se prit d’un nouveau passe-temps : étudier et écrire sur les poissons (Wells 1981 : 7 ; Pietsch 2001a). Ayant au départ l’intention de collecter, de décrire, compiler et publier un guide des poissons de l’Allemagne, il finit par écrire entre 1782 et 1784 un volumineux travail, Œconomische Naturgeschichte der Fische Deutschlands, publiés en trois volumes de texte in quarto, accompagnés de 108 planches en couleur in folio. Voulant étendre son sujet à tous les poissons du monde, Fische Deutschlands fut bientôt suivi (1785-1795) par la parution de son Naturgeschichte der ausländischen Fische, en neuf volumes in quarto, avec des planches en couleur in folio numérotées de 109 à 432 ; le douzième volume est resté célèbre sous le titre d’Allgemeine Naturgeschichte der Fische. Presque simultanément à la parution de la première édition en allemand, les deux collections furent traduites en français et publiées ensemble de 1785 à 1797. Cette publication en douze volumes in folio, comprenant 432 planches, s’intitulait Ichthyologie ou Histoire naturelle générale et particulière des poissons, un « titre bien trop prometteur, puisque l’auteur n’avait aucune intention et ne prétendit jamais traiter de tous les poissons connus, mais seulement de ceux dont il était capable de montrer des dessins originaux » (Gill 1872 : 35-36)14.
38En matière de sources, Bloch s’appuya sur une vaste sélection de spécimens qu’il avait collectés lui-même ou acquis grâce à ses contacts au marché ou au port, voire par correspondance (Cuvier 1828 : 145-146, 1995 : 137 ; Wells 1981 : 8). Dans certains cas, il accepta des sources manuscrites, en particulier celles de Plumier. Comme nous l’avons mentionné plus haut, Bloch avait tiré parti de la collection des 70 dessins de poissons composés par Plumier qu’il avait obtenus lors d’une vente aux enchères à Berlin. Entre le Œconomische Naturgeschichte der Fische Deutschlands (1782-1784) et le Naturgeschichte der ausländischen Fische (1785-1795), Bloch ne mentionna pas moins de 53 dessins de Plumier, et au moins 33 d’entre eux servirent de modèles originaux pour des planches qui apparaissent dans ces publications (4 sont citées deux fois dans le Tableau pp. 90-93). Selon Cuvier (1828 : 93, 1995 : 90), Bloch reproduisit un total de 34 dessins de Plumier ; Karrer (1980 : 187) dit qu’il en a utilisé « environ 35 », mais je n’en compte pour ma part que 33 (voir Tableau pp. 90-93). Il semble probable que Cuvier et Karrer attribuèrent par erreur les planches de Bloch à Plumier. En réalité, il y a trois planches de Bloch étiquetées « Pat. Plümier del. » pour lesquelles il n’existe pas d’équivalents dans les manuscrits existants de Plumier, pas plus que de mention de Plumier dans le texte de Bloch : Zeus vomer (pl. 193, figure 2), Chaetodon ocellatus (pl. 211, figure 2) et Chaetodon curacao (pl. 212, figure 1). On doit souligner également que le Gobius plumieri (pl. 178, fig. 3) de Bloch, copié, sans aucun doute, d’après le modèle de Plumier, est attribué de façon erronée à l’un des principaux artistes travaillant auprès de Bloch, Johann Friedrich August Krüger (né en 1754 ; voir Wells 1981 : 9-10) ; enfin la planche Coryphaena coerulea (pl. 176), réalisée aussi manifestement d’après Plumier (MS 24, fig. 86) ne comporte aucune attribution non plus.
