L’homme à la visite de son temps, de ses espaces et de sa vie : introduire le temps de la préhistoire dans un nouveau Musée de l’Homme
p. 382-403
Texte intégral
De la construction du modèle scientifique au parcours muséographique
1L’organisation, en juin 2009, du colloque « 1859 : Archéologues et géologues dans l’épaisseur du temps » plaçait parmi ses objectifs l’analyse du rôle de la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882)1 sur le développement du champ scientifique de la préhistoire. Reconnaissant à l’Homme le statut d’être vivant parmi les autres, cette préhistoire – nous aurons l’occasion de revenir sur le terme – s’est bâtie bien sûr autour de la mise en place d’une chronologie, à travers la reconnaissance de l’ancienneté des sites paléolithiques de la vallée de la Somme, fouillés par Jacques Boucher de Perthes (1788-1868), mais également d’une appréciation des changements perpétuels de nos environnements.
2La construction d’un tel discours mettant en relief l’histoire de l’Homme au sein de l’histoire de la terre et de la vie avait certes été initiée auparavant par des éléments discrets orientés notamment vers la connaissance des âges de la terre, la reconnaissance de l’existence de fossiles et celle de la nature des êtres vivants – qui est Homme, et qui est Singe ? Elle a cependant connu durant les décennies qui ont suivi 1859 un développement spectaculaire grâce à une réelle conjonction interdisciplinaire concernant la biologie, la géologie ainsi que l’étude des comportements des hommes du passé.
3L’ensemble devait notamment aboutir à la naissance d’un modèle de recherche naturaliste en paléoanthropologie et anthropologie. Ce dernier a certes connu des à-coups aux conséquences parfois dramatiques (classification raciale ou des degrés d’« évolution » culturelle) dans un contexte d’expansion coloniale. Mais il a aussi permis la reconnaissance de l’unité et l’appréciation de la diversité de notre espèce ainsi que la naissance d’une véritable paléontologie humaine. Il permet d’intégrer jusqu’aux découvertes les plus récentes – cf. l’hypothèse d’une spéciation sur l’île de Flores en Indonésie2, l’interprétation des marqueurs paléogénétiques retrouvés sur certains fossiles de néandertaliens3 – et, ce qui est peut-être encore plus précieux, nombre de questions que se posent les préhistoriens et qui orientent leurs travaux actuels. Pour autant, ce modèle ne répond pas à toutes les questions que l’on se pose légitimement sur le « propre de l’homme », sur la richesse de nos comportements culturels et sociaux qui nous confère une place spéciale au sein de la nature, fondée notamment sur notre capacité à modifier, voire construire, nos propres environnements.
4La construction de ce modèle est allée de pair avec celle de différentes échelles temporelles découvertes entre les xviiie et xxe siècles : le Cénozoïque et l’histoire des primates au sein de laquelle s’est individualisée la lignée humaine et ses différents taxons, les temps quaternaires dans l’histoire paléoenvironnementale de la terre et l’histoire des traditions préhistoriques dont elle a enfoui la trace, le temps « théorique » qui nous sépare de l’ancêtre que nous partageons avec ceux des grands singes qui sont nos plus proches cousins actuels, le temps si réduit qui rassemble toute la diversité de l’espèce Homo sapiens, et enfin le temps – si variable dans sa durée – sur lequel un groupe humain s’appuie pour se définir « autochtone ».
5Le parcours intellectuel séculaire suivi par les sciences préhistoriques est comparable en plusieurs points à celui que le visiteur du nouveau Musée de l’homme devra, lui, suivre en quelques dizaines de minutes. Il n’est bien sûr pas question de lui proposer une rationalisation intégrant toutes les composantes historiques, scientifiques et épistémologiques du développement d’une anthropologie considérée ici dans le sens le plus large du terme. La nécessité se fait cependant fortement sentir du point de vue muséographique de l’accompagner dans une démarche scientifique d’orientation de son regard au-delà de ses propres préjugés ou d’apparences qui mêlent, de façon déconstruite, les chronologies, l’évolution, l’adaptation biologique et technologique, le comportement social : la reconnaissance de caractères « simiesques » sur un fossile d’hominidé ne signifie pas que le chimpanzé est un fossile vivant ; l’existence d’une tradition de façonnage de haches en pierre chez les Papous ne signifie pas que ces derniers « vivent encore à l’âge de pierre ».
