Claude Aubriet dans l’histoire de l’illustration mycologique
p. 57-62
Texte intégral
L’apparition de dessins et de miniatures inédites (dernier tiers du XVIIe siècle-début du XVIIIe siècle)
1Les planches de Cesi sont encore plus originales lorsqu’on les compare avec les autres dessins originaux de champignons du xviie siècle. Pourtant, au cours de ce siècle, quelques savants représentent des champignons non pas d’après des descriptions ou des dessins envoyés par certains de leurs correspondants, mais d’après des spécimens herborisés et inventoriés par leurs soins. Leurs dessins mycologiques complètent alors leurs observations sur ces organismes encore considérés comme des plantes.
2C’est le cas du Père Jacques Barrelier qui, durant son séjour à Rome (1649-1672), réalisa une Historia Fungorum Gallicanorum qui échappera de justesse à l’incendie de la bibliothèque du couvent des Jacobins de Paris, et qui sera possédée par Antoine de Jussieu. Celui-ci exécutera à ses frais la copie de 252 dessins de champignons tracés en marge du manuscrit composé de trois parties rédigées en latin entre 1663-166645. Reprenant la classification du Rariorum plantarum Historia (1601) de Charles de L’Écluse, Barrelier décrit les champignons de France et d’Italie dans un style très personnel en indiquant, comme l’avait remarqué la mycologue Jacqueline Perreau (Perreau 1984, pp. 5-6), non seulement les dimensions, la forme, les couleurs des espèces et le changement des teintes, la fermeté, la saveur et l’odeur de la chair mais aussi le lieu et la date de poussée, la comestibilité ainsi que les noms utilisés par les habitants et enfin certaines particularités physiologiques. En marge de ces longues descriptions, Barrelier dessine les spécimens d’après nature grâce à la technique de la pierre noire ou de la sanguine. Il réalise de bons croquis, simples et réalistes, avec des vues en coupe ou sous différents angles afin de mieux faire remarquer certains détails comme les stries, les écailles, ou le port du champignon… Il s’attache vraiment à figurer la particularité formelle des espèces, et marque aussi les ombres. Toutefois, malgré ce beau travail d’observation, il reste assez difficile de les déterminer avec précision. On ne peut généralement reconnaître que de grands groupes, tels les cortinaires, les inocybes, les bolets, les helvelles ou les clavaires : parfaite illustration de la nécessité de la couleur dans la représentation scientifique des champignons.
3Les dessins de Barrelier seront copiés à maintes reprises et plus particulièrement par le Peintre du roi Jean Joubert, qui est le premier à peindre pour la Collection des vélins du roi une série imposante de planches de champignons. En effet, il réalise près de 219 vélins qui sont décrits en octobre 1703 par le botaniste Danty d’Isnard46, qui précise la taille des spécimens, la forme des chapeaux et indique leur couleur. Bien qu’ils servent de base de réflexion au savant pour ses observations mycologiques (qui restent, faut-il le préciser, très peu originales), les vélins de Jean Joubert donnent des représentations d’une qualité scientifique médiocre, rendant très difficile les identifications. Il faut dire que les sources et les modèles dont le peintre s’inspire sont exécutés à la pierre noire ou à la sanguine ou sont de simples gravures non colorées comme celles publiées dans le Theatrum Fungorum de Sterbeeck ou dans les Elemens de botanique de Tournefort. Mais les vélins de Jean Joubert sont les témoins du commencement d’une ère nouvelle pour l’illustration mycologique : en effet dans les années 1690-1710, dans le milieu scientifique parisien on s’intéresse de plus en plus aux champignons sous l’impulsion de Joseph Pitton de Tournefort. Il entraîne à sa suite des savants comme Danty d’Isnard ou Sébastien Vaillant qui compile près de deux cents planches mycologiques dans un portfolio en maroquin rouge daté de 170447. Vaillant se crée de toute pièce un recueil factice, dont les seules informations descriptives sont contenues dans le nom latin (accumulant jusqu’à une douzaine d’épithètes, dont la première est souvent le pays d’origine, les autres relatives à la couleur de la chair ou à l’usage culinaire). Néanmoins, malgré un désordre apparent par rapport aux classements plus modernes, ils sont déjà classés de la même manière que dans le Botanicon Parisiense en 1727. Les champignons, exécutés dans des styles assez divers, y apparaissent souvent très simplifiés. Pourtant, Vaillant y compile les œuvres des plus grands artistes de l’époque : des copies des champignons italiens par John Ray, des copies de vélins de Jean Joubert, les dessins originaux des Elemens de botanique réalisés avant 1694 par Claude Aubriet, les dessins originaux du Traité des fougères (1705) exécutés par Charles Plumier (Colliard 1981, pp. 157-171).