39Les descriptions que Bloch fit des Zeus vomer, Chaetodon ocellatus et Chaetodon curacao (les planches attribuées à Plumier) ne font aucune référence à Plumier. Ce fait remet en cause l’idée selon laquelle le manuscrit de Plumier, celui utilisé par Bloch comme base dans son travail, contiendrait des dessins qui ne soient représentés dans aucun des matériels existants de Plumier archivés à la Bibliothèque centrale du Muséum (Karrer, 1980 : 186). Mais il est utile de noter dans ce contexte que deux des 53 références de Bloch aux figures de Plumier ne peuvent pas être associées facilement à aucun original connu de Plumier : Tetrodon lagocephalus Bloch, 1785-1795, 1 : 126, pl. 140 (« Orbe, Plüm. Manuscr. ») et Chaetodon faber Bloch, 1785-1795, 3 : 107, pl. 212, fig. 2 (« Seserinus fasciatus, Plüm. Manusc. »). En ce qui concerne ce dernier « Bloch dit avoir pris cette figure [pl. 22, fig. 2] de Plumier ; mais tout annonce qu’il en a au moins corrigé les détails d’après [Pierre-Marie-Auguste] Broussonet ». (Cuvier 1831 : 114, note 2).
40Trois autres dessins de Plumier furent reproduits dans le Systema ichthyologiae de Bloch (1801), la suite qu’il donna au Naturgeschichte, réalisée sous la direction éditoriale de son jeune collègue et ami Johann Gottlob Schneider (1750-1822). Schneider, médecin et philologue allemand, est né en 1750 à Kollmen, près de Oschatz, au sud-est de Leizpiz, et meurt à Breslau en 1822. Il étudia la philologie, notamment les auteurs grecs anciens, et l’histoire naturelle à l’université de Leipzig (1769), puis à Göttingen (1772), enfin à Strasbourg où il obtint son titre de docteur en Philosophie en 1774. Il devint professeur de philologie en 1776 à l’université de Francfort (an der Oder), où il fit de nombreuses traductions et annotations des œuvres classiques. Même si l’histoire naturelle occupait une place secondaire dans ses occupations, il publia plusieurs contributions marquantes en zoologie, la plus importante en ichtyologie étant son édition du Systema ichthyologiae de Bloch de 1801.15
41Dans son introduction au Systema ichthyologiae (Bloch & Schneider 1801 : xvi, traduction de l’original en latin par Karrer et al., 1994 : 109), Schneider décrit plus en détail les sources utilisées par Bloch dans son manuscrit. Comparant les dessins de Plumier avec ceux des poissons du Brésil réalisés durant l’expédition dirigée par Johann Mauritz, Comte de Nassau-Siegen (voir Whitehead 1976, 1979a, 1982 ; Whitehead et Boeseman, 1989), des planches que Bloch intégra également dans sa publication, Schneider écrit : « Les dessins de poissons de Plumier sont bien plus précis et sans aucune comparaison avec eux [les dessins brésiliens] ; il n’est toutefois plus possible ici de distinguer les nombreux rayons [nageoire], dont le savant français ne se souciait pas ; je ne suis pas du tout convaincu qu’il les a reproduits correctement ; essayer de compter les rayons des nageoires est donc une perte de temps totale. Les savants ayant essayé de pousser les chercheurs en histoire naturelle dans cette direction essayèrent surtout, je crois, de s’éviter à eux-mêmes de devoir étudier les parties moins accessibles et demandant autre chose qu’un examen superficiel. Plumier ajoutait des notes à ses dessins de poissons, et, dans de nombreux cas aussi, une description et un dessin des parties intérieures permettant de connaître la forme, le mode de vie et les habitudes du poisson concerné. Plumier était un homme exceptionnel, qui était extrêmement minutieux dans son travail. Malgré tout, dans quelques cas, le premier artiste de Bloch commit des erreurs en copiant les dessins de Plumier et entraîna ainsi mon ami dans son erreur. Le fait que cela se soit produit dans le cas [de l’espèce] Coryphaena fut signalé trop tard à Bloch ».
