De la théorie à la pratique du terrain
Les ethnologues dans l’empire
p. 341-397
Texte intégral
Si… nous avions défini [notre première partie] par son objet, nous aurions pu l’intituler : étude et apologie de la diversité sociale. Partis de la constatation empirique de cette diversité, nous avons montré, d’une part, qu’elle tire son origine de ce qu’il y a de plus profond dans l’âme humaine et, d’autre part, que l’homme d’action peut et doit la respecter. Nous verrons dans notre conclusion à quelle profondeur métaphysique et morale et à quelle efficacité pratique peut atteindre chez de grands coloniaux ce pluralisme créateur.
— Charles Le Cœur, Le rite et l’outil (1939)
1À partir des années vingt, grâce à l’impulsion dynamique de Marcel Mauss et de Paul Rivet, une formation générale en ethnologie était désormais possible à Paris. La création de l’« Insti » conjuguée au remaniement du « Troca » marquait l’apparition au sein de l’université d’une science de l’homme renouvelée. Pourtant, malgré les apparences, cette « victoire » de l’ethnologie restait à tout le moins précaire, puisque les disciplines traditionnelles de l’agrégation dominaient toujours. Mauss et Rivet consacrèrent ainsi une somme considérable de temps et d’efforts pour aider leurs étudiants. Au Trocadéro, Rivet, aidé par Rivière, étendit largement ses réseaux jusqu’à la haute société parisienne où il trouva parmi ses membres de nombreux soutiens pour financer les expéditions de collecte d’objets ethnographiques. Afin d’organiser les missions de terrain et le bon fonctionnement de l’Institut d’ethnologie, Mauss et Rivet réussirent à obtenir plusieurs subventions auprès de divers organismes français de financement public, mais également auprès de l’International Institute of African Languages and Cultures à Londres et de la Fondation Rockefeller à New York. Cette dernière fondation avait commencé, avant même la première guerre mondiale, à soutenir les sciences sociales émergeantes en France, en Allemagne et tout particulièrement en Grande-Bretagne dont les traditions empiristes semblaient mieux s’harmoniser avec les approches américaines qu’avec celles, plus théoriques, du Quartier Latin1. Et l’empire français fut tout aussi important à la survie de l’ethnologie, ainsi que nous venons de le voir.
2À première vue, on pourrait penser que les efforts constants entrepris par Mauss et Rivet pour promouvoir leurs centres, décrocher des financements, multiplier les contacts étrangers et amasser des objets de collection, sans parler des autres obligations professionnelles et des engagements politiques qui étaient les leurs, prévalaient sur la nécessaire formulation de normes rigoureuses pour la science qu’ils souhaitaient développer. De fait, il a souvent été remarqué que Mauss en particulier, n’avait publié que des fragments —par ailleurs nébuleux— de plusieurs travaux majeurs, et ainsi qu’il n’avait pas laissé de méthode cohérente ou de théorie ordonnée, et encore moins construit une école de pensée distincte avant d’abandonner purement et simplement ses recherches en raison de la seconde guerre mondiale2. Comme Claude Lévi-Strauss l’affirma en 1950, Mauss dans son célèbre Essai sur le don n’inaugura rien de moins qu’« une nouvelle ère dans les sciences sociales », grâce à sa « découverte » du « fait social total ». Mais Lévi-Strauss ajoutait d’un ton orgueilleux « que Mauss n’ait jamais entrepris l’exploitation de sa découverte » constituait l’une des grandes infortunes de l’ethnologie contemporaine3. James Clifford décrivit dans les années 1980 cet « échec » de façon plus indulgente ; selon lui, l’insaisissable notion sociologique des cultures comprises comme des totalités esquissée par Mauss dans les années vingt offrait « à une génération d’ethnographes un répertoire stupéfiant d’objets à étudier et de différentes méthodes pour assembler le monde… Dès lors, l’on ne peut pas parler d’une ethnographie “maussienne” comme on le fait d’une ethnographie “malinowskienne” ou “boasienne” ». Clifford concluait que Marcel Griaule était le premier ethnologue en France à avoir développé une méthode systématique et une tradition de recherche ethnographique fondée sur une pratique du terrain en tant que pratique d’équipe4.
3En fait, si l’on revient sur la première génération des ethnologues de terrain ayant reçu leurs doctorats, pour la plupart des contemporains de Griaule mais moins connus, une vision différente émergera alors des réalisations de Mauss5. Plusieurs des monographies ethnographiques qu’ils produisirent révèlent l’esquisse d’une approche sui generis, inspirée par la compréhension historique et comparative des faits sociaux propre à Mauss et par le modèle anglo-américain du travail individuel de terrain qui allait devenir la norme internationale. Aspect plus important encore : ces étudiants se perçurent eux-mêmes, entre 1926 et 1945, comme constituant une école maussienne. Une telle perception mérite d’être prise au sérieux6. Certains d’entre eux développèrent les idées de Mauss au-delà de ce qu’il avait projeté lui-même, notamment une analyse des effets dévastateurs de la rencontre coloniale. Tragiquement, Vichy et ses effets allaient interrompre la floraison de cette école en France. Parmi cette nouvelle génération d’ethnologues, ils furent nombreux à sacrifier leurs vies pour la Résistance. Quant aux nouveaux universalismes engendrés à la suite de la Guerre froide, de la décolonisation et de la création de l’Union Européenne, ils rendirent politiquement désuète la valorisation typiquement maussienne de la diversité humaine, tant en France qu’à l’étranger7.
4Malgré l’extraordinaire impact qu’eut Mauss sur les étudiants de l’Institut d’ethnologie, il est cependant essentiel de noter qu’un bon nombre furent aussi les émules de Paul Rivet. Si l’on doit certainement à Mauss d’avoir semé de nombreuses graines intellectuelles qui germeront entre les deux guerres, il ne faudrait pas oublier que Rivet aida également de façon décisive cette cohorte d’étudiants par le biais de divers tutorats professionnels. Au-delà de l’exemple qu’il pouvait inspirer de scientifique antiraciste et de militant anti-fasciste, Rivet truffa les départements de recherche au sein du Musée d’ethnographie d’étudiants venus de l’Institut d’ethnologie, ce qui leur garantissait ainsi non seulement une source temporaire de revenus et une visibilité professionnelle, mais également l’expérience d’une autre sorte de « terrain » —celui-ci en métropole— où ils purent apprendre à travailler collectivement8. En résumé, les salles d’expositions du Musée d’ethnographie/Musée de l’Homme ne constituaient que la partie la plus visible de la nouvelle ethnologie universitaire qui émergea pendant ces années-là. On peut soutenir que le laboratoire invisible du « Troca » fut encore plus important. Il offrit, à une époque marquée par les extrêmes, un espace où développer et mettre en œuvre de nouvelles idées de tolérance, de réciprocité et d’empathie transculturelle.
DEVENIR ETHNOLOGUE ENTRE LES DEUX GUERRES EN FRANCE
5N’ayant que peu de perspectives de faire une carrière universitaire faute de débouchés, le choix d’entreprendre une formation en ethnologie constituait un pari risqué, sinon déraisonnable, pour les jeunes chercheurs français. Pourtant, un nombre significatif d’entre eux le prirent. Pourquoi ? On peut répondre à cette question en l’analysant sous deux angles : structurel et personnel. À un niveau plus général, ainsi que Johan Heilbron l’a soutenu à propos de la sociologie durkheimienne entre les deux guerres, les étudiants nés une décennie avant la première guerre mondiale étaient globalement en révolte, les uns consciemment, les autres inconsciemment, à l’encontre de ce qui était devenu une université sclérosée. Les inscriptions en premier cycle à la Faculté des lettres avaient doublé entre 1920 et 1935, sans pour autant que les chaires d’enseignants ne connaissent une progression similaire, dans aucun domaine. Un excédent de diplômés universitaires se retrouvait face à un corps professoral vieillissant et solidement établi, situation qui, à elle seule, appelait les jeunes (et ambitieux) à innover, même avant que la crise économique mondiale ne s’installe. Une constellation de nouvelles tendances intellectuelles s’inscrivit dans ce schéma, du développement de l’école des Annales en histoire à l’apparition des mouvements politiques non-conformistes, « néo- », « anti- » ou « ultra- » (dont beaucoup furent lancés par des étudiants en philosophie), en passant par le rejet du durkheimisme classique par de jeunes sociologues qui se tournaient depuis peu vers les courants de pensée allemands et américains. D’autres encore se mirent en quête d’une carrière pouvant combiner leur engagement de chercheurs avec des aspirations littéraires9. L’attrait grandissant de l’ethnologie faisait partie de cette révolte globale de la génération de 1930 contre les conditions alors prévalentes au sein des sciences humaines elles-mêmes10.
6Grâce aux quelques témoignages disponibles laissés par les acteurs en question, il est cependant possible de se faire une idée plus précise sur la manière dont on faisait le choix d’étudier l’ethnologie. En l’occurrence, des facteurs plus mondains intervenaient souvent. Ces premiers ethnologues furent nombreux à affirmer qu’ils avaient trouvé leurs voies vers Mauss et Rivet tantôt en raison de l’ennui que leur inspiraient les disciplines traditionnelles, tantôt par amour de l’aventure. Ensuite seulement, avaient-ils été séduits par leurs cours et leurs professeurs11. La future africaniste Denise Paulme, par exemple, avait commencé par étudier le droit pour des raisons pratiques. Mais elle découvrit que le seul sujet qui ne l’ennuyait pas était le droit romain et l’histoire du droit. Elle écrivit à ce propos :
Je songeai vaguement à m’intéresser de plus près aux institutions du droit primitif et allai dans ce but m’inscrire à l’Institut d’ethnologie… pour écouter les « Instructions d’ethnologie à l’usage des administrateurs coloniaux, missionnaires et explorateurs » que Marcel Mauss, dont j’ignorais jusqu’au nom, dispensait chaque semaine. Je subis sans aucune préparation le choc d’une grande personnalité12.
7En 1932, diplômée en droit et de l’Institut d’ethnologie, elle entamait ses recherches de thèse sous la direction de Mauss tout en travaillant bénévolement au Musée d’ethnographie aux côtés de Germaine Tillion, une autre convertie à l’ethnographie13. Tillion, qui allait bientôt voyager dans la région montagneuse des Aurès en Algérie, trouva quant à elle son chemin vers Mauss à l’École pratique en 1928, puis à l’« Insti » et au « Troca » en 1931, et ce, après s’être essayée en psychologie, en archéologie égyptienne, en préhistoire, et en histoire des Celtes —autant de domaines alors annexes de l’histoire totale de l’humanité14. Paul-Émile Victor, pour sa part, fuyant la voie toute tracée d’une carrière dans une affaire familiale du Jura, vint à Paris pour faire des études de lettres sans la moindre idée par où commencer. Ce ne fut que lorsque son oncle (Joseph Kergomard, professeur de géographie au prestigieux Lycée Louis-le-Grand) lui donna un exemplaire du Livre de l’étudiant (un guide des cours à l’université) que Victor tomba par hasard sur l’ethnologie. Bien qu’il n’en ait jamais entendu parler auparavant, il reconnut « instantanément » les rêves Polynésiens de sa jeunesse. Il devint vite « un apprenti ethnologue assidu. Acharné. Je ne manquai aucun cours, aucune séance de travaux pratiques au musée (d’ethnographie du Trocadéro devenu Musée de l’Homme), aucune conférence de Marcel Mauss ou de Lévy-Bruhl au Collège de France »15. Victor un autre chercheur, Robert Gessain, mèneront une mission de terrain parmi les Inuits du Groenland, dont les modèles de migrations saisonnières avaient été étudiés en seconde main par Mauss en 1903. Victor n’acheva jamais son doctorat. Il préféra la carrière d’explorateur polaire avant de faire plus tard l’acquisition de sa propre île, dans le Pacifique du Sud. Gessain de son côté, étudiant de Rivet, poursuivit sa voie en anthropologie médicale.
8L’américaniste Jacques Soustelle se rappelle que Célestin Bouglé, le collaborateur de Mauss à L’Année Sociologique et le futur directeur de l’École normale supérieure, le présenta à Mauss aussitôt que Soustelle arriva à Paris de Lyon en 1929 pour continuer à la capitale ses études de philosophie. Mauss avait déjà recruté un autre normalien, Charles Le Cœur, sociologue et ethnographe basé au Maroc. Soustelle, qui grandit en province au sein d’une famille de la classe ouvrière, affirme avoir été marqué de façon indélébile dans sa jeunesse par les récits de découverte qu’il dévorait. En arrivant à Paris, il fut très rapidement déçu par la « jonglerie verbale » et le « jeu intellectuel » de la philosophie telle qu’on l’enseignait à la rue d’Ulm. Soustelle se tourna en conséquence résolument vers l’étude de ce que les gourous régnant sur Paris méprisaient le plus : « ce que l’on appelait “les primitifs” »16.
9André Leroi-Gourhan qui deviendra après guerre un ethnologue et un archéologue de premier plan et le théoricien du « geste », avait arpenté les salles de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle quand il était enfant. À l’âge de quinze ans, il avait déjà lu les travaux du préhistorien Marcellin Boule puis commença à étudier l’anthropologie à l’École d’anthropologie tout en préparant un diplôme de bibliothécaire et en ratissant les marchés aux puces en quête de crânes humains17. Mais ses années d’adolescence furent également marquées par une seconde découverte : celle de la communauté émigrée russe de Paris. Depuis cette rencontre, il allait nourrir, toute sa vie durant, une véritable passion pour les objets et les langues de la Sibérie et de l’Asie de l’Est.
10Claude Lévi-Strauss faisait aussi partie de cette génération. Contrairement à sa femme, il n’avait jamais étudié pour sa part à l’Institut d’ethnologie pas plus qu’à l’École pratique. Ayant grandi dans un milieu artistique, il avait cependant été fasciné, dès l’enfance, par les curiosités exotiques et avait commencé à correspondre avec Mauss une fois installé au Brésil au milieu des années trente. Après ses études de droit couronnées par un diplôme de sociologie et l’agrégation de philosophie en poche, cet intellectuel, un temps marxiste, décida —selon ses dires— d’embrasser la nouvelle science pour le seul attrait qu’elle offrait. Il évoque ainsi son itinéraire personnel :
Vers 1930, on commençait à savoir parmi les jeunes philosophes qu’il existait une discipline nommée ethnologie et qu’elle aspirait à acquérir un statut officiel… Jacques Soustelle fut le premier à donner l’exemple d’un agrégé de philosophie passant à l’ethnologie… J’entrevoyais le moyen de concilier ma formation professionnelle et mon goût pour l’aventure18.
11Cette année-là, il fut bénévole au Musée et entra bientôt en contact avec Mauss, comme il s’en expliquait : « Les études ethnographiques me tentent vivement et je serais très heureux si je pouvais vous demander quelques conseils »19. Sa femme Dina Dreyfus était alors inscrite à l’Institut d’ethnologie et contribua également à sa découverte de cette nouvelle discipline20. Alexandre Pajon, le biographe de Lévi-Strauss, propose toutefois une autre explication possible à sa conversion ethnographique. Il remarqua que Lévi-Strauss était resté fortement impliqué dans les luttes internes du parti socialiste jusqu’à la chute du Front Populaire et qu’il attendit 1937 pour s’investir pleinement dans une mission de terrain qui le conduisit chez les Nambikwara au Brésil. Selon Pajon, le fait que Lévi-Strauss ait perdu ses illusions politiques et sa foi dans l’orthodoxie durkheimienne expliquait en fin de compte son changement de vocation21.
12Si ces quelques exemples confirment que de nombreux étudiants se souvenaient après coup s’être tourné vers l’ethnologie presque par hasard, ils soulignent également qu’il existait une riche variété de trajets menant à cette discipline, avec points de départ aussi divers que l’histoire naturelle, les études classiques (philologie, langues anciennes et religions), l’archéologie, la préhistoire, la littérature, la sociologie, la philosophie et le droit. Ce schéma est d’ailleurs peu surprenant vu l’ampleur des spécialités que l’ethnologie en tant qu’histoire totale de l’humanité était supposée recouvrir dans ses années d’émergence. Cela dit, les réseaux sociaux parisiens furent également pour quelque chose dans le recrutement des nouveaux talents. Griaule s’engagea dans l’ethnologie sur les conseils d’un vieil ami d’école rencontré fortuitement. Jacques Faublée qui travaillait sur Madagascar approcha la discipline lorsqu’il rencontra Thérèse Rivière pendant un cours de préhistoire à l’École du Louvre22. Quant à Georges Henri Rivière, nous avons déjà vu comment il avait gonflé les rangs bigarrés d’ethnographes variés en faisant jouer ses nombreux contacts dans le monde de l’avant-garde et des connaisseurs d’arts : Schaeffner, Leiris et Oddon entrèrent au Trocadéro grâce à lui, et ce fut également le cas de sa sœur Thérèse. Une rencontre imprévue avec une camarade d’étude, Deborah Lifszyc, une émigrée polonaise qui se présentait comme lui au concours de bibliothécaire, incita Leroi-Gourhan à s’inscrire à l’Institut d’ethnologie et à l’École pratique23. Étudiante passionnée par les langues et les religions de l’ancienne Éthiopie, Lifszyc s’était déjà inscrite en ethnologie24.
13Certaines recrues connurent des conversions plus tardives au cours de leurs vies, comme ce fut le cas pour Maurice Leenhardt, un missionnaire protestant qui rejoindra Mauss à l’École pratique après une première carrière passée en Nouvelle-Calédonie. Un autre sous-groupe important comprenait des étrangers ou des étudiants nés à l’étranger : Alfred Métraux, Anatole Lewitsky, Deborah Lifszyc et Boris Vildé ne représentaient en ce sens que le sommet visible de l’iceberg25. Tout aussi frappant, le nombre impressionnant de femmes qui entamèrent des études supérieures dans cette science nouvelle. À titre d’exemples, citons notamment : Élisabeth Dijour, Germaine Dieterlen, Germaine Tillion, Marcelle Bouteiller, Thérèse Rivière, Yvonne Oddon, Deborah Lifszyc, Jeanne Cuisinier, Idelette Allier, Suzanne (née Sylvain) Comhaire et Denise Paulme. Plusieurs autres femmes très cultivées devinrent elles-mêmes des ethnologues chevronnées en collaborant aux côtés de leurs maris, comme ce fut le cas, entre autres, pour Georgette Soustelle, Dina Dreyfus Lévi-Strauss, Éva Métraux, Marguerite Le Cœur et Jeanne Leenhardt26. L’ethnologie offrait une nouvelle profession, facile d’accès, et aux femmes ouvertes d’esprit une façon de valoriser leur éducation et de voyager.
