Présentation
La collecte et l’Autre
p. 279-281
Texte intégral
1La diversité de connaissances, de compétences et d’intérêts appelés à se côtoyer pour produire des spécimens témoigne des ajustements relationnels et cognitifs qui caractérisent toute rencontre entre des protagonistes dont les attentes sont enracinées dans des univers sociaux et des cultures épistémiques en décalage. En ce qu’elles supposent de rendre leurs perspectives au moins partiellement commensurables les unes aux autres, les opérations de collecte constituent une sorte de laboratoire de mise au jour, et de mise à l’épreuve, des idées que l’on se fait de l’Autre. On observe certaines de ces transactions traitant de plantes et d’animaux morts ou vivants, ainsi que de corps ou parties de corps humains, parfois le sien même, revêtir un sens minimal de marchandise, partagé dans ce dernier cas par les deux parties. C’est ce que révèle le cas d’une proposition de vente par un ex-officier de marine de sa propre dépouille mortelle aux collections d’anthropologie biologique du Muséum national d’Histoire naturelle, au xixe siècle, évoqué par Christelle Patin. Le collecté (l’homme-spécimen) et le collecteur (l’anthropologue) sont reliés par le biais de ce corps transformé en un capital financier, tirant sa valeur des transformations que son activité de marin lui a fait subir. Aussi, la signification de cette expérience en termes d’altérité peut-elle se lire, par-delà tout prisme moral, dans une perspective pragmatique : son altérité, qui résulte d’un parcours social et géographique inscrit tant sur lui-même (tatouages) qu’au-dedans (organes vitaux atteints d’une cirrhose provoquée selon lui par le paludisme), constitue pour le collecté une ressource lui permettant de monnayer, auprès du scientifique, son propre corps imaginé en spécimen.
2La collecte de corps humains peut impliquer d’autres formes de commerce, intellectuel et/ou transculturel, avec ses arènes, ses valeurs, ses négociations voire ses opérations de courtage. Les instructions données par l’anthropologue Paul Broca en 1865 en vue de la collecte de moulages phrénologiques, citées par Romain Duda, l’illustrent de façon exemplaire : outre une palette de compétences techniques, le mouleur doit également déployer des trésors d’ingéniosité sociale et de diplomatie pour convaincre les personnes rencontrées de lui abandonner une réplique d’eux-mêmes. On peut supposer que l’adhésion des phrénologistes à la thèse monogéniste leur a facilement fait comprendre une telle nécessité, en ce qu’ils se figuraient eux-mêmes comme descendant d’une seule et même humanité. Ce penchant, exprimé sans équivoque dans le journal de bord de Pierre Marie Alexandre Dumoutier en Océanie, conduit Romain Duda à concevoir la collecte comme une épreuve ayant métamorphosé ce médecin en une sorte d’ethnologue avant l’heure : pour la durée d’une transaction au moins, le phrénologiste n’avait d’autre choix que de tenter d’adopter la perspective de l’Autre s’il voulait atteindre son but. Parallèlement, ces échanges ne paraissent pas réductibles à leur seule dimension marchande, mais il n’est guère possible d’imaginer ce qu’a pu signifier pour les Océaniens le fait de renoncer à leur chevelure et de lui confier une empreinte d’eux-mêmes. Dans cette situation, la question de l’altérité est en outre redoublée par l’idée du moulage comme dédoublement de soi, dont l’acceptation témoigne peut-être, de la part de ces derniers, d’une réflexivité, d’une possible interrogation sur le rapport que l’on entretient à soi-même, et dont les tenants et les aboutissants nous restent pour l’instant inconnus.
3Dans un contexte tout différent, la démarche de terrain de l’école griaulienne d’ethnologie, analysée par Julien Bondaz, témoigne aussi de la façon dont émerge la reconnaissance d’une altérité et sa constitution en objet de connaissance, marques de la discipline alors en voie d’institutionnalisation. Alors que leurs premières récoltes de plantes avaient pour objectif de les faire « travailler un peu pour le Muséum » dont ils relevaient administrativement et de produire une connaissance utile à la « mise en valeur » agricole des colonies, leur regard se porte progressivement sur les savoirs et la symbolique investis dans les végétaux par les populations étudiées, donnant à voir la façon dont ils sont reliés entre eux, ainsi qu’aux hommes et aux dieux, au sein de cosmogonies autres. On assiste alors au développement et à la systématisation d’une méthode qui s’écarte définitivement du genre de la « monographie de cercle », compilations de connaissances dites « ethnographiques », produites au début de l’exploitation coloniale et commandées par les gouverneurs des colonies aux commandants de cercle à propos des territoires placés sous leur juridiction. En d’autres termes, bien plus qu’un épisode oublié de la naissance de l’ethnobotanique, c’est en réalité un moment fondateur de la création de l’ethnologie sensu lato qui nous est ici restitué par l’analyse des pratiques de collecte.
4Les rapports d’altérité dont témoignent les modalités de la capture de singes, toujours en Afrique Occidentale française, pendant l’entre-deux-guerres, sont en revanche d’un autre ordre. Avec l’Institut Pasteur ouvrant un laboratoire en Guinée française afin de mener des expérimentations médicales et psychologiques sur ces animaux qualifiés de « presqu’hommes » par les chercheurs qui en avaient l’usage, c’est au contraire une logique dépourvue de toute pertinence relationnelle avec la société locale qui fut enclenchée. Seules les battues de singe visant à réduire leurs déprédations agricoles, conduisant incidemment à recueillir des spécimens domesticables, purent rencontrer des attentes locales. Les enjeux liés à l’altérité sont d’autant plus prégnants dans ce cas de figure que les singes eux-mêmes étaient situés, tant pour les colons que pour les colonisés, aux frontières de l’humain, tout en leur accordant des significations divergentes et sans doute irréconciliables. Ici encore, la circulation des spécimens témoigne de processus d’identification ou de rejet de l’Autre sous-tendus par des enjeux politiques et des cultures épistémiques en tension et que l’on retrouve dans les autres contributions entre corps marchandisés ou source de connaissance, ou encore entre plantes envisagées sous une perspective utilitaire ou symbolique.
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