Du particulier au général et du général au particulier : un traité de physique ou un système de philosophie s’illustrent-ils ?
p. 83-122
Texte intégral
1Dans notre effort pour expliquer la présence de planches dans l’Histoire naturelle, nous avons jusqu’ici mis en avant les rapports entre l’histoire naturelle et l’histoire civile : toute histoire est soumise à l’impératif de présentation du document ou de l’archive qui fonde son récit et l’illustration est ici pour les naturalistes un utile raccourci. Par ailleurs, l’illustration est, on l’a dit, un instrument précieux pour débrouiller la nomenclature et mener à bien la tâche de la dénomination. Ces caractères sont incontournables. Toutefois, nous devons à présent préciser quelle est la nature du projet développé par l’Histoire naturelle, et en particulier, le fait qu’elle prétende au statut de science à la fois générale et particulière. Jusqu’à présent, nous avons surtout souligné la dimension de particularité : la planche présente des objets ou des spécimens singuliers. Mais il ne faut pas négliger la part de généralité qui est essentielle à l’ouvrage.
2La tradition baconienne, décisive pour le développement des sciences de la nature, est traversée par une opposition profonde entre l’histoire naturelle et la philosophie naturelle. La première est la collection de faits singuliers, de données brutes accumulées sans être nécessairement ordonnées, et qui tirent leur qualité notamment de ce caractère brut et non élaboré. La seconde constitue seule la véritable science de la nature : elle consiste en un système où les faits sont reliés les uns aux autres en un tout unifié et où, par de bonnes inductions, l’esprit s’élève au-dessus des cas particuliers et découvre la loi générale qui en rend raison. Face à cette dichotomie, l’ouvrage collectif intitulé Histoire naturelle générale et particulière occupe une position ambiguë. Par son titre même d’Histoire naturelle, il semble se rattacher explicitement au premier type de science : la collection éparse des faits assurés. N’est-ce pas cela que présente la succession en apparence incohérente des monographies ?
3Selon une présentation classique, l’Histoire naturelle serait désordonnée, parce qu’elle n’est qu’un catalogue qui enregistre les pièces au fur et à mesure de leur récolte, ayant d’abord pour fonction la description des pièces assemblées dans le cabinet. Toutefois, on sait que Buffon a explicitement abandonné le projet d’un Catalogue raisonné du cabinet du Jardin royal pour celui d’une Histoire naturelle générale et particulière1. Cela montre assez la manière dont Buffon entend relire le terme : il investit la vieille coquille de l’histoire naturelle pour en faire le lieu d’une nouvelle physique des effets généraux. Ce point ne sera pas sans susciter la colère de ses contemporains qui s’estiment trompés par le titre2.
4Mais l’examen des volumes de l’Histoire naturelle fait bien comprendre que la description du Cabinet n’est pas au cœur de l’ouvrage. Si le premier volume donne une théorie de la terre suivie de dix-neuf articles de preuves, aucun de ceux-ci ne fait référence aux pièces du Cabinet : Buffon conclut même sur ce point en signalant “le défaut des monuments historiques”. De même, la référence aux collections du Jardin du roi est absente du second volume, qui cite, à titre de preuves, de nouvelles expériences, mais pas de pièces du Cabinet3. Ce n’est qu’au tome III, que Daubenton intervient pour donner “la description de la partie du Cabinet qui a rapport à l’histoire naturelle de l’homme”. Ici, il donne des recommandations pour bien tenir et organiser un cabinet : en particulier, il conseille de classer les pièces en fonction de leurs ressemblances et de leurs différences, c’est-à-dire selon le genre et l’espèce. Mais cet ordre de classement n’est pas générateur de celui de l’Histoire naturelle. Sans doute sous l’influence de Buffon, Daubenton relativise cette classification en la qualifiant d’arbitraire et recommande de suivre la marche de la Nature elle-même. Il souligne en outre que “la description du cabinet sera divisée en plusieurs articles, conformément aux divisions de l’Histoire naturelle et les différentes pièces seront rapportées immédiatement après les discours qui en auront traité”4. Ainsi, la Description du cabinet suit l’histoire naturelle de l’homme, commencée au volume II et à laquelle elle se rapporte. Elle n’est pas génératrice d’ordre pour l’Histoire naturelle, mais elle dépend, pour son ordre de présentation, de la succession des articles proposée par Buffon.
5La lecture de l’ouvrage nous indique donc la véritable nature de son projet : sous ce titre d’Histoire naturelle, c’est en réalité une “vraie philosophie” que Buffon déclare donner. En particulier, il va tenter d’établir un certain nombre de faits généraux. Ainsi, l’Histoire naturelle, bien loin de s’en tenir aux faits individuels, s’élève au général et donne non une simple collection mais une véritable physique5. Or, ces deux versants ont des implications contradictoires relativement à l’illustration. D’une part, l’histoire, au sens où Hérodote en parle, est enquête et l’historien est celui qui sait pour avoir vu : dès lors, elle semble appeler l’illustration. Celui qui a vu peut ensuite représenter, pour transmettre les données assurées qu’il a collectées : la gravure est une manière de témoignage rendu public, le rapport fidèle de ce que l’on a vu, l’autorité transmise à ceux qui se voient privés de voir par eux-mêmes.
6Mais d’autre part, la philosophie semble devoir s’en passer. Le caractère physique et philosophique de l’Histoire naturelle rend problématique la présence de l’illustration dans cet ouvrage. Quel sens en effet l’illustration peut-elle avoir quand Buffon se dit philosophe et physicien plutôt qu’historien ou descripteur ? Précisément, l’histoire et la philosophie s’opposent comme Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris oppose le pinceau du peintre à la réflexion du philosophe : il y a illustrer et il y a juger ; il y a l’histoire qui observe et qui peint, et la philosophie qui s’élève à grandes enjambées et néglige les faits.
7Un fait est exemplaire du partage des tâches entre les illustrateurs curieux et les physiciens généraux. Quand Nicolas-François et Geneviève Regnault publient leurs Écarts de la nature, ils donnent au public curieux une collection de “monstruosités rares et sûres”, et non de ces “monstres merveilleux, enfants de l’imagination, que l’ignorance adopte et que la crédulité propage”. Ils notent alors :
On ne s’est point proposé dans cet ouvrage de remonter aux causes ; les vues de l’artiste ne tendent qu’à rendre les effets : c’est la tâche du philosophe d’interroger la nature sur les raisons qui l’écartent de sa route. Le pour et le contre occupent les savants depuis des siècles ; il était réservé au nôtre, et à l’illustre M. de Buffon qui l’honore, de décider la question.6
8Ainsi un partage est clairement établi entre différentes “vues” : celles de l’artiste (Regnault) qui s’adressent au curieux et se bornent aux effets ; celles du philosophe (Buffon) qui visent à “remonter aux causes” (fût-ce sous la forme des effets généraux). C’est instaurer entre les compendia d’illustrations et les œuvres de physiciens un hiatus très net. Il y a les planches factuelles, qui peignent ceci ou cela, et la science du général, qui décide “du pour et du contre”. On peut presque dire qu’en vertu de cette division, le physicien philosophe ne peut pas voir. Le thème est commun dans le discours sur les sciences de la nature vers 1750. En particulier, la figure de Démocrite incarne ces exigences contradictoires. Pour les uns (dont Claude Perrault), le philosophie d’Abdère est l’observateur méticuleux, qui a multiplié les voyages pour voir7 ; pour d’autres (comme Pluche dans le frontispice de son Histoire du ciel8), il est l’aveugle qui philosophe, c’est-à-dire celui qui construit des systèmes sans fondement. Pierre Belon (1517-1564) exprime le point de vue de manière très claire dans son Histoire de la nature des oiseaux : “combien que les aveugles puissent philosopher et contempler les choses, les pensant en leurs esprits, si est-ce qu’il y a des choses en nature qu’il faut nécessairement avoir vues pour en avoir la science.”9 Ainsi, à suivre les oppositions classiques, le type de science donné par l’Histoire naturelle de Buffon (une science du général) ne devrait pas s’accompagner d’illustrations : les trois premiers tomes ne sont-ils pas moins richement illustrés que la suite de l’ouvrage ? Dès lors, pour rendre compte des nombreuses planches qui suivent, il faudrait les disjoindre du projet épistémologique de Buffon – par exemple, en les rattachant plutôt à l’emprise de Daubenton : il y aurait d’un côté les discours généraux, œuvre de Buffon, et de l’autre, les descriptions de Daubenton, accompagnées des planches de De Sève. Une telle dissociation du projet de l’Histoire naturelle entre les personnalités de Buffon et Daubenton par exemple, pose la question de la place de l’anatomie dans le projet général. D’un simple point de vue statistique, on voit que l’anatomie occupe une grande place de l’illustration dans l’ouvrage (près de 57 %). Mais ces travaux anatomiques dévolus à Daubenton sont-ils revêtus de la même importance que les monographies de Buffon ?
9La question de l’anatomie et de l’illustration, ainsi que celle du type de science proposé par l’Histoire naturelle, peut également être posée au moyen d’un détour par Julien-Jules Offray de La Mettrie (1709-1751). Dans son Ouvrage de Pénélope, La Mettrie persifle Fontenelle et la comparaison du corps humain à un navire (“comparaison aussi usée que celle de la montre”)10.
Si le corps est un vaisseau, on a plus besoin d’une boussole pour le conduire et ne pas le laisser entraîner au gré des vents et des eaux, que de connaître tous les clous qui font la jonction des pièces avec la quille. L’anatomie fine fournit-elle cette boussole ? Trop de recherches, trop de minuties ; c’est la marque évidente de la petitesse de l’esprit. Sans doute, lorsque la marée porte, que le vent souffle en poupe et fait entrer les voiles bien tendues, on n’a pas de peine à conduire la barque : mais si les vents sont contraires, s’il faut faire des ris dans les voiles, si les mâts sont rompus, et qu’une terrible tempête jette le vaisseau fracassé dans des plages inconnues, à quoi sert la géographie de l’homme, et la plus exacte anatomie de la machine ? Disons vrai : vanité que presque toutes les connaissances du médecin.
10Pour ne pas se laisser abuser par ce texte, il faut se souvenir que La Mettrie a fait la théorie du persiflage dans sa préface, et qu’en conséquence, il donne ici une défense de l’anatomie sous l’apparence d’une critique de ses minuties inutiles. L’anatomie est ce qui permet à la médecine de s’arracher au vice de l’imagination et La Mettrie déplore que les plus grands médecins aient négligé son importance dans la connaissance de la physique : en particulier, Hippocrate a affirmé que l’anatomie a moins de rapport à la médecine qu’à la peinture, minus censeo ad artem medicam spectare, quam ad pictoriam11. Si, comme La Mettrie, on défend l’anatomie, alors il faut abandonner l’image grandiose du corps-vaisseau pour se plonger dans l’examen et la peinture des clous et des planches qui le composent. Si au contraire le corps est un vaisseau, le médecin doit d’abord s’attacher à piloter ce vaisseau, l’anatomie est inutile et la science de l’homme tient toute dans la morale. La Mettrie nous révèle la portée de la comparaison du corps humain à un navire : elle induit une politique de la médecine, qu’elle détourne de la peinture du corps pour s’attacher d’abord à la connaissance de l’âme. Si la médecine doit conduire l’homme, elle doit prendre barre sur le corps : acquérir des connaissances opératoires et non plus seulement descriptives.
11Les théoriciens du corps-navire méprisent l’observation anatomique dont ils déplorent la minutie. Ils s’attachent aux tempêtes qui menacent le vaisseau. Ils accuseront l’anatomiste d’être “un disséqueur de puces, de serpents, de papillons et d’insectes”12. Ce portrait d’un critique de l’anatomie n’est-il pas précisément celui de Buffon ? En effet, non seulement Buffon est inlassable à attaquer l’esprit de minutie des observateurs de mouches, mais il s’attache pour sa part à théoriser les déchirements dans lesquels l’âme humaine est prise : sa théorie de l’Homo duplex, mais aussi tout le Discours sur la nature de l’homme, sont une réflexion sur l’âme comme la lumière qui nous guide. Ainsi, Buffon fait la théorie du pilotage du corps humain, pas celle de sa description : cela l’éloigne encore d’un cran de l’anatomie et de l’attention aux détails du corps.
12De fait, Buffon fustige en des pages célèbres ces savants dont l’attention est tout entière préoccupée de mouches, c’est-à-dire de petits détails. On pense souvent ici que cette critique s’adresse à Réaumur, mais comment ne pas songer aux planches du Micrographia de Robert Hooke, qui vont devenir un lieu commun de la théologie de la nature ? Buffon serait donc, contre les physico-théologiens, du côté des grandes visions, plutôt que des observations précises. Une fois encore, son projet d’une physique du général semble lui interdire de recourir à l’illustration.
13Toutefois cette critique de l’objet de l’illustration n’est pas une critique de l’illustration en elle-même. En particulier, contre les Linnéens et leurs longues descriptions accumulant les caractères, Buffon recommande fermement l’usage de la gravure, qui présente, uno intuitu, la figure de l’espèce13. Il faut donc revenir ici à notre distinction entre différents niveaux de l’illustration, et en tirer une conséquence importante : dans les planches de l’Histoire naturelle, tout n’intéresse peut-être pas Buffon.