6Cette tâche d’orientation est sous-jacente au parcours concret qui entraînera le visiteur à la découverte de l’épaisseur de son temps, de l’immensité de ses espaces, de la complexité de son environnement naturel et des mécanismes de sa conquête, ainsi que de l’identité de ses groupes sociaux. Elle implique certains choix muséographiques importants, mais aussi de multiples références, rappels et approfondissements qui peuvent être considérés comme matériellement mineurs, mais dont l’identification et la pertinence méritent, pour certains d’entre eux, d’être évaluées à la lumière des débats engendrés par les thématiques rassemblées dans le présent ouvrage.
Parler de préhistoire dans un nouveau Musée de l’Homme
7Le rêve interdisciplinaire de Paul Rivet (1876-1958) et Georges-Henri Rivière (1897-1985) d’un musée-laboratoire intégrant, au sein du Muséum national d’histoire naturelle, les approches de l’Homme et de ses relations à la nature à toutes les époques, avec la création de la chaire d’Ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles (1937) a-t-il eu lieu un peu trop tôt ? Leur idée, soutenue par nombre de réalisations permanentes et temporaires de qualité, a valu jusqu’à aujourd’hui au Musée de l’Homme une image internationale encore très positive qui justifierait à elle seule que le nom ait été conservé pour le nouveau projet. Cependant, force est de reconnaître que, pour diverses raisons, la juxtaposition muséographique a souvent primé sur l’objectif interdisciplinaire du Musée.
8L’orientation interdisciplinaire de l’actuel projet de rénovation a été clairement exprimée dès la publication des conclusions d’une commission de réflexion qui s’est réunie en 20034. La préhistoire doit certes y être représentée de façon quasi-exhaustive, répondant ainsi à une réelle demande (y compris pédagogique) des publics et rendant justice à l’importance des collections du Muséum. Elle ne saurait cependant se cantonner à une partie singulière relatant les « origines », nous conduisant progressivement à des types anatomiques (les hommes anatomiquement modernes) ou d’organisation sociale (à partir de la période néolithique) dans lesquels le visiteur peut aisément se reconnaître. Ceci reviendrait par exemple à encourager dans son esprit une confusion qui placerait côte à côte, sur un axe chronologique linéaire, évolution biologique et progrès technologique.
9En transcendant la chronologie, le discours sur la préhistoire doit rechercher et souligner systématiquement, en leur pleine qualité de références, l’enracinement des éléments de la modernité. Il s’agit bien sûr de traiter ici de l’enracinement des caractères biologiques de notre espèce, liés à l’adaptation et à l’évolution ; mais aussi, sur un autre axe, de l’enracinement des cultures : les traces des grandes expansions humaines, les « fossiles » des comportements techniques et de subsistance des groupes sociaux ; les comportements symboliques qui, au-delà des sépultures, ont tardé à être acceptés sous leur dimension esthétique5.
10C’est dans une seconde étape que les deux axes seront illustrés ensemble au travers d’exemples bien documentés reflétant les humanités qui se sont succédé ou ont coexisté à la surface de la terre. C’est à ce prix que la mémoire du passé pourra à la fois remplir sa fonction pédagogique et constituer une référence muséographique pleinement ouverte sur la connaissance et la compréhension de l’humanité actuelle, sans que l’on cherche instinctivement à extrapoler l’axe temporel vers les périodes récentes en y répartissant, sur des bases inexactes principalement liées aux comportements techniques et de subsistance, de nombreux groupes autochtones.