42L’un des artistes de Bloch changea la forme de la tête d’un poisson de Plumier, « La vive apud Martinicam » (MS 24, figure 5), un bar du genre Malacanthus, pour le faire ressembler à un poisson dauphin (genre Coryphaena) et qu’il appela le Coryphaena plumieri (Bloch, 1785-1795, 2 : 146, pl. 175 ; voir Bloch et Schneider, 1801 : 298-299). Lacepède (1798-1803, 4 : 427, pl. 8, fig. 1) reproduisit le même dessin avec plus de précision, pratiquement tel qu’il apparaît dans les manuscrits de Plumier, mais sous l’influence de Bloch, il le laissa dans la catégorie des poissons dauphins (Cuvier 1828 : 93, 1995 : 91).
43Cuvier (1828 : 146-147, 1995 : 139) était plus critique que Schneider (1801) dans son évaluation sur Bloch : « Les figures qu’il emprunte [Bloch] aux manuscrits du prince Maurice et de Plumier sont les moins sûres de toutes ; non seulement il y laisse la plupart des fautes que devaient avoir des originaux exécutés à une époque où l’on ne s’était pas fait des idées bien justes sur la structure des poissons ; mais lorsqu’il veut corriger ces fautes, il le fait quelquefois d’une manière peu heureuse, et en les changeant seulement contre des fautes différentes : ce n’est que par conjecture qu’il compte les nombres des rayons, auxquels les auteurs des dessins n’avaient jamais pensé à donner attention. »
44Que cela soit justifié ou non, les descriptions et les reproductions des dessins de Plumier ont donné lieu, au moins en partie, à onze espèces de poisson, reconnues valides à l’heure actuelle. Huit d’entre elles sont basées, uniquement ou principalement, sur les dessins de Plumier. En l’absence de spécimens types, les rendus originaux à Paris peuvent donc être considérés comme des iconotypes.
45L’Acanthurus chirurgus (Bloch, 1787), l’Epinephelus striatus (Bloch, 1792), le Malacanthus plumieri (Bloch, 1786), l’Oligoplites saliens (Bloch, 1793), le Scarus coeruleus (Bloch, 1786), le Scomberomorus regalis (Bloch, 1793), le Scorpaena plumieri (Bloch, 1789) et le Sicydium plumieri (Bloch, 1786), tous basés sur les dessins de Plumier, peuvent être considérés en conséquence comme des iconotypes, avec les qualifications suivantes : dans le cas du Scarus coeruleus, Bloch (1786, 2 : 148), avec son attribution à Plumier, fait référence à une description et une figure apparaissant dans l’ouvrage de Mark Catesby Natural History of Carolina, Florida, and the Bahamas Islands (1731-1743 : 18, pl. 18), mais la planche de Bloch (176) a clairement pour modèle Plumier (MS 24, figure 86) ; dans le cas du Scomberomorus regalis, Bloch liste huit sources en plus de Plumier, mais, là encore, sa planche (333) a manifestement Plumier pour modèle (MS 24, figure 10) ; elle comporte par ailleurs la mention « Plümier del. ».
46Si les planches suivantes de Bloch – Canthidermis maculatus (Bloch, 1785-1795, 2 : 25, pl. 151), Prionotus punctatus (Bloch, 1785-1795, 7 : 125, pl. 353) et Selar crumenophthalmus (Bloch, 1785-1795, 7 : 79, pl. 344) – sont basées sur les dessins de Plumier, le matériel type existe au Muséum zoologique de Berlin (H.-J. Paepke, communication personnelle, 16 juillet 1998).
Bernard Germain Étienne Laville-sur-llon, Comte de Lacepède (1756-1825)
47Le Comte de Lacepède est né à Agen, dans le sud-ouest de la France, le 26 décembre 1756. Il meurt à Paris le 6 octobre 1825. En 1785, il devint sous-démonstrateur et garde du cabinet du roi, puis professeur au Muséum national d’Histoire naturelle en 1794 (où il occupait la chaire des quadrupèdes ovipares, reptiles et poissons). Il devint membre de l’Institut de France en 1796, puis du Sénat en 1799, avant d’être fait Grand chancelier de la Légion d’honneur en 1803 (Chaumié & Labit 1975). Ecrivain éloquent et talentueux, il publia des études sur la musique, la science physique, l’électricité et l’histoire naturelle. Son Histoire naturelle des poissons fut publiée en cinq volumes in quarto entre 1798 et 180316.