14Il y a en réalité deux niveaux : celui des gravures des animaux en pied, auquel Buffon accorde une valeur et un intérêt épistémologique ; celui des détails anatomiques, qui n’intéressent Buffon qu’en tant qu’ils élaborent une théorie des fonctions du vivant (nutrition, génération, excrétion) et qu’ils servent de flèches lancées contre la classification linnéenne. Ces deux niveaux se distinguent comme, d’une part, celui de la stratégie générale de promotion d’une nouvelle science, charge que Buffon s’attribue, et, d’autre part, celui des escarmouches ponctuelles contre la systématique linnéenne, qui revient au bretteur Daubenton. Cette lecture fut souvent faite : les deux qualités (génie ardent, vues minutieuses) requises pour l’étude de l’histoire naturelle furent l’objet d’un partage du travail entre Buffon et Daubenton14.
15On peut pousser plus loin l’analyse et faire apparaître l’ambiguïté de la position de Buffon. Nous avons jusqu’ici tracé le tableau suivant. Avec La Mettrie, nous avons opposé les anatomistes (art de la peinture et du détail) et les moralistes (science de la navigation et du général). Aux premiers se rattache Daubenton avec son goût pour l’observation minutieuse des organes et ses planches anatomiques ; aux seconds, il faut rapporter Buffon, ses grandes vues de la nature et ses figures d’animaux en pied. L’un et l’autre points de vue s’inscrivent dans le cadre d’une polémique contre les méthodes linnéennes. Or, si l’on continue de suivre le texte de L’Ouvrage de Pénélope, il apparaît que Buffon, combattant les minuties pourrait finalement se trouver condamné à soutenir une science “linnéenne”. En effet, parmi ceux qui rejettent l’anatomie comme appartenant à la peinture et constituant un ensemble de minuties inutiles à la science, La Mettrie place une grande part de la médecine hippocratique, mais surtout Jacob-Bénigne Winslow (1669-1770)15. Or, le Winslow de La Mettrie tient lieu du “petit Linnæus de l’anatomie”, ce faux savant, qui “peut en imposer […] par l’énumération de mille connaissances naturelles, et même par la seule pompe et longueur des mots de l’art ; sur quoi il est facile de briller et de varier à l’infini ses expressions, quand on a lu Winslow, le Multipliant des termes sans nécessité”16.
16Il apparaît alors que Buffon, dont l’anti-linnéisme est bien connu, se rattache pourtant à ce portrait du linnéisme médical, refusant la minutie de l’observation, l’art de l’illustration anatomique et multipliant la pompe verbale17. Il y aurait donc, à suivre la leçon de La Mettrie, plusieurs manières d’être (anti-) linnéen – ce qui complique encore notre tâche.
17Comment résoudre ces difficultés ? Peut-être en considérant qu’elles naissent de ce que nous avons trop rapidement supposé l’univocité du terme “peinture”. En particulier, nous avons admis l’identité de la peinture et de l’anatomie et nous les avons conjointes sous le terme d’“illustration”. C’est cette identité, proposée par Hippocrate (c’est-à-dire par un opposant à l’anatomie) qu’il importe de critiquer d’abord. La Mettrie se moque des conseils que Winslow veut donner aux peintres d’anatomie :
Il [Winslow] veut que le peintre soit assis sur un tabouret fort bas, et qu’il prenne diverses attitudes, selon qu’il faut voir les parties, tantôt en dessus, tantôt en dessous. Qu’arrive-t-il de là ? C’est que si l’on suivait les règles plaisantes de sa perspective, il y aurait tant de confusion dans les parties qu’on n’en pourrait distinguer aucune.18
18Il importe avec La Mettrie de détacher l’anatomie de l’art des peintres. Autrement dit, il faut comprendre que la question de l’illustration dans les textes de médecine et d’histoire naturelle est moins un problème esthétique qu’une question épistémologique dont il importe de montrer tout l’intérêt pour la physique.
19Le Linné médecin de La Mettrie est le tenant d’une science verbeuse qui joue sur les termes sans tenir compte de l’observation et de l’anatomie qu’il méprise en les qualifiant de minuties et en les assimilant à la peinture. Le Linné naturaliste de Buffon est le tenant d’une science verbeuse qui s’appuie sur une observation trop méticuleuse, accumulant les détails mais sans ordre : la dérive verbale de la science linnéenne est relayée par le vice de la minutie, qui ne voit pas les choses en grand. Ainsi, Buffon critique les minuties d’observations et la science verbeuse. À ces deux vices, il donne un seul nom : Linné. C’est cette tension qu’il faut analyser car elle fait toute l’ambiguïté, la difficulté et l’intérêt de la position de Buffon par rapport à l’illustration : la nécessité d’observer (et de représenter), sans pour cela verser dans les minuties d’observation. Pour Buffon, ce sont finalement deux manières d’être contre Linné.
20La vraie physique telle que la souhaite Buffon doit à la fois admettre l’anatomie et la dépasser, rechercher le particulier et l’inclure dans une perspective plus générale. Nous allons éclairer cette thèse par une analyse de l’illustration. D’abord le statut généraliste de la science proposée par l’Histoire naturelle sera ici établi par une comparaison avec la série des Mémoires dirigés par Claude Perrault : on verra alors que l’ouvrage de Buffon et Daubenton dépasse la perspective strictement anatomique. Ensuite, la question de l’anti-linnéisme de Buffon, abordée plus haut à partir de la question des noms et du nombre des espèces, sera reprise dans une perspective iconographique. Il sera frappant de constater que, sur chacun de ces points, on rencontre une concordance assez forte entre les trois composantes de l’Histoire naturelle : non seulement le projet exprimé par Buffon et les analyses anatomiques de Daubenton, mais aussi l’illustration mise en œuvre par De Sève.
Buffon comparé à Claude Perrault : que nous disent les gravures d’animaux en pied ?
21La comparaison de l’Histoire naturelle, générale et particulière avec les Mémoires pour servir à l’histoire des animaux nous aidera à comprendre à la fois la dette et l’originalité de la première par rapport aux seconds.
22Chaque mémoire de Claude Perrault, comme chaque monographie de Buffon, représentent à la fois l’animal en pied, dans un décor naturel (avec parfois quelques éléments d’architecture, une végétation minimale, un ciel contrasté, des rochers) et un ensemble de pièces anatomiques. Il y a donc dans les deux ouvrages deux dimensions conjointes : le choix est fait de montrer une vue synthétique – l’animal qui coordonne et enveloppe les différentes pièces – et une vue analytique – la juxtaposition des organes, qui dépèce et désarticule la bête, qui la désenveloppe et expose les différents éléments que la bête en pied organisait dans l’intimité de son intérieur. Cette double dimension s’exprime dans le projet formulé par les Mémoires de produire la connaissance de l’intérieur qui manque à l’histoire naturelle, et donc de donner les premiers éléments d’une anatomie comparée. On la retrouve dans le projet de l’Histoire naturelle de 1749 qui prolonge ces travaux, les recherches de Daubenton nous faisant plonger dans l’intérieur des bêtes.
23Dans la perspective traditionnelle d’une anatomie comparée, l’anatomie animale n’est qu’un détour vers une connaissance de l’anatomie de l’homme, détour rendu nécessaire par l’interdit pesant sur la dissection humaine. Or, les Mémoires se démarquent par rapport à cette conception :
Quoique le recueil que l’on donne au public des dissections de toutes sortes d’animaux, dans lesquelles une infinité d’observations de cette nature sont contenues, ait principalement rapport à la connaissance du corps humain ; on a néanmoins encore eu une autre vue, qui est de l’employer à la composition d’une histoire naturelle des animaux, à laquelle toutes les descriptions particulières et détachées que ce recueil contient doivent servir de matière, et en attendant que l’histoire générale soit composée, donner lieu à prendre toutes les précautions et toutes les mesures nécessaires à en bien dresser le plan et le dessein général.19
24L’objectif ordinaire des dissections, celui d’une connaissance de l’homme par l’anatomie des animaux, est présenté de manière purement concessive. L’académicien note d’ailleurs que la connaissance de l’anatomie humaine en elle-même lui semble suffisamment bien avancée20. C’est pourquoi cet objectif traditionnel, qui consiste à faire servir l’analyse de l’animal à la connaissance de l’homme, est secondarisé par rapport à un objectif nouveau et d’inspiration baconienne, qui est la constitution d’une histoire naturelle. Dans cette perspective, les dissections réalisées n’ont pas à être ordonnées ou rattachées à une étude générale.
25Le projet d’une anatomie comparée oriente le travail des descripteurs de l’Académie, dans la filiation du programme aristotélicien de comparaison. Tout l’œuvre d’Aristote est relu comme une distribution des animaux selon les ressemblances et les dissemblances21. Les Mémoires de Perrault se situent dans cette tradition en ce qu’ils se sont attachés à un domaine restreint : c’est ce qui appartient à la structure des animaux qui fait l’objet des mémoires, plutôt que “ce qui regarde leurs mœurs, leur nourriture, la manière dont on les prend, leurs propriétés pour la médecine”. Ni éthologie, ni élevage, ni cynégétique, ni pharmacopée, les Mémoires s’offrent comme une anatomie. Perrault doit donc renoncer à l’abondance profuse des ouvrages de la Renaissance et Buffon reprend exactement la même orientation22.
26Dans ce plan général de l’anatomie comparée, il faut souligner le rôle de l’homme, non plus comme cause finale ou centre vers lequel toute la science converge, mais comme terme de comparaison, auquel on peut référer l’ensemble des connaissances que l’on prend de la Nature :
Les animaux qui nous sont familiers sont décrits autrement. Car on compare la grandeur, la forme et la situation de leurs parties, tant les extérieures que les intérieures, à celles de l’homme, que nous établissons comme la règle des proportions de tous les animaux : non pas que nous estimions qu’il soit absolument mieux proportionné que la plus difforme de toutes les bêtes : parce que la perfection de chaque chose dépend du rapport qu’elle a à la fin pour laquelle elle est faite, et qu’il est vrai que les oreilles d’un âne et le groin d’un pourceau sont des parties aussi admirablement bien proportionnées pour les usages auxquels la nature les a destinées, que toutes celles du visage de l’homme le sont pour lui donner la majesté et la dignité du maître de tous les animaux. Mais il a fallu convenir d’une mesure et d’un module, de même que l’on fait en architecture : en considérant tout l’univers comme un grand et superbe édifice, qui a plusieurs appartements d’une structure différente, on a choisi les proportions du plus noble pour régler toutes les autres.23
27Ainsi, quand on dit qu’un chien a la tête longue, le ventricule petit et la jambe “tout d’une venue”, c’est par comparaison avec les mêmes parties dans l’homme. C’est la connaissance qu’on a prise de l’anatomie de l’homme qui nous permet de juger des spécificités de l’anatomie du chien et tout notre vocabulaire est orienté, en amont, par cette référence incontournable. L’anatomie comparée des académiciens prend l’homme comme module, non comme fin.
28L’originalité des mémoires, c’est, selon le rédacteur même de la Préface aux Mémoires, une quête de l’intérieur de l’animal24. En particulier, Perrault distingue entre la description des animaux familiers et celle des animaux rares et étrangers dont on dépeint avec soin la forme extérieure aussi bien qu’intérieure. Si l’intérieur est tellement prioritaire, c’est qu’il permet de résoudre des contradictions. Prenons le cas du caméléon. En dépit de la grande diversité de forme qui existe entre cet animal et l’homme, Thomas Bartholin (1616-1680), qui a assisté à la dissection d’un caméléon faite à Rome par Domenico Panarolo25, dit que les entrailles de cet animal sont semblables à celles de l’homme, hormis qu’il n’a point de rate ni de vessie. Les académiciens ajoutent : “Nous y avons remarqué beaucoup d’autres différences.”26 Le caméléon permet en effet de dresser les premiers éléments d’une échelle de la distance des yeux27. La question est posée à partir de Pline : qu’a voulu dire l’auteur de l’Histoire naturelle quand, au livre VIII, il a écrit que les caméléons avaient les yeux “fort peu séparés l’un de l’autre”, tenui discrimine28 ? On pourrait croire que les yeux sont proches l’un de l’autre sur la face de l’animal. Or cela est réfuté non seulement par l’expérience, mais aussi par un principe énoncé par Aristote, au Problème X, 15 : “cette petite distance des yeux l’un de l’autre en la face étant propre à l’homme, de même que la grande est particulière au mouton”29. La faible distance évoqué n’est donc pas une distance faciale. Ce problème trouve sa solution à l’intérieur de l’animal : la courte distance dont parle Pline est celle qui sépare les deux globes oculaires, qui se jouxtent en effet l’un l’autre dans le crâne du caméléon et qui ne sont d’ailleurs séparés que par une membrane. Il semblerait que chaque problème d’interprétation de l’Histoire naturelle trouve sa solution à l’intérieur.
29Surtout, Perrault soutient l’idée que la conformation intérieure de chaque individu est singulière et ne représente qu’elle-même. Cela a pour conséquence de retirer à la gravure tout statut d’exemplarité et de généralité. Dans la pensée de Perrault, cela est lié à une idéologie baconienne (l’histoire comme collection d’instances), un combat contre l’esprit de système (la philosophie trop hâtive, qui généralise avant l’heure) et à l’idée que la nature ne peut être réduite à nos idées : mieux vaut jeter à bas un système que contester une observation.