Pénétrer l’épaisseur du temps
11La profondeur des temps géologiques au-delà de la chronologie biblique avait déjà été évoquée, notamment par les expériences de refroidissement de boulets d’acier conduites au xviiie siècle par Buffon (1707-1788) pour qui notre planète avait au moins plusieurs dizaines de milliers d’années, voire beaucoup plus s’il considérait la vitesse de dépôt présumée des couches sédimentaires, ou encore par diverses tentatives de calcul basées sur la salinité des océans. Au sein de cette probable chronologie longue, l’existence d’une période « Quaternaire » est proposée par Jules Desnoyers (1800-1887) et Henri Reboul (1763-1839)6. Si, à cette époque, Georges Cuvier (1769-1832) a du mal à admettre l’existence, même théorique, d’un homme fossile7, l’homme ancien de « l’âge de la pierre » a, dès les années 1820, droit de cité dans les musées grâce au danois Christian Jürgensen Thomsen (1788-1865).
12Ces « temps de l’Homme » soupçonnés ont rapidement acquis leur substance grâce à la synthèse de l’interdisciplinarité. Le sens des découvertes de Boucher de Perthes est reconnu en 1859 dans la vallée de la Somme8 et fonde notamment les écrits de Charles Lyell (1797-1875) sur l’ancienneté de l’homme9 et de John Lubbock (1834-1913) qui forgera les termes de Paléolithique et de Néolithique10.
13La rigueur élémentaire conduit à fournir au visiteur, tout au long de son parcours, les repères temporels qu’il est en droit d’attendre comme autant de validations scientifiques des découvertes, et à en expliquer le cas échéant le mode de calcul, l’incertitude qui les entache. Mais aborder la chronologie absolue dans le Musée pose cependant un réel problème, sauf à proposer diverses images (abondantes dans les contenus multimédias, et partant peu pertinentes dans un musée), telles que celle qui, ramenant l’histoire de notre planète à une année, place le début de la période Quaternaire dans la soirée du 31 décembre, peu avant vingt heures.
14Au-delà, il est clair qu’un déroulé chronologique continu, pour rassurant qu’il soit, conduirait comme nous l’avons dit vers une linéarité source de confusion lorsqu’on aborde l’histoire de l’Homme. De plus, le mélange des genres au sein des multiples approches qui caractérisent la préhistoire amènerait rapidement le visiteur, qui dispose d’un temps limité, à une conception scientifiquement inexacte des contenus. Rappelons à titre d’exemple que dans un tout autre cercle, Lionel Balout (1907-1992) reprochait ainsi à certains de ses collègues de confondre notions géologiques et culturelles en parlant de « terrasse moustérienne » ou encore de « plissements acheuléo-moustériens »11.
15Les « origines » du Musée coïncideront, dans une perspective naturellement anthropocentrique, avec l’avènement des primates dont nous faisons partie. Cet événement est d’autant plus marquant qu’il est associé à la riche histoire géologique et paléontologique de la limite Crétacé-Tertiaire, marquante sous bien des aspects pour le visiteur : les catastrophes documentées ou supposées, la disparition des dinosaures, puis le développement des forêts à angiospermes et des primates.
16Évoquer ces derniers (par exemple Adapis12) conduit à établir un lien entre l’Homme et la profondeur des temps géologiques et paléontologiques. Ce lien est bien plus universel que l’approche fondée sur la seule paléontologie humaine.
17Celle-ci ne nous révèle ni une lignée, ni même un arbre, mais un buissonnement mettant simultanément en évidence évolution, extinctions et coexistences. Perpétuellement mis à jour par de nouvelles découvertes, quoique souvent très fragmentaires, ce buissonnement est spectaculaire et mérite pleinement à ce titre d’être présenté dans son actualité ; mais il intègre de nombreux taxons dont les noms, pour beaucoup provisoires, reflètent plus la dynamique des recherches que de véritables « bornes » sur un phylum. Il est donc difficile pour le muséographe de permettre d’appréhender cette évolution dans son ensemble sans que le visiteur ne retombe dans une linéarité où le fil directeur le plus aisé est la disparition progressive de caractères « simiesques ».