4Les divers « Fungus », « Boletus », « Fungoides », « Agaricus », « Coralloides » et « Tubera » sont esquissés à la pierre noire avec des contours systématiquement repris à la plume et à l’encre noire. Chaque espèce est déclinée en entier, en coupe et accompagnée de petits détails constitutifs. Les dessins ne sont que très rarement achevés : le botaniste ne réalise généralement qu’un quart de son esquisse en s’appliquant à ne rendre que les caractères qui permettent d’identifier l’espèce : la forme du chapeau ou du pied ainsi que la couleur. Le rendu des caractères est d’une grande netteté mais par trop schématique, ce qui rend les identifications difficiles. Ce sont les dessins de Plumier sur les champignons des Antilles, publiés en noir et blanc, qui sont les plus insolites et les plus intéressants sur le plan scientifique, puisqu’ils ont valeur de types nomenclaturaux pour les espèces décrites par Plumier. Les autres illustrations de ce recueil sont donc d’une valeur scientifique discutable, et contrastent de manière saisissante avec les planches exécutées par Claude Aubriet, que Jean-Jacques Paulet encense dans son Traité des champignons (1793). Ne rapporte-t-il pas que les figures mycologiques parues dans le Botanicon Parisiense (1727) « sont très bonnes » ? Serait-ce parce que le monde scientifique commence à mieux comprendre les champignons, à mieux les appréhender ?
5En effet, durant près d’un demi-siècle, Aubriet réalisera des dessins ou des miniatures mycologiques pour illustrer et compléter les observations et les travaux mycologiques de ses commanditaires. Les planches de champignons occupent une place relativement modeste dans l’œuvre de l’artiste qui exécuta près de trois mille miniatures et dessins. Il ne réalisa qu’environ deux cents œuvres mycologiques, soit près de 7 % de sa production, mais ces dessins sont néanmoins primordiaux dans l’histoire de l’illustration mycologique et dans le développement des premières classifications mycologiques au tournant des xviie-xviiie siècles.
La contribution de Claude Aubriet à l’histoire de l’illustration mycologique
6Il y a, nous l’avons dit, un rapport très étroit entre la qualité des illustrations et l’état des connaissances scientifiques concernant l’« objet » représenté. Lorsque, vers la fin du xviie siècle, les classifications des champignons deviendront plus « scientifiques », qu’elles ne se fonderont plus sur des critères morphologiques grossiers et imprécis ou sur des idées simplement pratiques (la dichotomie entre « bons » et « mauvais »), mais sur des caractères morphologiques nombreux et rigoureux, les illustrations mycologiques gagneront vite en qualité. C’est grâce aux travaux de John Ray et de Joseph Pitton de Tournefort que s’opéra ce tournant décisif.