30Cette attention soutenue à la particularité dans les Mémoires dirigés par Perrault est capitale. C’est elle par exemple qui explique certaines différences entre l’édition de 1671 et l’édition de 1676 de l’ouvrage :
Quelques-unes des descriptions contenues dans ce volume ont déjà été données au public. On les a réimprimées avec les autres, à cause des particularités considérables qui y ont été ajoutées, et des nouvelles observations que la Compagnie a faites depuis sur quelques autres animaux de la même espèce que ces premiers, dont les descriptions ont déjà été imprimées. Elle a même différé cette édition plus longtemps qu’elle ne s’était proposé, afin de rendre les descriptions plus amples par les remarques que l’on a eu le moyen de faire sur un plus grand nombre de sujets que le temps a fournis : car elle a jugé qu’il était important de marquer autant qu’il serait possible les différences et les convenances qui se rencontrent souvent dans les animaux d’une même espèce, afin que ceux qui sont curieux de ces recherches, et qui n’y sont pas tout à fait exercés, soient moins surpris, quand ils s’y appliqueront, de ne pas rencontrer toujours les choses conformes à ce que nous avons trouvé dans nos dissections, où nous avons presque toujours découvert quelque chose de nouveau. Il est encore nécessaire d’être averti que presque tous les animaux dont nous donnons les descriptions, sont morts de maladie, et la plupart en hiver ; afin qu’ayant égard à cette particularité, qui peut apporter beaucoup de changement à la constitution ordinaire des parties, ce changement ne fasse point faire d’inductions qui puissent nuire à la connaissance de leur état naturel.30
31Une telle prudence, qui prend en compte jusqu’aux causes de la mort de l’animal disséqué et qui n’a de cesse de souligner tous les écarts individuels à la description donnée, peut paraître extrême ; mais on retrouve exactement le même embarras dans la pensée d’Albrecht von Haller (1708-1777) :
Il n’y a point d’homme qui par la structure intérieure de son corps ressemble à un autre, et par conséquent point d’enfant qui ressemble à son père. C’est l’anatomie qui m’a instruit d’une vérité si fâcheuse, qui n’a que trop multiplié mes travaux. Si les hommes se ressemblaient, on n’aurait besoin que d’une seule description et d’une seule représentation de la main, par exemple : si une fois ces dessins ressemblaient à l’original, ce serait pour toujours. Mais la Nature est bien éloignée d’une uniformité aussi avantageuse ; il n’y a jamais eu deux hommes dont tous les nerfs, toutes les artères, toutes les veines et même tous les muscles et les os n’aient été infiniment différents. Après avoir fait cinquante descriptions des artères du bras, de la tête ou du cœur, je les ai trouvées toutes les cinquante fois entièrement différentes.31
32Buffon à l’inverse ne semble pas s’embarrasser de telles précisions. Quand le texte de Perrault intitulé “Description anatomique d’un Coati Mondi” (1671) devient en 1676 “Description anatomique de deux coatis”, il est notable que Buffon écrit “ le Coati” et non “ un Coati”. De la même manière, on note un écart significatif entre le manuscrit intitulé État des planches gravées qui entreront dans le septième volume de l’Hist. nat. du Cabinet du Roi32, qui prévoit plusieurs planches pour le rat (“Le Rat des champs et son squelette”, “Le Rat domestique et son squelette”), et les illustrations véritablement contenues dans le tome VII, où l’on ne trouve plus la différence des deux variétés mais une seule planche, intitulée “Le Rat”, qui présente l’animal et son squelette (IR VII, pl. 36). On comprend par là que l’Histoire naturelle entend donner la priorité au général, qu’elle ne se borne plus à accumuler les singularités et à en dresser un catalogue plus ou moins ordonné. L’animal que décrit Buffon n’est plus sujet à être dénombré alors que Perrault quantifie toujours le nombre d’individus décrits33. On ne s’étonnera pas que Perrault n’ose pas généraliser : lui-même avouait bonnement n’être pas philosophe dans un complément qu’il donnait à la préface de ses Mémoires pour l’édition de 1676. Mais il déclarait alors au Roi, qu’un jour, peut-être, s’élèverait “un Génie extraordinaire, qui se serve de nos Mémoires avec un succès qui égale celui des grands Politiques et des vaillants Capitaines”34. On peut penser que Buffon s’est proposé d’être ce Génie. Son travail recherche le général et remonte donc de l’individu à l’espèce. Ce mouvement est en quelque sorte analogue à celui qu’entreprenait en botanique Joseph Pitton de Tournefort. Celui-ci déclarait qu’on ne peut représenter l’espèce et que les figures ne présentent que des genres, alors que, pour Perrault, on ne peut observer et donc figurer que des individus. Buffon, affirmant que les genres ne sont rien et que les espèces sont les vrais individus de la Nature, propose de graver un seul spécimen qui vaut pour tous ceux de son “moule organique”. Lorsque l’espèce connaît plusieurs variétés distinctes et stables, celles-ci ont également les honneurs de l’illustration. On pourrait ainsi contraster les tableaux de Jean-Baptiste Oudry qui peignent les chiens du roi (Misse, Turlu, Luttine, Lise ou Gredinet) et les planches de l’Histoire naturelle qui présentent le Doguin, le Chien d’Islande ou le Lévrier35.
33L’unicité de l’espèce “un seul lion” est pour Buffon une manière de trancher le débat sur le nombre d’espèces. Elle permet de départager les vices de conformation accidentels de la forme naturelle : les lions déformés ne forment pas une espèce à part (celle des “lions d’Asie”) : leurs jambes torses sont simplement l’effet de la captivité et il faut veiller à ne pas élever des caractères individuels en différences spécifiques36. La présentation d’un seul individu par espèce éclaire le point que, si Daubenton peint bien un individu particulier dont il nous dit d’où il venait et où il l’a vu, le texte de l’Histoire naturelle, par le moyen de la gravure, promeut cet individu au rang d’exemplaire de toute son espèce – général et non singulier ; véritablement typique.
34Ainsi, si le caractère historique de l’Histoire naturelle éclairait la présence d’illustrations en général ou celle de planches anatomiques liées au Cabinet du roi, le fait cette fois que l’ouvrage présente une physique du général permet de comprendre ce que sont exactement les individus représentés par De Sève : les gravures d’un animal sur ses quatre pieds, posé sur son socle, figurent un véritable spécimen, c’est-à-dire un exemplaire du moule intérieur caractéristique de l’espèce. Elles montrent un individu, mais celui-ci est pris comme le représentant de toute son espèce.
35À ce stade, on pourrait dire qu’il y a entre Buffon et Daubenton une divergence de point de vue, le premier embrassant dans ses histoires la cause du général, le second restant dans ses descriptions plus attentif à des particularités individuelles. Entre les deux pôles, l’illustration se prêterait à une double lecture : peinture d’un type si l’on est partisan de Buffon, peinture d’une singularité si l’on est lecteur de Daubenton, dans la tradition de Perrault. En fait, nous pouvons dépasser cette apparente ambiguïté dans la manière dont il faut lire les gravures d’animaux sur pieds, en considérant la théorie de la description donnée par Daubenton.
36Pour Daubenton, la description est un tableau : “si les couleurs sont fausses et confuses, elles n’expriment aucune image vraie et terminée ; on ne voit qu’un nuage, on ne distingue rien.” Si la description est un tableau, cela implique qu’on soit attentif au choix délicat des couleurs, c’est-à-dire des mots qui sont leur équivalent dans un texte. Il faut choisir des mots clairs et simples, “car les noms n’ont jamais manqué aux choses connues, et les langues sont assez riches pour qui sait écrire”. Mais il faut aussi veiller à “la composition du tableau” ou “expression de la chose” (et non plus seulement la couleur) :
Chaque objet se présente sous un aspect qui lui est particulier, par conséquent chaque objet doit être décrit d’une manière particulière pour que la description soit conforme à son sujet. Cependant, il y a quelques règles générales que l’on pourrait appliquer à toutes les descriptions, parce que les organes sont les mêmes dans tous les hommes, quoique les objets sur lesquels ils s’exercent soient différents.37
37L’ordre naturel de la description consiste à commencer par la “figure totale de l’animal avant que de détailler les parties de son corps” ; puis de “décrire l’extérieur avant de passer à l’intérieur”. Mais même pour la figure totale ou la description de l’extérieur, on peut trouver différentes manières. C’est là “ l’expression de la chose” “qui doit varier dans les différents objets à proportion de la différence qui est entre eux” : “Que l’on compare un cheval et un cochon, un cerf et un rhinocéros, on verra aisément que le premier coup de pinceau ne doit pas être le même pour les uns et pour les autres.”38
38Ici intervient le concept de physionomie. C’est elle que le peintre d’histoire naturelle (le descripteur, le dessinateur ou le graveur) doit s’employer à rendre. Ici encore, Daubenton oppose deux parties dans la description : le portrait, qui concerne l’animal au repos, et le tableau d’histoire pour l’animal en mouvement. Le portrait présente “l’habitude du corps et les traits de l’animal” ; le tableau d’histoire, “les différentes attitudes qui lui sont propres” :
Pour faire voir combien ces deux descriptions sont nécessaires et combien elles diffèrent l’une de l’autre, supposons que dans un tableau on représente, par exemple, un lion arrêté sur ses quatre pattes, la tête baissée, l’œil tranquille, la crinière pendante et la queue traînante ; et que dans un même tableau le même lion paraisse rugissant de colère, la tête levée, l’œil hagard, la gueule écumante, la queue menaçante, les pattes tendues, les griffes déployées, et tout le corps dans une attitude violente ; reconnaîtrions-nous dans ces deux tableaux le même animal, si on ne nous avait donné l’idée du lion dans l’état de repos avant que de l’avoir présenté dans les mouvements de sa fureur ? non, puisque nous ne voyons plus dans le visage d’un homme transporté de colère les traits naturels de sa physionomie.39
39De même, poursuit Daubenton, il est facile de représenter le taureau ou le sanglier qui se défendent contre un dogue. Le taureau dégage alors une fierté, ou le sanglier une férocité, qui constitue chez eux un “état violent et forcé”, alors qu’au naturel, le taureau est grossier et le sanglier stupide. Une telle distinction du portrait au tableau d’histoire se comprend si on met en rapport l’illustration de l’Histoire naturelle avec celle d’autres corpus iconographiques : nous avons déjà évoqué les peintures de vénerie, où les “bêtes noires” (les sangliers) sont représentées lancées, aux abois ou embarrassées dans les mailles d’un filet, et on pourrait faire référence ici à Frans Snyders (1579-1657) et surtout à Paul de Vos (1595-1678). Mais plusieurs recueils d’illustrations s’emploient également à présenter l’animal en situation : ainsi dans l’ouvrage des Riedinger, graveurs réputés qui peignent les passions des animaux dans un volume dédié à leur père40 ; ou chez Jean-Baptiste Oudry, peignant des combats de bêtes comme la Hyène attaquée par deux dogues de 1739, qui renouvelle le genre en substituant des animaux exotiques aux traditionnels loups et sangliers41. Le même art de l’animal en mouvement fit le succès des sculptures d’Antoine-Louis Barye (1795-1875)42. Toutes ces représentations sont de l’ordre du tableau d’histoire. À l’inverse, Buffon et Daubenton présentent des portraits d’animaux au repos. Comment faire sentir la vie de l’animal si le lion ne rugit pas, si le serpent ne siffle pas ? L’animal au repos semble bien une machine sans lumière dans les yeux. Le défi lancé à l’illustrateur est, dans l’immobilité même, de traduire la physionomie des animaux : c’est-à-dire s’en tenir aux “passions produites par leur instinct et par leur tempérament, et qui peuvent être comparées à celles qui ne dépendent que de la partie animale de l’homme”43.
40La simple ressemblance ici ne fait pas tout. De nombreux artistes présentent “parfaitement les traits de la face d’un homme ou d’un animal, sans donner cependant le caractère de sa physionomie”. Il est plus simple de faire un tableau (où la mise en scène permet d’exprimer les passions dominantes) que de “simples portraits tels qu’il faudrait les avoir pour accompagner la description des animaux considérés dans l’état de repos”. “La finesse de ces portraits rendus au naturel échappe à la plupart des connaisseurs.”44 : le bon portrait doit faire sentir la finesse du renard, la timidité du chevreuil, l’imbécillité du cochon45… Aussi la bonne peinture est-elle d’emblée physique et morale.
41Ce dernier point permet de faire l’écart entre différentes sciences qui approchent l’animal dans son intérieur – anatomie et histoire naturelle, qui constituent deux types de description. Si l’anatomiste dissèque, le naturaliste observe. Si donc le premier se penche sur un seul individu (il “s’attache à l’individu qu’il a présent, il l’examine dans toutes ses parties, il le contemple si attentivement, qu’il le voit s’agrandir sous ses yeux ; à force de le détailler et de le diviser, il croit développer un monde entier.”), le second s’attache tant à l’individu qu’à l’espèce (“il cherche dans les productions de la Nature des différences et des ressemblances” ; “ses limites sont aussi étendues que celles de la Nature. »). Ainsi, l’anatomiste crée un monde, où tout détail est bon tant qu’il est vrai ; il développe, c’est-à-dire il pratique l’art de l’analyse46 ; il “particularise son sujet dans tous ses points et descend jusqu’aux plus grandes profondeurs de l’analyse pour le considérer dans ses premiers éléments”. À l’inverse, la minutie nuit au naturaliste, que le détail superflu plonge dans l’obscurité et que son projet “attache à la nature tout entière”. Le bon naturaliste “généralise toutes ses observations et s’élève assez pour reconnaître d’un coup d’œil les résultats généraux de la Nature”47. Ainsi, l’anatomie peut multiplier les détails à foison, alors que les descriptions des naturalistes “ont des limites que l’on ne peut passer sans se jeter dans l’obscurité ou dans la minutie, tout détail superflu est au-delà de ces limites, et l’on n’en peut jamais tirer aucune conséquence fondée”48.
42On retrouve donc le lien de l’histoire naturelle et de la généralité, s’exprimant dans la pratique de la comparaison, mise en avant aussi bien par Buffon que par Daubenton. De la comparaison mutuelle des animaux (et non de la recherche de l’exhaustivité) doivent résulter des connaissances sur chaque animal en particulier et des connaissances sur les animaux en général49. Comme “les descriptions doivent être comparées”, de là vient la nécessité de les faire toutes sur le même plan.
