Conclusion : dire et faire vivre la préhistoire après 1859
p. 404-420
Texte intégral
1Les événements de l’année 1859 constituent une geste bien plus complexe que ne l’est le symbole même de cette annus mirabilis1. Abordée à partir de points de vue différents, questionnée à travers des approches diversifiées, la seule année 1859 apparaît comme protéiforme et cette richesse même, cette aptitude à se plier aux différents modes de représentation et de compréhension, signale les procédés de reconstruction dont elle a fait l’objet et les possibilités qu’elle offre aujourd’hui à l’historien pour tenter de comprendre la fabrication du symbole et de lui restituer sa place dans le cours de l’histoire de l’archéologie. Considérée comme une rupture épistémologique majeure, l’année 1859 a pu tout à la fois être perçue comme un aboutissement, celui du processus cumulatif retracé par l’historiographie de légitimation2, que comme un point de départ, dont la signification est décuplée par une approche présentiste. Effectivement, il y a, dans le domaine des sciences naturelles comme des sciences de l’homme, un avant et un après 1859. Et pourtant, cette apparente rupture constitue tout autant un point de suture, un point de jonction, une articulation au sein d’une configuration des savoirs en perpétuelle métamorphose. Aborder l’année 1859 comme un symbole qu’il convient de scruter conduit à en restituer la substance et à en faire éclater la nécessaire mais inconcevable cohésion. La considérer a contrario comme l’élément final ou inaugural d’une trajectoire quasi balistique revient de même à l’immerger dans la longue durée, au risque de la perdre de vue.
2Les événements de l’année 1859 que l’histoire de la préhistoire a retenus et groupés en une séquence cohérente et révélatrice – car il ne s’est tout de même pas rien passé cette année-là – s’inscrivent dans une continuité non finalisée mais structurée par des réseaux très larges de causalités aussi bien intellectuelles qu’institutionnelles. Cela se traduit dans le flot des études contenues dans ce volume par la multiplicité des points d’entrée – individus, institutions, idées… – comme par un champ chronologique très large qui s’ouvre à la fin du xviiie siècle où l’on assiste à la mise en place de concepts transcendant les clivages disciplinaires pour traverser le xixe siècle et se poursuivre jusqu’en plein xxe siècle, et même au-delà jusqu’à aujourd’hui à travers des interrogations qui organisent les pratiques de recherche et de diffusion de la connaissance préhistorienne.
3Ni aboutissement, ni point de départ, 1859 n’en constitue pas moins une rupture, éloquente par la construction qu’elle révèle et les représentations qu’elle met en jeu comme par ce qu’elle a pu être réellement, pour autant que la méthode historique permette de l’appréhender en tant que telle. La valeur même de symbole traduit des appropriations variables de la part des différents acteurs et interroge au premier chef la figure même du fondateur.
Statut du fondateur & production collective de la science
4Replacées dans une perspective globale, la figure et l’œuvre de Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) restituent un portrait sensiblement différent, à la fois plus riche et moins héroïque, de celui dressé par ses thuriféraires. Assurément, l’affaire de l’homme antédiluvien fut chez Boucher de Perthes essentiellement une aventure individuelle, une quête personnelle, pour partie un moyen de se dédommager de son triple échec littéraire académique et politique. Calquer la fondation intellectuelle de la préhistoire sur cette histoire individuelle ne peut produire qu’une vision très réductrice, tendant à confondre la personnalité d’un savant avec la complexité scientifique de son époque. Si les idées de Boucher de Perthes purent triompher, c’est avant tout parce que la position des milieux scientifiques officiels n’a pas cessé de se modifier durant les années au cours desquelles s’échelonne la publication des trois tomes des Antiquités celtiques et antédiluviennes. Il ne fait aucun doute que ces ouvrages participèrent activement à ce changement, mais il est tout aussi évident qu’ils n’y suffirent pas : c’est l’ensemble de la configuration des savoirs qui se modifia entre la fin des années 1840 et le milieu des années 1860. Ces glissements épistémologiques connurent des prolongements dans la composition de la cité scientifique : le ralliement du Muséum national d’histoire naturelle ou de l’Académie des Sciences aux thèses de Boucher de Perthes est aussi le fruit de l’arrivée dans ces instances officielles de personnalités issues de générations postérieures à la chute du catastrophisme orthodoxe, comme Édouard Lartet (1801-1871), Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861) ou Albert Gaudry (1827-1908).