48Cuvier (1828 : 172-173, 1995 : 163-164) décrit ainsi dans quelles conditions difficiles Lacepède fut contraint de travailler : « Mais ayant écrit son livre [Histoire naturelle des poissons] pendant les années les plus orageuses de la révolution, lorsque la France était séparée des peuples voisins par une guerre cruelle, il ne put profiter de beaucoup de matériaux contenus dans des ouvrages étrangers, et même la grande Ichtyologie de Bloch, cet ouvrage capital, qui était entièrement terminé lorsqu’il commença à publier le sien, ne lui était pas encore parvenu en entier, et ce ne fut que dans le quatrième de ses volumes qu’il commença à citer les six derniers de l’ichtyologiste de Berlin, comme Bloch lui-même, en composant son Systema, publié après sa mort, et même son éditeur Schneider n’eurent connaissance que des deux premiers volumes de M. de Lacépède. On doit toujours faire attention à ces circonstances, lorsque l’on veut comparer les ouvrages de ces deux célèbres ichtyologistes. Une difficulté non moins grande, à une époque où nous avions perdu toutes nos colonies, et où aucun de nos vaisseaux n’osait se hasarder sur les mers, c’était celle de se procurer des poissons des mers éloignées et de les examiner sur nature. »
49Lacepède fut ainsi obligé de baser ses conclusions sur les quelques spécimens qu’il pouvait se procurer au cabinet du roi et auprès d’autres collections relativement plus petites qui lui étaient envoyées par des collègues. La plupart du temps, il s’appuyait sur de l’information de seconde – voire de troisième – main : des dessins et des listes de poissons fournies par divers naturalistes. Mais il extrait ses plus importants matériels des manuscrits de Philibert Commerson. Né à Châtillon-les-Dombes, dans l’Ain, le 18 novembre 1727, Commerson partit étudier la médecine à Montpellier en 1747, obtint sa licence en 1753 puis son doctorat en 1754. Intéressé surtout par la botanique, il constitue un herbier remarquable. C’est à l’occasion de sa participation au voyage de Louis de Bougainville (1729-1811) en 1766, qu’il visita les côtes du Brésil, Montevideo, Buenos Aires, les îles Malouines, la Terre de Feu, Tahiti, des îles proches de la Nouvelle-Guinée, Java. Il meurt d’une pleuresie sur l’île Maurice le 13 mars 177317.
50Lacepède ajouta aux dessins de Commerson ceux que Claude Aubriet (voir plus haut, p. 117) avait copiés d’après les manuscrits de Plumier pour la Collection des vélins (Cuvier 1828 : 173-174, 1995 : 164). Comme on pouvait s’y attendre, ces sources variées n’étaient pas d’égale valeur : « Les hommes qui fournissaient des notes n’étaient pas tous à beaucoup près, des ichtyologistes par profession. Les copies d’Aubriet avaient en plus d’un endroit altéré les originaux, et ces originaux eux-mêmes avaient souvent omis des caractères essentiels. Les dessins de Commerson n’étaient pas toujours rapportés à ses descriptions, et bien des fois M. de Lacépède fit une espèce de la description, et une autre du dessin ; mais ce que l’on croira difficilement, il lui est arrivé plus d’une fois aussi de faire encore une espèce de la phrase caractéristique écrite sur ce dessin. On ne peut s’expliquer ces singulières aberrations que par cette circonstance, qu’il composa ses articles à la campagne, où le régime de la terreur l’avait exilé, loin des papiers qu’il avait consultés, et seulement avec les notes qu’il en avait prises, et par cette autre nomma les figures gravées sur ses planches suivant ce qu’il crut y reconnaître, et non pas d’après ce qui était écrit sur le dessin original qu’il n’avait plus sous les yeux » (Cuvier 1828 : 174-175, 1995 : 164).
