Le contexte des planches mycologiques de la collection Jussieu
p. 69-77
Texte intégral
Une partie d’un ensemble factice de dessins de la collection des Jussieu
1Les 87 planches mycologiques de Claude Aubriet sont conservées dans un ensemble de 475 dessins et vélins catalogué à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle sous la côte Ms 92. Aucun écrit, essai ou traité de botanique n’accompagne ces illustrations. Cet ensemble factice appartenait à la famille Jussieu et fut vendu en janvier 185854 au Muséum national d’histoire naturelle (lot no 3857) avec le titre suivant : « Aubriet et Melle de Basseporte. Grande collection de dessins et peintures de plantes. Gr in-fol dans un carton ». Il est décrit de la sorte : « De cette belle collection composée de 475 dessins, 192 sont peut-être des ébauches des vélins du muséum. Un catalogue en donne les noms et les numéros. Tous ces dessins sont classés par familles de plantes. Ils sont en partie coloriés. Douze peintures sur peau de vélin font partie de ce recueil. » Entrée dans le catalogue de la bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle sous la côte Ms 92 où il est encore conservé aujourd’hui, le recueil fut commencé par Antoine de Jussieu. Il demanda à Claude Aubriet et à son atelier d’exécuter des reproductions de vélins conservés à la Bibliothèque royale, rue Vivienne, vélins qu’il avait reclassés en partie pour l’abbé Bignon. Puis, d’année en année, le savant compléta la collection de dessins exécutés par divers artistes, tels Madeleine Basseporte, La Contamine, Geroult du Pas, le neveu de Claude Aubriet et un certain nombre de mains anonymes. Léguée ensuite à Bernard de Jussieu puis à Antoine-Laurent de Jussieu, la collection fut considérablement enrichie pour être finalement inventoriée par le bibliothécaire Desnoyers en février 1858 après son acquisition par le Muséum.
2Les planches mycologiques constituent donc une partie d’un ensemble factice de dessins regroupés sur près d’un siècle par la famille Jussieu. La plupart (69) sont des miniatures réalisées sur du papier de format de 41 cm sur 27 cm, format sensiblement similaire à celui utilisé pour l’exécution des vélins d’histoire naturelle destinés à l’enrichissement de la Collection royale. Les autres sont des dessins à la pierre noire, à la plume et à l’encre, au lavis gris et au lavis de couleur comportant plusieurs formats : un seul correspond au format utilisé par les volumes des Mémoires de l’Académie royale des sciences (22 x 16cm), quatre mesurent 27 x 20cm et douze 35 x 23cm. L’ensemble de ces planches est conservé dans une pochette kaki contenue dans le premier portfolio du Ms 92 qui en comprend deux. Le premier contient les planches numérotées de 1 à 244 et le second celles de 245 à 475. Intercalées entre les planches signées « Aubriet pinxit » ou « Aubriet fecit », onze planches non signées se caractérisent par une facture, une mise en page, une technique picturale très différentes. Ces planches sont réalisées par un artiste non identifié à ce jour (peut-être le neveu de Claude Aubriet, employé dans l’atelier de son oncle dans les années 1730).
Une numérotation des planches non documentée
3Chaque œuvre est numérotée par un chiffre apposé par un poinçon à une date non documentée par la Bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle. Il n’existe aucune numérotation de l’Ancien Régime contemporaine à l’exécution des planches par Aubriet. Bien qu’une numérotation moderne ait été réalisée par les services de la Bibliothèque centrale, elle reflète sans doute un rangement des planches exécuté bien antérieurement.