5Le temps de la construction de la légende de Boucher de Perthes, la transformation de celui-ci en un martyr de la science provinciale et désintéressée, sacrifié par le centralisme aveugle parisien, va être celui d’un profond bouleversement des règles anciennes. Cette scénarisation n’est pas l’œuvre du hasard mais bien celle d’une époque. Elle va s’opérer concomitamment à l’émancipation des préhistoriens tant sur le plan conceptuel que fonctionnel. Effectivement, en peu d’années c’est une révolution sociologique qui va s’opérer. Individualisme scientifique et libre échange des pièces vont constituer le viatique commun à tous les archéologues amateurs. Ils vont apprendre à se passer des grandes institutions scientifiques parisiennes et de cette Université qui se refuse à reconnaître leurs champs de recherche. À cet égard, l’intervention décisive de Gaudry à l’été 1859 n’est pas contradictoire avec ce constat. Le jeune paléontologue qui, à cette date-là, n’est encore qu’un modeste aide-naturaliste au Muséum peut néanmoins être considéré, par ses titres universitaires, comme membre du sérail et est donc tout à fait crédible.
6À l’inverse, si la préhistoire ne saurait être restreinte – même sous une soi-disant forme embryonnaire – à l’œuvre de Boucher de Perthes, celle-ci ne saurait être résumée par le terme de préhistoire. La pensée de Boucher de Perthes est bien plus vaste que la seule préhistoire – telle que nous la définissons de nos jours – et sa dimension métaphysique en constitue un fondement et un ingrédient à part entière. Face à cela, plusieurs attitudes sont possibles : celle qu’adoptèrent en leur temps la plupart des contemporains de Boucher de Perthes, n’hésitant pas à disséquer son œuvre en ensembles de différentes valeurs, célébrant l’approche stratigraphique mais flétrissant les pierres-figures, proclamant l’intuition géniale qui lui aurait fait entrevoir dès 18363 l’existence de l’homme antédiluvien mais ignorant que celui-ci est aussi un produit du schéma catastrophiste… Cette première attitude permet de recentrer l’ensemble de son travail sur ce qui fait encore sens et d’assurer à l’auteur ce statut de fondateur que lui-même a tant fait pour acquérir. Mais, en opérant ainsi, on s’interdit de comprendre l’œuvre elle-même, et donc l’homme qui la porte. La deuxième attitude est celle de l’historien qui consiste à dénoncer un « inquiétant cas de dédoublement de la personnalité »4 pour aborder, comme l’a proposé et réalisé Jean-Yves Pautrat, l’œuvre dans son intégrité. Exit le fondateur proclamé – et en partie auto-proclamé – de la préhistoire, dont le labeur se fond dans un ensemble bien plus cohérent : celui du « Cercle d’Abbeville »5 tout d’abord, tel que Léon Aufrère l’a mis en évidence, et plus largement dans le mouvement interdisciplinaire et international qui concourt à fonder la préhistoire aux alentours de 1859. Surgissent en revanche des mises en perspectives inattendues avec la pensée d’Henri Bergson (1859-1941) comme du Père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955). La démarche philosophique rapproche ainsi – hors de toute perspective téléologique – des pensées historiquement déterminées et qui se répondent pour achever de déstabiliser la construction historiographique velléitaire.
7Les recherches et la personnalité de Boucher de Perthes ne constituent ainsi qu’une expression singulière du grand mouvement qui affecte les sciences humaines et naturelles en ce milieu du xixe siècle. Le schéma historique de la fondation de la préhistoire retient d’ailleurs avant tout l’acceptation des thèses de Boucher de Perthes – plus que les thèses elles-mêmes – par la communauté internationale comme moment décisif. Nous avons vu que cette acceptation se fait à la faveur du voyage d’Abbeville, tel qu’il se met en place en 1858-1859 et qu’il se fixe comme modus operandi pour plusieurs décennies. C’est donc avant tout un élément qui ressortit du domaine des pratiques, c’est-à-dire de la sociabilité scientifique au sens le plus large. Si l’on considère alors que les deux autres facteurs traditionnellement considérés comme faisant de l’année 1859 un moment décisif concernent le domaine des concepts – à travers l’énoncé de la thèse évolutionniste – et le domaine des institutions – symbolisé par la fondation de la Société d’anthropologie de Paris –, il devient évident que les Trois glorieuses de 1859 constituent – au-delà de leur pouvoir d’évocation et de célébration – la base d’une approche historienne cohérente pour retracer la formation d’une discipline. La fondation de la préhistoire est d’abord la délimitation d’un « espace de savoir autonome »6 qui conduit à la mise en cohérence de concepts unifiés, mais celle-ci s’accompagne tout aussitôt – et nécessairement – de l’élaboration de pratiques partagées et consensuelles – malgré de vives controverses7 – et de la constitution d’institutions fédératrices permettant le développement, la diffusion et la reproduction de ces pratiques et de ces concepts.