14En fin de compte, il n’y eut qu’une petite fraction des étudiants de Mauss et de Rivet qui découvrirent l’ethnologie par le biais de l’empire, quel qu’ait été le côté, colonial ou colonisé, de leur situation. Suzanne Comhaire était Haïtienne et Nguyen Van Huyen Vietnamien. Paul Mus et Paul Lévy, tous deux nés en Indochine de parents français, retournèrent à Paris pour leurs études, passèrent par l’Institut d’ethnologie avant de revenir à Hanoi pour exercer leurs premiers emplois. Une seconde filière de recrutement « impérial » se fit à travers l’École coloniale qui incitait ses étudiants à suivre des cours à l’Institut d’ethnologie. C’est ainsi que Bernard Maupoil rencontra Mauss et Rivet, et qu’il fut amené à travailler au Musée d’ethnographie en 1931, puis à enchaîner sur un doctorat, le tout avant sa première entrée en fonction comme administrateur en AOF. Il n’en reste pas moins que tous les ethnologues de l’entre-deux-guerres, quelles qu’aient été les voies qu’ils suivirent, furent confrontés à cette réalité : aucun poste universitaire n’existait encore dans le domaine d’expertise auquel ils consacrèrent des années de leur vie.
15Pour cette raison peut-être, les chercheurs qui se retrouvèrent au début de leur carrière à l’« Insti », à l’École pratique et au « Troca », furent prompts à tisser leurs propres réseaux, ce qui constitue un autre trait caractéristique de ce groupe. L’initiation à la discipline débutait par les cours en commun à l’Institut d’ethnologie, où les étudiants faisaient connaissance entre eux et pour la première fois avec leurs professeurs. Le cours de méthodes ethnographiques dispensé par Mauss, ouvert à tous, se révélait particulièrement important27. Les étudiants les plus motivés suivaient aussi les séminaires de Mauss sur la religion qu’il donnait à l’École pratique, puis à partir de 1930 au Collège de France sous l’intitulé de séminaires de sociologie. À l’École pratique, pour obtenir leur diplôme ces étudiants devaient rédiger un mémoire assez court avant d’entamer une thèse de doctorat, beaucoup plus conséquente, à l’Université de Paris28. D’habitude, ils suivaient également un cursus de langues adapté à leurs sujets de thèse à l’École des langues orientales vivantes ou ailleurs, tout en assistant à d’autres séminaires sur des sujets connexes —droit, philosophie, linguistique, histoire des religions, sociologie, préhistoire, anthropologie.
16La formation scientifique en ethnologie mobilisa dans les années trente une dernière institution, mais non des moindres. En 1929, la plupart des ethnologues furent placés dans l’orbite du Musée d’ethnographie de Rivet puisque l’étude et la collecte des objets matériels figuraient parmi les traits caractéristiques de la discipline sur cette période. À l’Institut, chaque étudiant apprenait à identifier les ossements et les objets laissés par les premiers hominidés comme par les « primitifs » du temps présent. Ils étaient nombreux à participer aussi aux récoltes d’objets pour le compte du Musée et à contribuer à leurs montages. Même si les étudiants de Mauss et Rivet ne prirent pas part à cet effort de collecte de manière égale, du moins tous y contribuèrent en donnant de leur temps au Troca selon leurs possibilités. C’est ainsi qu’ils y travaillèrent, envoyèrent et organisèrent des objets ou encore prodiguèrent conseils et soutiens à distance à leurs camarades temporairement en mission sur le terrain. Le Musée joua un rôle considérable dans leurs vies pour une autre raison encore : il abritait la superbe bibliothèque de recherche organisée par Yvonne Oddon29. Proche amie d’un grand nombre de doctorants associés au Musée, Oddon —avec d’autres piliers comme Anatole Lewitsky, Thérèse Rivière et Georges Henri Rivière— s’avéra d’une aide précieuse pour souder ce groupe disparate qui travaillait pour un but commun : professionnaliser l’ethnologie.
17Les correspondances échangées entre Mauss, Rivet et leurs étudiants d’une part, et entre Georges Henri Rivière, Thérèse Rivière, Yvonne Oddon, Anatole Lewitsky et beaucoup d’autres ethnologues d’autre part, témoignent d’un esprit de groupe cimenté par une vocation commune et des expériences partagées : les doutes mais aussi l’exaltation accompagnant les mois de recherche sur le terrain furent un lot commun ; tous furent hantés par les mêmes soucis matériels et les mêmes interrogations quant à leurs choix de carrière, sans parler des formidables défis qu’ils durent surmonter pour mener leurs collectes, présenter leurs objets et rédiger leurs thèses. Dès 1931, Rivet confiait à Georges Henri Rivière à quel point il avait été touché par les « témoignages d’affection » à l’occasion de récents adieux échangés sur un quai de gare : « j’ai mieux compris encore que jamais combien notre petite famille ethnographique m’est chère »30. En 1933, une Oddon exigeante mais attentionnée écrivait à Georges Henri Rivière : « À propos de nos lecteurs, nous commençons à recevoir les nouveaux élèves de l’Institut d’ethnologie, en général gentils et timides, mais vite déçus de ne pas trouver chez nous la science en pilule et le cours de Mauss en comprimés digestibles »31. Depuis Chicago en 1935, elle s’enquérait au sujet de ses amies : « Lifszyc et Paulme sont… encore en vie ? Et Thérèse-Tillion ? »32. Ces dernières menaient alors leurs recherches de terrain dans différentes parties de l’Afrique francophone33. En 1938, André Leroi-Gourhan écrivait ainsi son dépit à Anatole Lewitsky après une année passée au Japon : « Je ne reçois aucune nouvelle du musée. Ayez pitié de mon exil et dites moi qui et ce qu’on voit au musée… Excusez moi auprès des amis du musée : Oddon, Allegre, Davant, Joubier, Kelley, Leiris, Bouteiller, tous les autres et surtout Lifszyc. J’ai horreur des cartes postales »34.
18En 1936, dans une lettre adressée à l’une de ses étudiantes, Idelette Allier, Mauss, abordant le prochain départ de deux ethnologues pour le Cameroun, s’exprimait avec admiration mais également sur un registre typique, plus grave, quand il s’agissait de l’avenir de ses nombreux protégés : « Chose extraordinaire, nous trouvons même des ressources matérielles pour ces jeunes gens ; et ils ont vraiment tous un beau mépris des soucis de carrière. Ceci aussi m’est une consolation »35. Un an plus tard, Mauss écrivait à Métraux, la plume enlevée, dans un élan d’optimisme dû à l’ouverture prochaine du Musée de l’Homme : « Ici tout l’ethnologie est… en voie de devenir »36. Peu après, à l’occasion de sa nomination au grade d’Officier de la Légion d’Honneur, Mauss recevait une lettre de félicitation signée par un grand nombre de ses étudiants alors en France ou présents ce jour là au Musée de l’Homme —notamment Jacques et Georgette Soustelle, Anatole Lewitsky et Michel Leiris37. Mauss demanda à Lewitsky, au titre du « plus ancien de tous », de dire à « vos camarades combien je suis touché de leur démarche et qu’elle est l’une des seules choses qui me fasse plaisir dans cette affaire »38. Mauss venait de recevoir une lettre d’une recrue nouvelle qui avait fui la Russie bolchévique, Boris Vildé ; Vildé, en mission à Petseri, en Estonie, le remerciait pour son « enseignement. Très sincèrement. Vous savez préparer les élèves à la complexité des faits à observer »39.
MAUSS L’ENSEIGNANT
19Manifestement, d’après les témoignages cités plus haut, Mauss avait éveillé de nombreuses vocations parmi les ethnologues de la première génération. Mais, au fond, qu’est-ce qui les séduisait autant ? La mort de Durkheim et le traumatisme de la première guerre mondiale avaient profondément transformé la personnalité de Mauss, tant sur un plan personnel, intellectuel que politique dans une mesure qui allait directement profiter à la seconde phalange de ses étudiants. Au début des années vingt, Mauss entra dans l’une des périodes les plus fécondes de sa vie : il ressuscita L’Année Sociologique, une parution d’avant-guerre ; il se dévoua à l’enseignement de l’ethnologie, à l’écriture de ses travaux ; il renoua avec le journalisme et de nouveau avec la politique socialiste. Ce qui ne l’empêcha pas, dans le même temps, de rejoindre divers réseaux ayant marqué son existence d’avant guerre, qu’ils soient universitaires, juifs, républicains ou familiaux. Pour les membres du clan Durkheim, la participation intensive à deux mondes ne s’avérait pas vraiment une nouveauté ; juifs français, assimilés et patriotiques, ils étaient également imprégnés de culture juive traditionnelle. Dans le cas de Mauss, cependant, évoluer au sein de différents milieux socioculturels semble lui avoir conféré l’envie de faire toujours plus de « rencontres » dans sa vie —et après les guerres fratricides de 1914-1918, de pointer l’urgent besoin épistémologique et politique de placer au premier plan les rencontres productives. Après la disparition de l’imposante figure de son oncle, Mauss abandonna le réductionnisme sociologique souvent abstrait de Durkheim et commença à développer une approche plus concrète pour étudier les sociétés humaines qui l’amena, ainsi que ses étudiants en ethnologie, à envisager les sociétés archaïques selon leurs modalités propres.
20Comme une étude récente l’a montré, l’ethnologie de Mauss entre les deux guerres partait de l’hypothèse que l’interaction entre l’intérêt personnel et l’attention pour autrui était synonyme de la condition humaine, et que chaque société développait son propre système de valeurs et ses usages rattachant chaque individu à l’ensemble collectif, sans sacrifier leur liberté d’action40. La compréhension de l’Autre exigeait donc, pour citer Maurice Merleau-Ponty sur Mauss, de « saisir le mode d’échange qui se constitue entre les hommes par l’institution, les connexions et les équivalences qu’elle établit » —en résumé, les formes matérielles et symboliques de réciprocité ayant toujours existé entre les personnes et la société plus large à laquelle elles appartenaient41. Mauss croyait également qu’en matière de tels échanges, les peuples archaïques pouvaient donner des leçons aux Français et Françaises modernes. La critique de Mauss à l’encontre de sa propre société, celle du début des années vingt, résultait de son engagement politique en réponse aux pertes personnelles qu’il avait déplorées pendant la guerre, mais aussi au développement du communisme en Russie et à la forme de capitalisme plus rationalisé qui s’implantait en France. Scandalisé par la destruction radicale de tous les liens sociaux orchestrée par les Bolchéviques, découragé aussi par l’éloge que sa société faisait d’une activité économique débridée, il rejoignit le mouvement coopératif international naissant. L’équilibre auquel le mouvement aspirait entre volontarisme et intérêt personnel, entre la recherche de l’intérêt collectif et celui de l’individu, séduisit l’esprit pragmatique et l’éthique démocratique de Mauss42. Ses engagements eurent pour effet de l’éloigner quelque peu de l’étude des religions et de le pousser d’avantage vers l’anthropologie économique et sociale.
21L’avènement de l’Institut d’ethnologie et la chance de préparer une nouvelle génération de doctorants prêts à partir sur le terrain tombaient à pic. Mauss vit ainsi s’ouvrir devant lui un vaste champ d’action lui permettant de tester empiriquement sa connaissance des sociétés non-européennes et vérifier ses hypothèses sociologiques qui les étayaient. Mauss s’engagea alors dans une relation dynamique avec ses étudiants, lesquels arpentaient le terrain pour recueillir des données comme jamais Mauss ne l’avait fait. Il fournit à ceux d’entre eux qui se montraient réceptifs à son angle de vue sociologique les outils herméneutiques nécessaires et les contextes plus larges pour envisager l’entière complexité et l’humanité des peuples qu’ils observaient43. Il en découla un héritage intellectuel plus cohérent qu’on ne lui reconnait généralement. Mauss inaugura ainsi deux traditions ethnographiques distinctes parmi ses étudiants. La première était fondée sur l’idée qu’il devait exister une division du travail entre —selon les termes employés par Benoît de l’Estoile— « le stade de la description, de la collecte des faits, de la monographie » et « celui de la synthèse, de la généralisation et de la découverte de lois »44. Et en effet, le cours d’ethnographie professé à l’Institut d’ethnologie avait été instauré et financé notamment pour faire en sorte que la collecte et la description des données puissent être effectuées non seulement par des ethnologues professionnels, mais également par des missionnaires, des voyageurs et des administrateurs, avant qu’il ne soit « trop tard » —précisément parce que Mauss et Rivet insistaient sur le fait que la théorie devait venir seulement après le rassemblement des données. Eux-mêmes avaient été formés à cette méthode. De nombreux étudiants de Mauss allaient devenir de remarquables ethnographes descriptifs.
22Ceci dit, Mauss estimait qu’il existait plusieurs voies pour accéder au but désiré de la « synthèse », de même, dans son esprit, pouvait-on imaginer de plusieurs manières la division du travail dans la production du savoir ethnologique. De l’autre côté de la Manche, à la London School of Economics, la nouvelle école d’anthropologie sociale de Malinowski défendait l’idée du travail de terrain individuel, à partir duquel l’étudiant/étudiante produisait toujours sa propre analyse fonctionnaliste d’une société donnée45. D’après ce modèle, l’ethnographe devait apprendre à vivre avec ses sujets indépendamment et respectueusement afin de dégager un premier éclairage sociologique. Malgré son manque d’expérience de terrain, Mauss encouragea ses meilleurs étudiants à suivre cet itinéraire « alternatif » vers la synthèse —une synthèse, cela dit, axée sur une analyse non tant des « fonctions » des institutions sociales mais de ce que Keith Hart a appelé « les personnes réelles agissant en société »46. Plutôt que de disperser son talent intellectuel vers une multitude d’activités sans pouvoir mener à terme aucune d’entre elles, Mauss contribua en l’espace d’une dizaine d’années à mettre sur le papier un modèle distinct, celui d’un travail de terrain « à la française », qui s’élevait contre les présupposés faciles de la supériorité raciale et culturelle de la civilisation occidentale.
23Pour mieux saisir les idées de Mauss et leurs influences sur ses étudiants, il convient en premier lieu de revenir sur les travaux marquants de l’enseignant (ou du « maître » selon la terminologie employée par les étudiants envers leur mentor), comme des contextes politiques dans lesquels ils apparurent. Pour pénétrer l’ethnologie particulière de Mauss, on peut prendre comme point de départ une conférence qu’il donna en 1920 sur la question du nationalisme, dans laquelle il traita du sujet de la race qu’il n’abordait d’ordinaire que rarement47. En tant que patriote et sociologue, Mauss, au même titre que Durkheim avant lui, considérait que la nation constituait l’unité la plus large à l’intérieur de laquelle la solidarité —ou l’intégrité morale— était possible48. Par ailleurs, Mauss croyait que le socialisme moderne pourrait s’épanouir en France pour peu que les dangers d’un nationalisme excessif soient évités. Les nations, écrivait-il, formaient des types particuliers de sociétés intégrées, caractérisées par un gouvernement central stable et permanent, des frontières fixes, et une relative unité morale, mentale et culturelle de ses citoyens, lesquels adhéraient consciemment à l’État et à ses lois49. La France, l’Angleterre et l’Allemagne en étaient les exemples les plus accomplis, « de belles fleurs, mais encore rares et fragiles, de la civilisation et du progrès humain » où « la civilisation et le sens du droit sont plus pleinement développés »50. Puis Mauss précisait que tandis qu’« une nation moderne croit à sa race, à sa langue et à sa civilisation », en réalité les concepts de race et civilisation s’avéraient des créations de la nation et non l’inverse51 ; « en somme c’est parce que la nation crée la race qu’on a cru que la race crée la nation » et pareillement « alors que c’est la nation qui fait la tradition, on cherche à reconstituer celle-ci autour de la tradition »52. Comme Rivet, Mauss n’abandonna jamais l’idée que les races pures aient pu exister dans un passé lointain. Il maintint également que l’histoire humaine était celle de la fusion des races déterminée par des facteurs sociaux, faisant de la race un fait biologique fondamentalement instable, « un effet » et non une « cause » de ce comportement social qu’était la construction nationale53. Une nation digne de ce nom ne pouvait qu’être le produit de « tous les citoyens qui [la] composent et participent à l’idée qui la mène »54.
24L’inversion faite par Mauss de la relation essentialiste race/nation débouchait sur une question plus vaste : si les citoyens « inventaient » leurs origines raciales, leurs traditions et leurs civilisations, dès lors par quel moyen « réel » une nation se faisait-elle ? Pour simplifier, les nations —comme toutes les sociétés— se formaient lentement, à travers les âges et les contacts inter-sociaux, autrement dit les échanges. Aucune société n’existait en vase clos dans le monde et « … historiquement, et aujourd’hui, en fait, moins que jamais, les sociétés n’ont été formées les unes sans les autres »55. Plus encore, les éléments communs que les sociétés en viennent à partager par le biais de la circulation des personnes, des objets et des idées forment les « civilisations ». Les sociétés, les nations y comprises, « sont plongées dans un bain de civilisation ». Façonnées ainsi, les sociétés « vivent d’emprunts ; elles se définissent plutôt par le refus d’emprunt que par la possibilité d’emprunts », mais d’une façon ou d’une autre, c’est en partie ce qui lui est extérieur qui forme la culture de n’importe quelle société donnée56. Mauss concluait alors que « les phénomènes de civilisation » les plus essentiels, à s’être le plus largement diffusés depuis les débuts de l’humanité jusqu’à nos jours, étaient technologiques : « une société fait tous ses efforts pour adopter et faire siennes les techniques dont elle constate la supériorité… On ne saurait exagérer contre les réserves absurdes des littérateurs et des nationalistes, l’importance des emprunts techniques, et le bienfait humain qui en dérivait »57.
25Ici, l’attention que Mauss portait aux outils et techniques, par-delà les riches faits sociaux qu’ils incarnaient, se révélait particulièrement novatrice. Son intérêt particulier pour le rôle omniprésent des échanges dans l’histoire humaine en ressort aussi, et constitua un défi pour la vision racialiste de l’État-nation européen. Cette vision envisageait à tort les nations comme des unités organiques au lieu de les considérer comme des entités construites, basées sur le libre arbitre des droits égaux, une langue et une culture partagées, mais aussi des rencontres avec d’autres cultures et d’autres nations. L’essai ethnologique le plus important produit par Mauss entre les deux guerres, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1925), allait aiguiser davantage encore cet intérêt historiciste pour les rencontres humaines, individuelles au sein d’une société donnée, mais aussi collectives entre sociétés. Se concentrant sur une institution humaine universelle qu’aucun sociologue n’avait identifié auparavant, et encore moins tenté de théoriser —le don et le contredon—, Mauss démontrait en particulier que les échanges dans les sociétés archaïques et européennes anciennes engageaient la personne entière, tandis que les échanges dans les sociétés occidentales modernes se trouvaient réduits à une dimension économique impersonnelle. D’une façon ou d’une autre, cet essai brillant influencera tous les travaux de ses étudiants58.