7Certes, dans sa Methodus plantarum nova (1682), le schéma mycologique que propose Ray n’a rien de novateur. Il distingue, parmi les « Fungi », trois grands groupes, les « Boleti » (champignons à chapeau), les « Tubera » (les truffes) et les « Agaricum » (champignons des arbres), tripartition rappelant d’ailleurs celle de Dioscoride, qui divisait en « Fungi » (champignons terrestres, surtout à chapeau), Tubera (truffes), et « Agaricum » (champignons du bois en forme de console48). Mais, en 1703, dans la version révisée du Methodus plantarum, intitulée Methodus emendata, le naturaliste anglais va introduire un concept de division fondamental dans la systématique des champignons : celui de « lamelles » (lamella, « petite lame » ou « petite feuille »). Les « lamelles » remplaceront alors les fort imprécises « stria » des frères Bauhin ou de Clusius, et surtout Ray proposera, comme essentielle, la dichotomie lamellés/non lamellés. Jean-Jacques Paulet estime que c’est Ray qui a, le premier, traité les champignons de manière moderne. Et « toute la perfection de son travail, ajoute-t-il, se trouve réunie dans la troisième édition de [Synopsis methodica], publié par Dillen » (Paulet 1793, p. 181). Dans cet ouvrage, la classification des champignons est très affinée, mais elle manque malheureusement d’un support iconographique. Les deux premières éditions du Synopsis methodica (1690, 1696) sont dépourvues de toute illustration de champignons. Dans la troisième, de 1724, on trouve une seule planche (tab. I), gravée en noir et blanc, assez médiocre, représentant quelques espèces : un géastre, des mycènes, un Cyathus, et deux petites productions, l’une sur bois (Radulum quercinum Fr.), et l’autre, Onygena quercina Fr., ayant la particularité de croître sur des cornes ou des sabots d’animaux… Si l’apport de John Ray en matière de systématique mycologique fut important, sa contribution à l’histoire de l’illustration mycologique est tout à fait restreinte.
8Les travaux de Tournefort sur la classification des champignons furent supérieurs, d’un point de vue scientifique, à ceux de Ray. Jusqu’aux Elémens de botanique (1694), les rangs taxinomiques, en histoire naturelle, n’étaient pas solidement fixés, car ils n’étaient pas définis avec rigueur. Pour que les progrès s’accélèrent, tant dans le domaine de la classification des végétaux que dans celui des animaux, il fallait que la hiérarchie taxinomique fasse l’objet d’un consensus général. Aux xvie et xviie siècles — et dans une tradition aristotélicienne — on parlait aussi bien de « genres » (genera) pour désigner d’indubitables « espèces », que d’« espèces » (species) pour désigner des groupements très larges, qui sont nos genres ou nos familles actuels. C’est Tournefort qui, le premier, fixa rigoureusement les idées. Il était urgent, à la fin du xviie siècle, d’arrêter dans les esprits le concept de « genre », et c’est donc le grand botaniste français qui s’y employa49. Il dédia la classe XVII de ses Elemens de botanique aux champignons et aux mousses, et l’intitula « Des herbes dont on ne connoît ordinairement ni les fleurs ni les graines » et plus précisément dans le genre II de la section I « Des Herbes dont on ne connoît ordinairement ni les fleurs ni les graines et qui se trouvent sur la terre ». Tournefort se place dans la tradition médiévale dominante, qui veut que les champignons soient des plantes et il le dit explicitement lui-même : « Le champignon est un genre de plante… ». Néanmoins, il abandonne la répartition en trois parties des champignons (Fungi, Agaricum, Tubera), répartition mise en place durant l’Antiquité par Dioscoride et reprise jusqu’au xviie siècle. Il adopte donc un classement en six genres, distinguant les « Fungus » (champignons à pied et à chapeau), les « Boletus » (regroupant la morille, le clathre et le phalle), les « Agaricus » (espèces croissant sur le bois), les « Lycoperdon » (Vesse de loup et affines), les « Coralloides » (champignons « dont le corps est découpé en branches ou en petits brins & lanieres »50, ce qui correspond à nos actuelles ramaires et clavaires), et les « Tubera » (truffes). En 1700, dans les Institutiones rei herbariae, Tournefort ajoutera un septième genre, les « Fungoides », regroupant les champignons en forme de coupe ou d’entonnoir (les « pézizes » au sens large)51. Par ailleurs, en faisant représenter le genre et