Cadre de connaissance & établissement de la preuve
8Constitué en un « espace de savoir autonome », la préhistoire des années 1850-1860 n’est pas pour autant située dans un cadre de connaissance cohérent et délimité. La question de l’ancienneté de l’homme est le point central et déterminant du débat. Nous avons vu que celle-ci possède alors une autonomie presque totale et qu’elle est notamment radicalement distincte de la question de l’origine animale de l’homme8. Elle est donc abordée concurremment par des auteurs provenant des disciplines les plus diverses – géologie, paléontologie, anthropologie, archéologie, histoire, ethnographie…– qui vont la contextualiser en fonction de leurs traditions de recherche et élaborer autant de conceptions du passé humain parfaitement achevées, comme on l’a vu successivement ou concurremment chez Paul Tournal (1805-1872), Philippe-Charles Schmerling (1791-1836), Boucher de Perthes… Plus qu’une convergence de points de vue multiples, l’espace intellectuel de l’archéologie préhistorique se dessine, fugitivement ou durablement, à l’intersection de traditions académiques complémentaires et même parfois antagonistes9. Catastrophistes, actualistes, transformistes, fixistes, monogénistes, polygénistes… se rencontrent à un moment donné sur la question de l’ancienneté de l’homme. Et les oppositions comme les convergences ne sont pas toujours là où notre rationalité suggèrerait de les trouver.
9La première archéologie préhistorique n’est pas animée d’un esprit de système, mais d’une volonté d’établissement de la preuve. Dès lors, tous les points de convergence entre des démonstrations relevant de cadres théoriques différenciés mais pouvant produire une synergie féconde sont convoqués par les auteurs. L’établissement de la preuve est toutefois indissociable de la construction de l’objet d’étude et de sa structuration à l’aide de concepts et de représentations. Boucher de Perthes comme Paul Broca (1824-1880) considèrent au tournant des années 1850-1860 que la répétition d’une même forme constitue une preuve irréfutable de la nature anthropique d’un objet de pierre. La multiplicité, la notion de série constituent d’ailleurs chez Boucher de Perthes des principes capitaux à l’appui de sa démonstration. Cela fait écho aux préoccupations de Tournal qui s’interrogeait sur les transformations subies par les coquilles de la grotte de Bize. Ces considérations que nous réunirions aujourd’hui sous l’appellation de technologiques relèvent bien de la logique de la preuve : la répétition suggère la recherche d’une finalité et celle-ci démontre la fabrication intentionnelle. Et, effectivement, l’approche technologique a, en préhistoire, précédé l’approche typologique – au sens de morphologique – parce que c’est en retraçant le mode de fabrication d’un objet que l’on en établit la nature. Pour autant, l’étude technologique et la connaissance en profondeur du document archéologique qu’elle requiert s’accompagne aussitôt d’une nécessaire définition de ce même objet et engage, à termes, une conception globale de l’être qui l’a fabriqué. Quant à la typologie et à sa signification chronologique, elle représente un outil pour ordonner dans la durée historique – et géologique – les productions ainsi identifiées et nommées. En outre, la question chronologique est avant tout une question de coexistence de l’homme – à travers ses traces archéologiques – et des espèces disparues. C’est une question de stratigraphie qui se règle et se contrôle sur le terrain et relève – en l’absence de cadre théorique unifié – bien moins du domaine des concepts que de la pratique.
La science comme réalité sociale
10La preuve archéologique est ainsi à la fois affaire de faits et de concepts. Elle est aussi affaire d’administration, c’est-à-dire d’évaluation et d’authentification. Pour les questions relatives à l’antiquité de l’homme, l’Académie des sciences ou le Muséum représentaient les instances habilitées à valider des découvertes et partant légitimer leur inventeur. Les débats autour des grottes du Languedoc illustrent ce propos : la non prise en compte des travaux de Tournal, quelle que soit la responsabilité en la matière des diverses parties à l’affaire, a pour conséquence la marginalisation de l’homme et de ses idées. Ce mode opératoire ne va pas survivre aux événements de 1859.