26Comme Harry Liebersohn l’a montré, Mauss s’appuya dans l’Essai sur le don sur les missions de terrain pionnières de plusieurs de ses collègues ayant étudié ce que l’on appelait à l’époque « l’économie primitive » (les enquêtes de Franz Boas sur les Kwakiutl du Pacifique du Nord Est, celles de Richard Thurnwald sur les Banaro de Nouvelle Guinée et plus significativement, celles de Bronislaw Malinowski sur le commerce Kula des îles Trobriand) pour avancer que l’institution du don chez les tribus du Pacifique entraînait généralement un système complexe d’obligations mutuelles, au sein duquel un contre-don répondait toujours à un don. Au tournant du vingtième siècle, l’« économie primitive » constituait une nouvelle branche de l’anthropologie. Plutôt que de supposer —comme l’avait fait une génération précédente de chercheurs— que les peuples archaïques ne connaissaient aucune organisation économique, chaque famille étant « autonome », Boas, Thurnwald et Malinowksi révélaient l’existence de dispositions économiques extrêmement complexes dans chacun des groupes ethniques qu’ils analysèrent, et au sein desquels l’honneur, l’acquisition matérielle et la reconnaissance du statut social s’entremêlaient59. Ces révélations cruciales conduisirent Mauss au concept du « don » et « contre-don » qu’il appela de façon célèbre « un fait social total », autrement dit une institution qui « implique tous les aspects de la société dans un entrelacs de responsabilités partagées »60. Ne se contentant pas de la seule ethnographie du Pacifique, Mauss continua à accumuler des données similaires empruntées à la Rome antique, à l’Inde ancienne et aux sociétés germaniques anciennes. Ses investigations l’incitèrent à conclure que le don et le contre-don avaient fonctionné de tout temps et qu’ils existaient également dans sa propre société —et ce malgré l’image auto-projetée des Occidentaux modernes sous les traits de personnes n’attachant qu’une valeur matérielle aux objets échangés, et pour qui les dons s’avéraient toujours « libres » et sans obligation en retour.
27Dans l’analyse de Mauss, les échanges de prestations dans leur forme archaïque n’étaient pas fondés sur l’égalité, pas plus qu’ils n’imposaient nécessairement une relation amicale ou la perte de l’initiative personnelle. Dans l’un des exemples les plus frappants qu’il ait donné, celui des potlatch Kwakiutl, les dirigeants rivalisaient entre eux pour évaluer combien de dons ils pouvaient faire chacun. Le match nul prenait fin lorsque un chef particulièrement puissant détruisait la richesse de son propre clan, dans une gestuelle d’excès qu’aucun de ses rivaux ne pouvait dépasser. Pour excessives qu’apparaissaient ces rencontres, de telles pratiques avaient l’avantage de canaliser une rivalité violente entre des individus et des groupes en faveur de formes plus pacifiques de coexistence —un effet que Mauss choisit de souligner. Fait tout aussi important pour le socialiste et le professeur Mauss (qui suivait de très près ici Malinowski) les prestations offertes et retournées plus généreusement encore dans chacun des exemples qu’il donna ne se réduisaient jamais à une seule rémunération quantitative. L’honneur, une valeur résolument non utilitariste, était également en jeu. Un don échangé était aussi porteur de l’esprit du donateur, ce qui indiquait clairement par exemple, comment le prestataire et le destinataire qui rendait le don se positionnaient dans la famille, le village ou plus largement la société. Les peuples archaïques en résumé, étaient impliqués dans toutes sortes d’échanges, tant matériels que symboliques en nature, fondés sur une équation : posséder équivalait à donner. Ces transactions en échange garantissaient leur solidarité61.
28Si Mauss admirait manifestement la solidarité produite par ces échanges, son essai ne cherchait pas à idéaliser un passé perdu. Le développement dans le monde occidental du contrat individuel défini par le marché, où les produits circulaient de plus en plus indépendamment de leurs propriétaires, représentait une suite logique des pratiques antérieures de don et de contre-don. Mais Mauss suggérait dans sa conclusion que ses contemporains pouvaient tirer avantage d’une réintroduction de certaines formes perdues de réciprocité dans leurs pratiques économiques et sociales et ce parce que les termes modernes du commerce violaient le sens humain de la justice et l’empathie mutuelle62. Critiquant à la fois « l’excès de générosité et le communisme » comme « l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois », les dernières pages de son essai finissaient sur une série de recommandations : encourager un plus grand sens de la philanthropie chez les riches, limiter les profits spéculatifs, élargir la protection de l’État aux citoyens les plus faibles, et se doter d’une société civile robuste —le tout dans l’esprit dans l’esprit du don et du contre-don63. La paix future n’exigeait rien de moins :
Voilà donc ce que l’on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre… C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su —et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir— s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de [la] sagesse et de [la] solidarité [des sociétés archaïques]64.
29L’ethnologie élaborée par Mauss dans l’Essai sur le don était particulièrement innovatrice pour son temps. À plusieurs titres. Les contemporains allemands et anglo-américains de Mauss avaient ouvert la voie à des méthodes ethnographiques modernes et une meilleure compréhension des systèmes d’échange, sans équivalent chez les économistes du dix-neuvième siècle malgré leurs enquêtes détaillées et leurs analyses de telle ou telle population spécifique. Mais contrairement à Mauss, ils n’avaient pas intégré à leurs travaux des données sur les anciennes institutions européennes, ni synthétisé les données collectées par d’autres chercheurs. Par ailleurs, tandis que les autres ethnologues voyaient dans l’émergence d’un don volontaire et libre en Europe un « progrès » vers un sens éthique plus civilisé, Mauss soutenait exactement l’inverse : l’exemple frappant des sociétés « primitives » indiquait que la forme pleine et authentique du don impliquait la réciprocité65. Enfin, Mauss était également pionnier pour une troisième raison majeure. Dans son essai, il soutenait que toutes les institutions sociales devaient être prises en compte dans leur état vivant plutôt que statique parce que, ainsi que sa propre analyse le laissait penser, les institutions humaines, même archaïques, se révélaient elles aussi le produit d’une longue histoire et donc sujettes au changement66. À une époque marquée par un racisme endurci, cet élan historiciste fournissait un outil puissant d’analyse pour les ethnologues envoyés vers les colonies françaises.
30Si les étudiants de Mauss furent inspirés par sa notion du don et contre-don, ils firent aussi régulièrement appel à un autre concept maussien, il est vrai tardivement publié par leur maître à la fin des années trente, de surcroît sous une forme des plus sommaires : la construction sociale de la « personne » ou du « moi » dans toutes les cultures. En 1938, Mauss donna la Huxley Memorial conférence au Royal Anthropological Institute de Londres sous le titre suivant : « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de Personne et celle de “moi” ». Il y expliquait, en faisant une nouvelle fois appel à l’histoire et à la comparaison, que l’idée de la personne avait connu une « série de formes […] dans la vie des hommes, des sociétés », et qu’elle avait atteint un point culminant avec le concept occidental du « moi » comme « sacré »67. « La personne » de Mauss, avec son cadre évolutif et la défense qu’elle sous-tendait de l’individualisme occidental, plus forte que celle véhiculée par l’Essai sur le don, est sujette à de multiples interprétations en raison de sa brièveté, mais aussi parce que les termes employés par l’auteur pour définir les notions de personne à travers le temps et l’espace s’avéraient intrinsèquement glissantes68. Replacés dans le contexte politique et économique de plus en plus dangereux dans lequel Mauss écrivait, ses motifs et la continuité du concept maussien de la « personne » avec ses travaux antérieurs des années vingt, apparaissent cependant plus clairement69.
31Son but, écrivait Mauss dans cet essai, était d’expliquer comment « l’idée de “personne”, l’idée du “moi” », « une de ces idées que nous croyons innées », aujourd’hui encore « flottante, délicate, précieuse », constituait un développement tardif dans sa version occidentale. « Je vous montrerai combien est récent le mot philosophique “moi”, combien récente est la catégorie du “moi” », commençait-il. Il établissait ensuite que la catégorie de la « personne » avait existé de tout temps, dans toutes les sociétés quoique sous des formes variées : « je ne soutiens nullement qu’il y ait eu une tribu, une langue, où le mot “je - moi” […] n’ait pas existé et n’ait pas exprimé quelque chose de nettement représenté »70. Il poursuivait en examinant un autre concept antérieur et différent de la « personne » occidentale moderne : celui du « rôle » ou « personnage » typique des peuples archaïques. S’appuyant ici sur l’ethnographie de l’Amérique du Nord et de l’Australie, Mauss concluait que les membres d’un clan endossaient des « rôles » lorsqu’ils échangeaient différents produits, droits, devoirs, titres et titres royaux. Ces rôles étaient périodiquement mis en scène de façon ritualisée à travers des masques ou des danses. Or, aucune règle générale ne s’appliquait à ces « personnages » en tant qu’individus. La Rome antique, en revanche, mit « le personnage » individualisé au centre de son système de droits et de devoirs, en inventant le concept de la personne juridique ou persona et en le transformant en citoyen de l’État. Enfin, l’avènement du Christianisme dota cette « personne juridique » d’une conscience et d’une vie propre, sans pour autant nier l’existence d’une relation morale entre l’individu et la société. Dans la France des Droits de l’Homme, ainsi que Mauss le rappelait à son auditoire, « l’état normal » était celui du respect du moi et « des autres »71. Il terminait cependant sur une note plus pessimiste : « Même sa force morale —le caractère sacré de la personne humaine— est mise en question… dans des pays où ce principe a été trouvé. Nous avons de grands biens à défendre, avec nous peut disparaître l’Idée »72. Il suggérait que cela pouvait arriver parce que « l’anthropologie sociale, la sociologie, l’histoire, nous apprennent à voir comment la pensée humaine chemine ».
32Comme Steven Lukes le rappela avec pertinence, l’essai de Mauss sur la « personne » constituait une magnifique réponse, mais quelle était la question ?73 En 1938, le problème pour Mauss était de nouveau autant politique qu’ethnologique, ses préoccupations scientifiques et démocratiques se renforçant mutuellement. Si Mauss, contrairement à Rivet, se garda de prendre part aux élections après les manifestations du 6 février 1934 en France, il suivit, gagné par un désespoir grandissant, la nouvelle crise internationale qui faisait sombrer l’Europe. Comme il l’écrivit dans une lettre personnelle de condoléances au président de la République de Chine après l’arrivée des troupes japonaises le 3 juin 1938 : « L’une des choses les plus tristes pour les sociologues et l’observateur des sociétés modernes, c’est la sensation que même les grandes démocraties sont relativement indifférentes aux souffrances injustes du reste des peuples ». « L’une des douleurs », continuait-il « que je puis éprouver encore dans ma vie, c’est que Durkheim et ses disciples, dont je suis, ayant bien vu l’importance du fait social dans la vie des hommes, assistent, au nom du primat de l’État, aux pires crimes et à la régression des sociétés elles-mêmes, et, même, dans quelques cas, à leur disparition.… »74. En 1938, Mauss était hantée par cette question : comment contrer scientifiquement les idéologies fascistes et bolchéviques qui glorifiaient l’État et définissaient les individus exclusivement soit en termes de classe soit en termes raciaux, niant toute personnalité aux groupes sociaux ?
33Mauss donnait aussi certainement la réplique à un autre développement politique décourageant, venu cette fois de la gauche « humaniste » française : le courant spiritualiste que l’intelligentsia catholique post-maurassienne connut sous le nom de « personnalisme ». Le personnalisme fut l’un des nombreux mouvements non-conformistes à émerger dans les années trente, à une époque où les intellectuels de droite et de gauche paraissaient en quête de solutions politiques et économiques nouvelles à la crise sociale. Les fondateurs du personnalisme, l’homme de gauche Emmanuel Mounier et le plus conservateur Jacques Maritain —deux anti-fascistes convaincus— adoptèrent résolument la notion de la « personne humaine » pour mieux rejeter non seulement le marxisme mais également l’individualisme excessif qu’ils percevaient triomphant dans la Troisième République75. Ces deux idéologies, affirmaient-ils, avaient vidé la nation de l’énergie humaine vitale ; ce qui manquait à la France était « l’homme spirituel ». Malgré les similarités sémantiques avec la « personne » maussienne, le personnalisme comportait des aspects communautaristes, élitistes et hiérarchiques aux antipodes de l’humanisme démocratique de Mauss. Comme Mounier l’expliquait : « Il n’y a pas de vraie spiritualité sans hiérarchie ainsi qu’une purification constante du niveau inférieur »76. La « personne » de Mounier ne pouvait se réaliser qu’au sein de « communautés organiques » où elle pouvait développer « une vie intérieure au cœur d’une vie communautaire ». De nombreux non chrétiens, poursuivait-il, « cherchaient une réalité suffisamment puissante pour épancher leur soif au point d’oublier leur propre personne »77. Comme son idéal de personnes collectives, solidement constituées, s’avérait si difficile à trouver dans la France du milieu des années trente, Mounier, dont le modèle implicite était celui des ordres religieux, croyait qu’une élite spirituelle devait donner l’exemple au reste de la société.
34Ainsi conçu, le personnalisme incarnait un assaut supplémentaire contre les institutions républicaines ébranlées dans la France des années trente. En insistant sur la primauté de la spiritualité sur l’action, de la hiérarchie sur l’égalité, Mounier glissait dangereusement vers l’autoritarisme de la Révolution nationale de Vichy qui allait surgir quelques années plus tard (il aura par la suite des ennuis avec le régime). Le régime de Vichy s’empara et fit pencher dans un sens raciste jamais envisagé par les personnalistes quelques uns des propres slogans de Maritain, tel que « le primat du spirituel »78. Mauss, semble-t-il, s’était rendu compte de bonne heure des ambiguïtés politiques du personnalisme et y avait répondu en brossant une autre vision de la personne en Occident, soutenu par, selon ses mots, « cette sorte de musée de faits… que nous présente l’ethnographie »79. Bien qu’inachevé, un point central se dégageait de l’essai de Mauss : si ce dernier reconnaissait avec Mounier que la dignité et le respect de la « personne » constituait une valeur universelle qu’il fallait défendre, Mauss rejetait totalement l’idée d’un « homme spirituel » universel. Pour lui, la personne était un fait social, développé à travers l’histoire, de différentes façons, par chaque groupe se dotant d’institutions visant à définir le rôle de l’individu dans ses relations avec le reste de la société. Seules une politique et une ethnologie reconnaissant la diversité des trajectoires que les différentes sociétés avaient choisies en forgeant leurs « personnes » pouvaient espérer respecter et préserver ces dernières. En ce sens, comme Maurice Leenhardt l’a formulé « La catégorie du moi, la personne, sujet et conclusion [étaient] la suite normale de ce que [Mauss] avait écrit sur le don »80.
35Pris dans leur ensemble, les travaux de Marcel Mauss datant de l’entre-deux-guerres révélaient une nouvelle façon de réfléchir sur ce que les sociétés humaines partageaient en commun, tout en accordant de l’importance à leurs différences. Là où précédemment les durkheimiens tendaient à diviser le phénomène social « primitif » en abstractions séparées qu’ils assimilaient à leurs propres notions —la loi, la prière— ou bien à déclarer ces sociétés dites primitives impénétrables, Mauss procédait plus instinctivement et patiemment, en mettant en lumière le mode systématique par lequel chaque société gérait, pour citer de nouveau Maurice Merleau-Ponty, « l’emploi des outils, des produits manufacturés ou alimentaires, des formules magiques, des ornements, des chants, des danses, des éléments mythiques… » Dans cet univers maussien, le social était intégré dans les profondeurs de l’individu sans éliminer le moi ou l’histoire. Ce qui est vrai, écrivait Mauss, n’est pas la loi ou la prière, mais « c’est le Français moyen, c’est le Mélanésien de telle ou telle île ». Les ethnologues étudiant des groupes distincts devaient ainsi embrasser le collectif, les groupes, les sous-groupes et les individus agissant en société, sans perdre de vue les changements s’opérant dans le temps. Tous les étudiants de Mauss furent marqués par une autre de ses fulgurances : sa conception des sociétés comprises comme autant de manifestations particulières d’un besoin humain universel de trouver un équilibre entre l’intérêt personnel, tourné vers soi-même et l’intérêt tourné vers autrui, l’attention portée aux autres. Cette recherche d’équilibre n’avait pas la survie pour unique fonction, mais visait aussi à doter l’existence de sens.
UNE ETHNOGRAPHIE MAUSSIENNE
36Au milieu des années trente, Germaine Tillion et Thérèse Rivière obtinrent des bourses du International Institute for African Languages and Cultures, pour mener de concert une mission de recherche dans une région reculée des Aurès en Algérie, parmi les Chaouïa. Le site avait été choisi pour elles par Rivet, les départements algériens de la France ayant, eux aussi, « besoin » d’ethnographes81. Les lettres adressées par Tillion à Mauss de janvier 1937 (date de la fin de ses deux premières années de terrain) et octobre 1939 (le début de ses six derniers mois de terrain) indiquent combien scrupuleuse l’ethnographe était devenue :
Les enquêtes sont très longues à conduire surtout quand on ne veut pas employer la méthode interrogative qui permet de dire à un interlocuteur exactement ce qu’on veut (répondez, esprit qui êtes dans cette table), et j’ai pu me rendre compte que les informateurs indigènes simplifient généralement leurs histoires à notre usage et qu’il est très avantageux de ne pas les presser, de ne pas les diriger et de les laisser divaguer à leur aise —très avantageux aussi de ne pas les laisser traduire une expression obscure mais de la noter en chaouïa avec sa traduction supposée, généralement approximative… je me suis aperçue qu’on apprenait autant par les commentaires d’un récit que par le récit lui-même ; j’ai donc pris l’habitude de reprendre avec un autre informateur tous les textes recueillis et tout en copiant la fiche initiale de la faire suivre d’un certain nombre d’autres qui l’éclairent82.
37À force de patience, Tillion avait construit une relation de confiance entre elle et ses informateurs, à tel point qu’elle accueillit un groupe de Chaouïa venu à Paris en 1938. Dès son retour en Algérie, elle nota :
Tous les Chaouïa que j’ai hébergés, ainsi que leurs familles, alliés et partisans, m’ont reçu avec enthousiasme (ils n’ont pas souvent l’occasion, ces pauvres gens, de rendre l’hospitalité à l’un de nous). Bien entendu, avec le pouvoir de diffusion extraordinaire des nouvelles dans ce pays, tout le monde sait que je suis quelqu’un d’honorable, dont on n’a aucun mauvais coup à redouter, tout au contraire… je vois arriver… miel, raisins, pêches, tomates, pastèques, épis de maïs, tous les meilleurs fruits du sud, cadeaux. Bien entendu je sais ce que potlatch veut dire, et j’agis en conséquence. On m’a même proposé un revolver italien de contrebande que j’ai naturellement refusé, mais c’est vous dire jusqu’où va la confiance…
38Elle concluait avec assurance :
Au point de vue ethnographique, il n’y pas d’enquête que je ne puisse mener, je sais exactement ce que je dois demander, à qui je peux le demander, et comment je persuaderai.
Au point de vue linguistique je peux soutenir une conversation simple et je sais assez de grammaire pour pouvoir progresser rapidement, mais ce que je veux c’est parler, me passer complètement d’interprète… C’est vers quoi je m’achemine83.