43On retrouve par là également la condamnation des nomenclatures qui sont insuffisantes. Celles-ci en effet ne sont que la description partielle de l’animal, qui ne retient que certaines parties. Toutefois, comme elles rapportent tous les animaux aux mêmes traits, elles permettent déjà un premier degré de comparaison : donc “c’est déjà un pas de fait, puisque ces descriptions sont méthodiques et peuvent être comparées”50. Ainsi, le corps des nomenclatures comporte déjà un certain nombre de descriptions, même si celles-ci manquent entre elles de l’uniformité du plan :
Chacun a décrit son objet par l’endroit qui l’a le plus frappé et n’a considéré que l’objet même, sans se soucier de la comparaison que l’on en pourrait faire avec d’autres objets du même genre, de sorte que dans la description de certains animaux, il y a des parties qui sont très amplement détaillées, tandis qu’il n’est fait presque aucune mention de ces mêmes parties dans la description d’autres animaux.51
44Perrault a commencé à faire des comparaisons, par exemple, entre le hérisson et le porc-épic, le loir et la marmotte. Pour Daubenton, il faut poursuivre ces comparaisons en vue de former un corps complet d’anatomie comparée, “abandonner ces détails, pour ne jamais perdre de vue les rapports généraux qui sont entre les différentes espèces d’animaux, les ressemblances et les différences essentielles qui se trouvent dans le mécanisme de leur corps”52. Le travail de description suit donc un plan, “le même pour tous les animaux, de sorte que la description de la souris est aussi étendue que celle du cheval, parce qu’en effet le corps de la souris est composé d’à peu près autant de viscères et d’os que celui du cheval, et qu’il faut les comparer tous les uns avec les autres.” Cette préoccupation comparative de dégager des rapports communs oriente les naturalistes, lorsqu’ils observent ou lorsqu’ils lisent. Dans leurs lectures, ils entreprennent d’extraire “des descriptions des animaux étrangers déjà faites par différents auteurs, toutes les observations qui ont rapport à celles que [ils ont] faites sur les autres”53. Les descriptions méthodiques ne sont envisagées que comme un premier recueil ordonné d’observations suivies sur les différents animaux. Il apparaît ici que, même dans sa dimension anatomique, l’Histoire naturelle recherche la généralité, notamment grâce à un programme général de comparaison.
45On peut encore éclairer ces points par la différence du concept de “naturel” à celui de “belle nature”. Un manuscrit anonyme intitulé Note sur la façon de dessiner un cheval, conservé au Muséum d’Histoire naturelle de Paris apporte sur ce point de précieuses indications54. Ce texte décrit tout d’abord la manière dont procèdent les peintres pour impressionner favorablement leur spectateur. Leur méthode consiste à respecter très strictement un ensemble de proportions, quand bien même celles-ci ne se trouveraient pas dans la nature :
Les écuyers ont pris pour modèle des proportions du corps des chevaux la longueur de la tête de cet animal prise en ligne droite depuis le toupet jusqu’au bout de la lèvre antérieure.
Trois longueurs de la tête donnent la hauteur entière du cheval, à compter du toupet au sol sur lequel il repose, pourvu que la tête soit bien placée.
Deux têtes et demie égalent la hauteur du corps, du sommet du garrot à terre ; la longueur de ce même corps, celle de l’avant-main et de l’arrière-main, prise ensemble de la pointe du bras à la pointe de la fesse inclusivement.
Une tête entière donne la longueur de l’encolure du sommet du garrot à la partie postérieure de la nuque ; la hauteur des épaules jusqu’au sommet du coude au sommet du garrot, l’épaisseur du corps, du milieu du ventre au milieu du dos ; sa largeur d’un côté à l’autre [...]”
Voilà les proportions de la belle nature convenues par les écuyers pour les chevaux comme celles de l’Apollon du Vatican et de la Vénus de Médicis pour les hommes et pour les femmes. Cependant, il n’y a aucun homme ni aucune femme ni aucun cheval qui ait les proportions de la belle nature.
Un individu qui aurait toutes ces proportions est donc un être imaginaire, par conséquent la belle nature n’est pas la vraie nature qui est l’objet du naturaliste. Un dessinateur, un orateur, un poète qui veut embellir son sujet, prend toutes sortes de licences. Un dessinateur qui se propose de représenter un bel homme, réunit dans la figure qu’il en fait toutes les proportions de la belle nature : cette figure n’existe dans aucun individu de l’espèce humain. C’est un produit de l’art.
Le dessinateur qui travaille pour des amateurs, des curieux, ne peut mieux leur plaire, qu’en leur montrant la belle nature : mais celui qui est employé pour l’histoire naturelle ne doit faire que de portraire au naturel, qui représentent les caractères des différentes races de l’espèce humaine ou d’espèces des animaux. Dessiner d’après nature, suivant l’expression de l’art, c’est représenter fidèlement l’objet que l’on a sous les yeux sans y rien changer par addition, par suppression, ni d’aucune autre manière.
Des dessins faits avec cette exactitude sont les seuls qui méritent la confiance des naturalistes et qui puissent les guides dans leurs études, au défaut de la nature vivante.
46Ce texte soutient bien, contre les techniques trompeuses des peintres, une conception du “dessin d’après nature” qui l’identifie à un “portrait au naturel”. L’Histoire naturelle revendique ici une rupture avec l’idéal de la beauté classique et son exigence de vérité dans la représentation. Il faut différencier l’art de l’anatomiste de celui du peintre : les gravures auxquelles nous avons affaire ne sont pas l’affaire des spécialistes d’esthétique. De manière très intéressante, le concept de “belle nature” est mobilisé à deux reprises dans l’Histoire naturelle : dans les sections consacrées à l’homme et au cheval.
47L’Histoire naturelle de l’homme nous permet de penser de plusieurs manières ce qui pourrait être le discrédit de la “belle nature” : d’abord la “belle nature” n’est pas le produit de la comparaison et n’est donc pas une connaissance ; ensuite, elle est simplement un “coup d’œil”, œuvre de copie, d’imitation, et non de mesure exacte des individus réels ; enfin, la représentation se substitue à la Nature elle-même55. Toutefois, Buffon procède ensuite à une description de la “belle nature” de l’homme, dont il donne avec grands détails les proportions : cela peut éclairer le fait qu’il n’y a pas de gravure représentant l’homme dans l’Histoire naturelle (nous reviendrons sur ce fait dans notre dernier chapitre).
48L’Histoire naturelle du cheval met le concept de “belle nature” en relation avec celui de “liberté de mouvement”. La “belle nature” telle que Buffon l’entend n’est pas le produit de l’Art, mais celui de la Nature : c’est-à-dire qu’elle se trouve dans les chevaux sauvages, ceux de l’Amérique espagnole. Cela peut expliquer le choix du cheval dessiné d’après Oudry au tome IV : celui-ci ne respecte pas les proportions classiques de la “belle nature” des peintres, mais il est montré dans toute sa vivacité, sans selle ni cavalier, ce qui constitue la véritable “belle nature” selon les naturalistes56.
Buffon comparé à Linné : descriptions illustrées contre définitions lexicales ?
49L’histoire des sciences a souvent souligné l’anti-linnéisme de Buffon57. Cette question, considérée sous l’angle qui nous intéresse ici, revient à demander ce que signifie la présence d’abondantes planches dans l’Histoire naturelle et leur quasi absence du corpus linnéen.
50Linné dit peu de choses sur l’iconographie et nous avons déjà indiqué que son œuvre présente fort peu de gravures. Dans le Fundamenta botanica, il place parmi les “collecteurs” la catégorie des “ichniographes” qui “exprimèrent par des images les figures des végétaux”58. Il souligne alors que l’art de la gravure était inconnu des Anciens et qu’un herbier l’emporte de toutes façons sur toutes sortes de figures. Ainsi, la section des ichniographes est plus occupée de donner des conseils pour la réalisation d’un bon herbier (necessarium omni botanico, “nécessaire à tout botaniste”) que de véritablement donner la théorie de l’illustration. Linné y revient cependant dans la section consacrée au “signalement des plantes” (adumbrationes) : une bonne figure doit respecter autant que possible la vraie grandeur de la plante et sa situation naturelle (ne pas représenter verticalement une plante qui est en réalité rampante). Il souligne surtout ici trois types de compétences requises : “un peintre, un graveur et un botaniste sont également nécessaires à la confection d’une bonne figure”59. Évidemment, les figures les meilleures seront réalisées par ceux qui réuniront ces trois qualités. Mais il semble manifeste que le projet linnéen ne se situe pas dans cette perspective. La science botanique en général est divisée en effet en deux grandes catégories : les collecteurs qui tentent de déterminer le nombre des espèces de plantes (catégorie à laquelle se rattachent les ichniographes) ; les méthodistes, qui tentent de disposer méthodiquement les végétaux et de les dénommer. Au sein de cette bipartition, Linné se range décidément du côté des seconds60. Dans la philosophie de Linné, il faut donc comprendre ensemble l’absence d’image et le parti pris systématique.
51De cette absence de planches gravées, une première lecture s’impose : celle qui passe par le coût des gravures et par l’opposition des situations institutionnelles de Buffon et de Linné. L’ouvrage serait richement illustré parce que Buffon bénéficie des largesses du Roi et d’un tirage à l’Imprimerie Royale. Concernant le coût du travail de gravure, on a quelques indications dans plusieurs Mémoires des dessins qui ont été faits par les Sieurs De Sève et Buvée pour l’histoire naturelle générale et particulière. Ces mémoires indiquent que chaque planche comme chaque vignette était payée 24 livres à De Sève ou Buvée, avec une exception toutefois pour le Léopard qui fut payé 36 livres61. Le dossier Buffon aux Archives de l’Académie française contient également un Ordre de dépense daté du 9 avril 1779, qui indique “bon pour la somme de 1548 livres”, payables à Defehrt. La dépense engagée pour les dessins de De Sève et Buvée s’élève à 2232 livres pour la période qui court du 1er juin 1757 au 1er juin 1758 ; 2664 livres pour la période qui court du 1er juin 1759 au 1er juin 1762. La Médiathèque de l’Agglomération troyenne conserve en outre un exemplaire de la vignette qui ouvre le tome XIII de l’Histoire naturelle, avec une approbation manuscrite de De Sève qui déclare avoir reçu 60 livres pour cette planche62.
52Ce qui nous reste de la correspondance de De Sève semble toutefois tempérer cette situation d’opulence. Elle indique clairement que, même pour l’Histoire naturelle, les coûts étaient mesurés :
J’ai bien pensé, que laissant au choix de M. Panckoucke, de graver ou non l’ara bleu, qu’il ne le serait pas ; parce qu’il regarde l’épargne non seulement de la gravure, mais encore de l’impression. Il était cependant capital pour l’espèce. Quoiqu’il y ait plusieurs planches de perroquets, le public connaisseur sera surpris (quand le volume sera au jour) de ne pas trouver une des espèces de chaque famille comme un papegai et autres, après avoir eu dans le volume V cinq planches d’alouettes dont la plupart se ressemble à s’y tromper.63
53Si la situation institutionnelle semble indiquer que l’équipe de Buffon n’avait pas à compter la dépense, en revanche, il est clair que Linné ne cesse de déplorer le coût de la gravure qui renchérit considérablement les livres. Dans la dissertation Incrementa botanices64, Linné termine par trois pages (pp. 390-393) où il s’en prend au coût extrême des livres de botanique richement illustrés. La leçon qu’il en tire serait transposable aux livres de zoologie. On ne peut pas nier que les gravures sur cuivre sont bien meilleures que les gravures sur bois, en particulier en ce qu’elles permettent de rendre les plus petites parties de manière fort distincte. Mais les bois gravés suffisaient aux anciens botanistes (Brunfels, Fuchs, Clusius, jusqu’à Rudbeck inclus). Ils permettaient des représentations élégantes, même s’ils ne permettaient pas d’entrer trop dans le détail. Les bois circulaient d’un auteur à l’autre, ce qui diminuait encore les coûts65.
54L’objection majeure qu’émet Linné est celle du coût des livres, qui contraint les botanistes modestes à s’en passer. Linné qualifie les gravures sur cuivre de “coûteuse invention” (pretiosissimum illud inventum) : la gravure est devenue un luxe, et souvent une cause de ruine66. C’est tout particulièrement vrai pour les ouvrages enluminés comme la Caroline de Catesby, la Centurie de Martyn, le Thesaurus de Seba ou la Phytanthozaiconographia de Weinmann. “Si l’on en additionnait les prix, on aurait de quoi s’offrir une bibliothèque fort complète de tout autre discipline.”67 Linné lui-même devait les consulter les ouvrages qu’il ne possédait pas dans la bibliothèque du baron De Geer et à la bibliothèque royale. Dans une lettre à l’Académie royale de Suède, datée du 3 janvier 1765, il donne un état de ses réflexions sur les livres enluminés en histoire naturelle ; pour bien connaître, il faut étudier la synonymie puis se tourner vers les gravures :
Je ne parle pas de ces vieilles figures illuminées qui faisaient toutes les feuilles de la même couleur de vert, et toutes les fleurs jaunes de la même teinte de jaune. Mais je pense aux insectes de Surinam de Merian, aux peintures de Seba [...] aux plantes d’Ehret, etc. dans lesquels les objets sont comme vivants, de même que le meilleur portraitiste dessine le visage humain [...] Toutes ces peintures sont si belles que le plus stupide Hottentot pourrait être béat d’admiration et d’amour pour de tels chefs-d’œuvre.
