Préface
p. 9-15
Texte intégral
1Duchesne est sans conteste le précurseur de l’étude de la biologie des fraisiers. Il est également connu pour être l’auteur de l’article sur les courges dans l’Encyclopédie méthodique de Lamarck. En dehors de ces qualités, l’historien des sciences retient que ce jardinier osa entretenir une controverse scientifique avec Linné. C’est à peu près tout.
2En préparant cette contribution, j’ai d’abord pensé qu’il serait difficile d’être original dans des domaines de l’histoire des sciences qui ont fait l’objet de tant de travaux érudits. Quel n’a pas été mon étonnement de constater que Duchesne était ignoré tant des classiques de l’histoire de la botanique (Greene 1983 ; Morton 1981 ; Sachs 1892) que de ceux de l’histoire de la biologie (Vignais 2001) ou de la génétique (Roberts 1929). Tout au plus Davy de Virville (1954) lui consacre-t-il une courte notice, en signalant que l’Histoire naturelle des fraisiers “peut être considérée comme une des meilleures monographies des plantes cultivées du XVIIIe siècle.” Plus récemment, Duchesne a fait l’objet d’une notice dans le dictionnaire du darwinisme (Allorge 1996), mais il le doit au fait d’être cité par Darwin pour ses travaux sur les fraisiers (Darwin 1879).
3Duchesne ne serait-il donc qu’un jardinier spécialiste des fraisiers ? Il suffit de lire l’Histoire naturelle des fraisiers pour comprendre qu’il n’en est rien. Son livre est composé de deux parties, dont la première décrit en détail les fraisiers qu’il a pu cultiver, et s’efforce de reconstituer leur origine, leur histoire et leurs relations botaniques. Après ces 314 pages, pas moins de 118 pages sont consacrées à des “Remarques particulières sur plusieurs points qui ont rapport à l’histoire naturelle générale”. Plusieurs de ces “remarques” sont en fait la discussion et les conclusions théoriques que Duchesne tire de l’exposé des résultats de ses observations et de ses expérimentations. Une telle approche est étonnamment moderne.
La séparation des sexes
4Ce point est discuté dans la Remarque III. “Sur la séparation des sexes dans les capitons et autres plantes”. Pour apprécier les découvertes de Duchesne, il convient de les resituer dans leur contexte historique. Si l’existence du sexe chez les plantes nous paraît aujourd’hui une évidence, peu de nos contemporains, mis à part quelques historiens des sciences, se rendent compte qu’il s’agit là d’une découverte scientifique du XVIIIe siècle. Depuis l’Antiquité, on savait certes que le palmier-dattier était dioïque, et que la pollinisation artificielle favorisait la production de dattes. Mais c’était l’exception qui confirmait la règle générale qui faisait du sexe l’un des attributs des animaux.
5Cette ignorance de la sexualité des plantes n’a pas empêché l’essor des jardins botaniques et des collections végétales. Chose étonnante, la création de nombreuses variétés de tulipes lors de la “tulipomanie” aux Pays-Bas et en France semble bien résulter uniquement du rassemblement de nombreux types de tulipes dans les collections, les abeilles se chargeant de la pollinisation. Il suffisait alors de semer les graines et de trier les individus remarquables. Mais entre la fin du XVIIe et le XVIIIe, des jardiniers astucieux ont dû à de nombreuses reprises deviner le rôle du pollen, qu’il allait revenir aux savants de prouver et de mettre par écrit.
6Les premières expériences de pollinisation (sur des plantes dioïques) ont été publiées en 1694 par Camerarius. Ensuite on signale Bradley (1717) qui a castré des tulipes, et Logan (1739) qui a fait de même sur le maïs. Le premier à avoir réalisé un croisement articifiel serait Thomas Fairchild en 1719 sur des Dianthus. Par ailleurs, Miller (1751) a observé aussi le rôle des abeilles, et Gleditsch (1751) a fait des expériences de pollinisation sur le Chamaerops et d’autres plantes dioïques. Pour la France, il convient également de signaler la publication de Vaillant (1717). Mais il fallut attendre Kölreuter (1760-1766) pour que l’ensemble de ces expériences soit synthétisé et confirmé (Morton 1981 ; Roberts 1929).