4Lorsque Desnoyers répertorie les dessins de l’ensemble du carton, il commence par les planches de champignons. Il divise son inventaire en 8 sous-ensembles qui doivent refléter le classement de la collection mycologique au moment de la vente en 1858, et rien ne prouve que ce n’est pas le classement réalisé auparavant par les Jussieu. Aux lettres A, B, C, D, E, F, G, H, il appose le nombre de dessins d’Aubriet et ceux qui ne sont pas signés. Le sous-ensemble « A » est constitué de « 27 dessins signés d’Aubriet, l’un daté de 1724 et de 2 dessins non signés », ayant pour point commun des légendes écrites d’une même main encore anonyme à l’heure actuelle. Le sous-ensemble « B » comprenant « 45 dessins d’Aubriet et 7 non signés » aurait été classé selon des critères de mise en page similaires et parce que ces planches représentent des champignons mous à lamelles. Les sous-ensembles « C », « D », « E », « F » composés de un, deux ou trois dessins, renferment des espèces isolées comme les morilles, les pézizes ou des champignons à aiguillons, qui sont aussi figurés dans l’ensemble « G » constitué de 17 dessins de l’artiste et de 2 anonymes parmi des champignons dont le support est le bois. Ce classement des planches ne correspond ni à un classement selon les formats, ni à un classement selon les dates d’exécution des planches, ni à un classement selon un ordre alphabétique des espèces représentées. Les planches sont conservées selon un ordre scientifiquement arbitraire, suivant un embryon de classement déterminé par des caractères mycologiques. Mais, dans ce classement arbitraire, rien n’est probant et aucune classification mycologique créée par les Jussieu (Antoine, Bernard ou Antoine-Laurent) ou par d’autres (comme Tournefort) ne se dégage avec précision.
L’histoire de ces planches de champignons
5Ces planches de champignons furent commandées à Claude Aubriet par le botaniste Antoine de Jussieu qui dans les années 1720-1730 se préoccupa du fait qu’il n’existait pas d’ouvrages mycologiques excellents. Il décida donc d’y remédier en publiant en 1728 deux articles dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences. Le premier est intitulé « De la nécessité des observations à faire sur la nature des champignons et la description de celui qui peut être nommé Champignon-Lichen »55, suivie d’un second « De la nécessité d’établir dans la Méthode nouvelle des plantes, une classe particulière pour les fungus, à laquelle doivent se rapporter, non seulement les Champignons, les agarics, mais encore les Lichens. À l’occasion de quoi on donne la description d’une espèce nouvelle de Champignon qui a une vraye odeur d’Ail »56. L’histoire de la mycologie n’a guère retenu les travaux d’Antoine de Jussieu, qui proposait de former une seule classe pour regrouper les lichens et les champignons sous le titre de « plantes fongueuses ». Le botaniste était fidèle aux conceptions dominantes de l’Antiquité et de la Renaissance, sur le fait que le champignon est une plante. Il porte une attention toute particulière à l’illustration. En effet, dans son premier article, Antoine de Jussieu énumère les ouvrages qui contiennent des figures de champignons : Clusius, Bauhin, Sterbeeck, Dillenius et Ray (fustigeant l’ouvrage du botaniste anglais qui ne possède pas d’illustrations). Il se réfère également aux travaux de Tournefort et à la description des vélins de champignons de Jean Joubert ainsi qu’au Botanicon Parisiense de Sébastien Vaillant. Antoine de Jussieu se propose d’écrire un ouvrage mycologique s’appuyant d’une part sur les illustrations du Père Barrelier conservées dans un manuscrit intitulé « Fungorum gallicanorum descriptio et icones » (1663-1666), et d’autre part sur des dessins représentant des espèces des environs de Paris qu’il fait figurer. Bien qu’il ne mentionne pas le nom de Claude Aubriet, nous savons que l’artiste participe au projet d’Antoine de Jussieu. La preuve en est les dessins étudiés dans ce présent volume. Ils furent exécutés entre 1723 et 1732. Ceci a pu être établi grâce à des datations notées sur neuf dessins : le Polyporus squamosus de la planche 91 a été dessiné fin avril 1723 ; la Collybia confluens de la planche 16 en 1724 ; la Peziza vesiculosa accompagnée du Calvatia utriformis de la planche 26 en mars 1727, comme la Morchella esculenta de la planche 81 ; en juin 1728, le Boletus radicans est dessiné ; puis en 1732 le Coprinus picaceus de la planche 30, la Bulgaria inquinans de la planche 82, l’Hericium erinaceus de la planche 89 et la Lepista nuda (ou sordida) ainsi que la Tremella mesenterica de la planche 96. Bien sûr, à cause d’un manque de documents d’archives et de témoignages plus précis et plus fournis sur les travaux mycologiques d’Antoine de Jussieu, nous ne pouvons exclure le fait qu’Aubriet exécute d’autres dessins avant et après cette période établie d’après les datations données par les œuvres elles-mêmes.