Le temps, les milieux et les climats
18Il est alors utile de constater à quel point les changements du milieu et du climat sont suggestifs de l’épaisseur du temps. Au-delà de la publication des Antiquités celtiques et antédiluviennes, Boucher de Perthes utilise notamment les éléphants et les hippopotames des sablières de la vallée de la Somme pour définir ses périodes « tropicale », « glaciale » puis « tempérée »13. Un pas gigantesque est ainsi franchi depuis la spectaculaire rétractation « galiléenne » de Lyell concernant la glaciation quaternaire, qui eut lieu sous la pression de la Geological Society of London durant l’hiver 1840.14
19Se fondant sur la hauteur des alluvions près de la côte nord de la France, Lubbock évoque immédiatement les régressions marines qui ont probablement amené la Manche à se fermer15. La voie vers l’insertion du développement de l’espèce humaine dans les modèles paléobiogéographiques16 est ouverte qui amènera vers la fin du siècle, avant même la découverte du Pithécanthrope de Java, à reconnaître les premiers fossiles exhumés par Eugène Dubois (1858-1940) à Sumatra comme témoins du rattachement de l’île à « une grande terre qui était jadis en communication directe avec le continent asiatique »17.
20Les changements perpétuels de nos climats et de nos environnements – y compris, depuis une décennie, le changement climatique actuel omniprésent dans les soucis de nos sociétés – offrent ainsi un point d’accroche de choix dans la perception d’un temps « quaternaire » dont ils constituent l’une des grandes spécificités. Ils sont de plus liés – sinon à l’émergence de sa lignée – à l’étonnante capacité du genre Homo à conquérir de multiples environnements, à s’adapter non seulement du point de vue biologique mais plus encore de celui des comportements techniques et de subsistance.
21Le « puits » d’entrée dans cette chronologie sera la présentation – souhaitée – de la grande tranche de sequoïa bimillénaire, offerte par la Légion américaine au Muséum national d’Histoire naturelle avant la Seconde guerre mondiale. Les cernes de cet organisme vivant unique qui a traversé les âges conduisent autant vers le passé que vers l’emboîtement de nombreux types d’événements, sinon périodiques, du moins présentant une certaine constante de temps. Partant du rythme des saisons, traversant le « petit âge glaciaire »18, ponctuées par des événements historiques, ces cernes seront relayées en deçà de leur centre par de nouveaux supports liés aux milieux (représentations d’un Tassili n’Ajjer autrefois fertile, d’une paroi de vallée glaciaire, d’une grotte Cosquer aujourd’hui submergée mais accessible il y a 18 000 ans lors du dernier maximum glaciaire, etc.)
22Ces supports, traversant le tout début de l’Holocène, iront jusqu’à l’aube du Quaternaire (vers 2,5 millions d’années) et aideront à visualiser l’emboîtement des événements climatiques : oscillations mineures mais aux conséquences sévères survenues durant l’Holocène, événements abrupts, cycles climatiques majeurs représentés par les stades isotopiques marins, et enfin des grandes ruptures de rythme de ces derniers (par exemple la limite entre Pléistocène inférieur et moyen).