7Durant toute cette période, il est frappant de constater à quel point les expérimentations réelles étaient peu nombreuses, et beaucoup moins importantes que les raisonnements philosophiques. Les botanistes semblent avoir admis assez vite le principe que les plantes avaient un sexe, par analogie avec les animaux, mais sans chercher à en tirer toutes les conclusions pratiques. L’attitude de Linné est exemplaire à cet égard, puisqu’il a fondé son système de classification précisément sur les caractères des organes sexuels des plantes. Mais dans sa Philosophia Botanica (1751), Linné place la structure de la fleur sur le même plan que la “castration” (c’est-à-dire l’expérimentation) parmi les arguments en faveur de la sexualité chez les plantes.
8Duchesne arrivait donc à une période où l’existence du sexe chez les plantes était admise dans son principe et enseignée, mais où les modalités de la sexualité au travers des espèces n’étaient pratiquement pas connues. Il avait remarqué que dans ses semis de fraisier capron (Fragaria moschata), répétés quatre années de suite de 1760 à 1763, la moitié des plantes étaient “stériles” et l’autre moitié donnait des fruits. “J’avois déjà remarqué, en examinant leurs fleurs, que les étamines de ces individus stériles étant très-fortes, ils devoient être d’excellents mâles ; mais j’ignorois que celles des individus fertiles fussent absolument impuissantes” (nous dirions aujourd’hui mâle-stériles). Duchesne prouva ce fait en tenant isolé un pot de fraisier femelle, et en vérifiant que les étamines ne produisaient pas de pollen.
9La découverte de la dioécie chez les fraisiers se heurtait à la similitude morphologique des fleurs mâles et femelles, ce qui semblait suffire à Linné pour les déclarer hermaphrodites. Ceci explique les circonvolutions de Duchesne pour accorder le dogme et la réalité : “Ainsi, les sexes étant toujours réunis dans la même fleur, on peut dire que ces plantes sont réellement bissexes par leur nature, quoique l’impuissance de l’un ou de l’autre sexe les rende unissexes dans les effets : les individus mâles ne sont que des hermaphrodites-mâles, et les autres que des hermaphrodites-fémelles : on pourrait les désigner en commun par le nom d’hermaphrodites-unissexes.” (Remarques, p. 30).
10Pour les botanistes de XVIIIe siècle, les plantes se classaient “par leur nature”, autrement dit par des caractères visibles, et il leur était difficile de prendre en compte des caractères observables seulement “dans les effets”, ce qui supposait l’expérimentation. De nos jours, on qualifie seulement d’hermaphrodites les plantes qui présentent à la fois des organes mâles et femelles fonctionnels.
11Rien n’illustre mieux la lenteur de la diffusion des découvertes scientifiques, et le poids du “dogme” linnéen, que la redécouverte de la dioécie de certains fraisiers à plusieurs reprises, en Angleterre et aux États-Unis. Cinquante ans après Duchesne, l’Anglais Michael Keens (1817-18) expose : “Il y a de nombreuses sortes différentes de Hautboys : l’un a les organes mâles et femelles dans la même fleur, et produit abondamment ; mais celui que j’apprécie le plus est celui qui contient les organes mâles dans une fleur, et les femelles dans une autre [...]. Je considère que la bonne proportion est d’un mâle pour une femelle pour obtenir une récolte abondante. J’ai appris la nécessité de mélanger les plantes mâles avec les autres par l’expérience, en 1809 ; j’avais auparavant choisi pour mes plates-bandes des plantes femelles seulement, et j’étais totalement déçu dans mes espoirs de récolte. Cette année-là, soupçonnant mon erreur, je me procurais quelques fleurs mâles, que je plaçais dans une bouteille sur la plate-bande de Hautboys femelles...”