6À la mort d’Aubriet, les planches ne sont plus en sa possession. Elles ne sont pas répertoriées dans son inventaire après décès. Elles sont conservées par Antoine de Jussieu ou par Bernard de Jussieu, qu’il avait désigné comme exécuteur testamentaire. Puis, elles sont léguées à Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) qui les étudia et les légenda en partie. Grâce à un témoignage d’Antoine Nicolas Duchesne (1747-1827) dans sa « Description de deux champignons trouvés aux environs de Paris » en 177257, nous savons que les dessins étaient parfois consultés. Après le décès d’Adrien de Jussieu (1797-1853), Adolphe Brongniart (1801-1876), ancien directeur du Muséum en 1846/1847, Inspecteur général de l’enseignement supérieur pour les sciences naturelles entre 1852 et 1872, Membre du Conseil supérieur de l’instruction publique entre 1852 et 1856, écrit en 1855 une lettre à son ministre de tutelle à propos des collections de la famille Jussieu, donnant un inventaire très bref de l’herbier et beaucoup plus développé des « collections de dessins originaux [que l’]on doit remarquer »58. Brongniart cite de nombreux dessins de Claude Aubriet parmi lesquels ceux exécutés pour Antoine de Jussieu, qui furent ensuite vendus sous le numéro 3857 lors de la vente de la bibliothèque scientifique des Jussieu à partir du 11 janvier 1858 à Paris. Le Muséum d’histoire naturelle se porta acquéreur de ces dessins et miniatures.
Les planches : techniques et composition
7Quel que soit le format de papier utilisé pour exécuter les planches mycologiques, Claude Aubriet emploie toujours les mêmes techniques : pour les planches de petits formats (22 x 16cm et 27 x 20cm) et de moyens formats (35 x 23cm), il utilise surtout la pierre noire pour esquisser la forme de l’espèce, la plume et encre noire/encre de couleur, le lavis gris ou le lavis de couleur. Pour les planches de grand format (41 x 27cm environ), il recourt avec plus d’insistance à la gouache plus ou moins pure et exécute des contours à la plume et à l’encre.
8Claude Aubriet esquisse tout d’abord son dessin à la pierre noire afin d’élaborer une composition cohérente. Puis, dans la forme définie, il va appliquer le lavis ou la gouache en tons nuancés de façon uniforme, et crée le volume parfois rehaussé de petits traits pour donner plus ou moins de luminosité. La touche finale est apportée par une reprise des contours à la plume et à l’encre noire (ou parfois à l’encre de couleurs) pour bien accentuer la spécificité formelle de l’espèce représentée.
9Aubriet encadre le spécimen d’un double trait fait à la plume et encre noire. Ce cadre est surtout utilisé pour les miniatures de grands formats. Il agira plus simplement pour les dessins de petit ou de moyen format se réduisant à un simple trait à la plume et à l’encre noire. Dans ces planches mycologiques, Aubriet ne fait nullement de jeux avec le cadre et dispose dans des compositions non recherchées la même espèce vue sous trois angles différents : en entier, en entier pour donner à voir le dessous du chapeau, et en coupe. Ce n’est pas le rendu esthétique qui prime pour l’artiste dans ces planches, mais plus le rendu purement scientifique du spécimen qui sera ainsi conservé à jamais par l’image et qui suppléera sa perte et son existence éphémère dans un herbier.
Des légendes, témoins de l’intérêt scientifique de ces dessins pour les savants et plus particulièrement Antoine-Laurent de Jussieu
10Les planches de champignons de Claude Aubriet sont caractérisées par deux sortes de légendes : certaines contemporaines à l’exécution des planches et d’autres très postérieures datant de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle.
11Aucune légende manuscrite contemporaine de l’exécution des planches et qui aurait pu être rédigée à la plume et encre noire ne donne la détermination des espèces de champignons représentées. Les seules légendes datant de la réalisation des planches sont des annotations à la pierre noire disposées au verso ou au recto des miniatures et des dessins.