39Tillion n’acheva jamais sa monographie ethnographique sur la parenté Chaouïa. Elle perdit le travail de ses cinq années de terrain, ses notes et le manuscrit qu’elle écrivait, quelque part, lors de son transit entre la prison de Fresnes en France où elle avait été incarcérée pour fait de résistance en 1942 et Ravensbrück en 1943. Seuls quelques rapports de mission furent sauvés. L’analyse confiante qu’elle faisait de ses rencontres ethnographiques et ses renvois aux traditions de potlatch reflétaient bien en tout cas la fascination, sinon l’espèce d’envoûtement, que Mauss inspira à ses étudiants. Outre Tillion, quatre autres disciples suivirent étroitement la pensée du maître dans l’interprétation qu’ils firent de leurs données, leurs travaux laissant même entrevoir une école de pensée en formation : Denise Paulme, qui enquêtait sur l’organisation sociale des Dogon au Mali où la colonisation ne s’était pas encore installée profondément ; Bernard Maupoil, un administrateur colonial de l’AOF, qui s’intéressait pour sa part à la géomancie divinatoire du Dahomey côtier, où l’influence européenne s’exerçait depuis longtemps ; Charles Le Cœur, normalien (comme Soustelle), dont la recherche ethnologique couvrait les zones urbaines du Maroc et les peuples du Sahara ; et Maurice Leenhardt, le missionnaire protestant le plus âgé et non conformiste basé pendant des années en Nouvelle-Calédonie, une colonie de peuplement où la pacification au dix-neuvième fut, comme en Algérie, notoirement brutale84. Si tous les étudiants ont effectué des recherches ethnographiques distinctes (nous utilisons les rapports et lettres de Tillion dans son cas), ils ont mis en œuvre un même travail de terrain scrupuleux et des méthodes de travail similaires85. Tous s’efforcèrent également d’aborder les faits sociaux en utilisant des concepts maussiens comme celui du système d’échanges total que chaque société forge entre ses membres, le façonnement de la personne par la société, et l’immixtion de l’histoire à l’intérieur de toutes les formations sociales qui résultaient souvent de contacts extérieurs86.
40Grâce à une bourse Rockefeller, Denise Paulme et Deborah Lifszyc se rendirent pendant huit mois parmi les Dogon de Sanga (commune de Bandiagara, au Mali). Paulme étudia « l’organisation sociale et économique des Dogons » (vie économique, organisation familiale, rôle des femmes) et Lifszyc leurs langues87. Leur mission et la troisième menée par Griaule dans la région se croisèrent pendant deux mois, mais d’avril à octobre, les deux femmes furent livrées à elles-mêmes. Paulme prendra le temps plus tard de publier les notes qu’elle et d’autres étudiants avaient prises pendant les cours de méthodes ethnographiques de Mauss à l’Institut d’ethnologie88. Ayant une bonne connaissance des œuvres de Malinowski —Mauss lui avait demandé en 1933 de faire un compte rendu de son livre The sexual life of savages (1929)—, elle ouvrit sa thèse sur une discussion des défis posés par les enquêtes de terrain89. Bien qu’ayant étudié différentes institutions Dogon, écrivait Paulme, Lifszyc et elle-même avaient recoupé et revérifié leurs données scrupuleusement. Paulme finit par maîtriser suffisamment la langue pour s’appuyer un peu moins sur ses informateurs. Elle consulta également les rapports judiciaires dans les archives coloniales de la province pour se renseigner sur la coutume locale, et comme sa présence finit par être acceptée, elle put juger par elle-même de l’écart entre « la vie réelle » et « la règle de conduite idéale » qu’on lui avait si souvent décrite. Paulme et Lifszyc n’assistèrent jamais à aucune cérémonie villageoise ou réunion sans y avoir été invitées et d’ailleurs y furent conviées par tout le monde. Paulme nomma et remercia personnellement ses amis Dogon et interprêtes90.
41Son confrère africaniste Bernard Maupoil fit également un retour en arrière dans sa thèse publiée à titre posthume pour expliquer comment il en était arrivé à savoir ce qu’il « savait ». Maupoil qui appartenait à l’élite administrative de la France (son père était préfet, son grand-père garde des Sceaux), avait entamé une carrière coloniale selon la volonté de ses parents avant de découvrir l’ethnologie à l’Institut d’ethnologie et de travailler au Trocadéro91. Administrateur au Dahomey de 1934 à 1936, il utilisa son « temps libre » durant ces années pour enquêter sur une branche locale de géomancie nommée Fa —selon une méthode de divination fondée sur l’interprétation de signes et de dessins sur des noix de cola ou de palme ou autres objets rituels. La géomancie du Fa s’était développée à la Cour royale du Dahomey au début du dix-huitième siècle et se pratiquait toujours à l’époque dans les villes de Porto Novo et Abomey, quoique sous une forme décadente. L’on croyait qu’une force impartiale pouvait prédire l’avenir, bon ou mauvais ; une hiérarchie de devins formés et initiés, appelés bôkonon, avaient appris à interprêter le Fa et transmettaient ses réponses à leurs clients qui pouvaient ainsi prendre les mesures nécessaires pour changer leurs destins. La première partie de la thèse de Maupoil traitait, pour reprendre les termes de Mauss, de « l’ensemble de ce culte » ; la seconde, fort originale, consistait en « l’étude très approfondie du symbolisme et de la mythologie complète de chacun de seize signes “mères”, et celle de cinquante-trois vikado —signes enfants— sur deux cent quarante », y compris les charmes, objets, légendes et prières qui étaient associés à chaque signe92.
42Si la recherche comparative et historique de Maupoil s’avérait impressionnante, l’auteur concédait volontiers qu’elle faisait pâle figure, comparée aux prouesses de mémoire et d’érudition des bôkonon eux-mêmes. La thèse de Maupoil, comme celle de Paulme, s’ouvrait sur une note de modestie. Maupoil s’excusait par avance pour toute erreur d’interprétation. Il avait essayé de faire siens les points de vue de ses interlocuteurs et il espérait que d’autres pourraient identifier et corriger les points les plus faibles de son analyse. L’ethnographe, avertissait-il plus loin, devait distinguer entre « l’informateur en pagne » (non habitué aux modes de pensée européens) et l’« informateur lettré »93. S’étant rendu compte que ces derniers ne savaient rien, Maupoil consulta les plus réputés dans la première catégorie, notamment l’ancien Gedegbe qui avait été actif à la cour à l’époque de la conquête française —« un document sociologique et historique comme il est impossible de trouver de meilleur » notait Mauss, qu’il jugeait rien de moins que « sensationnel »94. Ces hommes âgés bien que répondant aux « utiles libéralités » ne racontèrent pas à Maupoil ce qu’il voulait entendre. Ils ne refusèrent pas non plus de lui répondre —ce qui aurait été bien trop impoli— ou ne cherchèrent pas à dissimuler quoique ce soit en affirmant une contrevérité. Les omissions paraissaient généralement non intentionnelles et les digressions toujours révélatrices. Par pudeur, les informateurs hésitaient à révéler leurs plus nobles sentiments. Le plus grand défi était la divergence d’opinion sur les questions religieuses, l’enquêteur ne pouvant alors que « reproduire fidèlement, parmi les changeantes interprétations, celles qui lui semblent les plus proches du passé et du vrai »95.
43Charles Le Cœur offrait également un autre cas d’étude fascinant. Depuis 1928, il était installé avec sa femme Marguerite au Maroc, où il avait accompli son service militaire avant d’être nommé enseignant au Collège Franco-Musulman de Rabat et de détenir un poste de recherche à l’Institut des hautes études marocaines. Les recherches de Le Cœur, brillant étudiant de Mauss, étaient à la fois philosophiques, sociologiques et ethnographiques. Doté lui aussi d’une bourse Rockefeller décrochée grâce à une intervention directe de Mauss, il passa l’année 1932-1933 à la London School of Economics où il étudia auprès de Malinowski. Cet ethnologue bien connu pour sa forte personnalité et son tempérament autoritaire fit sur Le Cœur une remarque plutôt obligeante, lui qui considérait tous les Français comme des gens mal dégrossis, en signalant qu’il « paraissait alerte et presque intelligent »96. Par la suite, en compagnie de Marguerite —elle-même agrégée d’histoire et géographie— Le Cœur passa dix mois dans un coin reculé du Tchad, parmi les 6 500 habitants Téda qui vivaient dans le massif montagneux du Tibesti et qui, avec les Daza plus au sud, appartenaient au plus large groupe ethnique Toubou. En 1942-1943, il retourna dans la même région parce que « tous les spécialistes sont en effet d’accord pour penser qu’on ne connaît bien un peuple que quant on l’a non seulement vu, mais revu après un absence, qui permet au milieu d’informateurs de se renouveler. Pendant que l’enquêteur lui-même rafraichit sa curiosité ». Il mentionna qu’il utilisait simultanément trois méthodes : il observait les différents groupes sociaux, puis questionnait chacun sur soi-même, avant de demander à chaque groupe son opinion sur les autres. « J’ai poussé le scrupule, jusqu’à noter parfois mes propres impressions, dans la pensée que la réaction d’un Européen pouvait avoir, dans certains cas, une valeur révélatrice ». Le Cœur revérifiait ensuite ses propres informations et les premières impressions de ses informateurs pour relever d’éventuelles divergences, ajoutant : « L’idée inexacte que quelqu’un se fait d’un fait social ou l’idée exacte qu’il refuse de s’en faire ont en effet souvent la même valeur d’indice que les rêves et les actes manqués qu’étudie la psychanalyse »97.
44Quand ils discutaient les manières d’envisager le travail de terrain, les étudiants de Mauss abordaient toujours les problèmes posés par les différences de langues lors de la collecte des données. Le Cœur avait appris non seulement l’Arabe et le Berbère, mais aussi les dialectes des Téda et des Daza. Maupoil transcrivait chaque mot, chaque phrase, chaque proverbe et chant en langue vernaculaire, assortis de leurs traductions. Pour élaborer ces dernières, insistait-il, il fallait parvenir à un certain degré de réciprocité :
Certains mots, si bien traduits ou devinés soient-ils, dissimulent à l’enquêteur, non seulement une partie de leur contenu affectif, mais encore une pensée informulable, faite d’images, de souvenirs, de schémas moteurs, que la traduction stérilise, transpose, ou trahit. Cette opacité du langage, qui est réciproque, ne se dissipe que dans une atmosphère de réciproque sympathie, dont la continuité ne s’acquiert que difficilement98.
45Paulme comme Tillion, avançait que la langue constituait pour elle le plus grand obstacle dans ses enquêtes. Le défi consistait non seulement d’apprendre la langue Dogon en l’espace de sept mois mais aussi de la traduire correctement. Elle reconnaissait parfaitement les dangers qu’il y avait à employer les termes français de parenté (cousins, neveux etc.) et de les plaquer sur une organisation sociale entièrement différente. Il existait tellement de variations individuelles dans les comportements, expliquait-elle, comparé aux types idéaux décrits par les interprètes, qu’il serait naïf de faire totalement confiance à la « documentation linguistique » et d’ignorer « la nature sociologique du langage ». Un homme Dogon, ajoutait-elle, pouvait désigner sa tante et sa mère de la même manière, mais sans jamais avoir de doutes sur qui était sa mère99. Maurice Leenhardt n’eut guère besoin de Mauss pour réfléchir aux difficultés de la traduction. Missionnaire protestant en Nouvelle-Calédonie entre 1902 et 1921, ce dernier s’était acharné pendant des années à comprendre les concepts kanak du sacré afin de traduire au plus près les termes chrétiens en idiomes vernaculaires. Mauss veilla à ce que l’Institut d’ethnologie publie les travaux linguistiques et ethnographiques de Leenhardt dès le retour de ce dernier à Paris au début des années vingt100.
46Un travail de terrain soigneux, effectué seul ou à deux, n’était évidemment qu’un trait parmi d’autres qui caractérisait un vrai maussien. Les recherches de Paulme, Leenhardt et Le Cœur sur « l’économie primitive », inspirées par le travail de Malinowski sur le commerce Kula dans le Pacifique du Sud et celui de Mauss présenté dans l’Essai sur le don, les identifiaient également comme des disciples de Mauss. Dans la première partie de son ouvrage sur la Nouvelle-Calédonie en deux volumes, Gens de la Grande Terre, Leenhardt, qui avait suivi pendant près de quinze ans les séminaires de Mauss, consacra plusieurs sections aux dimensions symboliques des échanges monétaires qui en Occident étaient devenus des échanges de plus en plus impersonnels. Par exemple, pour parler des notions traditionnelles kanak de l’argent, Leenhardt notait qu’il s’agissait de « la liane du lien social » et d’un « symbole de vie ». Son échange liait les alliés du clan par le mariage et supprimait des occasions de disputes ; il ne pouvait d’aucune façon se comparer « à notre monnaie… dont le droit fixe une mesure en équivalence d’un dommage ou d’un privilège ». Il fournissait ensuite un tableau illustrant les trois plus fréquents « modes d’échanges ou de dons » et leur usage convenu. Dans chaque cas, l’échange rétablissait un équilibre entre les parties intéressées, tant et si bien que « la monnaie » possédait une existence en soi101.
47Paulme, au contraire, soulignait que les transactions économiques Dogon s’avéraient à la fois semblables et différentes des transactions anciennes des Occidentaux. Elle ouvrait son étude sur les Dogon en citant un traité du dix-septième siècle sur les coutumes en France rurale. L’on trouvait ici comme là exactement le même type de communauté, dont les membres « par fraternité, amitié, et liaison économique » formaient un « seul corps ». Mais elle indiquait par la suite que la vie économique Dogon représentait une adaptation au milieu parmi d’autres possibles, et que « s’il ne s’agissait pas nécessairement de la plus efficace », elle était suffisamment astucieuse pour répondre aux nombreux besoins alimentaires et sociaux de ses membres. Les Dogon étaient largement autonomes pour les denrées alimentaires, utilisaient des engrais et possédaient une connaissance approfondie de la botanique locale comme leur riche vocabulaire l’illustrait. Les économistes libéraux comme Karl Bücher et antilibéraux comme Charles Gide ayant soutenu longuement que les peuples pré-modernes ne parvenaient pas à se projeter dans le futur, se trompaient dans le cas des Dogon102. Durkheim et eux avaient pareillement tort quant à l’absence de division du travail dans les sociétés archaïques, au-delà de la division sexuelle103. D’après les anciens observateurs européens, chaque famille pourvoyait soi-disant à ses propres besoins grâce à une division genrée des tâches nécessaires à la survie. Paulme cependant ne trouva aucune preuve qu’une telle économie fermée n’ait jamais existée. Dans un village Dogon, chaque membre devenait de facto un expert en quelque chose dont la communauté entière dépendait —la couture, la fabrique de la bière de millet, la mémoire des généalogies— ce qui dénotait l’existence d’un certain niveau d’individualisme, peut-être sous une forme qui se révélait supérieure même à celle de l’Occident. Comme elle le formulait, « L’intérêt personnel entendu comme le souci de réaliser le maximum de gain possible avec le minimum de peine, n’est pas la seule force qui pousse l’homme au travail dans la société… Chaque individu est conduit… par le désir du bien être, de la richesse, et du prestige de la communauté toute entière »104. Paulme concluait sa monographie de près de cinq cents pages sur un plaidoyer : que l’on puisse appréhender les Dogon comme ils étaient vraiment, ni des prisonniers de traditions figées, ni des « bons sauvages » sortis tout droit de l’imagination de Rousseau, mais des individus intégrés dans un système socioéconomique dont l’un des principes fondamentaux était celui de la « réciprocité »105. En l’absence d’une économie de marché moderne, la communauté ne pouvait survivre sans soutien mutuel de ses membres. Ces derniers consentaient toutefois à leurs obligations sociales sans sourciller en raison du prestige accru qu’ils pouvaient en retirer s’ils accomplissaient dûment leur travail. Dans le même temps, les membres de la communauté pouvaient vivre comme ils l’entendaient, tant qu’ils respectaient certaines règles.
48La thèse plus éclectique de Charles Le Cœur, publiée en 1939 sous le titre Le rite et l’outil. Essai sur le rationalisme social et le pluralisme des civilisations s’avérait assez différente des ouvrages de Leenhardt et de Paulme. La première partie se composait d’une part de l’étude d’une petite ville Marocaine nommée Azemmour —dont étaient issus bon nombre de ses étudiants musulmans et d’origine bourgeoise— et, d’autre part d’une enquête sur les austères gardiens de troupeaux Téda des massifs du Tibesti. La seconde partie de sa thèse n’avait plus rien d’ethnographique. Le Cœur y proposait une lecture critique de plusieurs théoriciens classiques d’économie politique comme Smith, Sismondi, Marx, Proudhon et Simiand, lecture critique qui renvoyait à ses expériences en tant que protestant de gauche, impliqué dans les débats néo-socialistes au tournant des années 1920-1930106. Enfin, la troisième partie conclusive offrait un mélange de vues poétiques et de réflexions sur le protectorat marocain sous la direction du maréchal Hubert Lyautey (résident-général de 1912 à 1925).
49Le Cœur était sans doute l’étudiant préféré de Mauss. Descendant d’une famille politique protestante influente de la Troisième République —son grand-père maternel, Jules Steeg, avait participé au cabinet de Jules Ferry et son oncle, Théodore Steeg, avait été gouverneur général de l’Algérie et ancien résident-général du Maroc— il s’était autoproclamé durkheimien. Comme Mauss, Le Cœur avait tardé d’achever son doctorat. La seule visite sur un site de terrain à laquelle Mauss consentit fut pour voir Le Cœur au Maroc en 1930, dont les études non orthodoxes mais toujours méticuleusement exécutées ne sont pas simples à cataloguer. Il partageait l’insatiable curiosité de Mauss et l’intérêt de son professeur pour les formes matérielles et était l’un des rares intellectuels à critiquer l’essentialisme culturel de Montandon107. Quand Le Cœur finalement s’attela à sa thèse en 1937, Mauss lui écrivit être inquiet que Soustelle et Griaule ne finissent leurs thèses en premier, ce qui pouvait signifier pour Le Cœur se voir écarté, si l’éventualité rare d’un poste s’offrait, malgré ses grands talents. Peut-être poursuivait Mauss, pourrait-il reprendre sa chaire à l’École pratique108.