Si je demande, de plus, ce qui a mené ce type de littérature à une telle élévation, je répondrais qu’on n’en est redevable qu’au seul mécénat. De riches Anglais ont financé le voyage de Catesby en Amérique, puis l’ont généreusement payé pour ses images. Roesel de même reçut le soutien d’un baron. Les planches d’Ehret lui rapportaient une guinée pièce et se vendaient comme des petits pains. La générosité de sa Majesté du Danemark nous a procuré les coquilles de Regenfuss. Quant à Edwards, il cite ses généreux mécènes dans sa préface. Les Anglais ont soutenu Edwards, les Allemands leur Roesel, les Danois leur Regenfuss, et tous avec raison.68
55Linné loue la qualité extrême des gravures nouvelles, comparée à celles des premiers temps de la botanique, qu’il met ici en rapport avec le mécénat. Mais cet éloge apparent peut se retourner en critique : la botanique produit des livres que seuls les princes peuvent s’offrir. Pour éviter cet état de fait, Linné propose de se passer de planches et d’en revenir à une méthode de description purement verbale.
56Entre l’auteur qui se passe d’images (Linné) et celui qui en réclame (Buffon), on trouve donc une opposition qui se prête à plusieurs lectures. Un disciple de Roger Wolcott Sperry (1913-1994) en rendrait compte par l’opposition du cerveau gauche (qui accumule les définitions en concaténant un mot à un autre mot) et du cerveau droit (qui travaille à partir d’images). Le premier procèderait par définition et le second par description. Mais cette opposition des méthodes n’est pas neutre : l’une d’elle serait véritablement scientifique, quand l’autre donnerait une simple science populaire, à destination d’un public mondain non averti.
57L’interprétation qu’en donne Oliver Goldsmith (1728-1774) semble accréditer cette idée, dans l’opposition qu’il forme entre deux types d’histoire naturelle69. Selon lui, il existe bien deux voies différentes (“two distinct and separate channels”70) : l’une d’elle conduit à la chose (“the one serving to lead us to the thing”), l’autre suppose la chose connue et conduit à l’histoire de la chose (“the other conveying the history of the thing, as supposing it already known”). Linné se range dans la première catégorie et sa critique n’est pas étrangère à un programme de réforme de la science botanique. Pour pouvoir s’éviter les gravures, il faut supposer une botanique ordonnée, où les planches d’herbiers sont aisément consultables et où les espèces sont rapportées à leurs genres. La systématique est un fil d’Ariane qui permet de conduire de la plante inconnue jusqu’à son nom dans les livres.
58À l’inverse, l’illustration maintient dans une science empirique, qui invite à feuilleter les ouvrages de manière aléatoire. Elle reste dans le registre du familier et fait passer de l’image identifiée à sa description ou à son histoire. Cette lecture de Goldsmith peut accréditer l’idée que décrire en définissant est une science sérieuse alors que décrire en illustrant est une science populaire. Goldsmith s’inscrit explicitement dans la seconde piste, dans une conception buffonienne des sciences de la nature71 : il critique les nomenclatures qui nous conduisent de caractère en caractère (elles ne sont que des dictionnaires)72 ; il s’écarte décidément de la voie des nomenclatures (qui conduit de l’animal au nom) et choisit celle des naturalistes (qui procède du nom aux mœurs)73. Ainsi, Goldsmith revendique un ouvrage léger : “Professed naturalists will, no doubt, find it superficial.”74
59Toutefois, si le projet de Goldsmith se réclame de Buffon, cela n’implique pourtant pas que Buffon s’inscrive dans la dichotomie dressée par sa postérité. En particulier, Buffon ne pratique en rien la description comme une science plaisante, basée sur la collection de curiosités. Si la description buffonienne est bien le contraire de l’aride science de dictionnaire qu’est le système des définitions linnéennes, elle n’est pas pour autant un catalogue de monstres ou de fossiles. Il faut comprendre sa spécificité. Symétriquement, la systématique linnéenne ne voit en rien garanti son statut de science “sérieuse” et ardue : bientôt, malgré son arsenal de définitions techniques, elle devient une science “pour les dames”, et ce, en dépit de son impudeur75.
Le tout et les parties
60Ainsi, il apparaît que sur la situation première (le coût de la gravure et le poids du mécénat), se greffent différents discours épistémologiques. Quand on a dit que Buffon pouvait s’offrir de belles et de nombreuses gravures, cela n’explique encore ni la valeur qu’il leur accorde, ni le rapport qu’elles entretiennent à son texte, ni surtout les choix qu’il a faits sur ce qu’il convenait de représenter sur les planches.
61L’opposition des styles naturalistes de Linné et de Buffon permet de prendre en compte deux manières de remplir le programme de la description des vivants : celui qui définit et celui qui illustre. Ces deux manières n’impliquent pas les mêmes considérations. Linné classant, n’a pas à illustrer. De fait, les seules planches contenues dans ses ouvrages de systématique sont des schémas permettant d’identifier les différents ordres et classes de plantes en fonction des positions relatives des étamines et des pistils, et des différents genres d’animaux, en fonction du nombre de certaines parties (mamelles, ongles…).
62Pour Linné, la description par voie de définition a un avantage sur la planche. On y sépare les caractères communs, ce qui les fait bien comprendre. La définition constitue une analyse alors que la planche présente tout d’un coup. Une planche ne permet pas de généralisation ni de déductions. À l’inverse, la planche gagne du temps. Une figure est parfois utile pour expliquer une forme difficile à décrire. Donc les deux procédés se secondent mutuellement.
63Cela s’éclaire par les remarques de Buffon concernant le tout et les parties76. Il critique le concept de caractère en soulignant que la grande erreur des systèmes de classification est de “vouloir juger d’un tout par une seule de ses parties” : “Presque tous les nomenclateurs n’ont employé qu’une partie, comme les dents, les ongles ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les fleurs pour distribuer les plantes, au lieu de se servir de toutes les parties, et de chercher les différences ou les ressemblances dans l’individu tout entier.” Ainsi, il ne faut pas nous priver de ces moyens avantageux que la Nature nous offre pour la connaître : “se servir de toutes les parties des objets que nous considérons”. Quand même les caractères constitueraient des parties constantes et invariables, “il ne faudrait pas pour cela réduire la connaissance des productions naturelles à celle de ses parties constantes qui ne donnent que des idées particulières et très imparfaites du tout”. Buffon propose au contraire “une méthode instructive et naturelle”, qui consiste à “mettre ensemble les choses qui se ressemblent et de séparer celles qui diffèrent les unes des autres”. Les ressemblances et les différences doivent être prises “du tout ensemble” : la comparaison doit porter “sur la forme, sur la grandeur, sur le port extérieur, sur les différentes parties, sur leur nombre, sur position, sur la substance même de la chose”77. L’individu peut être ainsi reconnu “au premier coup d’œil” et n’avoir qu’un nom. Buffon rappelle qu’il faut “une bonne description & jamais de définitions” :
Aussi faut-il bien se garder de juger la nature des êtres par un seul caractère, il se trouverait toujours incomplet & fautif ; souvent même deux & trois caractères, quelque généraux qu’ils puissent être, ne suffisent pas encore ; & ce n’est, comme nous l’avons dit & redit, que par la réunion de tous les attributs & par l’énumération de tous les caractères qu’on peut juger de la forme essentielle de chacune des productions de la Nature.78
64On comprend qu’il y a un écart fondamental entre Buffon et Linné sur ce qu’il faut entendre par description. La description linnéenne est une définition, c’est-à-dire une analyse ou une énumération de caractères anatomiques. Elle se passe de l’illustration, sinon pour présenter les différentes pièces anatomiques qu’il s’agit d’identifier. La description buffonienne présente une synthèse coordonnée de toutes les informations que nous fournit la nature. Elle prend par excellence la forme d’une gravure représentant l’espèce. Cela s’éclaire par une distinction terminologique entre histoire et description.
Histoire et description
65“L’histoire et la description” doivent être autant que possible tenues ensemble et constituent la plus grande part de l’histoire naturelle. Ces tâches ont été différemment remplies par les prédécesseurs de Buffon. Selon lui, la plupart des ouvrages d’ornithologie “se réduisent à une simple nomenclature” et “ne contiennent que des descriptions”, y joignant tout au plus “quelques faits historiques”79.
66Buffon, en soulignant l’importance de la description et de l’histoire, rappelle l’importance des faits contre l’imagination. On doit se souvenir qu’“un historien est fait pour décrire et non pour inventer, qu’il ne doit se permettre aucune supposition et qu’il ne peut faire usage de son imagination que pour combiner les observations, généraliser les faits, et en former un ensemble qui présente à l’esprit un ordre méthodique d’idées claires et de rapports suivis et vraisemblables.”80
67L’histoire touche à la description des habitudes naturelles ; elle procède “à force d’études et de comparaisons”81. La description doit comporter “la forme, la grandeur, le poids, des couleurs, les situations de repos et de mouvements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action et toutes les fonctions extérieures ; si l’on peut joindre à tout cela l’exposition des parties intérieures, la description n’en sera que plus complète.”82 Ainsi l’histoire touche au naturel et la description au corps, intérieur et extérieur : si la première touche l’aspect moral, la seconde porte sur le physique ; si la première vise une éthologie, la seconde semble un autre nom pour une anatomie.
68Dans le même temps, cela doit s’entendre avec deux restrictions. Buffon insiste sur le fait que “l’histoire doit suivre la description”83 ; il rappelle l’union de “ces deux parties (l’histoire et la description) que l’on ne doit jamais séparer en histoire naturelle”84. Ainsi, l’histoire naturelle exclut un examen anatomique trop circonstancié : elle n’est pas réductible à une anatomie comparée (même si elle l’inclut). Ensuite, l’histoire “doit uniquement rouler sur les rapports que les choses naturelles ont entre elles et avec nous.”85 En particulier :
L’histoire d’un animal doit être non pas l’histoire de l’individu, mais celle de l’espèce entière de ces animaux ; elle doit comprendre leur génération, le temps de la prégnation, celui de l’accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d’éducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, et ensuite les services qu’ils peuvent nous rendre, et toutes les utilités ou les commodités que nous pouvons en tirer.
69Ce passage qui place l’intérêt de Buffon au niveau de l’espèce et non de l’individu se comprend dans sa dimension critique par rapport aux singularités que vise l’histoire naturelle de Claude Perrault. Buffon rend explicite que les planches visent à alléger la partie relative à la description, en particulier, quand le langage est souvent contraint à des circonlocutions.
70Daubenton appuie ici encore complètement ces orientations. Dans son discours De la Description des animaux, il distingue nettement observation et description et met cela en rapport avec les possibilités de l’illustration. L’observation est prise dans une dialectique entre savoir et ignorance. En effet, “chacun a une façon d’observer proportionnée à l’étendue de son savoir et de son esprit”. De là, “plus on sait, plus on découvre en observant”86. De cette dépendance de l’observation par rapport aux connaissances dont chacun dispose (la situation de l’observateur), vient qu’il est impossible de fixer des guides à l’observateur :
Il n’y a par conséquent ni principes ni règles à établir pour guider l’observateur, les routes que l’on pourrait lui ouvrir ne seraient pas convenables à sa marche, il est obligé de rester d’abord dans celles où il se trouve placé et il ne peut s’en frayer de nouvelles qu’à mesure qu’il fait des progrès.87
71À l’inverse, la description doit suivre une méthode, projet qui complète les tâtonnements de l’observation et le système des nomenclateurs. La nomenclature qui accumule les définitions accompagne les projets de distributions méthodiques : nommer une espèce, ou la définir par une phrase, c’est la distribuer dans un système d’ordres, de classes et de genres. Ainsi, une nomenclature combine plusieurs types de définitions de plus en plus générales : la phrase définit l’espèce, les caractères génériques donnent le genre, etc.