11La réunion en dehors des cadres académiques classiques de commissions, pluridisciplinaires nationales ou internationales, chargées de constater in situ la véracité des faits invoqués vont porter les premiers coups de boutoir à cette relation. Cette pratique va devenir un mode usuel de règlement des différends. Il en sera fait usage à de nombreuses reprises, en particulier à l’occasion des « controverses fondatrices »10 telle celle de Moulin-Quignon (1863), ou lorsqu’il s’agira d’acter un renversement de paradigme, comme dans le cas de la reconnaissance de l’existence d’un art pariétal paléolithique (1902).
12Cette manière nouvelle de procéder peut également être vue comme une conséquence de l’entrée dans la sphère publique de débats précédemment restreints aux cénacles scientifiques. Comme nous avons pu nous en rendre compte, celle-ci n’est pas propre aux années 1850 : c’est un journal littéraire, Le Globe, future tribune saint-simonienne, qui permet à Tournal d’être tenu au courant des discussions parisiennes suscitées par ses découvertes de Bize. De même, c’est une toute jeune revue scientifique, les Annales des sciences naturelles fondées par Adolphe Brongniart (1801-1876), Jean-Baptiste Dumas (1800-1884) et Victor Audouin (1797-1841), qui va accueillir ses premiers articles.
13Ultérieurement, le développement de l’instruction, la démocratisation de la société (introduction du suffrage universel masculin en 1848) et l’explosion de la presse à un sou à partir de l’Empire libéral (1860), entraînent une multiplication des organes de presse, laquelle profite pleinement à la science dans son ensemble. Presse d’opinion, politique ou philosophique, et presse généraliste alimentent leurs pages au moyen des dernières avancées de la science et, qu’il s’agisse ou non de prendre parti, fournissent une place de choix aux controverses les plus vives. Cette situation nouvelle favorise une meilleure diffusion de l’information (accélérée, nationale et totale) et s’inscrit dans un processus d’auto-formation. Le lettré, naturaliste amateur, a dès lors accès à la chronique régulière et commentée du progrès scientifique. Porté par son goût et armé de ses lectures, il peut aisément se rêver en découvreur de fabuleux trésors archéologiques. La préhistoire s’offre au tout un chacun.
De nouveaux modes de régulation pour une science « nouvelle »
14Le rôle des sociétés savantes dans le développement intellectuel et institutionnel de la préhistoire est fondamental et s’impose à proportion de la fermeture des sphères académiques, plus réceptives à une archéologie classique (Égypte, Perse) qu’à celle de temps géologiquement obscurs11. Ces groupements vivifient la recherche en favorisant les échanges entre les régions et font bénéficier les chercheurs de la visibilité dont leurs travaux ont besoin. Au-delà des rivalités, de véritables relations se mettent en place, assurant une certaine continuité dans le tissu associatif12. La Société d’émulation d’Abbeville est ainsi très tôt en relations suivies avec les grandes sociétés nationales que sont par exemple la Société géologique de France puis la Société d’anthropologie de Paris. Plus tard, à Abbeville en 1908, l’inauguration du monument dédié à Boucher de Perthes sera l’occasion de commémorer ces liens anciens, l’anthropologue Léonce Manouvrier (1850-1927) rappelant l’heureuse concomitance des événements de 185913, et, en quelque sorte, d’adouber la toute jeune Société préhistorique française fondée quatre ans plus tôt aux pieds de la statue de l’homme qui révéla au monde « la grande vérité »14.
15C’est au sein des sociétés savantes que se mettent en place les procédures de contrôle des découvertes et de la preuve. À côté des séances ordinaires et des bulletins périodiques, les congrès (Congrès méridionaux, Congrès international d’archéologie et d’anthropologie préhistoriques, Congrès internationaux des scientifiques catholiques, etc.) vont assumer une fonction spécifique : s’ils ne sont pas les « lieux de la création intellectuelle », ils se posent en instances « pour échanger et pour exister »15, voire en « manifestations cérémonielles de mouvements profonds et durables »16.