50Bien que son approche ait été plus théorique et littéraire, Le Cœur portait au même titre que Paulme un grand intérêt à la manière dont les sociétés archaïques parvenaient à trouver un équilibre entre les échanges économiques et symboliques comparativement aux sociétés industrialisées avancées. Il commençait sa thèse en critiquant la tradition rationaliste du dix-neuvième siècle, spécialement la marxiste, qui mesurait la valeur d’un peuple donné en terme de degré de réalisation (ou de non réalisation) technologique. La survie imposait aux groupes humains de développer un certain nombre « d’outils de base », mais Le Cœur rejetait l’idée que toute société était le pur reflet de sa base matérielle. « Dix ans en Afrique » lui avaient appris que si l’homo faber était universel, l’homo vates, “le poète en l’homme”, l’était également, et que les deux s’avéraient toujours liés. En plus des « outils », chaque groupe humain inventait —et inventait différemment— des symboles spécifiques, des gestuelles et des rites qui unissaient les individus à la collectivité. Selon Le Cœur, « L’homme tire, du déterminisme naturel, des outils qui étendent sa puissance sur les choses, et, de la contrainte social, des rites qui font vibrer plus profondément son “moi” »109. Les 6 500 semi-nomades Téda dans les montagnes reculées du Tibesti déconcertaient les autorités françaises parce qu’ils persistaient obstinément à vivre une existence pénible qui les laissait affamés quasiment la moitié de l’année, tandis qu’à portée de main des terres abondantes pouvaient leur offrir une vie plus facile. Les administrateurs coloniaux ne comprenaient pas que les Téda puissent faire ce choix de vie inventif en toute liberté, ni qu’il était assorti de fortes récompenses pour ses membres les plus méritants. Sécuriser suffisamment de denrées alimentaires pour survivre dans un environnement dur nécessitait le recours à des connaissances techniques sophistiquées, patiemment acquises par les Téda qui commerçaient également avec d’autres groupes, au-delà de leurs montagnes. Ils avaient par ailleurs mis en place un protocole détaillé concernant la nourriture afin de réguler la consommation des denrées, à tout moment de l’année, le bon respect de ce protocole conférant à celui qui s’y pliait généreusement des honneurs proportionnellement dignes. Quel enseignement fallait-il tirer de telles modalités de fonctionnement ? Pour Le Cœur, les Téda n’étaient pas des « primitifs » récalcitrants face à la « culture », au « progrès » et aux formes « plus rationnelles » de l’organisation économique. Ils constituaient plutôt un exemple magnifique d’un groupe humain qui valorisait l’honneur et la coopération plutôt que le confort matériel et la poursuite égoïste de l’intérêt personnel. Mais avec le besoin accru d’argent entraîné par la colonisation, les Téda risquaient de devenir les « primitifs » de l’imagination des colonisateurs : des éléments de leur civilisation paraissaient de plus en plus économiquement et socialement parasitaires, ce qui équivalait à une « évolution » contraire à celle avancée par les « lois du progrès »110.
51La référence de Le Cœur au « moi » des Téda le suggère : il y avait, ancrée au cœur de l’examen de la nature des échanges fait par tous les étudiants de Mauss, la recherche de la construction de la « personne » en relation avec la société dans son intégralité. Paulme s’intéressait tout particuliérement à « la règle sociale et l’individu » dans la société Dogon111. D’un côté, notait-elle : « Le besoin d’assigner une place déterminée à chaque membre de la société va si loin qu’il rend très difficile à l’habitant de ces régions d’entrer en rapports avec un individu qu’il n’a pas déjà situé dans le cadre des relations sociales ». D’un autre côté, aucun individu n’était confondu avec un autre et « il trouve toujours le moyen d’exprimer sa personnalité », cela étant vrai pour les hommes comme pour les femmes. L’un des apports les plus novateurs du travail de Paulme résidait dans l’attention minutieuse qu’elle porta à la « condition des femmes ». Celles-ci n’étaient plus décrites comme l’avait fait la littérature de voyage depuis des siècles sous les traits d’Amazones ou d’esclaves ; au contraire, elles apparaissaient en tant que personnes à part entière. Bien que privées en théorie de tout rôle publique, les femmes Dogons mariées jouissaient pleinement du droit de propriété, et les concessions faites entre époux démontraient que les rôles sexuels étaient plus complémentaires que hiérarchiques112.
52Maupoil signalait combien le développement de la géomancie du Fa avant l’arrivée des Français avait représenté un mouvement vers une personnalité plus individualisée : « la mythologie s’est élevée à la conception d’une divinité personnelle. Et cette évolution coïncidait avec un relâchement de la contrainte sociale ». L’initiation au Fa constituait pour les prêtres « un moyen d’acquérir non seulement le sens d’une certaine dignité, du respect du soi-même, mais celui d’une responsabilité… au delà du contenu religieux de son initiation, il puise une sécurité, une force nouvelle, le sentiment de son unité devant la multiplicité mouvante des circonstances »113. Une partie des observations ethnographiques de Le Cœur sur le Maroc traitait de l’interaction entre la personne et la société dans la collectivité d’Azemmour. « Une fête est une sorte de “tableau vivant” ou chaque personnage n’a de sens qu’à rapport de l’ensemble. D’où une solidarité qui rend difficile à chacun de se soustraire au geste que la coutume lui impose… les attitudes les plus individuelles en apparence connaissent cette réciprocité ». Mais, d’après Le Cœur ou Paulme, l’invention individuelle avait toujours sa place parce qu’un geste ne revêtait jamais la même signification deux fois de suite dans le mouvement constant qui caractérisait toutes les sociétés. Le sociologue devait comprendre, grâce à une rigoureuse observation, comment la contrainte sociale et l’invention individuelle pour reprendre la formulation de Le Cœur « s’ajustent concrètement »114.
53Dans le cercle de chercheurs gravitant autour de Mauss, c’est Maurice Leenhardt qui se consacra le plus intensément à l’étude de la « personne », au point qu’il est même difficile de savoir lequel des deux hommes influença le plus l’autre (ils n’avaient par ailleurs que six ans d’écart). Ce n’est pas le lieu ici pour passer en revue l’immense bibliographie existante sur Leenhardt, dont l’objectif constant avait été de saisir le monde authentique des Mélanésiens pour mieux les convertir au Protestantisme115. Parce qu’il considérait sans doute que le « moi » dans le sens occidental individualiste du terme ne pouvait se réaliser qu’à travers la conversion, Leenhardt ne mit que rarement l’accent sur la place laissée à l’invention individuelle dans la société traditionnelle, contrairement aux autres étudiants de Mauss. À d’autres égards, pourtant, son analyse de la personne dans la société kanak était maussienne. Selon Leenhardt, la personnalité kanak impliquait toujours une série d’échanges socialement déterminés avec d’autres membres de la communauté, non seulement entre vivants, mais également entre vivants et morts. Le Kanak traditionnel, qu’il qualifia de « personnage », évoluait dans deux mondes, réel et mythique, passant de l’un à l’autre « avec une facilité qui nous déconcerte, parce que nous voyons deux plans opposés là où les Kanaks n’en voient qu’un seul avec deux aspects complémentaires »116. Dans cet univers socio-mythique, comme James Clifford l’a nommée, l’individu n’accomplit son existence qu’à travers ses relations à autrui, qu’il soit visible ou invisible (son père, son oncle, sa femme, son cousin, son clan, son totem, etc.) Leenhardt, à son plus grand honneur, bien qu’il espérait transformer ce mode de vie, reconnaissait que le « personnage » kanak archaïque constituait un modèle viable d’existence dont les chrétiens modernes pouvaient apprendre117. Était-il possible, s’interrogeait-il en 1937, « que la personne —l’être humain qui vit grâce à ses échanges respiratoires avec l’atmosphère— puisse vivre, puisse exister sans échanges collectifs ? »118
54Leenhardt, comme Le Cœur, empruntait à Mauss la distinction entre « personnage » et « personne ». Mais là où Mauss faisait l’éloge du développement sur plusieurs millénaires d’un « moi sacré » occidental, Leenhardt, observant la désintégration de la société calédonienne, nourrissait des doutes grandissants. L’individualisme de style européen relevait peut-être plus de la prison que de l’émancipation, en ce qu’il coupait la personne « d’occasions de communion affective intense » et ne lui laissait que « des modes quasi-rationnels de contrôle sur le monde »119. Comme nous l’avons déjà vu avec Le Cœur, Leenhardt était loin d’être le seul parmi les étudiants de Mauss à s’interroger sur les changements qui s’opéraient sous leurs yeux, dans la plupart des terrains où leurs enquêtes les menaient. L’empire jaillissait par petites touches dans les travaux de chacun des ethnologues dont nous avons discutés jusqu’ici, trahissant de la sorte l’exhortation du maître à comprendre les sociétés comme des entités non pas figées mais bien vivantes. Ainsi que le reflètent les ouvrages de Le Cœur, Paulme, Maupoil, Leenhardt et les rapports de mission de Tillion, un empire fondé sur l’exploitation transformait des « personnages » socialement riches en sujets démunis, loin, très loin de la « personne sacrée » des Droits de l’Homme.
LA RENCONTRE COLONIALE : UN ÉCHANGE MANQUÉ ?
55Dans une lettre du 19 avril 1937, Mauss approuvait la décision de Bernard Maupoil qui retravaillait le premier brouillon de sa thèse, de n’y faire figurer aucune de ses « vues sur la colonisation, et spécialement la colonisation capitaliste. Cela ne peut que diminuer la valeur scientifique de votre travail ». Il existait de nombreux autres lieux pour publier de telles opinions. Naturellement, concluait Mauss, il ne s’opposait nullement aux idées de Maupoil « mais une certaine discrétion » était de mise120. Depuis l’installation au pouvoir du Front Populaire, Maupoil partageait régulièrement avec Mauss des informations qui pourraient, espérait-il, discréditer l’Office du Niger —un système d’irrigation au coût exorbitant établi sur le fleuve Niger pour développer la culture du coton121. L’Office avait été créé en 1932 et financé par des revenus publics prélevés localement, mais cinq ans plus tard, l’« investissement » paraissait peu rentable malgré un recours constant au travail forcé. En 1938, Mauss écrivait au contraire à Le Cœur qu’il se ralliait au chapitre final de la thèse de ce dernier, pour l’essentiel une louange de la politique de protectorat de Lyautey. Une version antérieure de ce chapitre avait été publiée en 1935 dans le journal néo-socialiste de Marcel Déat, L’Homme Nouveau122. Ces deux réponses de Mauss étaient moins contradictoires qu’il ne pouvait y paraître, au même titre que les réactions respectives au fait colonial de Maupoil et Le Cœur. Mauss insistait auprès de ses étudiants pour que les observations ethnographiques qu’ils publient restent scientifiques ; mais il les autorisait également à tester ce qui était après tout un nouveau genre d’analyse sociologique et d’écriture, particulièrement quand il se rapportait à des situations coloniales très variées.
56Les réponses de Paulme, Maupoil, Leenhardt, Le Cœur et Tillion aux effets de la colonisation reflétaient leurs personnalités et leurs statuts professionnels, le temps qu’ils avaient passé dans l’empire et le degré d’exploitation coloniale vécu par le peuple qu’ils étudiaient, mais en aucun cas ignoraient-ils l’histoire récente. Denise Paulme, la seule étudiante à plein temps du groupe qui ne cumulait que sept mois de terrain passés dans une partie récemment colonisée de l’Afrique subsaharienne, rapportait du ton le plus neutre ce qui avait changé chez les Dogon depuis l’arrivée des Européens : « l’esprit de solidarité et d’entr’aide, autrefois très développé, s’est affaibli depuis trente ans, si l’on en croit les informations que nous avons recueillies dans des régions assez éloignées les unes des autres ». Elle expliquait que les oignons étaient désormais cultivés en sus des produits traditionnels pour procurer l’argent nécessaire au paiement de la taxe de capitation annuelle à l’administration française. Cet afflux d’argent avait introduit une deuxième évolution : les jeunes gens étaient plus indépendants et moins facilement soumis à l’autorité parentale. Une école pour garçons, pourvue d’une seule classe et tenue par un enseignant Dogon qui présentait en Français un cursus européen avait été construite malgré sa maigre utilité. Le professeur, un converti à l’Islam qui avait passé des années à étudier ailleurs, traitait ses élèves de « sauvages ». L’intervention européenne avait modifié les sociétés de danse masculine en coupant court à leur rôle politique et en les transformant en pur « spectacle ». Désormais obligés par l’administration de se produire devant des dignitaires en visite, les danseurs « cherchent à perfectionner leurs exploits chorégraphiques indépendamment de toute signification ésotérique ». Danser était devenu une fin en soi, concluait-elle123.
57Les remarques de Maupoil sur la colonisation se trouvaient principalement reléguées dans l’introduction et la conclusion de sa thèse, mais leur contenu s’avérait cohérent avec ce qu’il avait déjà pu écrire ailleurs. Il notait que « depuis la conquête par les Blancs, il y a eu une évolution considérable » —entendons une dégradation— de la géomancie du Fa au Dahomey, devenu une « caricature de lui-même ». La colonisation avait coupé les prêtres du « courant de civilisations parentes » sans le contact duquel le culte « végétait ». Sous les assauts des missionnaires, le culte s’était transformé en magie noire, ce qui représentait une profonde perte de cohésion sociale et de soi-même. Les bôkonon, les devins traditionnels, intervenaient dans des disputes familiales pour « assur[er] l’homogénéité des comportements devant l’inconnaissable » et pour préserver l’indispensable équilibre du groupe social plus large confronté tout entier avec les vicissitudes de la vie. Les bôkonon, par leur maîtrise des signes et de leur interprétation, donnaient à l’individu « l’illusion de discuter son destin ». Maupoil espérait qu’une compréhension un peu plus humaine pourrait atténuer le sectarisme dont il était témoin. « Si nous ne saisissons pas mieux les mobiles qui font agir ou penser les prétendus primitifs, c’est que nous prenons peu ou mal la peine de leur demander des explications et qu’eux mêmes pour des raisons trop compréhensibles, ne prennent pas l’initiative de nous les confier »124. Cette incompréhension occidentale, qui succédait historiquement à l’esclavagisme, l’alcoolisme, la guerre et les désastres collectifs, ne pouvait qu’accélérer la ruine d’institutions déjà assiégées.
58Il devenait cependant clair dans la conclusion de sa thèse que Maupoil avait fait l’effort d’écouter ses sujets malgré l’environnement colonial qui l’entourait. À l’heure actuelle, les études ethnographiques étaient à la mode en Europe et dans les capitales coloniales, reconnaissait-il, et l’on commençait à « rendre » par écrit aux indigènes des civilisations ruinées par les « civilisateurs » blancs. Mais d’après lui, cet élan ethnographique visant à restaurer et préserver le passé Africain ne constituait trop souvent qu’un « autre moyen d’enrayer l’évolution ». Maupoil, comme s’il voulait rappeler son rôle d’observateur objectif et non de conservateur colonial, soulignait avec insistance que l’ésotérisme du Fa dans le Bas Dahomey allait continuer à évoluer : « Le Fa se survit à lui-même. La conquête a précipité son destin, et lorsque seront morts les derniers des vieux Bokono… il connaîtra sans doute d’autres métamorphoses étranges »125. De nombreux Noirs, ajoutait-il, étaient bien conscients des buts politiques de l’ethnographie et trouvaient les enquêtes scientifiques humiliantes pour cette raison. Maupoil prenait soin de préciser ainsi : « Qu’ils sachent que notre contribution est due entièrement au besoin de faire avancer la recherche en Afrique, dans la mesure de nos moyens, et de nous consacrer à l’étude de civilisations qui sont aussi dignes que n’importe quelles autres d’être connues »126. Cette affirmation de Maupoil à propos de ses recherches sur l’Afrique n’était pas exagérée. Pour sa thèse sur la géomancie, il avait décidé —personne avant lui n’avait eu cette démarche en France— d’étudier les pratiques contemporaines vaudou dans les Caraïbes et au Brésil parce qu’elles pouvaient fournir un éclairage utile sur des pratiques religieuses et culturelles en voie de disparition au Dahomey. Il était ainsi devenu un chaud partisan non seulement des travaux de l’ethnologue boasien Melville Herskovits sur le même sujet, mais également de l’ethnographe Haïtienne, pionnière dans sa recherche, Suzanne Comhaire-Sylvain, elle-même étudiante de Mauss. Maupoil encourageait tous ceux qui s’intéressaient à l’Afrique de l’Ouest à consulter ces deux auteurs127. En 1940, Maupoil recommanda d’envoyer une mission ethnographique composée de « Blancs et de Noirs » en Haïti, en Guyane, à Cuba et au Brésil afin qu’ils puissent former « une équipe unie, […] égaux dans le travail » et capable d’« affirmer leur mépris des préjugés des races » dans des espaces où jadis dominait l’esclavagisme128. Il n’est pas inutile de rappeler ici que ce même Maupoil avait encouragé en 1937 Alexandre P. Adandé (ce diplômé de l’École William Ponty, et secrétaire à l’Institut français de l’Afrique noire que nous avons déjà croisé au chapitre précédent) à écrire à Rivet et Mauss concernant la nécessité d’offrir à Dakar la même formation ethnographique qu’à Paris129.
59Tillion et Leenhardt, en particulier, traitèrent plus directement du fait colonial, ce qui n’est pas surprenant d’ailleurs : Tillion devait consigner dans le cadre de sa bourse les conséquences de la colonisation, quant à Leenhardt, il le faisait naturellement en tant que missionnaire. Début 1937, après plusieurs années passées en Algérie, Tillion écrivait dans un rapport confidentiel à Rivet que la partie sud des Aurès constituait l’une des régions les plus arriérées, caractérisée par deux aspects : « La permanence de la tradition, une sensibilité aux événements et aux mouvements les plus apparemment lointains, très surprenante et qui pourra sembler être en contradiction avec l’autre tendance ». On trouvait dans cette contrée des femmes qui n’avaient jamais vu de Blancs, mais en revanche des bergers qui « suivaient avec curiosité les péripéties du conflit italo-éthiopien ». Au nord, au contraire, des bouleversements majeurs étaient intervenus « à tel point que je me pose la question de savoir si notre première impression, celui de la permanence du passé, n’est pas illusoire, ne vient pas seulement de notre optique européenne ». Sur un plan politique, elle notait que les habitants se résignaient désormais à la présence française, certes parce qu’ils ne pouvaient pas y échapper, mais aussi parce que celle-ci présentait parfois des avantages. Les Algériens, par exemple, fréquentaient sans hésiter les écoles françaises dès qu’on les rendait accessibles par des routes. Cependant, une divergence se creusait entre les vieux marabouts, « la masse indigène », et la nouvelle élite musulmane. « Pour le moment, les masses sont dociles », rapportait Tillion, mais elle se demandait avec lucidité si : « le milieu indigène n’est pas en pleine évolution relativement rapide et presque sans résistance »130.
60Dans l’ethnographie de Maurice Leenhardt, fruit d’une cohabitation de plus de quinze ans avec les Kanaks et d’une autre quinzaine d’années à travailler auprès de Mauss, le ton était donné dès la première page : la colonisation, écrivait-il, menaçait d’annihiler la société kanak lorsqu’il débarqua avec sa femme pour la première fois en Nouvelle-Calédonie en 1902. Mais finalement, ils avaient fini par réaliser que ce peuple voulait « vivre. Nous les observions pour les connaître ». Les pages suivantes reconstituaient le passé ancien et rapportaient en détail la spoliation coloniale. Leenhardt signalait la destruction des terrasses de cultures traditionnelles et du système d’irrigation par « l’invasion bovine soutenue par la puissance des Blancs ». « D’un pays que les sauvages avaient merveilleusement irrigués, les civilisés sont en train de faire un pays qui dessèche ». Dans le processus, disparaissait « une inestimable source d’informations culturelles ». Les Kanaks traditionnels faisaient partie de ces rares peuples à avoir prospéré sans recourir à aucun stimulant, jusqu’à ce que l’alcool et le café soient importés et que les habitants qui les cultivaient désormais, en abusent. Les Kanaks avaient l’habitude d’accorder de la valeur au travail bien fait, continuait-il, mais ils travaillaient maintenant de moins en moins. Le grand effort demandé par la colonisation incitait les plus jeunes à rester chez eux ; des produits commercialisés détruisaient les produits artisanaux et les techniques anciennes se perdaient. Le festival traditionnel, par exemple, connu sous le nom de pilou —le « moment culminant de la société » kanak— était devenu trop difficile à maintenir en raison de l’appauvrissement colonial des conditions de vie. Avec la mort du pilou, c’est la société elle-même qui se désagrégeait. Dans le même temps, les autorités coloniales donnaient l’ordre que des pilous soient représentés à l’occasion de visites officielles, sans réaliser le moins du monde qu’elles n’assistaient là qu’à une « pâle caricature » de la réalité131.