12Au milieu du XIXe siècle, la stérilité restait le premier problème des fraisiculteurs des États-Unis. Wilhelm et Sagen (1974) racontent comment un producteur ignorant de Cincinnati faisait l’étonnement de ses voisins en obtenant des rendements cinq fois plus élevés qu’eux. Son secret résidait dans la plantation alternée d’une plate-bande d’une variété pollinisatrice par sept ou huit plates-bandes de variété productive. Il fallut qu’un comité nommé par la société d’horticulture de la ville mène des recherches pendant deux ans pour conclure dans un rapport publié en 1848 – passé dans l’histoire sous le nom de Longworth Report – que les variétés de fraises se distinguaient par la diversité de leur biologie florale. De façon significative, le comité insistait sur le fait que ces “aberrations permanentes” allaient contre l’opinion de Linné sur la condition normale du genre Fragaria, et que pratiquement tous les botanistes s’étaient contentés de reproduire l’erreur de Linné sans vérifier par eux-mêmes. Si les fraisiculteurs américains tirèrent vite les leçons de ces découvertes, de nombreux savants continuèrent à les contester, amenant Longworth à répondre en 1854 que “pour comprendre le caractère sexuel du fraisier, je pense qu’il faut laisser de côté Linné et tous les grands botanistes et horticulteurs, et examiner soigneusement les plantes en fleurs et apprendre des maraîchers ignorants.” Et il fallut attendre 1925 pour qu’un spécialiste de l’amélioration des fraisiers, Darrow, établisse que la stérilité des fraisiers pouvait aussi être due à des facteurs environnementaux comme le froid printanier.
Le fraisier monophylle et la question de l’espèce
13C’est l’objet de la Remarque II. “Sur la naissance du fraisier de Versailles ; et à ce sujet, sur la distinction des espèces, des races, et des variétés.”
14L’histoire est bien connue du fraisier de Versailles, que Duchesne vit apparaître en 1761 dans une plate-bande de fraisier des bois, et dont il envoya des spécimens à Linné. Ce dernier, sans hésiter, le publia sous le nom d’espèce Fragaria monophylla dans son Systema Naturae de 1767.
15Ce fraisier, dont les feuilles comportaient une seule foliole au lieu de trois, conservait ce caractère quand il était multiplié par semis, et suscita la plus grande perplexité chez le jeune Duchesne. “Comment faut-il le regarder, me suis-je dit alors ? est-ce une espèce ?... il s’en forme donc de nouvelles : n’est-ce qu’une variété ?... Combien, dans les autres genres, y a-t-il donc de variétés, qu’on regarde comme des espèces ? J’ai été long-tems dans cette alternative. [...] il m’a paru qu’il y avoit quelque chose à rectifier dans les idées reçues ; mais que la confusion étoit surtout occasionnée par l’application que différens auteurs faisoient des mêmes mots, à des idées toutes contraires.” (p. 13-14). “Ce raisonnement m’a conduit à regarder les fraisiers, réunis, comme formant une espèce distincte de toutes les autres, et chaque fraisier, en particulier, comme une race ou une variété ; il m’a porté à rechercher aussi leur généalogie”. (p. 14)
16Et Duchesne de conclure : “Il s’agit dans cette remarque d’en tirer quelques conséquences générales sur la distinction qu’on doit faire des caractères fixes et invariables des espèces, d’avec les différences légères et changeantes des races ; sur la constance des unes, et la mutabilité des autres”. (p. 14)
17Après une étude philologique des mots genre et espèce, Duchesne expose combien les naturalistes ont varié dans l’usage de ces mots. “Il arrive bien souvent qu’au lieu de ce mot de race, on emploie celui d’espèce ; ce qui oblige de donner aux espèces le nom de genres...” (p. 18-19) Il ajoute que les botanistes, “ne pouvant s’assurer si les plantes, dont ils parloient, étoient des espèces, qu’en éprouvant si leurs différences changeoient par la culture, ils ont souvent qualifié d’espèces, celles qu’ils ne pouvoient examiner, et ont donné ce nom sans balancer à toutes les races constantes. Il est aujourd’hui certain que si les espèces sont stables, il y a aussi des races constantes dans leurs différences, quoique de même espèce : le fraisier de Versailles que j’ai vu naître, et qui est devenu chef de race lève là-dessus tous les doutes.” (p. 21)
18Après cette conclusion claire sur le statut infraspécifique du fraisier monophylle, Duchesne expose sa méthode : “Il ne reste plus qu’à chercher des moyens pour distinguer surement les races des espèces. Le meilleur sans doute seroit de faire sur les plantes, comme sur les animaux, l’expérience de l’accouplement ; celles qui produiroient ensemble des métis féconds, seroient décidés de même espèce, et celles qui le refuseroient, seroient regardées comme des espèces différentes. Il seroit à souhaiter que les expériences de cette nature se multipliassent”. (p. 21-22)
19Une fois établi ce critère, Duchesne pouvait l’appliquer aux autres fraisiers. Après avoir constaté que le “capiton” (Fragaria moschata) ne pouvait être fécondé par le “fraisier” (Fragaria vesca), il avance ainsi que : “il me semble qu’on ne pourroit guère se dispenser de regarder le fraisier et le capiton, comme deux véritables espèces, malgré leur ressemblance si intime, puisqu’on reconnoît généralement le chien, le renard et le loup, d’espèces différentes, par la raison qu’ils refusent de s’accoupler ensemble. Je me propose bien de faire, non-seulement ces expériences de fécondation, mais encore toutes celles qui me paroîtront possibles sur les autres races, pour leur faire produire des métis” (Remarques, p. 40).