Les « chaînons manquants » et l’Homme parmi les singes
23Les xviie et xviiie siècles ont connu la découverte de créatures merveilleuses, les grands singes des tropiques, tour à tour qualifiés de Satyres, de Pygmées, ou d’hommes de la forêt (orang-outans asiatiques). Ces êtres presque bipèdes, dépourvus de queue, ressemblent aux hommes mais sont cependant dépourvus de parole : « Parle, et je te baptise » aurait dit le Cardinal de Polignac à l’orang-outan du Jardin des Plantes, dont le comportement fait écrire « [qu’il] a l’air d’un saint Jean qui prêche au désert »19. Buffon écrira « …& cet orang-outang ou ce pongo, n’est en effet qu’un animal, mais un animal très-singulier, que l’homme ne peut voir sans rentrer en lui-même, sans se reconnaître, sans se convaincre que son corps n’est pas la partie la plus essentielle de sa nature »20. Edward Tyson (1650-1708) dissèque un chimpanzé à Londres et quantifie minutieusement les points de différence (34) et de ressemblance (48) avec l’Homme21. La ressemblance est d’autant plus accentuée que les spécimens ramenés en Europe à l’époque sont le plus souvent des individus juvéniles22. Tyson, ayant étudié un spécimen, ne met pas en doute d’avoir disséqué un « pygmée » et conclut que « les Pygmées d’Homère et d’Aristote sont des singes, et non des hommes »23.
24Les bases du questionnement de la « limite » de l’humain étaient ainsi prêtes, bien avant la publication de L’Origine des espèces, à accueillir à la fois la recherche du (ou des) « chaînon(s) manquant(s) » mais aussi la comparaison, tant d’un point de vue biologique que comportemental, avec nos plus proches cousins.
25La reconnaissance de l’enracinement dans le temps de la lignée humaine a bien sûr franchi un grand pas avec la découverte du Pithecanthropus erectus par Eugène Dubois (1858-1940)24. Cet anthropologue parti dans l’archipel malais à la recherche du singe-homme dépourvu de parole – le Pithecanthropus alalus de l’arbre évolutif d’Ernst Haeckel (1834-1919)25 –, découvrit le singe-homme bipède (le fémur ayant guidé sa diagnose). Reconnus résolument différents des hommes modernes, les fossiles exhumés à Java étaient ceux « … [d’]un précurseur et peut-être l’ancêtre immédiat de l’espèce humaine, l’anneau jusqu’alors manquant de la chaîne qui doit unir sans interruption, selon la théorie transformiste, l’Homo sapiens au reste du règne animal »26.
26Le Pithécanthrope de Dubois est devenu l’holotype du taxon Homo erectus27, reconnu éteint après avoir peuplé, avec ses cousins africains et européens une bonne moitié de la planète. Mais les ouvrages de vulgarisation et manuels scolaires qui le plaçaient sur notre ascendance directe ne sont pas si anciens.
27Comme nous l’avons vu, le parcours muséographique, en présentant les hominidés fossiles, ne peut prendre le risque de susciter dans l’esprit du visiteur des raccourcis scientifiquement inexacts. Les collections seront disposées comme autant de pièces d’un puzzle bien incomplet, mais documenté du point de vue chronologique. Les interprétations associées utiliseront les méthodes de la paléontologie, dont les bases ont été suggérées dans l’approche de primates bien plus anciens. Le visiteur aura reconnu qu’il partage avec eux de nombreux éléments anatomiques fondamentaux, mais il aura aussi noté combien ces derniers sont différents sur le corps humain. Ceci revient à aborder la question des caractères ancestraux et caractères dérivés, à suggérer une approche cladistique qui nous indiquera un ancêtre commun à partir des caractères dérivés partagés par les espèces étudiées. Cette démarche, pourvu qu’elle soit guidée par une muséographie de qualité, répond autant à un besoin didactique qu’à une demande du visiteur, comme en témoigne l’écho immédiat reçu par la « redécouverte » du fossile allemand éocène de Messel récemment baptisé Darwinius massilae28 et présenté à la presse sous le nom de Ida.
28Dès lors, la question du « chaînon manquant » ne se polarise plus sur un fossile, et le visiteur peut être entraîné, à son niveau, dans une aventure paléoanthropologique beaucoup plus vaste, aussi passionnante pour lui que pour le chercheur, qui le renvoie de taxon en taxon tout au long des derniers millions d’années. Cette démarche rejoint, sur un autre plan, les présentations préalables relatives à l’évolution, à la phylogénie et à la génétique.