12Elles sont de plusieurs ordres :
13— soit elles se rapportent au lieu d’herborisation ou au mois durant lequel le champignon peut être cueilli et observé in situ dans la nature.
14Selon les inscriptions des planches 1, 62, 66, 78, les champignons peuvent être vus « en septembre à Boulogne » ou « en octobre de Boulogne » comme pour l’espèce figurée sur les feuilles 29, 89, 96. Les espèces des planches 10, 13 peuvent être herborisées « en octobre à Versailles » et celle de la planche 84 « en avril de Vincennes ». Aubriet indique sans doute par ces annotations que les exemplaires représentés furent récoltés en octobre ou en avril dans tel ou tel lieu d’herborisation par ses soins ou alors par une autre personne. Ces observations sont précieuses même si l’on peut regretter que l’année de l’observation dans la nature des spécimens figurés ne soit que très rarement donnée. Elles démontrent que le peintre doit connaître la saison à laquelle les champignons apparaissent, les lieux dans lesquels ils poussent volontiers.
15— soit elles se rapportent à des considérations plus artistiques afin de ne pas oublier certains éléments observés, annotations qui servent le peintre dans son désir de représentation fidèle : des notions sur les couleurs observées sur le modèle à représenter comme pour le tricholome à stipe pointu subradicant de la planche 4 où Aubriet écrit dans un coin que la « cher [est] blanche », sur la planche 8 où l’on rapporte que le « champignon [est] blanc », ou bien pour la planche 16 où l’on indique que « tous le tron est couleur de terre » ; des notations relatives au fait de les peindre ou non comme pour la planche 5 où l’adjectif « pain » pose la question ou alors d’exécuter des rehauts de blanc comme pour les planches 24, 55, 61 où l’adjectif « reluisant » appelle à s’interroger sur le fait qu’Aubriet délègue une partie des finitions aux membres de son atelier. Ces annotations se retrouvent sur d’autres œuvres de l’artiste qui emploie souvent cette méthode (cf. ses dessins botaniques du voyage au Levant afin de se rappeler les couleurs des inflorescences dès que les plantes sont desséchées dans l’herbier ou encore pour ceux de l’Histoire des plantes d’Antoine de Jussieu).
16— soit elles se rapportent à des tentatives descriptives du spécimen présenté au peintre et rédigé par ses soins comme s’il voulait s’essayer aux descriptions des savants.
17Ces descriptions comportent des considérations sur les couleurs évolutives du champignon selon son vieillissement, comme par exemple pour la vesse de loup de la planche 42 ; ou des remarques se rapportant à l’odeur comme pour le Boletus radicans de la planche 95 dont l’odeur puante tire sur « l’audeur de mouche ».
18— soit elles concernent des notions d’échelle de représentation du spécimen sur le support papier comme pour la planche 71 où, pour le Xerocomus sp., Aubriet indique que « ce champignon [est] bien une foy plus grand que cette figr » ou encore pour le Marasmius rotula de la planche 80 qui est soit figuré au « naturel » soit « grossi », présentant toutes ces observations sur une même planche. L’artiste avait déjà utilisé cette méthode artistique lors de son travail pour l’Histoire des plantes d’Antoine de Jussieu. Ce travail mycologique est du point de vue de la pratique artistique et technique dans la lignée des autres commandes exécutées pour ce savant.
19La seconde sorte de légendes est très différente de ces annotations à la pierre noire. Elles concernent exclusivement la détermination des espèces figurées par Aubriet pour Antoine de Jussieu. Ces légendes purement nomenclaturales sont apposées sur des petites vignettes qui ont été montées sur les dessins. Ces petites vignettes ont été rédigées par plusieurs mains à des dates que nous n’avons pu préciser :
- le premier auteur reste non identifié. Il a déterminé les espèces figurées sur près de 24 planches. Cette personne anonyme fixe des déterminations suivant l’ouvrage Herbier de la France (1780-1795) de Pierre Bulliard, les travaux du botaniste Christian Hendrik Persoon, la Flore Française de Lamarck (plus précisément la troisième édition avec Augustin Pyramus de Candolle).