20On voit ainsi que Duchesne avait une conception très moderne de la distinction entre espèce et variété. Après lui, de nombreux botanistes allaient multiplier les expériences de croisements dans le but de jeter les bases d’une classification rationnelle des plantes, et principalement des plantes cultivées dont la multiplicité des cultivars rendait la tâche urgente.
21Cela dit, la confusion dans l’usage des termes, à une époque où la terminologie biologique ne s’était pas encore bien séparée de l’usage commun, n’a pas épargné Duchesne. Dans son propre ouvrage, il introduit son exposé des “diverses races” par une “description de l’espèce” qui est en fait celle du genre Fragaria : “avant que d’entrer dans le détail de leurs différences, il est bon de les considérer toutes ensemble dans la description de l’espèce, c’est-à-dire de l’être idéal que nous substituons à tous les individus de fraisiers nés et à naître.”
22Plus tard, en 1790, l’article Fraisier qu’il signe dans le Dictionnaire encyclopédique de Lamarck commence également par une “description de l’espèce”, et continue par celle des “espèces”, qui sont en fait des espèces pour les unes, des variétés pour les autres, et de surcroît toutes dénommées par des noms spécifiques composés de deux mots.
La méthode expérimentale
23À mainte reprise, Duchesne insiste sur la nécessité d’expérimenter. Dans sa première remarque (p. 10), il critique Miller pour donner une présomption au lieu d’expérimenter. Dans sa troisième remarque (p. 36), il conclut en affirmant : “Les botanistes cultivateurs peuvent seuls tenter de faire des expériences aussi importantes pour l’histoire naturelle, soit, en semant abondamment et observant avec attention, soit même en tâchant d’aider la nature, pour la défigurer, en cette occasion, comme les Hommes l’ont déjà fait tant de fois à leur avantage.”
24Non content d’expérimenter, Duchesne tenait à renouveler ses expérimentations plusieurs fois avant d’en tirer des conclusions : “enchantés de cette découverte, mais sachant bien qu’on ne peut guère conclure sur une seule expérience, nous avons cherché à la réitérer aussitôt”. On retrouve là les pratiques de la science moderne.
25À vrai dire, ce qui frappe le plus, c’est l’assurance avec laquelle le jeune Duchesne ose aller à l’encontre des pratiques des savants de l’époque. Il fait un bilan critique des hybrides présumés rapportés par Linné avec une liberté de ton étonnante : “ne falloit-il pas s’assurer de la possibilité du fait par des expériences ? Et cependant il (Linné) n’en cite aucune à proprement parler.” Quant à la véronique de Linné, “il seroit bien utile de chercher à réitérer cette fécondation par artifice, en arrachant les étamines d’une véronique maritime et la fécondant avec la verveine, pour voir s’il en naîtroit encore une hybride semblable, et je ne puis assez m’étonner que M. von Linné n’ait pas encore tenté de le faire.” (p. 58-59)
26Duchesne fait partie de ces jardiniers précurseurs qui ont pratiqué une botanique expérimentale à une époque où les botanistes se limitaient souvent à travailler sur herbier. Au XIXe siècle, ces jardiniers allaient se multiplier, au point que le siècle a reçu le surnom de “siècle des hybrideurs”. Parmi ces hybrideurs, bien sûr, Mendel et ses pois.