51Dans son Histoire naturelle des poissons, Lacepède (1798-1803) ne cite pas moins de 40 dessins de Plumier, dont 37 semblent avoir servi d’originaux pour des dessins figurant dans son travail (voir Tableau pp. 90-93). Cuvier (1828 : 94, 174, 1995 : 84, 164) laissa entendre plus d’une fois que la connaissance qu’avait Lacepède de Plumier était, en réalité, entièrement basée sur les copies des dessins de Plumier réalisées par Aubriet. Mais il existe des indications attestant du contraire : on trouve au moins six gravures figurant dans l’Histoire naturelle des poissons de Lacepède attribuées à Plumier pour lesquelles il n’existe pas d’équivalents dans la collection des vélins (voir Tableau pp. 90-93). Même si cela peut tout simplement vouloir dire que les six vélins en question furent retirés de la collection, ou qu’ils furent perdus, il semble plus probable à ce stade que Lacepède examina et prit des notes directement à partir des originaux de Plumier dans ses études.
52Cinq espèces aujourd’hui reconnues sont issues, au moins en partie, des descriptions de Lacepède et des reproductions des dessins de Plumier. Toutes les cinq sont basées uniquement ou principalement sur les dessins de Plumier, si bien qu’en l’absence de spécimens, les originaux de Plumier conservés à Paris peuvent être reconnus comme des iconotypes, à savoir : le Cephalopholis cruentata (Lacepède, 1802), le Gobiomorus dormitor Lacepède, 1800, le Haemulon plumieri (Lacepède, 1801), le Heteropriacanthus cruentatus (Lacepède, 1801) et Tylosurus acus (Lacepède, 1803) ; avec les qualifications suivantes : pour le Cephalopholis cruentata, Lacepède (1802, 4 : 156) liste cinq sources en plus de celle de Plumier, mais sa figure (pl. 4, fig. 1) a clairement pour modèle une copie de Plumier par Aubriet (MS 24, figure 17).
Georges Cuvier (1769-1832) et Achille Valenciennes (1794-1865)
53La collaboration célèbre de Cuvier et Valenciennes a déjà fait l’objet de nombreux travaux18. Dans leur monumentale étude, Histoire naturelle des poissons, publiée en 22 volumes de 1828 à 1849, ils rassemblèrent la presque totalité des connaissances de leurs temps sur les poissons. Rien n’échappa à leur documentation, à l’instar des poissons représentés et décrits par Plumier. Cuvier et Valenciennes firent, au fil de leurs 11 253 pages, pas moins de 70 références aux dessins de Plumier (voir Tableau pp. 90-93). Bien que la contribution principale (et celle qui occupe la majorité du texte portant sur Plumier), fasse le tri dans les erreurs et les confusions faites par Bloch et Lacepède, les auteurs fournissent des identifications et ajoutent le nom de Plumier à leurs synonymies quand ils décrivirent quatre espèces supplémentaires, aujourd’hui reconnues, en se basant en partie sur les peintures de Plumier : Eugerres plumieri (Cuvier, in Cuvier et Valenciennes, 1830), Lutjanus buccanella (Cuvier, in Cuvier et Valenciennes, 1828), Megalops atlanticus (Cuvier, in Cuvier et Valenciennes, 1847), et Scorpaena grandicornis Cuvier, dans Cuvier et Valenciennes, 1829. Le matériel type existe pour ces quatre espèces dans les collections du Muséum national d’Histoire naturelle, à Paris.
Notes de bas de page
1 Lettre de Plumier à Baulot incluse dans une lettre à Bégon, datée du 16 décembre 1702, Paris ; original perdu, copie du début du xviiie siècle à la Bibliothèque municipale de La Rochelle, extrait de MS 867, ff. 147-152.