72Ainsi Daubenton joue description contre définition, c’est-à-dire méthode de la nouvelle histoire naturelle contre nomenclatures linnéennes, connaissance du singulier contre universaux et catégories ; par là, il promeut aussi le doute contre l’assurance, le scepticisme essentiel à la science moderne contre un dogmatisme suranné qu’il rattache à la scolastique. L’état d’avancement de la science est proportionnel aux doutes que l’esprit émet sur sa réussite possible. Les nomenclateurs font obstacle à la science en ce qu’ils croient tout connaître et “veulent définir les différentes productions de la Nature avant que de les avoir bien décrites : c’est vouloir juger avant que d’avoir connu et vouloir apprendre aux autres ce que l’on ignore soi-même”88. La définition (et la nomenclature qui la résume) doit donc être soumise à la description complète du spécimen. Dents, mamelles et doigts n’offrent “qu’un tableau défectueux ou chimérique”. Daubenton donne un exemple qui l’exprime très aisément, demandant :
Quels sont les animaux qui diffèrent de bien d’autres pour les dents, qui en ont six incisives à chaque mâchoire, recourbées dans celles du dessus et dirigées en avant dans celle du dessous, qui ont les dents canines fort courtes et éloignées les unes des autres, et qui n’ont qu’une corne au pied et deux mamelles inguinales ? [le texte renvoie à Linné, Systema naturæ, 1748, p. 11] Un naturaliste répondra à l’instant, votre exposé est trop long des trois quarts, Aristote l’a dit en un mot : ce sont les solipèdes, c’est-à-dire les chevaux, les ânes, les mulets et les zèbres. Mais que penseront les gens qui veulent s’instruire ? Que feront-ils de ces dents, de cette corne, de ces mamelles, qui sont les seules choses qu’on leur présente ? Ils n’iront pas ouvrir la bouche de tous les animaux pour compter les dents ; d’ailleurs elles leur feraient méconnaître les femelles, qui n’en ont pas autant que les mâles, au moins dans la plupart des animaux dont il s’agit ici. Chercheront-ils les mamelles ? On n’en voit point dans le plus grand nombre des mâles et s’il y en a, elles ne sont pas placées dans l’endroit indiqué, il ne leur reste donc que la troisième condition de l’énigme, savoir, quels sont les animaux qui n’ont qu’une corne à chaque pied ? Ce caractère est le seul des trois qui soit essentiel et constant. Mais en croira-t-on le méthodiste sur sa parole, après avoir été trompé sur les dents et sur les mamelles ? Faudra-t-il donc voir tous les animaux de l’univers pour s’assurer qu’il n’y a que les chevaux, les ânes, les mulets et les zèbres qui n’aient qu’une seule corne au pied ?89
73La méthode de description doit donc être distinguée de ce qui est connu, depuis Georges Cuvier (1769-1832) et Thomas Henry Huxley (1825-1895), comme la “méthode de Zadig”90, en référence au conte de Voltaire. Le fragment n’est pas toujours un indice qui permet de former de bonnes inductions : c’est parfois une pièce perdue dans le capharnaüm d’un cabinet, une curiosité éparse et à l’origine suspecte. L’os isolé, la dent, le poil, le pied ne permettent pas de remonter au tout : ils nous perdent dans un monde fabuleux, où il est aisé de former des chimères en hasardant des recompositions. La méthode des nomenclateurs linnéens est comme le sphinx, elle fabrique des énigmes où le bien connu, devenu méconnaissable, est désormais perdu. Surtout, la définition accable l’imagination en ce qu’elle ignore la dépendance des caractères et qu’elle noie dans des énumérations sans ordre. En émiettant les caractères, les nomenclateurs nous font perdre la vraie connaissance de l’animal. Nul n’a jamais eu de difficultés à reconnaître un cheval : mais nul ne l’a jamais reconnu par les dents ou le nombre des mamelles. Les nomenclateurs démembrent l’animal et dans ce tronçonnage, on ne sait plus rien reconnaître.
74Daubenton appelle donc à quitter la voie des nomenclateurs : en particulier, la connaissance de l’extérieur doit se redoubler d’une connaissance de l’intérieur. Il faut faire l’inspection du dedans, où se trouve la raison des mouvements qui paraissent au dehors91. Les nomenclateurs ont le défaut de s’en tenir à “l’écorce”,
semblables à des voyageurs qui ne voudraient voir que les murs des villes ou les façades des palais, au lieu d’entrer dans l’intérieur et d’examiner en détail tous les chefs-d’œuvre de l’art qui y sont renfermés. N’imitons pas ces observateurs superficiels, approfondissons notre sujet dans tous ses points intéressants, mais gardons-nous des détails minutieux, qui nous jetteraient dans de vaines recherches, tandis qu’il y a tant de choses importantes à découvrir dans la Nature.92
75Il convient au contraire de “perfectionner les connaissances de l’économie animale” – “c’est là l’objet que l’historien ne doit jamais perdre de vue, c’est la règle qui sert de guide à tout observateur intelligent”. Voici donc le mot d’ordre qui ordonne les descriptions utiles. Une fois fixé ce but, cela va permettre de trancher entre ce qui mérite d’être retenu ou non. Il ne faut pas être comme ces “observateurs appesantis sur les détails” ; il ne faut pas non plus recourir à un jargon technique qui perd l’imagination.
76Au terme de ce parcours, on peut opposer deux types de sciences de la nature. Celle de Linné est systématique et procède par définitions. Elle vise à classer les espèces et pour cela, elle recourt à différents niveaux taxonomiques, hiérarchisés entre eux (classes, ordres, genres, espèces, variétés...) Définir, c’est assigner, à partir d’une ou plusieurs parties, une position au tout dans un système. Celle de Buffon à l’inverse tente plutôt un inventaire et procède par description. Elle se concentre sur le niveau de l’espèce, et elle consacre à chacune d’entre elles une monographie qui doit la mettre en relation avec les autres. Décrire, c’est approcher un tout selon une variété de rapports particuliers. Cela débouche sur un tableau buffonien, qui se représente comme une trame : chaque espèce est comparée à un grand nombre d’autres espèces, dont elle se rapproche “sous certains rapports”. Les exemples abondent. Dans le style linnéen, la musaraigne sera du genre Mus, suivie d’une différence spécifique (Mus araneus, Mus caecus) ; dans le style buffonien, la musaraigne échappe au genre des souris et est appelée à “remplir l’intervalle qui se trouve entre le rat et la taupe”93. De même, dans les anciennes nomenclatures, la marmotte est le “rat-ours” ; Buffon concède qu’elle “tient un peu de l’ours et un peu du rat pour la forme du corps”, mais surtout il souligne : “Elle a le nez, les lèvres et la forme de la tête comme le lièvre, le poil et les ongles du blaireau, les dents du castor, la moustache du chat, les yeux du loir, les pieds de l’ours, la queue courte et les oreilles tronquées.”94 Les grands animaux seront traités de même : le jaguar devient Tigris americana dans la disposition de Jacob Theodor Klein (1685-1759)95 ou Tigre de la Guyane dans le Voyage de Renaud Des Marchais (16 ? ?-1728)96 ; à l’inverse de la méthode des nomenclateurs, Buffon déclare que le jaguar n’est pas un tigre et qu’il faut le comparer à plusieurs autres animaux selon différents rapports97.
Comment peindre une girafe ?
77Cette opposition de l’énumération (la liste des caractères qui définissent) et de la planche (la gravure qui soutient l’imagination et la description) peut encore être analysée à partir de l’exemple de la girafe. En effet, le tome XIII s’ouvre par une description de cet animal. Toutefois, la vignette qui le chapeaute ne présente pas l’animal : en son centre trône un ocelot, et autour de lui, on reconnaît un phoque, un morse, un unau, un maki, une mangouste... Mais de girafe, point. Est-ce simplement que sa figure longiligne ne se pliait pas à l’horizontalité du format des vignettes ? Pas plus l’histoire de cette espèce n’est-elle suivie d’une description anatomique et d’une gravure, pour laquelle il faudra attendre les Suppléments : d’abord dans le volume III (IR XXXII, pl. 64, p. 330), puis le volume VII (IR XXXVI, pl. 81 et 82, p. 345) qui donnent les gravures. Buffon reconnaît : “nous n’avions pu recueillir encore que des notions imparfaites, tant par rapport à sa conformation, qu’à ses habitudes.” C’est que Buffon rassemble et compare les témoignages98 sur cet animal singulier, “un des premiers, des plus beaux, des plus grands animaux”99 mais constate bien vite que les sources iconographiques manquent : Thévenot qui a vu l’animal en Éthiopie n’en a pas fourni de portrait. Buffon a bien reçu un dessin à l’Académie en 1764, mais il déplore : “Nous eussions bien désiré que le dessin eût été un peu mieux tracé, mais ce n’est qu’un croquis informe et dont on ne peut faire aucun usage.”100 Quant au linnéen Frédéric Hasselquist (1722-1752), il a bien donné une longue “description” de l’animal : Buffon n’y voit qu’une accumulation fastidieuse et désarticulée de « petits caractères équivoques, inutiles”. Définition à la précision paradoxale puisque le voyageur n’a jamais vu l’animal101 et qu’en dépit de sa méticulosité, sa description s’avère moins utile que celle des Anciens. Ainsi l’erreur de Hasselquist revient à celle commise par Mathioli : la peau isolée est à la zoologie ce que la plante séchée est à la botanique, elle fait perdre les proportions naturelles de l’animal et conduit souvent à négliger l’unité organique de son corps. La girafe est donc pour Buffon l’occasion d’affirmer son parti-pris pour l’iconographie contre le linnéisme :
“C’est aux figures à suppléer à tous ces petits caractères et le discours doit être réservé pour les grands : un seul coup d’œil sur une figure en apprendrait plus qu’une pareille description, qui devient d’autant moins claire qu’elle est plus minutieuse, surtout n’étant point accompagnée de la figure qui seule peut soutenir l’idée principale de l’objet au milieu de tous ces traits variables, et de toutes ces petites images qui servent plutôt à l’obscurcir qu’à le représenter”102.
78Il faut “engager les voyageurs à se servir de leurs lumières, et à ne pas renoncer à leurs yeux pour prendre la lunette des autres ; il est nécessaire de les prémunir contre l’usage de pareilles méthodes, avec lesquelles on se dispense de raisonner, et on se croit d’autant plus savant que l’on a moins d’esprit”103.
79En particulier, en dépit de sa précision, “très longue, mais très sèche”104, la description de Hasselquist ne donne pas même les éléments nécessaires à comprendre sa nature. Buffon recentre le problème sur les cornes de la girafe : tombent-elles tous les ans, et la girafe est alors à ranger parmi les cerfs et les animaux à bois ; ou bien sont-elles permanentes et il faut la rapprocher des bœufs et des chèvres ? Derrière cette question des cornes, c’est la classification linnéenne qui est visée : Hasselquist a inclus la girafe dans le genre Cervus, en adjoignant comme nom d’espèce l’adjectif camelopardalis par lequel les Anciens la désignaient. Un argument pèse en faveur des bois : c’est qu’ils sont des excroissances liées au superflu de matière organique, et donc faites d’une substance analogue à la nourriture de l’animal (or, la girafe se nourrit de “feuilles et de boutons d’arbres”). En revanche, si la girafe est bien un cerf, alors, ses bois devraient être divisés en branches ou en andouillers et être l’apanage des seuls mâles. Buffon ne peut que constater que la girafe ne remplit aucun de ces deux critères, alors que le premier point est toujours vérifié dans ce genre, et que le second y est une loi quasi générale. Ainsi, il faut conclure qu’à l’inverse, la girafe semble, comme les rhinocéros, bien porter des cornes, faites d’une seule tige, qui ne sont que des agglomérats de poils.
80L’absence de gravure se retrouve paradoxalement pour le lama et le paco, alors que leur représentation est un classique des ouvrages d’histoire naturelle sur l’Amérique du Sud (on la trouve par exemple chez Marcgrave). Ici encore, Buffon note l’absence de témoignages, le lama semblant attaché à un terroir particulier :
Depuis plus de deux siècles que les Espagnols restent dans ces vastes contrées, aucun de leurs auteurs ne nous [a] donné l’histoire détaillée et la description exacte de ces animaux dont on se sert tous les jours : ils prétendent à la vérité qu’on ne peut les transporter en Europe, ni même les descendre de leurs montagnes sans les perdre [...] : mais à Quito, à Lima [...] on aurait pu les dessiner, décrire et disséquer.105
81Buffon est d’autant plus sévère qu’il croit au possible transport des lamas et des vigognes, qui réussiraient fort bien dans les Pyrénées106.
82Dans le cas de la girafe comme dans celui du lama, l’absence d’illustrations dans les premiers volumes de l’Histoire naturelle indique le parti pris de ne pas représenter d’animaux qui n’auraient pas été observés, au moins sous la forme d’une peau bourrée. Ces manques sont des indices de la rigueur avec laquelle Buffon et Daubenton traitent l’information disponible dans leurs sources. Pour la girafe, c’est finalement la garantie de l’excellent Allamand qui autorise Buffon à en donner un dessin107. La condamnation du “fatras” aldrovandien dans le Premier discours n’est pas un vain mot et elle touche à la critique du texte comme à celle de l’image.
83Ainsi, définition linnéenne et description buffonienne s’opposent comme la science de la classification et celle de leur comparaison. Toutes les deux mettent en relation les espèces : mais l’une procède à la mise en ordre en suivant un fil ; l’autre en tissant une trame. Il est temps à présent d’étudier précisément la manière dont Buffon organise la série des quinze premiers volumes de son Histoire naturelle, série difficile à qualifier puisque ni le terme d’Histoire naturelle des quadrupèdes, ni celui d’Histoire naturelle des mammifères ne peut lui convenir – ces termes étant l’un et l’autre récusés par Buffon et ne convenant de toutes façons pas au propos de l’ouvrage.
84Les gravures d’animaux en pied suppléent dans l’Histoire naturelle à l’absence d’un ordre systématique. Elle indiquent que l’espèce est bien le point cardinal à partir duquel s’articule l’ouvrage. Mais qu’en est-il de l’ordre des espèces ? L’ordre des gravures peut-il éclairer le type de science proposé par Buffon ?
Notes de bas de page
1 Buffon à Jean Jalabert, 2 août 1745, cité dans Buffon (Georges-Louis Leclerc), Œuvres philosophiques de Buffon, [texte établi et présenté par Piveteau Jean, avec la collab. de Fréchet Maurice et Bruneau Charles], Paris : Presses universitaires de France, 1954, p. VIII. (Corpus général des philosophes français, Auteurs modernes ; 41 [1]).
2 Sur la déception causée par l’écart entre le titre de l’ouvrage, Histoire naturelle, et son contenu, cf. par exemple Grimm (Frederik Melchior), Correspondance littéraire, Paris : Garnier frères, 1877-1882, t. 1, p. 337 : “À tout prendre, ce livre ne répond pas à l’idée qu’on s’en est faite” ; Joseph-Adrien Lelarge de Lignac (1710-1762) note également le malentendu dans Lettres à un Amériquain sur l’Histoire naturelle, générale et particulière de M. de Buffon, Hambourg : [s.n.], 1751, lettre 1, t. 1, p. 1-2 : “Vous attendez avec impatience, Monsieur, l’histoire du cabinet du roi, vous comptiez y voir un catalogue raisonné de toutes les richesses que la Nature étale avec profusion dans tout l’univers. Ce cabinet est effectivement une histoire naturelle de votre goût. Vous n’en aurez pas la description, parce qu’elle ne paraît point encore : on n’en a que la préface en trois volumes in-4° et cette préface contient les songes philosophiques de M. de Buffon, auxquels M. Daubenton a ajouté quelques pièces anatomiques pour compléter le troisième volume” ; ou du même (idem, t. 1, p. 16) : “La physique [est] le vrai objet de la grande préface de l’histoire du cabinet du Roi […]”.