29Ensemble, elles permettent au visiteur d’appréhender, dans toute leur profondeur, les relations en l’Homme et les autres grands singes actuels. Tant d’un point de vue biologique (clarifié dans la présentation), que du point de vue éthologique, cognitif et culturel (grâce à la présentation d’une primatologie du vivant dont l’essor est somme toute relativement récent), le visiteur peut s’interroger librement sur l’anatomie, la physiologie et le comportement social d’un ancêtre commun dont seule l’horloge moléculaire permet aujourd’hui de supposer l’âge.
30Ensemble, rejoignant la volonté de présenter la préhistoire dans sa modernité, elles aident aussi à rechercher les caractères proprement humains dans les traditions développées par les taxons disparus de notre lignée. Elles consolident enfin l’égalité et l’intérêt du regard posé sur toutes les sociétés, présentes ou passées, qu’ont bâties les hommes modernes depuis quelques dizaines de milliers d’années sur tous les continents et dans presque tous les milieux.
Conclusion : chronique de disparitions annoncées
31Ab origines… ? Le visiteur du futur Musée de l’Homme sera en droit de s’interroger sur la signification de l’expression à la lumière du parcours qu’il aura suivi. Adaptation, évolution, extinctions et migrations font de l’histoire antérieure à celle des hommes anatomiquement modernes un patrimoine à l’évidence universel. Aucun groupe ne pourra jamais se réclamer d’une réelle « autochtonie » couvrant plus d’une partie infime (quelques pourcents au plus) de l’histoire de l’humanité.
32Une telle considération, même si elle nous confirme dans notre vision de la modernité de tous les groupes sociaux actuels, pourrait être politiquement dangereuse si on laissait une interprétation archéologique « chronologique » décider des droits des communautés sur leur territoire, en proportion directe de la durée de leur occupation ancestrale. Ces droits s’établissent en fait sur un tout autre plan, qu’une humanité idéale situerait certainement dans la qualité et dans la profondeur de la relation tissée avec le territoire. S’ils doivent bien évidemment être respectés, ils impliquent aussi une responsabilité particulière face au patrimoine hérité du passé. L’aphorisme « This may not be my culture, but it is my history »29 prend ici beaucoup plus de valeur que la discussion relative au temps.
33Le temps, les changements du milieu qui lui sont associés, font leur œuvre qui parfois rapproche singulièrement la recherche des origines de celle d’un futur historiquement programmé. Les deux en arrivent parfois à presque se percuter lors de raccourcis particulièrement saisissants. Le royaume Tuvalu cherche ainsi à la fois à documenter ses propres origines de voyageurs austronésiens, remontant tout au plus à quelques milliers d’années, et à se battre pour rechercher, face à la montée du niveau marin dans un futur moins que séculaire, une terre d’accueil pour une communauté qui ne souhaite pas s’atomiser dans les politiques d’immigration d’autres pays.
34Une muséographie conçue pour durer doit prendre en compte un certain nombre d’enjeux de sociétés actuels et tenter d’en anticiper le développement. Au-delà d’une distinction chronologique entre préhistoire et histoire dont la validité est discutable30, le terme « préhistoire » est entendu dans des pays chaque jour plus nombreux (au premier chef bien sûr ceux dont la fondation a impliqué les colons européens), comme l’écho d’une conception particulièrement euro-centriste du champ disciplinaire, dont ils évitent d’employer le nom. Nous ne pouvons savoir quelle durée sera nécessaire pour passer du stade anecdotique du « politiquement correct », où l’aspect presque militant l’emporte sur la fécondité intellectuelle et scientifique, à celui d’une reconnaissance universelle – et à bien des égards intemporelle – de l’histoire de l’humanité. Mais il demeure possible que, durant le xxie siècle, le Musée de l’Homme réussisse sa propre synthèse scientifique.