non l’espèce, il renouvelle également l’illustration mycologique : le dessin du champignon se fait, pour ainsi dire, plus « limpide » ; l’identification devient plus aisée. Claude Aubriet réalise les dessins originaux, qui ont été retrouvés récemment dans le recueil de Sébastien Vaillant, et qui sont gravés dans le tome 3 des Elemens de botanique (planches 327 à 333). Tournefort ne se contente pas de renouveler la systématique mycologique, mais mène aussi des observations sur la culture des champignons qui seront publiées en 1707 sous le titre « Observations sur la naissance et la culture des champignons » dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences (Pitton de Tournefort 1707, pp. 58-66). Cet article est complété d’une gravure d’après un dessin d’Aubriet réalisé avant juin 1699. Même pendant le voyage au Levant, le savant s’intéresse aux champignons et demande à Aubriet de figurer sur une planche, qui fut envoyée le 14 janvier 1701 en France, un Fungus fatidus [sic] penis imaginem referens CB. Cette espèce fut esquissée à la pierre noire et achevée grâce aux techniques du lavis de couleur et de la plume et de l’encre noire52. Le Phallus impudicus y est bien représenté, avec ses rhizomorphes et avec un œuf en forme de boule, d’où déborde un peu de mucus, état jeune du spécimen très délicat à figurer avec réalisme. Aubriet a bien sûr eu en main le champignon juste après la cueillette et dessine bien les petites alvéoles sous la tête. Ce dessin fut copié pour la Collection des vélins du roi, qui fut enrichie de quelques vélins mycologiques de la main d’Aubriet. Celui-ci en exécuta des copies pour Antoine de Jussieu, comme nous le verrons ci-après.
9C’est ainsi que Tournefort, avec sa répartition en sept genres telle qu’elle apparaît en 1700 dans les Institutiones rei herbariae, permet à la mycologie moderne de se développer. Environ un siècle après la parution des Elémens de botanique, Pierre Bulliard indique encore avoir travaillé en s’appuyant essentiellement sur la méthode de Tournefort. Si ce découpage est encore grossier, il faut rappeler que les premiers progrès significatifs dans la systématique des champignons n’interviendront guère avant les travaux de C. H. Persoon et d’E. M. Fries. Carl von Linné (1707-1778), qui règne en maître sur la botanique durant une bonne partie du xviiie siècle, ne contribue guère à améliorer la classification des champignons, organismes à ses yeux peu harmonieux, que son esprit tourné vers l’ode à la création divine parvient mal à cerner. Il écrit, dans Philosophia botanica (§ 310), que « l’ordre des CHAMPIGNONS est encore à la honte de l’art un vrai cahos. Les Botanistes ne savent y débrouiller les espèces des Variétés. » (Linné 1751 [1788], p. 185). Linné semble d’ailleurs avoir ajouté à cette confusion, en ne tenant pas compte de certaines observations importantes de Micheli.
10Même si la découpe proposée par Vaillant dans son Botanicon Parisiense est un peu moins heureuse que celle de Tournefort, elle a le mérite de conserver l’idée de former de grands groupes définis suivant des caractères morphologiques faciles à repérer et bien distincts entre eux. Vaillant répartit les champignons en six familles : « 1. Ceux qui font des Chapeaux sans doublure ; 2. Ceux dont les Chapeaux font doublez de petites houppes ou papilles ; 3. Ceux qui les ont doubles de longues pointes, semblables aux piquants du Herisson ; 4. Ceux qui les font doubles, de tuyaux ; 5. Ceux qui font doubles de nervures rameuses ; 6. Ceux qui font feuilletez » (Vaillant 1727, p. 58). Les champignons seront répartis sur neuf planches. Les gravures sont d’une finesse assez remarquable. La trompette de la mort (tab. XIII, fig. 2-3) est particulièrement réaliste. D’assez nombreux spécimens sont difficiles, sinon impossibles à identifier, mais le noir et blanc y est peut-être pour beaucoup. La qualité des illustrations mycologiques de Claude Aubriet n’a pu qu’être favorisée par la collaboration étroite qu’il entretint avec Tournefort puis avec Vaillant. Les planches des Elémens de botanique sont certainement supérieures à celles gravées en 1753 dans le Methodus fungorum de Gleditsch, et tout à fait comparables à celles de Micheli (1729). Mais les gravures que l’on peut admirer dans le Botanicon Parisiense de Vaillant (1727) sont encore bien plus fines et bien plus réalistes, quoique subsistent, ici