2 Probablement la sardine européenne, Sardina pilchardus (voir Valenciennes 1847 : 452 ; M.-L. Bauchot & M. Desoutter, Muséum national d’Histoire naturelle, communication personnelle, 29 janvier 1998).
3 Le manuscrit de Plumier utilisé, très vraisemblablement, est perdu. Qu’est-il advenu lors de la mise en vente des livres et des archives de Bloch, nous ne le savons pas (voir Cuvier 1828 : 93, 1995 : 90 ; Karrer 1978 : 146, 1980 : 186).
4 Sur Feuillée, voir Eyriès (1815), Smith (1819a), Lacaze (1858), Wilson & Fiske (1887), Fournier (1932b : 60-63), Whitmore (1967 : 204) et Marouis (1975).
5 Je suis extrêmement reconnaissant envers Joëlle Garcia et Denis Lamy (Muséum national d’Histoire naturelle, communication personnelle, 6 Avril 2016) pour avoir fourni cette hypothèse alternative afin d’expliquer la méthodologie de Plumier.
6 Il est intéressant de noter ici que Plumier tenait en grande estime Rondelet, Belon, Gessner, et Marcgrave, comme l’indiquent les patronymes de plante qui leur furent accordés : Rondeletia (Rubiaceae), Bellonia (Gesneriaceae), Gesneria (Gesneriaceae) et Marcgravia (Marcgraviaceae). Ce sont là autant de noms génériques qui furent retenus par Linné dans son Species plantarum de 1753.
7 Sur Rondelet, voir Gudger (1934 : 28-30), Oppenheimer (1936) et Cole (1949 : 62-72).
8 Un fac-similé de l’édition de 1558, comportant une préface de François J. Meunier et Jean-Loup d’Hondt, fut publié en 2002 (voir Anderson 2003).
9 Sur Belon, voir Gudger (1934 : 26-28), Cole (1949 : 60-62) et Allen (1951 : 410-412).
10 Sur Gessner, voir Gudger (1934 : 32-36), Allen (1951 : 402-403) et Wellisch (1975).
11 Sur la vie et l’œuvre de Salviani, voir Gudger (1934 : 30-32).
12 Sur Marcgrave, voir Gudger (1912), Whitehead (1979a, 1979b), et White-head & Boeseman (1989).
13 Pour plus d’informations sur les Vélins du Muséum, voir Laissus (1967), Raynal-Roques & Jolinon (1998) et Heurtel & Lenoir (2016).
14 Les monographies de poissons somptueusement illustrées de Bloch connurent de nombreuses éditions ultérieures ; pour un récapitulatif, voir Cuvier (1828 : 143-152, 1995 : 137-141, 144-145). Sur Bloch, voir Karrer (1978, 1980), Karrer et al. (1994) et Wells (1981).
15 Sur Schneider, voir Adler (1989 : 13).
16 Sur Lacepède, voir Cuvier (1827), Swainson (1827), Gill (1872 : 38-39), Appel (1973), Adler (1989 : 14), et Bornbusch (1989).
17 Pour plus d’informations sur la vie et l’œuvre de Commerson, voir Oliver (1909), Role (1973), et Guézé (1974).
18 Pour des informations détaillées sur la vie et les recherches de Cuvier, voir Jardine (1834), Gill (1872 : 41-43), Monod (1963 : 24-32) et Pietsch (1985 : 59-62) ; pour une évaluation des principals caractéristiques des théories et pratiques zoologiques de Cuvier, voir Coleman (1964) ; sur Valenciennes, voir Monod (1963), Appel (1976) et Daget (1994) ; pour un aperçu sur les sources de l’Histoire naturelle des poissons, comprenant des notices biographiques sur tous les collectionneurs et les donateurs mentionnés dans ses pages, voir Bauchot et al. (1997).
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