- en revanche, le second auteur est Antoine-Laurent de Jussieu. En effet, une comparaison a été effectuée entre les légendes très développées écrites de la main du botaniste et un cours de botanique contenant un catalogue de plantes démontrées au Jardin royal de Paris en 177259. On constate que les écritures sont similaires : petites et rédigées d’un trait précis aux lettres bien formées. Cette comparaison confirme une annotation de Desnoyers écrite sur la liste dressée en février 1858.
20Antoine-Laurent de Jussieu étudie attentivement le recueil commandé et légué par son oncle. Il décide de donner le nom des espèces représentées sur 20 planches. Il se réfère aux noms donnés par Sébastien Vaillant dans le Botanicon Parisiense (1727) ; au Nova genera plantatum de Micheli (1729) ; au Species plantarum (1753) de Linné ; aux Familles de plantes d’Adanson (1763-1764) ; au Historia stirpium indigenarum Helvetia inchoata (1768) de Albrecht von Haller ; au Mycologia Europaea (1822-1828) de Persoon. Antoine-Laurent de Jussieu se réfère donc à des ouvrages possédant ou non des figures de champignons et ayant plus ou moins de valeur dans l’histoire de la mycologie. Il n’appose ses légendes très développées que sur des planches figurant des espèces connues et déjà représentées par Aubriet, par exemple dans le Botanicon Parisiense (cf. planche 29). Le botaniste fait, pour les déterminations, un travail de compilation assez important sur les planches mycologiques de Claude Aubriet. Pourtant, Antoine Laurent de Jussieu ne révolutionnera pas la connaissance en mycologie, bien qu’il demande dès 1764 à Antoine Nicolas Duchesne de réaliser des herborisations au jardin du Trianon à Versailles afin de récolter des champignons.
Analyse scientifique du recueil par le mycologue d’aujourd’hui
21Nous formulons ici quelques remarques synthétiques, d’ordre scientifique, sur l’ensemble du recueil des planches mycologiques d’Aubriet. Cette collection, relativement à l’époque de sa réalisation, est fort belle et surtout importante d’un point de vue historique, puisque de nombreuses espèces sont, pour la première fois, figurées en couleurs. En outre, ce document iconographique vient exprimer à merveille le regard que les savants du début du xviiie siècle portaient sur les champignons. L’inclusion de ceux-ci dans le règne végétal est parfaitement illustrée par les planches d’Aubriet, comme nous allons le faire voir.
22Les cent vingt trois espèces de champignons peintes par Aubriet sont aussi intéressantes à étudier sur un plan artistique que mycologique, car elles permettent de comprendre comment un dessinateur peut aborder, sans connaissances vraiment précises, l’illustration d’objets naturalistes insolites.
23Aubriet connaît la forme générale, l’aspect physique du champignon. La plupart des champignons observables ont des carpophores pourvus d’un pied et d’un chapeau. La surface de ce dernier est en général faiblement différenciée, et le dessous présente souvent des lames, parfois des tubes ou des aiguillons. Aubriet ne fait aucune faute de représentation à cet égard. Pour les espèces sortant de ce standard « agaricoïde », l’illustration est généralement rigoureuse et ne cherche pas à expliquer la forme, mais à l’illustrer aussi fidèlement que possible : les pézizes et vesses de loup en forme de coupe, les helvelles et morilles aux formes complexes, les clavaires rameuses, enfin les gastéromycètes, sont reconnaissables sans ambiguïté et sans incohérence quant à leur conformation. Le fait qu’Aubriet n’a pas toujours vu les champignons in situ a pour regrettable effet qu’il peut, à l’occasion, les positionner dans le mauvais sens, en « console » : la langue-de-bœuf et l’oreille mésentérique sont manifestement illustrées sens dessus dessous car le peintre, tout en les examinant, n’avait vraisemblablement pas cherché à comprendre l’utilité de la surface fertile.