ou là, quelques « maladresses » — peut-être issues d’une tradition antérieure héritée de son maître Jean Joubert —, comme sur le coprin de la planche XII (fig. 9-11), aux formes trop régulièrement « géométrisées ». En 1737, dans le Ratio operis du Genera plantarum, Linné (qui militait pourtant contre la figuration en histoire naturelle) apprécie « le Peintre » (Aubriet n’est pas nommément cité) des Elémens de botanique pour sa précision, qui manquait, selon lui, au texte de Tournefort : « Les figures de [ce Peintre] mettent en lumière plus de parties, plus de marques, plus de figures de fleurs, que ne fait la description » (§ 12 ; voir Hoquet 2005, p. 236). Les planches du Botanicon Parisiense seront louées par Herman Boerhaave (1668-1738), qui écrit dans la préface : « Enfin les figures qui sont l’ornement de l’ouvrage surpassent toutes celles que j’ai vuës… ». En 1764, dans la table des matières de ses Familles des plantes (vol. 1), Michel Adanson (1727-1806) considère Aubriet comme « le Peintre le plus habile & le plus exact qu’ait eu la Botanike » (Adanson 1764, p. 168 ; voir aussi p. CXLII)… À la fin du xviiie siècle, dans son Traité des champignons, Jean-Jacques Paulet s’enthousiasmait encore en ces termes : « Cet ouvrage est enrichi de plus de trois cents figures dessinées par le célèbre Aubriet, peintre du Cabinet du Roi. Tout y est représenté avec un soin infini, et on peut dire qu’on n’a encore rien vu de si parfait en ce genre ; les champignons surtout y sont rendus d’une manière supérieure » (op. cit., p. 227). Signalons au passage que c’est dans le Botanicon parisiense que la tristement célèbre amanite phalloïde est figurée pour la première fois (tab. XIV, fig. 5), avec cette courte diagnose : « Fungus phalloides, annulatus, sordide virescens, & patulus… » que complète heureusement la planche très explicite d’Aubriet.
11Il faut revenir sur la question du « décalage » et de l’« accointance ». Une classification scientifique d’objets naturels, si elle est solide et accompagnée d’un corpus terminologique rigoureux, ne peut qu’avoir des effets bénéfiques sur l’illustration de ces objets. Mais la science ne fait pas tout ; l’objectivité et la catégorisation sont nécessaires au dessinateur ou au peintre pour avoir les idées claires, mais ce ne sont pas elles qui assurent la relation de familiarité profonde entre l’artiste et son modèle. L’accointance, ce lien direct et indicible avec la nature, passe par des biais subjectifs, d’ordre quasiment intime. Personne ne peindra vraiment correctement un champignon, s’il ne possède l’expérience purement empirique et privée de la gamme des odeurs, des saveurs, des consistances et des nuances colorées qui compose l’ensemble du monde fongique. On comprend mieux l’extraordinaire qualité des aquarelles du « codex de Cesi » quand on lit les inscriptions qui jalonnent les figures. Ce ne sont qu’indications de couleurs, d’odeurs, de saveurs. La « forme » (qui, à travers la notion d’habitus ou de « port », marque sans doute le sommet de l’intuition, chez un naturaliste) est parfois évoquée, et même le « poids », lorsqu’il s’agit de très gros champignons. Rappelons enfin que pour ce recueil, les champignons furent peints d’après nature, et à l’échelle réelle (x 1). L’accointance, ici, est totale, et elle était manifestement aussi totale entre Aubriet et les plantes. Il faut par exemple regarder, pour s’en laisser convaincre, les dessins des espèces endémiques du Levant réalisées dans la nature lors du Voyage53. Mais, pour les champignons comme ceux de la collection Jussieu que nous allons présenter dans ce volume, on ressent souvent un certain manque de familiarité avec la chose représentée. À cet égard, il y a des détails qui ne trompent pas : l’ajout de racines, de mottes de terre irréalistes, la maladresse à rendre crédible l’échancrure des lames, l’emploi de couleurs fort approximatives (lorsqu’on connaît les espèces figurées), la représentation de spécimens trop jeunes, ou trop vieux. Le manque d’accointance avec les champignons se traduit aussi dans les légendes apposées par l’artiste lui-même : ici, il est avare de ces termes précis qui fournissent d’habitude des indications sur la couleur ou sur l’échelle employée. Pour ces planches de champignons, les figures sont annotées avec parcimonie alors qu’Aubriet peut être très prolifique dès qu’il s’agit de plantes.