16À mesure que le lien se distend entre les institutions légales de la science et les conditions réelles de construction d’un savoir archéologique nouveau, c’est bien un désir d’indépendance qui s’exprime. Sur ce point, c’est-à-dire l’opposition de méthode et d’objectif entre Paris et la Province qui se fait jour, le cas d’Arcisse de Caumont (1801-1873) est classique17. En revanche, les événements de 1859 mettent en lumière une autre dimension, l’existence de solidarités actives entre chercheurs provinciaux qui se forgent à la fois sur des données scientifiques positives mais également dans une égale suspicion à l’égard de la Capitale. Les relations entretenues par Boucher de Perthes et l’abbé Cochet (1812-1875) en sont une illustration et la situation de Lartet pourrait presque faire figure d’exception. Il est vrai que sa trajectoire personnelle en fait, selon les périodes, un provincial à Paris ou un Parisien du Midi… Si le clivage Paris versus Province apparaît aisé à établir, en revanche la tentative pour affiner au plus juste les catégories semble vouée à l’échec. En 1859, la question de l’évolutionnisme n’est pas encore suffisamment discriminante, ce qui nous renvoie aux conditions mêmes de la réception de la théorie darwinienne en France. Quant à une distinction dont l’évidence s’imposait a priori, comme celle établie sur des plans philosophiques ou religieux, elle se révèle sans universalité, les catégories définies étant parfois inadéquates. Certains, comme Albert de Lapparent (1839-1908) ou Adrien Arcelin (1838-1904) semblent même apparemment prendre un malin plaisir à brouiller les cartes. De même, les exemples se révèlent nombreux de collaborations actives entre des figures éminentes de camps par ailleurs opposés, tout du moins tant que le combat commun est mutuellement considéré comme strictement scientifique. De fait, la bienveillance peut parfois rapidement atteindre ses limites. Ainsi en est-il évidemment avec Gabriel de Mortillet (1821-1898), porte-drapeau sourcilleux du matérialisme dans les sciences préhistoriques, mais auquel bien d’autres noms illustres pourraient être adjoints sur ce terrain de l’hostilité à toute forme de métaphysique. Sur ce point, le parcours commun qu’entament après 1859 la préhistoire et la Société d’anthropologie de Paris, les animateurs de l’une étant souvent les responsables de l’autre, va profondément marquer les décennies suivantes. Il est vrai qu’à la Société d’anthropologie de Paris, qui peut être considérée comme un enfant de l’opposition entre monogénisme et polygénisme, les professions de foi matérialistes sont fréquentes à la tribune des séances, allant même jusqu’à des rappels à l’ordre :
Dans la science moderne, il n’y a aucune place pour la métaphysique ; sa place est ailleurs. La science a pour objet l’étude des formes déterminées des choses et des phénomènes. Tout ce qui n’est pas objet distinct et observable reste provisoirement livré à la métaphysique ; mais tout ce qui est objet distinct et observable doit lui être interdit, par mesure d’ordre intellectuel. La science observe : la métaphysique spécule. Sans nier que l’homme, tel que l’envisage la métaphysique, soit un intéressant sujet d’études, nous étudions un autre homme que le sien, ou du moins nous l’étudions autrement.18
17Dans la pratique préhistorienne, comme en témoignent les positions d’Émile Cartailhac (1845-1921) et de Mortillet à l’égard de François Chabas (1817-1882) ou d’Arcelin, cette vision dominante des choses introduit un régime de vigilance contre toute dérive supposée vers des considérations autres que scientifiques.
18L’année 1859 n’est donc pas celle du renversement des paradigmes archéologiques. Ceux qui avaient marqué le début du xixe siècle, comme le catastrophisme ou la certitude d’une apparition récente de l’Homme, avaient déjà fait long feu. D’un point de vue formel, les événements qui se déroulent cette année-là s’apparentent à la tenue du registre du greffe dans la mesure où il s’agit de prendre acte, d’un commun accord, d’évolutions scientifiques acquises depuis quelque temps déjà.
19En revanche, cette année 1859, et son corollaire de Moulin-Quignon en 1863, se révèle être une étape indispensable, celle qui va libérer les esprits en leur permettant de s’ouvrir aux idées les plus extravagantes : les réflexions sur l’homme fossile vont intégrer le nouvel ordre du monde né de la diffusion des théories évolutionnistes, une loi universelle du progrès (culturel et morphologique) va devenir la clef de la lecture de l’histoire de l’Homme. Tout naturellement, Néandertal (1856), Cro Magnon (1868), le possible homme tertiaire de Saint-Prest (Loir-et-Cher), cet « anthropopithèque » si ardemment défendu par Mortillet, et leurs œuvres vont trouver place dans ce qui est appelé à devenir le premier système de l’archéologie préhistorique.