61Tout n’était pas aussi sombre dans ce tableau. La créativité kanak était loin d’être épuisée et quand les conditions le permettaient, « de nouveaux et superbes motifs » apparaissaient parmi l’élite. Leenhardt avait vu de ses propres yeux une statue d’homme et une autre d’une femme portant un enfant orner le pas de porte d’une maison moderne. Ces œuvres constituaient des signes fragiles d’un renouveau attestant qu’une poignée d’individus avaient fait le choix de préserver l’esthétique ancienne tout en l’adaptant aux goûts européens. Le Kanak d’aujourd’hui n’était donc ni un néophyte chrétien ni le « demi-civilisé » effrayant du discours colonial. L’enthousiasme de Leenhardt allait croissant sur la fin de son ouvrage. Quelques Kanaks commençaient à percevoir la personne, d’une manière indépendante du mythe et du corps social. Cette séparation, pour dramatique qu’elle soit, devenait nécessaire parce qu’elle représentait une tentative de reconstruire son âme sur une base nouvelle, chrétienne en l’occurrence. La vieille Calédonie, repliée sur elle-même depuis des millénaires, avait déjà amorcé sa dégénérescence au dix-neuvième siècle. Cette décadence n’avait rien de surprenant : aucune société ne pouvait survivre sans un renouvèlement venu de l’extérieur sous forme typique d’immigration ou de conquête par de proches voisins. Au lieu de cela, les Européens de l’autre bout du monde avaient brutalement et soudainement fait irruption, avec leurs valeurs totalement étrangères, causant aux Kanaks un indicible traumatisme. Ils furent naturellement nombreux à réagir en se tournant résolument vers le passé. D’autres, cependant, commençaient à présent à choisir l’intégration au nouveau monde, malgré la résistance des colons et de l’administration coloniale. Dans ses dernières pages, Leenhardt affirmait sans détours que la seule barrière qui limitait le renouveau kanak était la cupidité des Blancs. Face à une telle évolution, jamais « la science de l’observation des sociétés humaines » n’avait été aussi justifiée132.
62Le travail de Leenhardt n’était pas une thèse de doctorat, ce qui peut aider à comprendre son manque de scrupule à critiquer la colonisation. Il avait eu aussi plusieurs démêlés avec les autorités coloniales en prenant la défense de Kanaks. La thèse de Charles Le Cœur, surtout dans les parties consacrées au Maroc dans les années vingt, entonnait un registre très différent : pour lui, le récent fait social du protectorat (seulement créé en 1912) fournissait le cadre d’une rencontre fructueuse dans le sens maussien du terme, rendue possible grâce aux efforts conscients du résident-général Lyautey de rompre avec les pratiques coloniales abusives d’avant la première guerre mondiale. Parallèlement, Le Cœur soulignait l’importance pour les Français de développer des relations plus humaines avec les Marocains —et ce qui se passerait en cas contraire. Ces réflexions étaient présentées dans deux sections différentes. Dans l’une d’elle, consacrée au protectorat, il décrivait la ville marocaine de Azemmour sous la colonisation. Enfin, en guise de conclusion, Le Cœur publiait un article de journal datant d’avant-guerre qui s’appuyait sur ses trouvailles sociologiques pour faire l’éloge de Lyautey.
63De prime abord discordante, on comprend mieux la conclusion si on la relie à la section précédente sur Azzemour. Ces morceaux, pris ensemble, forment une synthèse des plus originales de ce que Le Cœur avait pu apprendre auprès de Mauss, mais également de Malinowski pendant un an d’études à Londres. S’exprimant peut-être en tant qu’homme de terrain, ce que Mauss ne fut pas, Malinowski soulignait la nécessité pour le « véritable artisan de la science de l’homme » de ne pas simplement enregistrer la diversité sociale, mais d’aimer précisément cette diversité, mieux encore, d’apprendre d’elle. Ce que Malinowski formulait ainsi dans la conclusion de ses Argonautes du Pacifique :
C’est à la passion mise à composer le tableau d’ensemble d’une culture d’après les divers éléments qu’il s’est attaché à assimiler et à comprendre, et plus encore au fait qu’il se montre curieux de la variété des cultures et de leurs caractères propres, qu’on reconnaît le véritable artisan de la Science de l’Homme. Pourtant, il est une aspiration plus haute encore que la volonté de comprendre les multiples styles de vie des sociétés humaines : celle de transformer la connaissance acquise dans ce domaine en sagesse. Même si nous parvenons à nous mettre un instant à la place d’un sauvage, à lire dans son âme, à voir avec ses yeux le monde qui l’entoure et à ressentir les impressions que ce monde déclenche en lui, le faisant ce qu’il est, nous n’en aurons pas pour autant atteint notre but ultime qui est d’enrichir et d’approfondir notre propre vision du monde, de comprendre notre propre nature et de l’améliorer au point de vue intellectuel et esthétique. Jamais le monde civilisé n’a eu besoin autant qu’aujourd’hui de ce genre de tolérance, alors que les préventions, la malveillance et la méchanceté rancunière creusent un fossé entre les nations européennes, alors que tous les idéaux en qui chacun voyait et chérissait le summum de la civilisation, de la science et de la religion, viennent d’être foulés aux pieds. Sous sa forme la plus noble et la plus profonde, la Science de l’Homme, basée sur la compréhension d’autrui, nous mènera à une telle connaissance, à la tolérance et à la générosité133.
64Le Cœur prit cet appel très au sérieux.
65Dans la première partie, très riche, de sa thèse, Le Cœur présentait d’abord les métamorphoses économiques et sociales ayant affecté depuis le début de l’occupation française les 7 745 habitants de Azemmour et ses environs, à une cinquantaine de kilomètres plus au sud de Casablanca. Contrairement aux Téda, les habitants d’Azemmour n’avaient pas le sentiment de former un tout original. Ils savaient qu’ils appartenaient à des ensembles plus larges : le Maroc, l’Islam, la civilisation arabe. Avec l’intrusion abrupte du capitalisme véhiculé par le pouvoir colonial, tous les habitants avaient perdu du terrain : les agriculteurs, les artisans, les femmes, les boutiquiers, comme les bourgeois, commerçants ou propriétaires terriens, aussi bien que les fonctionnaires éduqués par les Français et la population flottante en expansion de la ville. Les économistes européens, remarquait Le Cœur, avaient observé des dislocations similaires dans leurs propres sociétés pendant la phase plus graduelle de transition d’une économie rurale à une économie industrielle et bureaucratique. En dehors des structures économiques de Azemmour, deux civilisations modelaient la vie quotidienne : la civilisation Fassi chez les propriétaires terriens, les marchands et les fonctionnaires, vieille d’un millier d’années, et une civilisation tribale et agraire plus ancienne encore chez les campagnards134. Le Cœur concluait sur plusieurs recommandations politiques. Les Français devaient repeupler les rivières de poissons, développer des prêts avantageux pour les fermiers et des contrats plus généreux pour les métayers, assurer un salaire minimum aux travailleurs et augmenter le nombre des écoles puisque les bourgeoisies française et marocaine dirigeaient à présent le Maroc. L’élite d’Azemmour devait s’adapter à son époque ou renoncer à toute ambition pour le futur et risquer d’être dédaignée par les élites de Fez ou de Paris. Mais de leurs côtés, les Français devaient commencer à enseigner l’Arabe dans leurs établissements. En bref, les autorités du protectorat devaient adopter une compréhension souple et pluraliste de tous les intérêts existants à Azemmour, de l’intérieur —un virage politique, avançait Le Cœur, déjà amorcé par le maréchal Lyautey, résident-général du Maroc de 1912 à 1925135.
66Aussi révolutionnaire que Pierre le Grand, Staline ou Hitler, avec, en plus, l’avantage d’avoir pour sa part construit et non détruit : ainsi Le Cœur voyait-il Lyautey dans la section finale, la plus lyrique, de sa thèse136. D’un côté, il avait doté le Maroc d’une économie moderne. En dix ans, Casablanca était devenu l’un des plus grands ports d’Afrique et ses riches réserves de phosphates avaient été nationalisées. Mais Lyautey, admirateur des formes plus anciennes de civilisation, avait accompagné la modernisation d’une résurrection du passé marocain. Plus socialiste économiquement que les républicains au pouvoir en France, du point de vue politique Lyautey avait cependant redécouvert ses racines royalistes et fait du sultan et du Makhzen (l’État marocain) une partie essentielle de la constitution. Dans la perspective de Le Cœur, cette politique n’était pas orientée par un calcul rationnel, mais bel et bien guidée par « l’amour ». Tous les éléments civilisés au Maroc, affirmait-il, respiraient cet air nouveau ; et « tant que le plus humble des Marocains, Arabes, Français, Berbères, Juifs et Espagnols maintient en vie la flamme qui pousse chacun à aimer chez l’autre ce qui lui est le plus intime, ce qui fait qu’il est lui et non un autre », il devrait être préservé des ravages du nationalisme ou pire, d’un internationalisme niveleur qui faisait appel à des « frères » lointains pour écraser « les étrangers » chez eux137.
67Bien qu’il soit tentant de qualifier de naïve sa référence à « l’air nouveau », la dernière partie de la thèse de Le Cœur relève sans doute —et peut-être faut-il la comprendre ainsi— d’une tentative d’acquérir la « sagesse » dont Mauss et Malinowski avaient parlée, cette sagesse qui pouvait aider à trouver un sens au monde terrifiant des années trente auquel les ethnologues français se retrouvaient confrontés. De son propre aveu, Le Cœur avait été anticolonialiste quand il était étudiant. Puis le fait de devenir enseignant et ethnographe en Afrique avait transformé sa compréhension de la politique et de la science et de leurs relations réciproques. Débarquant dans le Rabat de l’entre-deux-guerres, il découvrit non seulement la population d’Azemmour et celle des Téda mais également le parti « Jeune-Marocain », incarnant un nationalisme moderne et urbain, et dont les membres parlaient d’épurer le Maroc des Français (ce qui paraissait inacceptable à Le Cœur)138. L’une des premières leçons apprises sur le terrain, faisait remarquer Le Cœur, était de réaliser la somme de temps et de générosité d’esprit nécessaire pour apprendre à respecter des univers sociaux différents, mais quel enrichissement cela pouvait représenter aussi139. Cette découverte donna à Le Cœur de nouvelles perspectives sur les dangers des politiques qui seraient fondées uniquement sur la « science », que celles-ci soient fasciste, communiste, impérialiste ou nationaliste. Staline et Hitler avaient déjà fait appel à la science pour justifier l’homogénéisation du monde au nom d’une pureté de race ou de classe. En comparaison, l’expérience de Lyautey apparaissait « progressiste », forgée à partir d’un « amour » apparent envers les nombreuses communautés du Maroc.
68La thèse de Le Cœur, en « expérimentant » son matériel ethnographique, comportait évidemment des angles morts. Le protectorat des années trente n’avait fait aucune concession politique à l’élite marocaine et Le Cœur savait parfaitement que les colons blancs ne tenaient pas compte du discours officiel appelant à aimer autrui —« plus on est indigénophile (pour employer cet affreux mot) », écrivait-il pour encourager ses concitoyens, « plus l’on repousse le nationalisme indigène »140. Mais Le Cœur mit aussi en avant sa formation pour soutenir que le choc colonial et l’économie monétaire avaient été les deux « cruelles et fertiles » révolutions de l’ère moderne (les autres révolutions à ses yeux, n’ayant été, quant elles, que cruelles)141. Si l’intrusion du capitalisme colonial était un coup « cruel » porté au bilan de Azemmour, sa « fertilité » à l’échelle du Maroc ne se limitait pas à la seule construction des infrastructures. La rencontre avait permis à la « révolution » personnelle de Le Cœur d’avoir lieu et à la révolution politique de Lyautey de s’établir. Lyautey et lui-même avaient échappé à « l’éternelle contradiction des colonisateurs » : celle de l’exaltation superficielle de la différence, qui avait bon dos pour européaniser tout ce qu’ils voulaient142. La leçon semblait claire pour le reste de l’empire : les autorités françaises devaient ou bien apprendre sincèrement à accorder de l’importance aux choix sociaux des différents peuples qu’ils avaient colonisés, ou continuer à détruire tout ce qu’elles touchaient.
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69Les généalogies de l’anthropologie sociale et culturelle française moderne sont souvent éloquentes sur les percées de Durkheim et Lévi-Strauss mais trouvent nettement moins à dire sur Mauss —mise à part l’évocation de son essai capital sur le don. On pourrait toutefois contester cette version des faits. Aucune science humaine ne s’est développée en vase clos, et un corpus donné est toujours en partie le reflet d’un moment historique précis dans lequel il a été produit. Après un siècle d’industrialisation et de conflit de classe, Durkheim et d’autres furent amenés à élaborer une science qui s’intéressait à la désintégration sociale ; un demi siècle plus tard, les horreurs décuplées du génocide et de la seconde guerre mondiale allaient encourager une génération d’humanistes de l’après-guerre à insister sur ce que l’humanité partageait. La première guerre mondiale et ses conséquences, au contraire, avaient troublé et été troublantes dans tous les sens du terme pour les nouvelles sciences humaines, et l’ethnologie au premier chef. Quelles questions devaient-ils se poser, commençaient à se demander les ethnologues. Quelles étaient les limites de leurs enquêtes sur le terrain ? Pour un innovateur comme Mauss qui essayait de décentrer la sociologie inventée par son oncle, ces interrogations signifiaient re-conceptualiser une discipline dans son entier. Le talentueux professeur qu’il était invita bientôt ses étudiants à définir les buts, méthodes et objectifs de cette nouvelle science dans une démarche qui rappelait sa propre expérience de collaboration auprès de L’Année Sociologique.
70Compte-tenu de la nature exploratoire de l’entreprise à ses débuts, il n’est guère surprenant que Mauss ait donné à ses étudiants une large panoplie de sujets hétéroclites à examiner. Mais il leur a également fourni un cadre intellectuel de pensée et une méthode pour trouver le liant de la diversité qui les fascinait, et dans laquelle la considération de la race était hors de propos. Un ethnographe maussien pensait toujours « la personne entière dans la société comme un tout » —et cet éclairage clé sur le rôle joué par les échanges économiques et symboliques dans chaque société humaine aidait à rendre l’autre « familier » et souvent admirable dans sa différence par rapport à l’individualisme occidental, utilitaire et débridé, et dont la théorie des classes et le racisme consituaient des sous-produits143. Si l’ethnologie dans ses années formatrices ne se limita pas à l’empire français, les étudiants que nous avons suivis dans ce chapitre découvrirent l’échec de l’échange que la colonisation représentait et anticipèrent le dilemme post-colonial : comment acquérir, selon les termes de l’anthropologue Tim Ingold « une compréhension généreuse, comparative et en même temps critique des différentes manières de vivre et de penser dans le monde que nous habitons tous »144. Sur le court terme, cependant, le choc de la défaite nationale allait poser un type de défi très différent à cette génération d’ethnologues : comment assurer la survie morale des valeurs maussiennes face à la barbarie nazie et au régime de Vichy.
Notes de bas de page
1 En France, les doctorants en ethnologie, pour trouver des financements, devaient recourir à une variété de sources, auprès du Muséum, des budgets du Musée de l’Homme, comme ceux de la Caisse Nationale des Sciences, fondée en 1930. Le International Institute for African Languages and Cultures reçut une subvention de la Fondation Rockefeller de 1931 à 1937, laquelle finança directement les recherches de trois étudiants, Charles Le Cœur, Thérèse Rivière et Germaine Tillion (IAIA/8/10/bourse Rockefeller). Une autre étudiante, Denise Paulme, bénéficia également d’une bourse de la Fondation Rockefeller. Cet organisme subventionnait la recherche en science sociale qui pouvait apporter des solutions aux problèmes économiques et politiques en Europe. Dumoulin (Olivier), « Les sciences humaines et la préhistoire du CNRS », Revue Française de Sociologie, vol. 26, no 2, 1985, pp. 353-374 ; Mazon (Brigitte), « La Fondation Rockefeller et les sciences sociales en France, 1925-1940 », ibid., pp. 311-342 ; et Tournès (Ludovic), « La Fondation Rockefeller », art. cit.
2 Pour des survols récents sur le débat concernant les contributions de Mauss au domaine plus large de l’ethnologie, voir James (Wendy) & Allen (Nicholas J.) (sous la dir.), Marcel Mauss : a centenary tribute, New York ; Oxford : Berghahn Books, 1998, xii + 260 p. (Methodology and history in anthropology ; 1) ; Gane (Mike), « Introduction », in Mauss (Marcel), The nature of sociology [tr. de l’anglais par Jeffrey William], New York ; Oxford : Berghahn Books, 2005, pp. ix-xxii ; Parkin (Robert) & Sales (Anne de), Out of the study…, op. cit., pp. 5-7 (introduction).
3 Lévi-Strauss (Claude), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss (Marcel), Sociologie et anthropologie, Paris : Presses universitaires de France, 1950, p. 34.
4 Clifford (James), « Power and Dialogue… », op. cit., pp. 64-65. Clifford souligne que Mauss approuvait l’approche documentaire et le travail en équipe, plutôt qu’une approche expérimentale du terrain ; cette première approche est évidente dans Griaule (Marcel), Masques Dogon, Thèse de doctorat ès-lettres [Mauss Marcel, dir. ], Paris : Institut d’ethnologie, 1938, VIII + 896 p. ; XXXII f. de pl. (+ 1 disque 78 t.) Pour des récits plus détaillés sur « l’approche documentaire » préconisée par Mauss, débouchant sur les mêmes conclusions que Clifford, voir L’Estoile (Benoît de), « Une petite armée de travailleurs auxiliaires », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, vol. 36, 2005, pp. 1-25 ; et aussi Henley (Paul), The adventure of the real…, op. cit., chapitres 1 et 15. Comme Clifford le suggère, la collection de documents réunis par un ethnographe de terrain et analysés par la suite par des théoriciens constituait l’une des méthodes recommandées par Mauss.
5 Notre étude se rattache ici à plusieurs autres menées par des chercheurs, outre Fournier, qui, comme lui, ont été à l’origine d’un intérêt renouvelé à l’égard de Mauss. Depuis la fin des années 1990, le collectif connu sous le nom de Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS) a développé une approche holistique du travail de Mauss, qui considère son engagement politique et sa production intellectuelle comme inséparablement liés. Ce groupe a souligné la cohérence de la réponse émise par Mauss à l’encontre de l’extrêmisme de son temps et a lié son engagement politique à sa compréhension de l’importance du symbole dans les relations sociales. Voir, parmi d’autres essais, Tarot (Camille), De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique : sociologie et sciences des religions, Paris : La Découverte ; MAUSS, 1999, 710 p. (Recherches. Série Bibliothèque du MAUSS) ; et Tarot (Camille), Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris : La Découverte, 2003, 122 p. (Repères ; 360) ; Steiner (Philippe), Durkheim and the birth of economic sociology [tr. de l’anglais par Tribe Keith], Princeton : Princeton University Press, 2010, VIII + 249 p. ; et Hart (Keith), « Marcel Mauss : in pursuit of the whole ; a review essay », Comparative Studies in Science and History, vol. 49, no 2, 2007, pp. 1-13.