24La disposition des spécimens exprime un souci évident de présenter le champignon sous tous ses angles : de profil, à chapeau penché en avant pour illustrer le dessus ; couché, pour illustrer l’hyménophore et notamment son insertion au pied ; en coupe longitudinale (presque systématique) pour montrer l’intérieur du pied (creux ou plein). En outre, les changements de couleur par oxydation apparaissent — bien que sur une seule planche. La disposition des spécimens ressemble étonnamment à celle que l’on observe couramment dans les photographies modernes in situ, comme celles, par exemple, des « Champignons du Nord et du Midi » d’André Marchand (1972-1995).
25Sensible à l’esthétique de sa composition toujours très pédagogique, Aubriet reste fidèle à la conception que l’on pouvait alors se faire du champignon : tout comme ses contemporains, il considère que la partie aérienne est un organe végétatif d’une plante. Bien sûr, un progrès apparaît par rapport au Moyen Âge : il ne s’agit pas d’un organisme mystérieux jailli du sol sans explication scientifique, mais d’un être vivant puisant ses nutriments dans un substrat. En toute logique, l’exploration de ce substrat se fait grâce à des « racines ». C’est pourquoi la moitié des espèces est figurée avec un système racinaire plus ou moins développé, allant de l’ébauche de poils simples au système de capillaires plus ou moins ramifiés. On rencontre aussi des structures plus sophistiquées : racines adventives remontant sur le pied lorsque celui-ci est atténué en pointe, très fines et dessinées au trait noir ; racines aériennes rappelant inévitablement celles des plantes épiphytes ; mais aussi d’authentiques rhizomorphes épais, des troncs sectionnés évoquant des artères, et même d’énigmatiques prolongements courts en pointe. Lorsque ces racines sont absentes, le champignon apparaît fixé à un substrat schématisé : feuilles mortes, bois mort artistiquement symbolisé par une poutre couchée, un arbre dressé, ou plus précisément : section de branche, ou pièce de bois anguleuse. On observera sur la planche 30 une association unique de ces caractères : un fragment de branche, au bout duquel le pied du Coprinus picaceus émerge d’une feuille morte stylisée, et d’où sort un chapelet de « racines ». Au-delà de ce strict problème des « racines », Aubriet éprouvait les plus grandes difficultés à figurer la base des pieds des champignons. Est-ce parce qu’on ne lui rapportait que des exemplaires brisés, ou parce qu’il jugeait le caractère peu digne d’intérêt ? Il compensait ce manque d’observation par une illustration assez stéréotypée : celle d’une motte ou d’une plaque de terre, tantôt à peine marquée, tantôt imitant un gros bulbe difforme à la manière de Clusius, au point que les représentations dépourvues de cet attribut sont exceptionnelles ; il s’agit alors, la plupart du temps, de spécimens à pieds représentés coupés. On notera ici la seule incohérence flagrante ressortant de ce lot d’illustrations : la coupe longitudinale montrant un bulbe entouré de terre, tandis que les vues extérieures montrent généralement un pied chaussé d’une motte débordante. Lorsque le pied est réellement bulbeux, l’illustrateur paraît embarrassé. Les volves, présentes sur les amanites, sont figurées de manière « végétale » : celle de l’amanite phalloïde exhibe des écailles imbriquées à la manière d’un bulbe de jacinthe.