Remerciements
35Nous tenons à remercier Marie Merlin (Muséum national d’Histoire naturelle), Jesus Pacheco, Nathan Nardin et Sindy Moreau (Agence Zen & Co) pour leur appui permanent dans la réflexion sur le projet du Musée de l’Homme dont s’inspire cet article.
Notes de bas de page
1 Darwin (Charles), On the Origin of Species by means of natural selection, London : Murray, 1859, 502 p
2 Brown (Peter), Sutikna (Thomas), Morwood (Michael), Soejono Radien, Jatmiko Rudy Wayne, Saptomo Wayhu (E.), Rokus Due Awe, « A new small-bodied hominin from the late Pleistocene of Flores, Indonesia », Nature, 2004, vol. 431, pp. 1055-1061.
3 Fabre (Virginie), Condemi (Silvana), Degioanni (Anna), « Genetic evidence of geographical groups among Neanderthals », PLoS ONE, 2009, 4, 4, e5151, pp. 1-8.
4 Mohen (Jean-Pierre) (sous la dir.), Le nouveau Musée de l’Homme, Paris : Odile Jacob ; MNHN, 2004, 272 p
5 Cartailhac (Émile), « Les Cavernes ornées de dessins, la grotte d’Altamira, Espagne, “Mea culpa” d’un sceptique ». L’Anthropologie, 1902, T. XIII, pp. 348-354 ; Richard (Nathalie), « De l’art ludique à l’art magique, interprétation de l’art pariétal au XIXe siècle », Bulletin de la Société préhistorique française, 1993, T. 90, pp. 60-68 ; Coye (Noël), La Préhistoire en parole et en acte, méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris : L’Harmattan, 1997, pp. 241-248.
6 Desnoyers (Jules), « Observations sur un ensemble de dépôts marins plus récents que les terrains tertiaires du bassin de la Seine, et constituant une Formation géologique distincte, précédées d’un aperçu de la non simultanéité des bassins tertiaires », Annales des sciences naturelles, 1829, T. 16, pp. 171-214 ; « Observations sur un ensemble de dépôts marins plus récents que les terrains tertiaires du bassin de la Seine, et pouvant constituer une formation géologique distincte (suite) », Annales des sciences naturelles, T. 16, pp. 402-491 ; Reboul (Henri), Géologie de la période quaternaire et introduction à l’histoire ancienne, Paris : Levrault libraire, 1833, 222 p.
7 « On n’a jamais trouvé d’os humains parmi les fossiles, bien entendu parmi les fossiles proprement dits, ou, en d’autres termes, dans les couches régulières de la surface du globe » écrit-il. Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu’elles ont produits sur le règne animal, 6e éd., Paris : Edmond d’Ocagne, 1830, pp. 135-136. Sur la persistance en France des difficultés opposées à la palethnologie (c’est-à-dire la préhistoire) pour l’accepter comme science, voir le rapport, autant plaidoyer que rétrospectif, de Baudon (Théodore), Ballet (P.-H.-M.), Baudoin (Marcel), Coutil (Léon), Giraux (Louis), Guébhard, (Adrien), Imbert (Martial), Martin (Henri), Mortillet (Adrien), Taté (Étienne) & Rodet (Paul), « Enseignement de la préhistoire en France », Bulletin de la Société préhistorique française, T. 5, 1908, pp. 265-272.
8 Même si Lubbock pourra souligner que « nul, dit le proverbe, n’est prophète dans son pays, et M. Boucher de Perthes ne devait pas faire exception à la règle ». Lubbock (John), L’Homme avant l’histoire étudié d’après les monuments et les costumes retrouvés dans les différents pays de l’Europe, traduction Edmond Barbier, Paris : Germer Baillière, 1867, p. 270.
9 Lyell (Charles), The Geological Evidence of the Antiquity of Man with remarks on theories of the origin of species by variation, London : J. Murray, 1863, 528 p.