3 Buffon, Expériences au sujet de la génération (IR II, chapitre VI).
4 Daubenton, Description du Cabinet du roi (IR III, 12).
5 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Hoquet (Thierry), Buffon : histoire naturelle et philosophie, Paris : H. Champion, 2005, 809 p. (Les Dix-huitièmes siècles ; 92).
6 Regnault (Geneviève), Regnault (Nicolas-François), Les Écarts de la nature, ou Recueil des principales monstruosités que la nature produit dans le genre animal, peintes d’après nature, gravées et mises au jour, Paris : l’auteur, 1775, pp. 1-2. Cité par Curran (Andrew), Graille (Patrick), “Exhibiting the Monster : Nicolas-François and Geneviève Regnault’s Les Écarts de la nature”, Eighteenth Century Life, vol. 21, no 2, 1997, pp. 16-17.
7 Cela n’empêche pas que Démocrite soit parfois sévèrement critiqué par Perrault : cf. par exemple, la fin de la “Description anatomique d’un caméléon”, in Perrault (Claude), Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, Paris : impr. royale, 1671, pp. 26-27 : “Pour ce qui est de l’expérience des vertus incroyables que la superstition des Anciens a attribuées au Caméléon, et dont Pline dit que Démocrite a fait un livre entier, elles sont si extravagantes au jugement même de Pline, que nous nous sommes rapportés à ce qu’il en pense : et sans éprouver si nous pourrions exciter des tempêtes avec sa tête, ou gagner des procès avec sa langue, ou arrêter des rivières avec sa queue et faire les autres merveilles que l’on dit que Démocrite a laissées par écrit, nous nous sommes contentés de faire les expériences qui semblaient avoir quelque probabilité […]”.
8 Pluche (Noël-Antoine), Histoire du Ciel, où l’on recherche l’origine de l’idolâtrie et les méprises de la philosophie, sur la formation des corps célestes et de toute la nature, 3ème éd., Paris : Frères Estienne, 1757, 2 vols.
9 Belon (Pierre), L’Histoire de la nature des oiseaux, avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du naturel, Paris : G. Corrozet, 1555, livre 1, chapitre 1, p. 2.
10 Cf. La Mettrie (Julien, Offray de), L’Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine, [texte revu par Francine Markovits], Paris : Fayard, 2002, p. 39 (Corpus des œuvres de philosophie en langue française).
11 Ibid., p. 33.
12 Ce fut le cas de Harvey, cité ibid., p. 35.
13 Cf. infra notre analyse de La Girafe, p. 118.
14 Cf. Farber (Paul Lawrence), “Buffon and Daubenton : Divergent Traditions within the Histoire naturelle”, Isis, vol. 66, 1975, pp. 63-74. Cette opposition traduit bien une réalité, que nous tenterons toutefois de nuancer dans notre conclusion.
15 Jacob Winslow, petit-neveu de Niels Steensen, Danois, fut converti au catholicisme par Bossuet qui le baptisa sous le nom de Bénigne. Il est admis à l’Académie des sciences en qualité d’élève (1707) puis d’associé (1716) et de pensionnaire (1722). Il succède ensuite à Duverney à la chaire d’anatomie et de chirurgie du Jardin du roi.
16 La Mettrie (Julien, Offray de), L’Ouvrage de Pénélope…, op. cit., pp. 41-42.
17 Buffon sera également accusé de multiplier les mots à l’envi. Cuvier, dans la notice qu’il rédige sur Buffon pour la Biographie universelle de Michaud, consacre une longue note à la critique du style de Buffon, citant Voltaire (“Dans un style ampoulé, parlez-nous de physique”) et d’Alembert qui trouvait pompeuse la description du cheval (“La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite…”). Cuvier rappelle que Rivarol a tenté de défendre Buffon en le mettant sur le même plan que Jean-Baptiste Rousseau qui écrivait, dans le goût de l’époque : “Des bords sacrés où naît l’aurore aux bords enflammés du couchant” – pour dire “de l’est à l’ouest”. Pour Cuvier, un naturaliste prosateur ne doit pas s’autoriser les mêmes libertés stylistiques qu’un poète lyrique.
18 La Mettrie (Julien, Offray de), L’Ouvrage de Pénélope…, op. cit., p. 38.
19 Nous citons les Mémoires pour servir à l’Histoire naturelle des animaux dans l’édition des Mémoires de l’Académie royale des sciences, Paris : Compagnie des Libraires, 1733, 3 vols ; ici, t. 1, p. iij.
20 Ibid., p. xix : “Nous décrivons aussi toutes les parties du corps humain, quoiqu’il n’y ait pas tant de choses nouvelles à en dire, que de celles des autres animaux ; étant fort difficile d’ajouter quelque chose aux Anciens et aux Modernes qui ont traité cette matière avec toute l’exactitude imaginable, et avec un succès comparable à la grandeur et à la dignité du sujet.”
21 Ibid., p. v.
22 Ibid., p. x : “Pour les autres usages qu’on leur attribue, dont tous les historiens naturels ont composé leurs volumes et dont nous n’avons parlé qu’en passant, et selon l’occasion que nous en offrait ce que nous observions dans nos sujets. Mais ce dessein de décrire principalement les parties a été encore restreint à celles du dedans, et c’est pour cela que nous avons appelé les descriptions que nous en faisons, anatomiques, bien qu’elles contiennent beaucoup de choses qui se peuvent voir sans dissection.” Ce texte est à mettre en parallèle avec Buffon, De la Manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle (1749) (IR I, 26) : “Aldrovande, le plus laborieux et le plus savant de tous les naturalistes, a laissé, après un travail de soixante ans, des volumes immenses […] : on les réduirait à la dixième partie si on en ôtait toutes les inutilités et toutes les choses étrangères à son sujet.” Buffon qualifie d’“accablante” la prolixité d’Aldrovandi.
23 Ibid., p. xviij.
24 Ibid., p. x : “En effet, quoique nous ayons apporté un grand soin à décrire l’extérieur des animaux, notre principal dessein a été de rapporter et d’amasser toutes les remarques que nous avons faites sur les différentes particularités du dedans. Et nous ne nous sommes pas beaucoup arrêtés aux choses qui n’appartiennent pas directement à cette connaissance anatomique, parce qu’il n’y a guère que cette exacte description des parties internes qui manque à l’histoire naturelle.”
25 Anatomiste, auteur d’un traité d’anatomie du caméléon dédié à Cassiano dal Pozzo, Panarolo (Domenico), Il Camaleonte esaminato, Roma : F. Cavalli, 1645, 43 p. Le caméléon est décrit par Aristote, Histoire des animaux, [texte établi et trad. par Louis Pierre], Paris : Les Belles Lettres, 1964, t. 1, pp. 50-52 (Collection des université de France). Cf. Soury (J.), “Anatomie et vivisection du caméléon dans Aristote”, L’Intermédiaire des biologistes, Paris : Schleicher, [s. d.].
26 Perrault (Claude), Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, [éd. des Mémoires de l’Académie royale des sciences], op. cit., t. 1, p. 48.
27 Description anatomique de trois caméléons”, Ibid., t. 1, p. 64
28 Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VIII, [texte établi, trad. et commenté par A. Ernout], Paris : Société d’édition les Belles lettres, 1952, LI (33), p. 65, § 121 (Collection des Universités de France).
29 Aristote, Problèmes. T. 1 : sections I à X, [texte établi et trad. par Louis Pierre], Paris : les Belles lettres, 1991, t. 1, p. 160, section X, 15 (Collection des universités de France, série grecque ; 344) : “Pourquoi l’homme est-il parmi les animaux celui qui a l’intervalle entre les yeux le plus petit conformément à sa taille ?”. Panarolo (Domenico), Il Camaleonte esaminato, op. cit. marque également la différence de l’homme et du caméléon quand il donne une figure des globes oculaires et des nerfs optiques qui les lient au cerveau : “Il cervello dove nascono li nervi ottici divisi uno dall’altro, e non confusi, come nell’huomo.” p. [43].
30 Avertissement à l’éd. de 1676 de Perrault (Claude), Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, op. cit.
31 Haller (Albrecht von), Réflexions sur le système de la génération de M. de Buffon, Genève : Barrilot et fils, 1751, pp. 32-33.
32 Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, Ms. 218, fo 13.
33 Par exemple, Perrault (Claude), Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, op. cit., 1676, “Description anatomique de six porcs-épics et deux hérissons” (p. 112), “de deux sapajous et de deux autres guenons” (p. 121) ou “de huit autruches” (p. 167).
34 Ibid., fin de la Préface (ajout de cette édition).
35 Droguet (Vincent), Salmon (Xavier), Véron-Denise (Danièle), Animaux d’Oudry. Collection des ducs de Mecklembourg-Schwerin, Paris : Réunion des musées nationaux, 2003, pp. 62-69, notices 11 à 16.
36 Buffon, Le Lion (IR IX, 28) : “On m’a aussi fait voir au Combat du taureau, un lion d’Asie qui avait à peu près les mêmes couleurs que celui d’Afrique, dont je viens de faire mention, mais il était plus bas et plus court.” “Il y a eu au Combat du taureau, à ce que l’on m’a assuré, trois lions d’Asie, qui avaient chacun tous ces caractères ; mais je suis très porté à croire que la courbure des jambes de ces lions est plutôt un vice contracté dans leur prison qu’une conformation propre à tous les lions de l’Asie, comme nous avons vu des jambes torses à un cerf qui avait été renfermé pendant longtemps dans un petit enclos.”
37 Ibid, pp. 121-122.
38 Ibid., p. 122.
39 Ibid., pp. 123-124.
40 Johann Elias Riedinger (1698-1767) est réputé comme le meilleur animalier allemand du XVIIIe siècle. Il s’inspire de la manière de Philippe Ferdinand Hamilton (1664-1750) peintre de Bruxelles attiré à la cour de Vienne par l’empereur Charles VI. Ses fils Johann Jacob et Martin Elias lui dédient des Représentations des animaux selon leur grande variété et leurs belles couleurs suivant des desseins originels [sic], [= Das… nach Original Zeichnungen geschilderte Thier-Reich], Augsburg : [s. n.], [s. d.], 2 tomes en 1 vol.
41 Cf. Droguet (Vincent), Salmon (Xavier), Véron-Denise (Danièle), Animaux d’Oudry. Collection des ducs de Mecklembourg-Schwerin, op. cit., p. 170, notice 67 p. 172, notice 68.
42 Barye est notamment célèbre pour un Lion au serpent, commandé par le roi en 1833 pour le jardin des Tuileries, où l’on vit l’allégorie de la monarchie se débattant contre la sédition après 1830.
43 Daubenton, Description des animaux (IR IV, 125).
44 Ibid.
45 Cf. par exemple, de Jean-Baptiste Oudry, “Léopard en colère” (1741) et “Femelle léopard dans une attitude tranquille” (1741), in Droguet (Vincent), Salmon (Xavier), Véron-Denise (Danièle), Animaux d’Oudry. Collection des ducs de Mecklembourg-Schwerin, op. cit., p. 176, notices 70 et 71.
46 Daubenton, Description des animaux (IR IV, 128) : “ tout se développe aux yeux d’un habile anatomiste, il sépare les membranes les plus minces, il voit la direction des fibres les plus déliées, il suit les vaisseaux et les nerfs jusque dans leurs plus petites ramifications, il pénètre dans les cavités les plus secrètes, il observe l’intérieur des filtres les plus serrés, il déploie les organes des parties les plus solides [...]” (nous soulignons).
47 Ibid., p. 129.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 132 : “Les anatomistes, trop longtemps occupés à détailler toutes les parties du corps humain, sont enfin parvenus à épuiser leur objet ; n’y ayant plus de choses importantes à décrire, ils se sont jetés dans des discussions frivoles ; ils ont employé plus d’adresse et de sagacité, pour apercevoir des choses imperceptibles, qu’il n’en aurait fallu pour faire des découvertes réelles ; Ce défaut de conduite vient d’une erreur qui a prévalu ; on a cru qu’il suffisait d’observer le corps humain pour découvrir tous ses organes et on a négligé toutes les lumières que l’on pouvait tirer de l’observation du corps des animaux : c’était mal raisonner, ou plutôt, on n’avait pas raisonné sur cette matière, on s’était contenté de regarder, sans chercher la bonne façon de voir.”
50 Ibid., p. 131.
51 Ibid., pp. 133-134.
52 Ibid., p. 137.
53 Ibid., p. 140.
54 Notes d’histoire naturelle, quelques-unes sont de la main de Buffon. Notamment, dessins qui ont été faits par les sieurs De Sève et Buvée, pour les 5e et 6e vol. jusqu’au 1er juin 1754 (Muséum d’histoire naturelle, Manuscrit 218, fol. 1-4).