26Mais qu’en est-il de la représentation des chapeaux ? Elle est assez standardisée : souvent circulaire, exceptionnellement ondulée, fendue ou festonnée. Le centre, tantôt mamelonné ou conique, tantôt plus ou moins déprimé selon les espèces, est dessiné de manière archétypale : très souvent, qu’il soit déprimé ou mamelonné, le chapeau est artificiellement orné d’un fort ombrage ou même d’un trait circulaire autour du centre, voire de deux. C’est finalement la coupe transversale qui renseigne le mieux sur la forme du chapeau, et qui contredit parfois même l’impression que donnent ces cercles sur le chapeau dressé. La surface est rarement explicitement dessinée ; lorsque l’espèce ne possède pas un caractère marquant, les ombrages prennent le pas sur l’illustration fidèle des couleurs et des reliefs. On notera cependant les belles squames des lépiotes, les flocons (certes assez « caricaturaux ») des amanites. L’aspect luisant ou visqueux semble être exceptionnellement figuré par des traînées blanches disposées de façon circulaire ou radiale. Aubriet illustre fort convenablement la structure fertile du champignon, l’hyménophore, bien que cette partie ne soit décrite en détail qu’à la fin du xviiie siècle. Plusieurs caractères déterminent l’hyménophore : sa structure (lames, tubes, aiguillons etc.), son insertion au pied (« libre », « adnée », « échancrée », « décurrente »), sa densité, ou encore sa profondeur. Pour les champignons à lames (deux tiers des planches), celles-ci sont dessinées (chez les spécimens peints) systématiquement fourchues, avec une exemplaire régularité. Or, à l’exception de très rares genres où les lames sont réellement fourchues (en particulier Hygrophoropsis, renfermant les « fausses-girolles »), ou de quelques genres dont les espèces n’ont que des grandes lames (Russula notamment), les champignons lamellés possèdent des lames intercalées avec des lamellules plus courtes, n’atteignant pas le pied. Ces fourches systématiques ne doivent toutefois rien au hasard : il s’agit d’un choix délibéré de l’auteur, fondé peut-être sur l’analogie avec les nervures des végétaux. L’insertion, caractère pourtant discret et peu mis en évidence par ses prédécesseurs, a curieusement éveillé l’attention d’Aubriet, qui s’attache à l’illustrer de manière pédagogique. Les lames libres des amanites, agarics et lépiotes sont parfaitement figurées en vue de dessous ainsi qu’en coupe. Celles échancrées de divers Tricholoma, Melanoleuca etc., sont plus indistinctement représentées, mais l’échancrure semble être symbolisée par un trait circulaire autour du pied ; dans quelques cas ce même trait s’applique à des lames décurrentes. Cette invention graphique est entièrement attribuable à Aubriet, aucun auteur antérieur ou postérieur n’ayant utilisé ce mode de représentation. Les lames décurrentes sont toujours parfaitement illustrées, arrêtées sur le pied par un trait fin, ou prolongées insensiblement, généralement en conformité avec l’aspect réel des espèces en question.
Planches mycologiques : complément des observations scientifiques et témoins de l’éphémère des champignons à l’instar d’un herbier
27Lorsqu’Antoine de Jussieu commande ces planches de champignons à Claude Aubriet, il a bien sûr en tête de les utiliser pour compléter ses travaux mycologiques. Il le dit explicitement dans son article paru dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences en 1728 : « il y a déjà suffisamment d’espèces connües pour conduire l’ouvrage […] & cet ouvrage demanderoit qu’on ne se borna pas seulement à la quantité des espèces dont on pourroit donner les Figures & les descriptions exactes, mais qu’on y fît servir de préliminaire les observations absolument nécessaires pour l’intelligence de la physique de ces sortes de Plantes » (Jussieu 1728a, p. 270).
28Mais durant le siècle où ces planches sont possédées par les Jussieu, elles deviennent aussi une partie de toute la collection iconographique de la famille et une partie du cabinet de curiosités commencé par Antoine de Jussieu et continué par l’ensemble de la famille, tous les membres étant passionnés de botanique et d’histoire naturelle. Comme le laisse entendre Jean-François Séguier à son ami Pierre Baux dans une lettre du 12 février 1734, Antoine de Jussieu est un collectionneur averti : « Ce Mr a chez luy un ouvrage mss du Père Plumier sur les plantes d’Amérique, en plusieurs volumes in-folio, tous les recueils de champignons que le Père Barrelier avoit fait et un grand nombre des autres plantes dessinées, avec un cabinet des plus complets des autheurs de botanique » (Cordier & Pugnière 2006, p. 70). L’inventaire après décès d’Antoine de Jussieu (par scellés après décès pratiqué par le notaire M. Le Bœuf de la Bret entre le 6 mai et le 2 juin 1758 à la demande de l’exécuteur testamentaire Bernard de Jussieu) permet de préciser les livres de botanique qui étaient possédés par le savant : Horti medici amstelardamensis Plantae rariores et exoticae ad vivum incisae (1706) de Caspar Commelin, les Mémoires pour servir à l’histoire des plantes de Denis Dodart, l’Historia plantarum de Matthias De Lobel, les Elemens de botanique de Joseph Pitton de Tournefort, Le Voyage de l’Amérique par le Père Labat. À côté de ces ouvrages, Antoine de Jussieu possédait un cabinet de curiosités d’histoire naturelle composé de coquilles, de pierres de chine, de coquillages du Sénégal, de fossiles, d’animaux séchés (hippocampes), de mâchoires de requins, d’oiseaux empaillés, de petits poissons, d’ambres, de racines, de porcelaine, d’huîtres et autres animaux marins, de pierres marines, de limaçons, de crabes et langoustes séchées, d’échantillons de marbres, de différents minéraux, de semences, de fruits, le tout placé dans les tiroirs de différentes armoires et complété d’un herbier de 70 feuilles60. L’ensemble de ces objets était également associé aux miniatures d’histoire naturelle de Claude Aubriet et de bien d’autres artistes.