Notes de bas de page
1 Par référence au titre du dossier proposé et introduit par Christopher Evans dans la livraison de juin 2009 de la revue Antiquity : Evans (Christopher) (sous la dir.), « Celebrating the annus mirabilis », Antiquity, vol. 83, 2009, pp. 458-520.
2 Cette historiographie de légitimation ou historiographie des temps de fondation est celle qui se met en place, au sein même de la communauté des préhistoriens, dès les années 1860 pour participer à asseoir la légitimité intellectuelle et institutionnelle de la discipline, voir Coye (Noël), La préhistoire en paroles et en actes. Méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris : L’Harmattan, 1997, pp. 115-121.
3 Nous avons vu que cette affirmation est le fruit de la pratique de prises de dates rétrospectives amplement pratiquées par l’auteur dans ses mémoires ; Aufrère (Léon), « Figure de préhistoriens, I : Boucher de Perthes », Préhistoire, T. 7, 1940, p. 130.
4 Richard (Nathalie), La préhistoire en France dans la seconde moitié du xixe siècle (1859-1904), Thèse de doctorat [Salomon-Bayet Claire, dir.], Paris : université de Paris I, 1992, p. 99.
5 Aufrère (Léon), Le Cercle d’Abbeville, paléontologie et préhistoire dans la France romantique [éd. établie par Aufrère Marie-Françoise], Turnhout (Belgique) : Brepols, 2007, 396 p.
6 Pautrat (Jean-Yves), « L’homme antédiluvien, anthropologie et géologie », Bulletin et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris : nouvelle série, T. 1, no 3-4, p. 139.
7 Mais la conduite des controverses constitue elle-même une modalité de pratique de la science largement partagée et fédératrice.
8 Gruber (Jacob W.), « Briham Cave and the antiquity of man », in Melford E. Spiro, Context and meaning in cultural anthropology, New-York : The Free Press ; Londres : Collier-Macmillan Ltd, 1965, p. 375.
9 Coye (Noël), « Remous dans le creuset des temps : la préhistoire à l’épreuve des traditions académiques (1850-1950) », Bulletin de la Société préhistorique française, T. 102, 2004, pp. 701-707.
10 Richard (Nathalie), Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris : Vuibert ADAPT-SNES, 2008, pp. 79-110.
11 Gran-Aymerich (Ève), Naissance de l’archéologie moderne. 1798-1945, Paris : CNRS éditions, 1998, pp. 141-202.
12 Ce mouvement s’opère librement, à l’écart de l’encadrement étatique conduit par le Comité des travaux historiques.
13 Manouvrier (Léonce), « L’inauguration de la statue de Boucher de Perthes à Abbeville. 7 juin 1908 », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, vol. 9, no°9, 1908, pp. 539-542.
14 Ibid. p 341. Trois ans plus tard, ces associations se retrouveront pour militer dans l’opposition au « Projet de loi relatif aux fouilles intéressant l’Archéologie et la Paléontologie ». Hurel (Arnaud), La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris : CNRS éditions, 2007, pp. 180-203.
15 Prochasson (Christophe), « Les congrès : lieux de l’échange intellectuel. Introduction », Cahiers Georges Sorel, vol. 7, 1989, p. 6.
16 Péguy (Charles), Cahiers de la Quinzaine, 2e série au provincial, I, 12, 16 novembre 1900, cité par Rasmussen (Anne), « Les congrès internationaux liés aux expositions universelles de Paris (1867-1900), Cahiers Georges Sorel, vol. 7, 1989, p. 23.
17 Chaline (Jean-Pierre), Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris : Éditions du CTHS, 1995, 270 p.
18 « Reprise de la discussion sur le volume et la forme du cerveau », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris : T. 2, 1861, pp. 283-284.
Auteurs
Ministère de la Culture & de la Communication - Sous-direction de l’Archéologie & UMR 5608 - TRACES (université de Toulouse II).
noel.coye@culture.gouv.fr
UMR 7194 - Département de Préhistoire Muséum national d’histoire naturelle.
hurel@mnhn.fr
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