55 Buffon, Histoire naturelle de l’homme. De l’âge viril. Description de l’homme (IR II, 546) : “Il a donc fallu des observations répétées pendant longtemps pour trouver un milieu entre ces différences, afin d’établir au juste les dimensions des parties du corps humain, et de donner une idée des proportions qui font ce que l’on appelle la belle Nature : ce n’est pas par la comparaison du corps d’un homme avec celui d’un autre homme, ou par des mesures actuellement prises sur un grand nombre de sujets, qu’on a pu acquérir cette connaissance, c’est par les efforts qu’on a faits pour imiter et copier exactement la Nature, c’est à l’art du dessin qu’on doit tout ce que l’on peut savoir en ce genre, le sentiment et le goût ont fait ce que la mécanique ne pouvait faire : on a quitté la règle et le compas pour s’en tenir au coup d’œil, on a réalisé sur le marbre toutes les formes, tous les contours de toutes les parties du corps humain, et on a mieux connu la Nature par la représentation que par la Nature même ; dès qu’il y a eu des statues, on a mieux jugé de leur perfection en les voyant, qu’en les mesurant. C’est par un grand exercice de l’art du dessin et par un sentiment exquis, que les grands Statuaires sont parvenus à faire sentir aux autres hommes les justes proportions des ouvrages de la Nature ; les Anciens ont fait de si belles statues, que d’un commun accord on les a regardées comme la représentation exacte du corps humain le plus parfait.”
56 Buffon, Le Cheval (IR IV, 175).
57 Cf. Sloan (Phillip Reid), “The Buffon-Linnaeus Controversy”, Isis, vol. 67, 1976, pp. 356-375 ; Barsanti (Giulio), “Linné et Buffon : deux images différentes de la nature et de l’histoire naturelle”, Revue de synthèse, vol. 105, no 113-114, 1984, pp. 83-111, repris in Hoquet (Thierry) (sous la dir.), Les Fondements de la botanique : Linné et la classification des plantes, Paris : Vuibert, 2005, 290 p.
58 Traduction de Linné (Carl von), Fundamenta botanica (1736), par Hoquet (T.), Dubos (G.), in Hoquet (Thierry) (sous la dir.), Les Fondements de la botanique…, op. cit., p. 179 ; Linné (Carl von), Philosophie botanique dans laquelle sont expliqués les fondements de la botanique, avec les définitions de ses parties, les exemples des termes, des observations sur les plus rares, [trad. du latin par Quesné Fr.-A.], Paris : Cailleau ; Rouen : Leboucher le jeune, 1788, § 11, pp. 8-9.
59 Linné (Carl von), Philosophie botanique…, op. cit., § 332, p. 312.
60 Ibid., § 67-68, p. 30.
61 Bibliothèque centrale du Muséum, manuscrit 218, fo 27-32 et en particulier le fo 31 pour le léopard.
62 Médiathèque de l’agglomération troyenne, cote Ms 4o 3179, pièce 69 : “Jay recu de monsieur Daubentont la somme de soixante livre pour la planche sis dessus”.
63 De Sève à Buffon, 5 septembre 1779 (Muséum national d’Histoire naturelle, Manuscrit 863).
64 Linné (Carl von), “XLVII. Incrementa botanices... proposuit Jacobus Biuur,... 1753, junii 11”, in Amoenitates academicae, seu Dissertationes variae : physicae, medicae, botanicae [Upsaliae propositae, piso praeside], antehac seorsim editae, nunc collectae et auctae. T. 3, Holmiae : sumtu L. Salvii, 1756, pp. 377-393. Le texte est traduit en anglais par Heller (John L.), “Linnaeus on Sumptuous Books”, Taxon, vol. 25, no 1, février 1976, pp. 33-52.
65 On peut noter ici, pour la singularité du fait, qu’en 1755, Henri-Louis Duhamel du Monceau (1700-1782) se félicite de réimprimer les planches en bois qui avaient servi pour les commentaires de Matthiole sur Dioscoride, à la fin du XVIe siècle. Cf. Duhamel du Monceau (Henri-Louis), Traité des arbres et arbustes qui se cultivent en France en pleine terre, Paris : H. L. Guerin & L. F. Delatour, 1755, t. 1, p. x : “J’ai eu le bonheur de recouvrer presque toutes les planches de la belle édition latine du Matthiole de Valgrise : les imprimeurs de mon ouvrage ont fait graver avec soin celles qui y manquaient […]”
66 Sur le coût croissant de l’illustration, cf. Nissen (Claus), Die botanische Buchillustration, ihre Geschichte und Bibliographie, Stuttgart : Hiersemann, 1966, p. 69, qui renvoie aux actes d’un procès ayant eu lieu à Paris en 1620 : il y est mentionné qu’une gravure sur cuivre vaut alors six fois le prix d’une gravure sur bois.
67 Linné (Carl von), “XLVII. Incrementa botanices... proposuit Jacobus Biuur,... 1753, junii 11”, art. cit., p. 392.
68 Svenson (Henrich Knuthe), “On the descriptive method of Linnaeus”, Rhodora, vol. 47, no 370, 1945, p. 369, qui cite Fries, Bref och skrivelser av och till Karl von Linné, vol. 2, no 367, pp. 272-273.
69 Goldsmith (Oliver), An History of the Earth and Animated Nature, London : Nourse, 1774, t. 1, p. i : “Natural history, considered in its utmost extent, comprehends two objects. First, that of discovering, ascertaining, and naming all the various productions of nature. Secondly, that of describing the properties, manners, and relations, which they bear to us, and to each other. The first, which is the most difficult part of this science, is systematical, dry, mechanical, and incomplete. The second is more amusing, exhibits new pictures to the imagination, and improves our relish for existence, by widening the prospect of nature around us.”
70 Ibid., p. viij.
71 Goldsmith soutient des propos contradictoires quant à l’influence de Buffon dans son ouvrage : d’un côté, il affirme : “In other respects, as far as this able philosopher has gone, I have taken him for my guide. The warmth of his style and the brilliancy of his imagination are inimitable” (Goldsmith [Oliver], An History of the Earth and Animated Nature, op. cit., pp. x-xi) et reconnaît ainsi avoir beaucoup emprunté à Buffon. Mais d’un autre côté, il déclare l’avoir tellement amendé, qu’en définitive : “though my obligations to this writer are many, they extend but to the smallest part of the work, as he has hitherto compleated only the history of quadrupedes” (ibid., pp. xii-xiii).
72 Ibid., p. vj : “From hence it appears that a system may be considered as a dictionary in the study of nature.”
73 Ibid., p. ix : “It will fully answer my design if the reader, being already possest of the name of the animal, shall find here a short, though satisfactory history of its habitudes, its subsistence, its manners, its friendships and hostilities.”
74 Ibid., p. xiv.
75 C’est un thème très développé par l’histoire des sciences féministes qui y voit un processus de déshérence (Cf. Le Doeuff [Michèle], Le Sexe du savoir, Paris : Aubier, 1998, 378 p.) : ce qui n’est plus réputé digne de la science (masculine) est dévolu aux femmes ; tel fut le cas de l’intuition, qui devint, en un sens dégradé, “l’attribut des femmes” ; tel fut aussi le cas de la science linnéenne, qui devint “pour les dames” dès lors qu’elle fut dépassée par une science des structures et des rapports (la méthode naturelle). Dans le domaine anglo-saxon, cf. Shteir (Ann B.), Cultivating Women, Cultivating Science : Flora’s Daughters and Botany in England, 1760 to 1860, Baltimore : John Hopkins University Press, 1996, 301 p.
76 Buffon, De la Manière (IR I, 20-21).
77 Ibid., pp. 21-22.
78 Buffon, Les Tatous (IR X, 201-202).
79 Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, Plan de l’ouvrage (IR XVI, p. xj et p. xxiij) : “Les ouvrages anciens et nouveaux auxquels on a donné le titre d’histoire des oiseaux, ne contiennent presque rien d’historique.”
80 Buffon, Second discours. Histoire et théorie de la terre (IR I, 68).
81 Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, Plan de l’ouvrage (IR XVI, p. xij).
82 Buffon, De la Manière (IR I, 29-30).
83 Ibid., p. 30.
84 Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, Plan de l’ouvrage (IR XVI, p. v).
85 Buffon, De la Manière (IR I, 30).
86 Daubenton, Description des animaux (IR IV, 113).
87 Ibid., pp. 113-114.
88 Ibid., p. 115.
89 Ibid., pp. 116-117 et plus bas : “Le cheval, l’âne et le mulet diffèrent par la queue ; celle du cheval est garnie de crins dans toute sa longueur, celle de l’âne et du mulet n’en a qu’à l’extrémité, et le zèbre a pour caractère distinctif les bandes transversales de différentes couleurs qui sont sur sa peau : voilà tout. Le méthodiste est satisfait, il ne prendra jamais un cheval pour un âne, dès qu’il en verra la queue. Mais quelle idée a-t-on des chevaux, parce qu’on connaîtra le nombre et la position de la moitié de leurs dents et de leurs mamelles, la figure de la corne de leurs pieds et l’arrangement des crins de leur queue ?”
90 Cf. Huxley (Thomas Henry), “On the method of Zadig. Retrospective prophecy as a function of science” (1880), repris in Huxley (Thomas Henry), Collected Essays : 1893-1894. T. 4 : Science and Hebrew Tradition, [facsimile de l’éd. de London : MacMillan, 1893], Hildesheim ; New York : Olms, 1970 (Anglistica & Americana ; 65) qui s’ouvre en citant Cuvier (“Discours sur les révolutions de la surface du globe”, Recherches sur les ossement fossiles) : “Une marque plus sûre que toutes celles de Zadig.” La méthode de Zadig permet d’abord de remonter du fragment à l’organisme complet, puis, à terme, de parler “avec autant de confiance des caractères des êtres vivants éteints de longue date, et dont aucune trace n’a été préservée, que Zadig l’a fait du chien de la reine et du cheval du roi” (p. 23). On voit ici que la prophétie rétrospective de Huxley dépasse la simple reconstitution du tout à partir de la partie mais ambitionne même de combler les manques des données géologiques : elle anticipe par là sur des traces fossiles que nous n’aurons peut-être jamais mais dont nous pourrions très bien nous passer.
91 Buffon (IR IV, 118-119) : “Reconnaître par l’inspection du dedans, le mécanisme des mouvements qui paraissent au dehors et les causes des appétits et des inclinations qui sont propres à chaque espèce d’animaux.”
92 Ibid., p. 119.
93 Buffon, La Musaraigne (IR VIII, 57). Buffon fait l’inventaire des rapports selon lesquels on peut rapprocher la musaraigne et la taupe : “La musaraigne, plus petite encore que la souris, ressemble à la taupe par le museau [...], par les yeux [...], par le nombre des doigts [...] etc.”
94 Buffon, La Marmotte (IR VIII, 221).
95 Klein (Jacob Theodor), Quadrupedum dispositio brevisque historia naturalis, Lipsiae : apud J. Schmidt, 1751, section XXXIII, p. 80.
96 Sur les “tigres de Cayenne” ou “tigres de la Guyane”, cf. Des Marchais (Renaud), Voyage du chevalier Des Marchais, en Guinée, isles voisines et à Cayenne fait en 1725, 1726 et 1727, contenant une description très exacte et très étendue de ces païs, et du commerce qui s’y fait... par le R. P. Labat, Paris : G. Saugrain, 1730, t. 3, pp. 298-299.
97 Buffon, Le Jaguar (IR IX, 201) : “Le jaguar ressemble à l’once par la grandeur du corps, par la forme de la plupart des taches dont sa robe est semée, et même par le naturel ; il est moins fier et moins féroce que le léopard et la panthère.”
98 Buffon, La Girafe (IR XIII, 10) : “Je les trouve assez d’accord entre eux.”
99 Ibid., p. 1.
100 Ibid., pp. 9-10. On connaît notamment un dessin de girafe rapporté en France par François Savary, comte de Brèves (1560-1628). Cf. Dessiner la nature : dessins et manuscrits des bibliothèques de France, XVIIe-XVIIIe-XIXe siècles : [exposition présentée par la Fondation électricité de France à l’espace Electra, 19 septembre-27 octobre 1996], [catalogue par Pinault-Sørensen Madeleine], Paris : Fondation électricité de France, 1996, 95 p., notice no 27.
101 Buffon, La Girafe (IR XIII, 8). La longue description donnée par Hasselquist se clôt par l’aveu suivant : “Descriptio antecedens juxta pellem animalis farctam ; animal vero nundum vidi.” Cf. Hasselquist (Fredrik), Iter palaestinum, eller Resa til Heliga Landet, förråttad ifrån år 1749 til 1752, Utgifven af Carl Linnaeus, Stockholm : trykt på L. Salvii kästnad, 1757, 620 p. ; Hasselqvist (Fredrik), Reise nach Palästina in den Jahren von 1749 bis 1752... herausgegeben von Carl Linnäus, [trad. du suédois par Gadebusch T. H.], Rostock : J. C. Koppe, 1762, 606 p. ; Hasselquist (Frédéric), Voyages dans le Levant dans les années 1749, 50, 51 et 52, publiés par Charles Linnaeus, [trad. de l’allemand par M. M. E., Paris : Saugrain le jeune, 1768, 203 p.
102 Buffon, La Girafe (IR XIII, 9).
103 Ibid., p. 8.
104 Ibid., p. 7. Le problème est repris p. 13.
105 Buffon, Le Lama et le Paco (IR XIII, 18).
106 Ibid., pp. 31-32 : “J’imagine que ces animaux seraient une excellente acquisition pour l’Europe et produiraient plus de biens réels que tout le métal du nouveau monde qui n’a servi qu’à nous charger d’un point inutile [...]”
107 Buffon, Nouvelle addition à l’article de la Girafe (supp. VII, IR XXXVI, 345) : “M. Gordon, observateur très éclairé que nous avons cité plusieurs fois avec éloge [...] en a envoyé à M. Allamand un dessin que j’ai fait copier et graver.”
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