29Alors, pourquoi Antoine-Laurent de Jussieu étudie-t-il avec autant de minutie ces planches de champignons de divers formats alors qu’il aurait pu démontrer un plus grand intérêt (par exemple) pour les planches d’aloès ou les planches de solanum ? Le savant ne laisse pas de témoignages concernant son étude sur les planches de Claude Aubriet mais le simple fait qu’il se donne la peine de légender très précisément certaines feuilles est la preuve de l’importance des planches non pas pour l’exactitude scientifique de la représentation (comme nous l’avons démontré auparavant) mais plus pour la compilation des différentes espèces de champignons des environs de Paris. Au fil du temps et de leur conservation au sein de la collection éclectique des Jussieu, les planches seraient devenues une sorte d’herbier en images des différentes espèces des champignons de Paris. Pour Denis Lamy, l’herbier peut revêtir différentes formes, « de la planche traditionnelle au flacon en passant par les préparations microscopiques ou les aquarelles » (Lamy 2005). Au vu de cette thèse, nous sommes tentés de croire qu’Antoine Laurent de Jussieu utilisait les planches d’Aubriet à la manière des planches d’un herbier. Aussi, les champignons sont-ils éternellement visibles avec tous leurs caractères et la difficulté de conservation des champignons, qui peuvent se déformer, perdent leurs couleurs ou leurs odeurs, est gommée. Aux yeux d’Antoine-Laurent de Jussieu, elles ont sans doute servi de planches comparatives. Elles peuvent être consultées, dès lors qu’un spécimen analogue, ou bien que l’on juge de la même espèce, est herborisé. On sait par exemple qu’Antoine-Nicolas Duchesne fit usage du recueil61.
Notes de bas de page
54 « Catalogue de la bibliothèque scientifique de M de Jussieu dont la vente aura lieu le lundi 11 janvier 1858 et jours suivants à sept heures du soir, maison silvestre rue des bons-enfants 28, salle du premier par le ministère de Me Boulouze, commissaire priseur rue de richelieu. » 67, Paris, H Labille Libraire 5 quai malaquais, 1857.
55 Mémoires de l’Académie royales des sciences, pp. 268-272.
56 Mémoires de l’Académie royales des sciences, pp. 377-383.
57 Paris, BCMNHN, Ms 1277 Description de deux champignons trouvés aux environs de Paris.
58 Paris, BCMNHN, Ms 660, Manuscrits d’Adolphe Brongniart. Pochette Muséum, collections des Jussieu, 1855.
59 Paris, MNHN, MS 1048 Cours de botanique d’Antoine-Laurent de Jussieu.
60 Paris, BCMNHN, fonds Jussieu, Ms 3500, Inventaire après décès d’Antoine de Jussieu.
61 Voir, dans le catalogue, nos commentaires relatifs à la planche 89.
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Les Planches inédites de poissons et autres animaux marins de l’Indo-Ouest Pacifique d’Isaac Johannes Lamotius
Lipke Bijdeley Holthuis et Theodore Wells Pietsch
2006
Les dessins de Champignons de Claude Aubriet
Xavier Carteret et Aline Hamonou-Mahieu Beatrice Marx (trad.)
2010
Charles Plumier (1646-1704) and His Drawings of French and Caribbean Fishes
Theodore Wells Pietsch Fanja Andriamialisoa et Agathe Larcher-Goscha (trad.)
2017