12L’ensemble reste néanmoins d’une qualité surprenante pour l’époque. Quelques planches sont même de petits chefs-d’œuvre : le pied-bleu (pl. 19), ou la morille (pl. 81). Le « décalage » entre illustration de plantes et illustration de champignons est infiniment moins grand chez Aubriet que chez Weinmann, qui peignait… dix bonnes années plus tard. Enfin ce « décalage » n’est pas absolument systématique. Le clathre rouge tératologique que Réaumur fait dessiner, d’après nature, à Aubriet en 1713 dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences vaut bien, en expressivité et en exactitude, les réalisations de l’artiste en matière de plantes. Réaumur rapporte ceci : « J’en fis dessiner une fort grande [une « morille branchüe », en fait un clathre monstrueux] par M. Aubriet, dont quelques bouts de branches commençoient déjà à tomber. » (Ferchaut de Réaumur 1713, pp. 75-76). Ce dessin n’est malheureusement pas conservé mais publié dans l’article en question (Roger 1996, pp. 67-74). S’il s’agit indubitablement d’un clathre rouge, le spécimen n’affecte pas du tout sa forme ordinaire : la forme en sphère creuse ou en lampion qui a très tôt fasciné les botanistes (Charles de l’Écluse le faisait déjà graver en 1601) n’est plus visible ici, les « bras » de la cage s’étant disloqués et étalés en une pieuvre repoussante. Cela dit, l’œuf s’est développé dans une excavation de mur, ce qui explique d’une part la forme extravagante du champignon, et d’autre part la confusion de Réaumur, qui ne reconnaît pas le célèbre clathre et mise sur une « plante nouvelle » (op. cit., p. 69)…
13Que l’artiste soit « en accointance » ou non avec les champignons, il participe aux travaux mycologiques des botanistes du Jardin du roi, aux premières observations qui vont permettre aux champignons de devenir des sujets d’étude scientifique à part entière, aux premières études plus approfondies qui vont aider la science mycologique à se développer jusqu’à son « envol », à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Claude Aubriet est l’un des rares artistes du milieu scientifique parisien de la première partie du xviiie siècle à s’intéresser autant aux champignons. Si l’on consulte le catalogue d’œuvres de Hélène Dumoustier de Marsilly, dont l’art est entièrement dévolu aux observations et aux expériences de Réaumur, on remarque l’intérêt unique de cette artiste pour les insectes, alors que le savant mène aussi des travaux sur les oiseaux, les animaux marins ou les batraciens. Le constat est identique quand on étudie les œuvres de Philippe Simonneau (1685- ?), graveur officiel de l’Académie royale des sciences, qui part pourtant en voyage d’herborisation avec le botaniste Antoine de Jussieu en Espagne et au Portugal en 1716-1717.
Notes de bas de page
45 Paris, BCMNHN, Ms 573 Historia Fungorum gallicanorum du Père Barrelier.
46 Paris, BCMNHN, Ms 1290 Descriptions de quelques champignons, vignes, anémones et tulipes par Danty d’Isnard, octobre 1703.
47 Paris, BnF, Département des estampes et de la photographie, Jd 43 Recueil A Sébastien Vaillant.
48 Ce que l’on nomme aujourd’hui, de manière générale, les « polypores ».
49 Voir la définition du genre, in Elémens de botanique, I, p. 13.
50 Elémens de botanique, vol. 1, p. 442.
51 « Fungoides est plantae genus, ad Fungum accedens, cavum tamen pyxidis aut infundibuli formâ. » (op. cit., p. 560).
52 Paris, BCMNHN, Ms 78, carton 4, pl. 459.
53 Paris, BCMNHN, Ms 78 Dessin du Voyage au Levant. Voir étude dans Hamonou-Mahieu, 2006.
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