6 Voir par exemple, Dieterlen (Germaine), « Marcel Mauss et une école d’ethnographie », Journal des Africanistes, vol. 60, no 1, 1990, pp. 109-117 et Tubiana (Joseph), « Regard dans le rétroviseur », Journal des Africanistes, vol. 69, no 1, 1999, pp. 247-253. Les étudiants de Mauss dans l’entre-deux-guerres incluaient de nombreux chercheurs qui ne finiront jamais leur doctorat, mais qui suivirent pour la plupart son séminaire de l’École pratique. Plusieurs ethnologues français, formés dans les années quarante, continueront à être influencés par Mauss, bien que celui-ci fut déjà retraité. Voir Condominas (Georges), « Marcel Mauss, père de l’ethnographie française », I et II, Critique, vol. 28, no 297, 1972, pp. 118-139, et vol. 28, no 301, 1972, pp. 487-504.
7 Joerges (Christian) & Rödl (Florian), « “Social market economy” as Europe’s social model ? », EUI Working Paper LAW, vol. 8, 2004, pp. 1-25 ; Joly (Marc), Le mythe Jean Monnet : contribution à une sociologie historique de la construction européenne, Paris : CNRS éditions, 2007, 238 p.
8 Ils sont nombreux à se souvenir de Rivet comme un enseignant hors pair et un directeur de thèse remarquable : d’abord, parmi le petit groupe d’américanistes français de l’Institut d’ethnologie, comprenant Alfred Métraux et Jacques Soustelle, et aussi parmi toute une génération d’anthropologues de l’Amérique Latine, pendant et après la seconde guerre mondiale, dont les noms ne sont pas mentionnés dans cette étude. Rival (Laura), « What sort of anthropologist… ? », op. cit., p. 148 note 23.
9 Sur ceux qui menaient simultanément des carrières scientifique et littéraire, voir Debaene (Vincent), L’adieu au voyage : l’ethnologie française entre science et littérature, Paris : Gallimard, 2010, 521 p.
10 Heilbron (Johan), « Les métamorphoses… », art. cit., pp. 226-237.
11 AMH/IE/2 AM 2/C2 : Entretien avec Paul Rivet, anonyme, sans date [vers 1937], « Comment naît-on ethnologue ? »
12 Paulme (Denise), « Quelques souvenirs », Cahiers d’Études Africaines, vol. 19, 1979, p. 10. Voir aussi Byrne (Alice), La quête d’une femme ethnologue au cœur de l’Afrique coloniale. Denise Paulme 1909-1998, Mémoire de Maîtrise, Université de Provence-Centre d’Aix, 2000, http://sites.univ-provence.fr/~wclio-af/numero/6/thematique/chap1Byrne.html.
13 AMH/2 AM 1 A 7/c : Denise Paulme curriculum vitae, sans date [octobre 1934] ; CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 11.22 : Georges Henri Rivière à Marcel Mauss, 3 juin 1932. Voir le « Rapport sur le travail fourni au Musée d’ethnographie par les élèves de l’Institut d’ethnologie au cours de l’année scolaire 1931-1932 », attaché à cette lettre.
14 Lacouture (Jean), Le témoinage est un combat : une biographie de Germaine Tillion, Paris : Éditions du Seuil, 2000, p. 15.
15 Victor (Paul-Émile), La mansarde, Paris : Stock, 1981, pp. 302 et 304.
16 Soustelle (Jacques), Les quatre soleils : souvenirs et réflexions d’un ethnologue au Mexique, Paris : Plon, 1967, pp. 18-19.
17 Leroi-Gourhan (André), Les racines du monde : entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris : Pierre Belfond, 1982, pp. 128 et 123 ; AMH/2 AM 1 K59/d : André Leroi-Gourhan curriculum vitae, 29 octobre 1934.
18 Lévi-Strauss (Claude), De près et de loin [entretien avec Éribon Didier], Paris : Odile Jacob, 1988, pp. 27-28. Sur le milieu familial de Lévi-Strauss, voir l’essai de Fabre (Daniel), « D’Isaac Strauss à Claude Lévi-Strauss, le judaïsme comme culture », in Descola (Philippe) (sous la dir.), Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle, Paris : Odile Jacob, 2012, pp. 267-293.
19 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 8.3 : Claude Lévi-Strauss à Marcel Mauss, 4 Octobre 1931. Le nom de Lévi-Strauss apparaît sur la liste des volontaires autorisés à travailler au Musée d’ethnographie, le matin du jeudi 29 mai 1930. AMH/Ordres de service/2 AM 1 J 1/b : « Note pour le concierge », 28 mai 1930.
20 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 11.22 : Georges Henri Rivière à Marcel Mauss, « Rapport sur le travail fourni par les étudiants en 1932 », 3 juin 1932, no 1176.
21 Pajon (Alexandre), Lévi-Strauss politique : de la SFIO à l’UNESCO, Toulouse : Privat, 2011, chapitres 3 et 4. Lévi-Strauss rencontra Mauss, Rivet et Rivière à Paris en 1931 ou 1932 et effectua des collectes pour le Musée d’ethnographie quand il partit à São Paulo en 1935. En Amérique du Sud, il fait la connaissance de l’ethnologue expatrié Alfred Métraux, et une profonde amitié se développa entre les deux américanistes. Pour un récit précoce par Métraux de son admiration pour Lévi-Strauss, voir Beinecke Library, Yale University/GM 350/Métraux-Oddon Correspondance : Alfred Métraux à Yvonne Oddon, 12 février 1939.
22 Sur la conversion de Griaule, voir le cinquième chapitre.
23 Soulier (Philippe), « André Leroi-Gourhan (25 août 1911-19 février 1986) », La Revue pour l’Histoire du CNRS, vol. 8, 2003, http://histoire-cnrs.revues.org/554.
24 Prijac (Lukian), « Déborah Lifszyc (1907-1942). Ethnologue et linguiste (de Gondär à Auschwitz) », Aethiopica : International Journal of Ethiopian Studies, vol. 11, 2008, pp. 148-172.
25 Mauss attira des étudiants de part le monde, qui furent nombreux après leurs études à retourner dans leurs pays d’origine. Une liste partielle comprend Ling Chusheng, le premier anthropologue professionnel de Chine, qui passa son doctorat en 1929 ; Nguyen Van Huyen, qui rejoindra plus tard Ho Chi Minh et qui devint ministre de l’Éducation au Vietnam, tout en restant un éminent ethnologue ; et plusieurs Roumains, notamment Georges Devereux (qui connaîtra une carrière prolifique aux États-Unis), Stefania Cristescu-Golopentia, Ernest Bernea, et Ion Ionica.
26 Suzanne Sylvain fut d’abord une étudiante de Mauss, puis se maria à l’ethnologue belge Jean Comhaire, avant de poursuivre ses études avec Malinowski. Mauss apporta son soutien à ce couple, et à leurs « doubles » missions. CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 20 : Marcel Mauss à Nguyen Van Huyen, sans date [été 1937]. Pour un portrait collectif de plusieurs ethnologues femmes de sa génération, voir Lemaire (Marianne), « La chambre à soi de l’ethnologue. Une écriture féminine en anthropologie dans l’entre-deux-guerres », L’Homme, vol. 200, 2011, pp. 51-73.
27 Denise Paulme aida Mauss à publier une version de son cours en 1947 ; Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie [Avant-propos de Paulme Denise], Paris : Payot, 1947, 211 p. (Bibliothèque scientifique). Il existe également une compilation de plusieurs notes de cours prises par les étudiants de Mauss. Voir AMH/2 AP 2.4/c : Anatole Lewitsky, « Éléments d’ethnographie muséale, généralité, technologie, esthétique. Rédigé d’après les cours professés à l’Institut d’ethnologie de 1928 à 1931 par M. Marcel Mauss, Prof. de Sociologie au Collège de France » ; AMH/2 AP 2 A1 : « Notes prises par Mlles. Y. Oddon et T. Rivière au cours de M. Mauss, années 29-30. Revues par M. B. P. Feuilloley » ; IMEC/Georges Devereux/DEVD 0418/document 16 : « Marcel Mauss, Sociologie Descriptive », et aussi AMH/2 AM 2 F1 jusqu’à F6.
28 L’École pratique délivrait un diplôme, pour lequel l’étudiant devait fournir un mémoire de thèse. Les doctorats en ethnologie étaient uniquement délivrés par l’université, généralement l’une des quatre Facultés (lettres, sciences, médecine ou droit). Pour passer un doctorat, l’étudiant devait produire une thèse principale et une thèse annexe ou complémentaire, cette dernière bien plus courte que la première. Il fallait que ces deux thèses soient publiées avant la soutenance. L’étudiant typique de Mauss faisait sa thèse à l’École pratique, avant de compléter son doctorat à la Faculté des lettres (Sorbonne).
29 AMH/2 AP 2E/1 : « Note biographique rédigée par Françoise Weil ».
30 AMH/2 AP 1 D : Paul Rivet à Georges Henri Rivière, 22 décembre 1931.
31 AMH/2 AP 2 B1 : Yvonne Oddon à Georges Henri Rivière, 29 novembre 1933.
32 AMH/2 AP 2 B1 : Yvonne Oddon à Georges Henri Rivière, 28 juin 1935.
33 Pour plus d’exemples de la correspondance échangée dans les années 1930 par cette cohorte d’étudiants, voir Paulme (Denise) & Lifszyc (Deborah), Lettres de Sanga : à André Schaeffner, Michel Leiris, Marcel Mauss, Georges Henri Rivière… [édition augmentée, présentée et annotée par Lemaire Marianne], Paris : CNRS éditions, 2015, 277 p. Paulme et Schaeffner se marièrent en 1937. Paulme, Leiris, Schaeffner et Lifszyc étaient particulièrement proches. Alfred Métraux (d’abord basé en Amérique du Sud, puis en Amérique du Nord) entretint une longue correspondance avec Yvonne Oddon, comme André Leroi-Gourhan (au Japon en 1937-1938) avec Anatole Lewitsky.
34 AMH/2 AM 1 K59/d : André Leroi-Gourhan à Anatole Lewitsky, 25 février 1938. Denise Allègre (une bibliothécaire) et Marie-Louise Joubier appartenaient au personnel du Trocadéro.
35 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 18 : Marcel Mauss à Idelette Allier, 25 juin 1936. Les mots exacts de Mauss étaient « et ils ont vraiment tous un beau mépris des soucis de carrière ».
36 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 20 : Marcel Mauss à Alfred Métraux, 22 juin 1937.
37 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 8.12 : Laboratoire d’ethnologie à Marcel Mauss, 4 septembre 1937.
38 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 19 : Marcel Mauss à Anatole Lewitsky, 14 septembre 1937.
39 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 13.41 : Boris Vildé à Marcel Mauss, 31 Août 1937.
40 Hart (Keith), « Marcel Mauss… », art. cit., p. 3.
41 Merleau-Ponty (Maurice), Signes, Paris : Gallimard, 1960, pp. 144-145.
42 Sur les engagements politiques de Mauss dans l’entre-deux-guerres, voir Fournier (Marcel), Marcel Mauss, op. cit., pp. 403-461 ; et Mauss (Marcel), Écrits politiques, op. cit.
43 Le Manuel d’ethnographie de Mauss, édité par Paulme, témoigne des échanges qui eurent lieu entre Mauss et ses étudiants. Des exemples tirés de leurs travaux ethnographiques sont cités tout au long du manuel.
44 De l’Estoile (Benoit), « Une petite armée… », art. cit., p. 18. Si les méthodes de Griaule étaient particulièrement inspirées par Mauss, elles étaient également anti-maussiennes par bien d’autres côtés. Comme nous l’avons noté au chapitre précédent, Griaule travaillait avec l’intermédiaire d’interprètes et employait une méthode notoirement inquisitoriale pour tirer des données de ses informateurs —des méthodes qui s’avéraient toutes en désaccord avec les pratiques des autres étudiants de Mauss (comme nous le verrons plus loin). Il lui manquait également l’historicisme de Mauss. Voir Griaule (Marcel), Méthode de l’ethnographie, Paris : Presses universitaires de France, 1957, 107 p. + VI p. de pl., publié à titre posthume, par Geneviève Calame-Griaule. Pour une évaluation plus positive des relations de Mauss et Griaule, voir Debaene (Vincent), « Étudier des “états de conscience”, la réinvention du terrain par l’ethnologie, 1925-1939 », L’Homme, vol. 179, 2006, pp. 7-62 ; et Debaene (Vincent), « Les “Chroniques éthiopiennes” de Marcel Griaule », art. cit.
45 C’était du moins le cas pour les nombreux étudiants de Malinowski subventionnés par l’argent de la Fondation Rockefeller via l’International Institute for the Study of African Languages and Cultures. Voir Tilley (Helen), Africa as a living laboratory, op. cit., chap. 6.
46 Hart (Keith), « Marcel Mauss… », art. cit., p. 10. Comme l’ont noté les chercheurs ayant travaillé sur Mauss, sa manière de mettre l’accent sur « la société toute entière » se révélait très différente de la compréhension fonctionnaliste d’une culture chez Malinowski, en termes d’interaction de toutes ses composantes. Pour paraphraser Lévi-Strauss, là où Malinowski insistait sur la participation de l’ethnographe à la vie et à la pensée indigène, Mauss envisageait une synthèse empirique et subjective. Lévi-Strauss (Claude), « L’anthropologie devant l’histoire », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 15, no 4, 1960, p. 627. Voir aussi Leacock (Seth), « The Ethnological Theory of Marcel Mauss », American Anthropologist, vol. 56, no 1, 1954, pp. 58-71.
47 Mauss donna une conférence sur le « Problème de la nationalité » en 1920 au Congrès de Philosophie à Oxford et comptait écrire une monographie sur le sujet. Mauss (Marcel), Écrits politiques, op. cit., pp. 26-27. Un fragment de ce travail inachevé a été publié sous le titre : « La nation » (1920), in Mauss (Marcel), Œuvres, vol. 3 : Cohésion sociale…, op. cit., pp. 626-634.
48 Selon Durkheim, un homme n’était « moralement une totalité » que lorsqu’il était gouverné par le souci pour « sa famille », « son pays » et « l’humanité ». L’humanité, cependant, était « une pure abstraction, un mot utilisé pour décrire la somme des États, nations et tribus » qui ne possédait « aucune conscience, individualité ou organisation sociale qui lui soit propre ». Tel quel, elle ne serait jamais « un objet suffisant pour notre conduite morale ». L’idéal de Durkheim consistait alors pour chaque nation à créer un patriotisme intérieur orienté vers le bien-être moral et matériel de ses propres citoyens. Jones (Robert Alun), The development of Durkheim’s social realism, Cambridge ; New York ; Melbourne : Cambridge University Press, 1999, pp. 93-94.
49 Mauss (Marcel), « La nation », op. cit., p. 584.
50 Cité dans Fournier (Marcel), Marcel Mauss, op. cit., p. 409.
51 Mauss (Marcel), « La nation », op. cit., pp. 595, 596, 599.
52 Ibid., pp. 596 et 601.
53 « L’anthropologie des races », in Mauss (Marcel), Œuvres, vol. 3. Cohésion sociale…, op. cit., p. 391. Mauss fit le compte-rendu d’un livre publié en 1923 par l’anthropologiste de Harvard, Roland Dixon, intitulé The Racial History of Man, qui était une étude uniquement basée sur des données craniométriques. Mauss critiqua nombre des conclusions polygénistes de Dixon, notant que Dixon « croit… au caractère “primaire” des races qu’il a à priori constituées ». Mais Mauss approuva le concept avancé par Dixon « des “fusions” de races » parce ce qu’il reconnaissait « le facteur social dans la formation des types humains, non seulement actuels, mais de toujours ». Ibid., p. 391.
54 Cité dans Fournier (Marcel), Marcel Mauss, op. cit., p. 410.
55 Mauss (Marcel), « La nation », op. cit., p. 605.
56 Ibid., p. 609.
57 Ibid., pp. 612-613.
58 Mauss (Marcel), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [préface de Weber Florence], Paris : Presses universitaires de France, 2007, 248 p. (Quadrige Grands textes). Pour des survols du vaste corpus des travaux sur le don de Mauss, voir l’introduction de Liebersohn (Harry), The return of the gift…, op. cit. ; et la préface de Florence Weber pp. 7 à 62. Sur la façon particulière dont la politique, au début des années vingt, affecta l’essai de Mauss, voir Mallard (Gregoire), « The Gift revisited : Marcel Mauss on war, debt, and the politics of nation », Buffet Center for International and Comparative Studies, Working paper no 10-004, November 2010, 49 p. http://buffett.northwestern.edu/documents/working-papers/Buffett_10-004_Mallard.pdf ; et Dzimira (Sylvain), Marcel Mauss, savant et politique [préface de Fournier Marcel], Paris : La Découverte ; MAUSS, 2007 (Textes à l’appui. Bibliothèque du MAUSS).
59 Pour une évaluation contemporaine de cette branche spécialisée de l’anthropologie, voir Firth (Raymond), « The study of primitive economics », Economica, vol. 21, décembre 1927, pp. 312-335.
60 Liebersohn (Harry), The return of the gift…, op. cit., p. 2.
61 Ibid., p. 136.
62 Ibid., p. 156.
63 Ibid., p. 160.
64 Mauss (Marcel), Essai sur le don…, op. cit., p. 247.
65 Liebersohn (Harry), The return of the gift…, op. cit., p. 151.
66 Mauss (Marcel), Essai sur le don…, op. cit., p. 244.
67 Mauss (Marcel), « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne celle de “moi” » (1938), http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/5_Une_categorie/une_categorie_de_esprit.pdf, p. 5 ; cité ci-après comme « La personne ».
68 Le concept de « personne » chez Mauss peut être retracé dans la conférence que Mauss donna en 1938 au Congrès International des Sciences anthropologiques et ethnologiques à Copenhague. Grâce aux efforts de Marcel Fournier, cet essai a pu être retrouvé. Mauss (Marcel), « Fait social et formation du caractère », Sociologie et Sociétés, vol. 36, no 2, automne 2004, pp. 135-140.
69 Voir les articles dans Carrithers (Michael), Collins (Steven) & Lukes (Steven) (sous la dir.), The category of the person : anthropology, philosophy, history, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1985, VIII + 309 p.
70 Mauss (Marcel), « La personne… », art. cit., pp. 6-7.
71 Ibid., p. 7.
72 Ibid., p. 28.
73 Lukes (Steven), « Conclusion », in Carrithers (Michael), Collins (Steven) & Lukes (Steven) (sous la dir.), The category of the person…, op. cit., p. 282.