27Cela dit, Duchesne semble s’être contenté dans ses expériences de castrer des fraisiers et de placer à leur côté des pieds de pollinisateurs. Nulle part il ne précise s’il a prélevé du pollen pour le déposer sur des stigmates. Il ne semble pas non plus avoir eu l’idée de créer de nouvelles variétés pour la production de fraises. Il faudra attendre le début du XIXe siècle et en particulier Thomas Andrew Knight (1759-1853), dont Darwin dit qu’il “a opéré sur les fraisiers plus de quatre cents croisements” pour voir apparaître un nouveau type de scientifique, le sélectionneur.
Une vision évolutionniste
28Duchesne vivait dans un climat intellectuel français où les idées de Buffon, de Diderot et d’Alembert avaient imposé l’idée que les plantes et les animaux avaient une histoire, qu’ils avaient changé dans les temps passés et continueraient à le faire dans le futur. Duchesne était également imprégné des conceptions d’Adanson et de Bernard de Jussieu, son maître, sur la classification des plantes. On peut dire avec Allorge (1996) qu’en retour, ses découvertes influencèrent Buffon, Adanson, Bernard de Jussieu et Lamarck.
29Certes, il était un peu tôt, et Duchesne prend ses précautions : “Mais si l’on permettoit à l’imagination de bâtir un système ; voici, je crois, ce que l’on pourrait dire. Un premier individu, étant dénaturé par quelque cause, s’est trouvé impuissant de naissance, c’est-à-dire, pourvu d’étamines avortées ; mais, ses pistilles n’étant point viciés, ils ont été fécondés par les poussières des étamines d’un autre individu semblable, et hermaphrodite parfait... les individus des générations suivantes, produites par ces hermaphrodites mâles et ces hermaphrodites fémelles réunis, ont conservé la même défectuosité, suivant la loi de la ressemblance des enfans à leurs pères et mères ; ils ont formé une race nouvelle”. Ce “système” que Duchesne imagine, c’est le principe des mutations et leur maintien au fil des générations.
30Pour Duchesne en tout cas, il était clair que tous les fraisiers découlaient d’une espèce primordiale. C’est pourquoi il eut l’idée de résumer les relations entre les fraisiers dans une “Généalogie des fraisiers”, qui constitue une phylogénie avant la lettre. Il semble d’ailleurs être le premier à avoir formalisé de cette façon les relations (que nous dirions génétiques) entre taxons (Barsanti 1992).
Les dessins de Duchesne
31Les anciens botanistes s’efforçaient de faire entrer les dessins dans un rectangle debout, pour les besoins de la gravure. Les dessins de Duchesne frappent, eux, par la précision du tracé et le respect de la disposition des organes. On ne peut que regretter qu’ils soient restés si longtemps inaccessibles.
32Le premier auteur à en signaler l’existence et l’intérêt semble avoir été Lee (1964), qui en a publié 6. Peu après, l’historien des fraisiers Darrow (1966) en publiait 11, et Wilhelm et Sagen (1974) 5. Darrow consacrait d’ailleurs un chapitre entier à Duchesne, alors que Wilhelm et Sagen, qui s’intéressaient surtout à l’histoire des fraisiers aux États-Unis, ne le mentionnent qu’à l’occasion de leur présentation des diverses espèces.
Le botaniste cultivateur et le naturaliste profond
33À plusieurs reprises, Duchesne semble parer d’avance les critiques que les savants ne pourraient manquer de lui faire : “C’est aux botanistes profonds que j’ai voulu proposer mes sentimens, pour les soumettre à leur jugement.” (p. 26) ; “Je laisse aux naturalistes profonds à discuter la possibilité de cette formation d’hybrides féconds, tant dans les animaux que dans les végétaux ; je laisse à l’expérience à en décider : je serai content si j’ai pû prouver que du moins jusqu’à présent, il n’y en a point eu d’exemples.” (p. 62).