74 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 21.38 : Marcel Mauss à M. le Président, 19 juillet 1938.
75 Hellman (John), Emmanuel Mounier and the new Catholic Left, 1930-1950, Toronto ; Buffalo : University of Toronto Press, 1981, pp. 78-87 ; et Hellman (John), « The opening to the left in French catholicism : the role of the personalists », Journal of the History of Ideas, vol. 34, no 3, 1973, pp. 381-390. Mauss avait rencontré l’antisémitisme d’une certaine partie de la droite catholique durant sa campagne électorale pour le Collège de France en 1930, qui lui donna une raison supplémentaire de se dresser contre le mouvement personnaliste. Hellman (John), Emmanuel Mounier…, op. cit., p. 26.
76 Cité dans Hellman (John), Emmanuel Mounier…, op. cit., p. 80.
77 Cité dans Hellman (John), Emmanuel Mounier…, op. cit., pp. 82-83 ; voir aussi Nord (Philip), France’s New Deal : from the thirties to the postwar era, Princeton (N. J.) ; Oxford : Princeton University Press, 2010, pp. 35-37.
78 Moyn (Samuel), « Personalism, community, and the origin of human rights », in Hoffmann (Stefan-Ludwig) (sous la dir.), Human rights in the twentieth century, Cambridge ; New York ; Melbourne : Cambridge University Press, 2010, pp. 85-106.
79 Mauss (Marcel), « La personne… », art. cit., p. 7.
80 Leenhardt (Maurice), « Marcel Mauss (1872-1950) », Annuaire, 1950-1951, p. 22.
81 IAIA/1/19 : Minutes de la réunion du conseil exécutif, 17 mai 1934. Les deux femmes travaillaient séparément et indépendamment l’une de l’autre, Rivière sur la culture matérielle et Tillion sur des questions sociologiques. Aucune des deux ne soutiendra une thèse de doctorat. Tillion, comme beaucoup d’étudiants de Mauss, présenta une courte thèse pour le diplôme de l’École pratique, intitulée « Morphologie d’une république berbère. Les Ath Abderrahman, transhumants de l’Aurès méridional » (un titre nettement révisé et affiné par rapport au premier titre qu’elle avait déposé en 1935-1936, « L’organisation sociale des Berbères de l’Aurès »). Elle la soutint en 1939. IAIA/13/91 : « Publications envisagées par Mlle. T. M. H. Rivière et Mlle. G. Tillion, Aurès, 1935-1936 », p. 3. Pour une appréciation critique de l’enquête de terrain de Rivière, voir l’essai de Fanny Colonna dans Colonna (Fanny) & Rivière (Thérèse), Aurès, Algérie, 1935-1936, photographies de Thérèse Rivière. Suivi de Elle a passé tant d’heures… par Fanny Colonna, Alger : Office des publications universitaires ; Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987, pp. 121-191 ; pour une lecture plus nuancée, le compte rendu de Liliane Kuczynski sur l’essai de Colonna, Gradhiva, vol. 4, été 1988, pp. 86-90 et Coquet (Michèle), Un destin contrarié. La mission Rivière-Tillion dans l’Aurès (1935-1936) », Paris : LAHIC ; DPRPS-Direction des patrimoines, 2014, 97 p. (Missions, enquêtes et terrains - Années 1930 / Les Carnets de Bérose ; 6), http://www.berose.fr/IMG/pdf/mc_03-12_web.pdf. Tillion publia bien plus tard un récit de son travail de terrain : Il était une fois l’ethnographie, Paris : Éditions du Seuil, 2000, 293 p.
82 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 12.63 : Germaine Tillion à Marcel Mauss, 4 janvier 1937.
83 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 12.63 : Germaine Tillion à Marcel Mauss, 14 octobre 1939.
84 La consultation de la correspondance de Mauss confirme également que ces cinq étudiants avaient une relation intellectuelle privilégiée et proche avec leur « maître ».
85 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon (Soudan Français), thèse de doctorat (Maunier René, dir.), Université de Paris. Faculté de droit et des sciences économiques, Paris : F. Loviton ; Domat-Montchrestien, 1940, 603 p. ; Maupoil (Bernard), La géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, thèse de doctorat (Mauss Marcel, dir.), Université de Paris. Faculté des lettres, Paris ; Macon : [Impr. Protat frères], 1943, XXVII + 690 p. (3e éd. en 1988) ; Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil : essai sur le rationalisme social et la pluralité des civilisations [rééd. et préf. de Balandier Georges], Paris : Presses universitaires de France, 1969 [1939], XI + 247 p. et Leenhardt (Maurice), Gens de la Grande Terre, Paris : Gallimard, 1937, 214 p. + XVI f. de pl. + [1] carte dépl. Pour des raisons liées au manque d’espace, nous avons choisi de n’examiner que les principales monographies (toutes des thèses principales pour le doctorat, à l’exception du cas de Leenhardt), plutôt que les articles ou les mémoires pour l’École pratique par les étudiants en ethnologie de Mauss, ou les thèses annexes, plus condensées encore, également requises pour le doctorat. Nous avons par ailleurs limité notre sélection à la période allant de 1925 à 1945, et dans ces années, nous avons choisi les ouvrages ethnographiques reflétant au plus près les nouvelles préoccupations de Mauss, comparées à celles qui retenaient son attention avant la première guerre mondiale.
86 Cette liste des étudiants de Mauss devra être révisée à mesure qu’on les connaîtra mieux. Nous avons laissé de côté Soustelle et Métraux, parce que leurs monographies ethnographiques (Soustelle (Jacques), La famille Otomi-Pame du Mexique central, thèse de doctorat (Rivet Paul, dir.), Université de Paris. Faculté des lettres, Paris ; Macon : Impr. Protat frères, 1937, XVI + 559 p. et Métraux (Alfred), La civilisation matérielle des tribus Tupi-Guarani, thèse de doctorat (Rivet Paul & Mauss Marcel, dir.), Université de Paris. Faculté des lettres, Paris : P. Geuthner, 1928, XIV + 331 p.) manifestent un moindre intérêt pour les questions socio-économiques soulevées par Mauss que celles produites dans le groupe que nous avons sélectionné. Métraux comme il l’admettait lui-même à Mauss, n’avait pas la tournure d’esprit sociologique nécessaire pour lui permettre d’« être entièrement un des vôtres », mais il espérait pouvoir continuer à fournir des documents à son mentor. CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 9.12 : Alfred Métraux à Marcel Mauss, 27 juin 1927. Métraux semble être devenu plus maussien dans les années trente. En 1932, il écrivait à sa proche amie Oddon qu’il était fatigué d’étudier « la culture matérielle », et qu’il était prêt à se tourner « vers la sociologie et la morale », et à produire des livres « du genre Malinowski ». En 1934, alors qu’il enquêtait sur l’Île de Pâques, il lui écrivit : « En sociologie j’ai fait quelques découvertes et surtout une importante en ce qui concerne le potlatch », Yale University, Beinecke Library, Yvonne Oddon Collection : Alfred Métraux à Yvonne Oddon, 7 septembre 1932 et 12 septembre 1934. Soustelle, dans son récit plus « grand public » de son terrain au Mexique, aborda également des questions traitant du changement social et de l’exploitation économique qui ne paraissent pas dans sa thèse. Voir Soustelle (Jacques), Mexique : terre indienne [préface de Rivet Paul], Paris : B. Grasset, 1936, 273 p. Dans la thèse de 1938, Masques Dogon, Griaule ne s’appuya pas sur les éclairages sociologiques et historiques de Mauss, pas plus que son approche du terrain ne peut le qualifier de maussien dans l’acception que je donne à ce terme. Seule une recherche complémentaire pourra éclaircir l’impact de Mauss sur les chercheurs « orientalistes » de l’Asie du Sud-Est auquel il fut lié par sa formation, comme Paul Mus et Paul Lévy. Susan Bayly a suggéré que Mus avait été influencé dans les années trente non seulement par l’école durkheimienne au sens large, mais aussi par le souci de Mauss de comprendre les contacts inter-sociaux entre les différentes sociétés. Bayly (Susan), « French anthropology… », art. cit., p. 607 note 58.
87 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., p. 9.
88 Le directeur de thèse de Paulme n’était pas Mauss mais René Maunier. Maunier, professeur de droit, spécialisé en ce qu’il appelait la sociologie coloniale, avait enseigné à Alger avant de travailler à la Faculté de droit (Sorbonne). Bien qu’affilié aux durkheimiens, sa sociologie restait une sociologie positiviste racialisée du xixe siècle. Le véritable mentor de Paulme était Mauss, qui l’aida à obtenir une bourse Rockefeller et d’autres subventions encore, et qu’elle désignait comme son « maître » dans ses avertissements aux lecteurs. CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 19 : Marcel Mauss à M. Kittredge, 13 décembre 1934 et attaché « Note sur une bourse Rockefeller » ; Marcel Mauss, « Note », 11 juin 1937 ; AMH/2 AP 4 2C/2c : Marcel Mauss à Membres de l’Assemblée Plénière (Caisse des Sciences), 3 juillet 1939. De nombreuses thèses en « sociologie coloniale » furent soutenues à la Faculté de droit dans l’entre-deux-guerres, étant donné que les études juridiques étaient requises dans la formation des administrateurs coloniaux, mais Paulme est la seule parmi les maussiens à y avoir soutenu une thèse. AMH/2 AP 4 2B/2c : Denise Paulme-Schaeffner à Marcel Mauss, 26 mai 1940.
89 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 11.79 : Denise Paulme à Marcel Mauss, 3 février 1933.
90 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., pp. 6-8.
91 Biographie de Bernard Maupoil, http://www.cilf.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=265 ; « Nécrologie », Journal de la Société des Africanistes, vol. 15, 1945, p. 38. Maupoil possédait des licences en droit (1929) et en lettres (1931), ainsi qu’un diplôme de l’École coloniale (1931), avant qu’il ne s’inscrive à l’Institut d’ethnologie. Il faisait parti des volontaires travaillant au Musée d’ethnographie en 1933. AMH/2 AM 1 G2 : « Liste des bénévoles ayant collaborés au Musée d’ethnographie du Trocadéro en 1933 », 30 novembre 1933.
92 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 8.83 : Marcel Mauss, « Rapport » sur la thèse de Bernard Maupoil, 11 juillet 1939. Selon Marc Augé et Claude Rivière, l’ouvrage de Maupoil reste un classique. Rivière (Claude), « Postface », in Maupoil (Bernard), La géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, 3e éd., Paris : Institut d’ethnologie, 1988, pp. 687-692 ; et Augé (Marc), « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’Homme, vol. 27, no 103, 1987, pp. 7-26.
93 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., p. vii.
94 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 8.83 : Marcel Mauss, « Rapport » sur la thèse de Bernard Maupoil, 11 juillet 1939.
95 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., pp. vii-ix.
96 IAIA/39/196 : Le Cœur/Malinowski to Miss Bracket, 27 nov. 1932.
97 Le Cœur (Charles), « Méthode et conclusions d’une enquête humaine au Sahara nigéro-tchadien », in Le Cœur (Charles), Gens du roc et du sable, les Toubou [hommage à Charles et Marguerite Le Cœur ; textes réunis par Baroin Catherine], Paris : Centre national de la recherche scientifique, 1988, pp. 189, 191-192. Voir aussi ses notes d’enquête de terrain posthumes sur sa première mission à Tibesti, Le Cœur (Charles), Carnets de route, 1933-1934 [éd. de Le Cœur Marguerite], Paris : Centre national de la recherche scientifique, 1969, 206 p. + XVII p. de pl.
98 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., p. viii. Le concept du schéma moteur vient du philosophe Henri Bergson et renvoie au système « d’habitude » inconscient inscrit dans le corps, orientant par avance toute action possible. Sur les méthodes de Maupoil, voir aussi Augé (Marc), « Qui est l’autre ?… », art. cit.
99 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., pp. 66, 69.
100 Clifford (James), Person and myth…, op. cit., p. 161. Leenhardt (Maurice), Notes d’ethnologie néo-calédonienne [préface de Lévy-Bruhl Lucien], Paris : Institut d’ethnologie, 1930, VIII + 265 p., [72] p. de pl. + XXXVI (Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie ; 8) ; Leenhardt (Maurice), Documents néo-calédoniens, Paris : Institut d’ethnologie, 1932, 514 p. (Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie ; 9) ; et Leenhardt (Maurice), Vocabulaire et grammaire de langue Houaïlou, Paris : Institut d’ethnologie, 1935, VI + 414 p. (Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie ; 10).
101 Leenhardt (Maurice), Gens de la Grande Terre, op. cit., pp. 124-125, 126-130.
102 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., pp. 87, 131, 149.
103 Ibid., p. 169. Paulme faisait référence à la notion avancée par Durkheim selon laquelle il existait deux types de solidarité : mécanique et organique. La solidarité « tribale » était mécanique, basée sur des croyances et sentiments partagés et sur l’uniformité. La solidarité organique était basée sur la différenciation, autrement dit sur une « interdépendance fonctionnelle dans la division du travail… L’essor d’une solidarité organique et l’accentuation de la division du travail sont ainsi associés à un individualisme croissant ». Giddens (Anthony), Capitalism and social modern theory : an analysis of the writings of Marx, Durkheim, and Max Weber, Cambridge : Cambridge University Press, 1971, p. 77.
104 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., p. 194.
105 Ibid., pp. 559-561.
106 Sirinelli (Jean-Francois), Génération intellectuelle : khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris : Fayard, 1988, 721 p. ; Le Cœur publia trois articles dans le journal dissident L’Homme Nouveau, fondé en 1934 pour réformer le socialisme en France en créant une nouvelle élite et un État plus fort : « Le plan de réformes du nationalisme jeune-marocain », 1er octobre 1935 ; « La révolution de Lyautey », 1er novembre 1935 ; et « Socialistes humanistes », 1er octobre 1936.
107 En 1937, Le Cœur notait que Montandon dans L’ologènese culturelle réduisait « un fait complexe et original à quelque chose de vague, de “primitif” et d’éternel qui échappe à la critique des textes parce que, par principe on le définit en dehors de toute différence de temps et de civilisation ». Le Cœur (Charles), « Les “Mapalia” Numides et leur survivance au Sahara », reproduit dans Gens du roc…, op. cit., p. 221.
108 Mauss se rendit au Maroc pour donner un cours à l’Institut des hautes études marocaines et conseiller le résident-général sur la manière d’organiser les services ethnographiques du protectorat ; il ramena également le mémoire de thèse que Le Cœur avait soutenu à l’École pratique en 1926, pour le faire publier à Paris. CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 21.30 : Marcel Mauss à M. le Président [IVe Section, École pratique], 9 juillet 1931. Sur les conseils de Mauss à Le Cœur, voir CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 19 : Marcel Mauss à Charles Le Cœur, 8 février 1937 et 1er mars 1937. Les lettres de Le Cœur à Mauss ne se trouvent pas dans les archives de Mauss.
109 Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil…, op. cit., p. 15.
110 Ibid., pp. 43, 51. Voir aussi sa conférence à la radio sur le Tibesti, AMH/2 AM 1 C8 : Radio Conférences PTT, 28 mai 1935.
111 Il s’agit du titre de son dernier chapitre. Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit.
112 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., pp. 558, 568, 239-261.
113 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., pp. 677, 679.
114 Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil…, op. cit., pp. 13-14, 34.
115 Pour un aperçu des nombreux débats suscités par le travail de Leenhardt parmi les anthropologues, voir Maclancy (Jeremy), « Will the real Maurice Leenhardt stand up ? », in Parkin (Robert) & Sales (Anne de) (sous la dir.), Out of the study…, op. cit., pp. 255-272. Sur la longue éclipse de Leenhardt en France, voir Jamin (Jean), « L’identité à la différence. La personne colonisée », Journal de la Société des Océanistes, vol. 58-59, no 34, 1978, pp. 51-56.
116 Leenhardt (Maurice), Gens de la Grande Terre, op. cit., p. 47.
117 Clifford (James), Person and myth…, op. cit., pp. 184-185.
118 Cité dans Clifford (James), Person and myth…, op. cit., p. 186.
119 Clifford (James), Person and myth…, op. cit., pp. 187.
120 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 20 : Marcel Mauss à Bernard Maupoil, 19 avril 1937.
121 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 8.83 : Bernard Maupoil à Marcel Mauss, sans date [dimanche soir, 1936], 29 octobre 1936, 3 décembre 1936, 13 mars 1938, 25 avril 1938, 10 juillet 1938, et 23 août 1938.
122 CDF/Fonds Marcel Mauss/MAS 19 : Marcel Mauss à Charles Le Cœur, 21 juin 1938.
123 Paulme (Denise), Organisation sociale des Dogon…, op. cit., pp. 114, 145, 258, 484-485.
124 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., pp. XIII, 679, 678, 677, 680.
125 Ibid., p. XIII. Voir aussi p. 679.
126 Maupoil (Bernard), La géomancie…, op. cit., p. 681.
127 Maupoil (Bernard), « De Haïti au Dahomey », Bulletin de l’Institut Français de l’Afrique Noire, vol. 2, no 3-4, 1940, pp. 423-430. Comhaire-Sylvain a publié un ouvrage majeur, Contes Haïtiens, en 1937.
128 Maupoil (Bernard), « Ethnographie comparée. Le culte du Vaudou », Outre-Mer. Revue Générale de Colonisation, vol. 9, no 3, 1937, p. 205.
129 Fait révélateur, les deux se sont rencontrés pour la première fois quand Maupoil critiquait les étudiants dahoméens de Ponty d’écrire et de monter des pièces de théâtre ne reflétant pas leur propre histoire et les mettait au défi de mieux faire. D’où la lettre de Adandé à Mauss. Maupoil (Bernard), « Le théâtre dahoméen », Outre-Mer. Revue Générale de Colonisation, vol. 9, no 4, 1937, pp. 301-321. La réponse de Adandé au compte-rendu de Maupoil est publié à la fin de l’article, pp. 318-321.
130 AMH/2 AM 1 B8/b/Institut International pour l’étude des langues et civilisations africaines : « Seventh report on fieldwork », Mlle G. Tillion, confidentiel, reçu janvier 1937.
131 Leenhardt (Maurice), Gens de la Grande Terre, op. cit., pp. 1, 17, 61, 63, 88, 170.
132 Ibid., pp. 109, 120, 204-205, 209.
133 Malinowski (Bronislaw), Les Argonautes…, op. cit., pp. 517-518.
134 Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil…, op. cit., pp. 57-126.
135 Ibid., pp. 126-131.
136 Ibid., p. 242.
137 Ibid., p. 245.
138 Le Cœur (Charles), « Le plan de réformes… », art. cit.
139 Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil…, op. cit., pp. 3-4, 131.
140 Le Cœur (Charles), « Le plan de réformes… », art. cit.
141 Le Cœur (Charles), Le rite et l’outil…, op. cit., pp. 245.
142 Ibid., p. 236.
143 Hart (Keith), « Marcel Mauss… », art. cit., p. 3.
144 Ingold (Tim), « Anthropology is not ethnography », Proceedings of the British Academy, vol. 154, 2008, p. 69.
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