34À l’époque, les “naturalistes profonds”, Linné en tête, s’étaient fixé comme priorité de réunir dans un système cohérent l’ensemble du monde vivant. C’était une vaste entreprise, et il est logique que ses promoteurs n’aient guère souhaité se disperser. Sachs (1892, p. 412) a critiqué Linné en ces termes : “la tournure d’esprit de Linné, son genre d’intelligence, et jusqu’à ses dons intellectuels, le portaient à n’accorder qu’une valeur médiocre aux preuves expérimentales, du moment où ces preuves ne peuvent être qu’expérimentales. À son point de vue scholastique, il attachait une importance bien plus grande aux raisonnements philosophiques tirés de l’idée de la plante ou de la raison, et il tenait à établir des analogies entre les plantes et les animaux.”
35Si cette critique nous permet de mieux appréhender la grande différence de “tournure d’esprit” entre Linné et Duchesne, elle donne d’autant plus de valeur à l’intérêt que Linné a porté aux découvertes de Duchesne. Si l’expérimentation n’était pas une priorité pour Linné, leurs échanges de lettres montrent qu’il était ouvert à ces approches, ce qui méritait d’être souligné.
36Il n’en reste pas moins que Duchesne devait bien être conscient de son statut dans le monde de la science. Lui-même se qualifie en effet de “botaniste cultivateur”. Quand on rapproche ce qualificatif de celui de “naturalistes profonds”, on ne peut qu’apprécier l’humour et l’ironie cachée derrière la révérence apparente d’un “botaniste cultivateur” persuadé de la justesse de son approche. Comme beaucoup de précurseurs, Duchesne avait raison trop tôt.
En conclusion
37Les découvertes de Duchesne sur les fraisiers ne se limitent pas à ce qui vient d’être exposé. On lui doit la découverte du fait que les cinq plants de fraisier du Chili (Fragaria chiloensis) introduits par Frézier étaient femelles, et ne pouvaient seuls produire de fruits. Duchesne a également confirmé le fait déjà connu empiriquement des producteurs de Plougastel que ces fraisiers du Chili pouvaient être pollinisés tant par le fraisier capron que par le fraisier écarlate. Enfin, il est le premier à avoir émis l’opinion que notre fraisier moderne (Fragaria ananassa) était un hybride interspécifique, et à en indiquer les parents : “Le fraisier-ananas est celui de tous, qui me paroît le plus difficile à placer, dans l’ordre généalogique... je le soupçonne métis du fraisier écarlate et du frutiller” (p. 197).
38Duchesne n’est pas que l’homme des fraisiers. Il a aussi joué un rôle important dans la botanique des courges, et les a également dessinées. Cet aspect méconnu vient d’être bien documenté par Paris (2000a, b), mais c’est là une autre histoire...
39En conclusion, quand on feuillette l’ensemble des dessins de Duchesne, on a l’impression de consulter une base de données iconographique sur les formes sauvages, les cultivars et les génotypes divers qui étaient connus à son époque. Duchesne est l’un des premiers savants à avoir rassemblé une collection pratiquement exhaustive des plantes vivantes d’un genre de plantes d’intérêt économique. Il a décrit en détail tous ces fraisiers, il a étudié leur biologie et il a cherché à établir leurs relations botaniques. C’est exactement ce que font de nos jours les spécialistes des ressources génétiques, avec des outils scientifiques sans commune mesure, mais avec le même objectif de connaissance.
40Loin des bâtisseurs de systèmes, Duchesne ne pouvait qu’être ignoré des historiens de la botanique. Arrivant bien trop tôt, il allait être ignoré aussi des historiens de la génétique, qui commencent avec Mendel. On peut d’ailleurs s’étonner de cette forme d’ingratitude des généticiens, dont la discipline tire son origine des pratiques des jardiniers et des éleveurs, bien plus que des savants. Mais c’est ainsi. Si le propre des précurseurs est d’être ignoré, alors oui, Duchesne est bien un grand précurseur.
Auteur
Ethnobotaniste, INRA – Montpellier
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