10 Lubbock (John), Prehistoric Times, London : Williams & Norgate, 1865, 512 p.
11 Balout (Lionel), « Terminologie préhistorique et Quaternaire », Bulletin de l’Association Française pour l’Étude du Quaternaire, T. 2, 1967, pp. 103-111.
12 Adapis que Cuvier est le premier à déterminer et qu’il range parmi les Pachydermes, alors qu’il s’agit d’un ancêtre du singe et de l’homme. Cuvier (Georges), Recherches sur les Ossemens fossiles où l’on établit les caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont détruit les espèces, 2e éd., T. 3, 1822, pp. 265-267
13 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, Paris : Treuttel & Wurtz : Derache : Dumoulin : V. Didron, 1847-1864, 3 vol., 628 p., 511 p. & 678 p. ; Boucher de Perthes (Jacques), De l’Homme antédiluvien et de ses œuvres, Paris : Jung-Treuttel, 1860, 99 p.
14 Boylan (Patrick J.), « Lyell and the dilemma of Quaternary glaciation », Geological Society, London, Special Publications, 1998, v. 143, pp. 145-159.
15 Lubbock (John), Prehistoric Times, op. cit.
16 Voir par exemple Wallace (Alfred Russel), The Malay archipelago, the land of the orang-utan and the bird of paradise : a narrative of travel..., London : Macmillan, 1869, 2 vol.
17 Delvaux (Émile), Premiers résultats des recherches zoologiques et anthropologiques entreprises avec le concours du gouvernement néerlandais dans les grottes des Bovenlanden (Sumatra) par M. le dr. Dubois, Bruxelles : Hayez, 1891, 16 p.
18 Leroy-Ladurie (Emmanuel), Histoire humaine et comparée du climat en Occident, T. 2, disettes et révolutions, 1740-1860, Paris : Fayard, 2006, 611 p.
19 Diderot (Denis), Suite de l’entretien [1ère éd. 1769], in Diderot (Denis), Œuvres complètes [éd. par Assézat (Jules) & Tourneux (Maurice)], Paris : Garnier Frères, 1875, T. 2, pp. 182-191.
20 Buffon (Georges-Louis), Histoire naturelle, T. 14, Paris : Imprimerie Royale, 1766, p. 4.
21 Tyson (Edward), Orang-outang, sive, Homo sylvestris : or, The anatomy of a pygmie compared with that of a monkey, an ape, and a man, London : printed for Thomas Bennet & Daniel Brown, 1699. in Schiebinger (Londa), Nature’s Body : Gender In The Making Of Modern Science, New Brunswick, N. J. : Rutgers University Press, 2004, 289 p.
22 Gould (Stephen Jay), « Chimp. on the Chain », Natural History, 1983, vol. 92, no 12, pp. 18-27.
23 Bahuchet (Serge), « L’invention des Pygmées », Cahiers d’études africaines, 1993, vol. 129, XXXIII-I, pp. 153-188.
24 Dubois (Eugène), Pithecanthropus erectus. Eine Menschenaenliche Uerbergangsform aus Java, Batavia : Landesdruckerei, 1894, 39 p.
25 Haeckel (Ernst), Natürliche Schöpfungsgeschichte : gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwiickelungslehre im Allgemeinen und Diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck im Besonderen. Berlin : G. Reimer, 1868, 568 p.
26 Manouvrier (Léonce), « Discussion du “Pithecanthropus erectus” comme précurseur présumé de l’homme », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1895, T. 6, 4ème Série, pp. 12-47.
27 voir Mayr (Ernst), « Taxonomic categories in fossil hominids », Cold Spring Harbor Symposia in Quantitative Biology, 1950, T. 15, pp. 109-117.
28 Franzen (Jens Lorenz), « The Messel primates and anthropoid origins », in Fleagle (John G.) & Kay (Richard F.) (sous la dir.), Anthropoid origins, New York : Plenum Press, 1994, pp. 99-122 ; Franzen (Jens Lorenz), Gingerich (Philip. D.), Habersetzer (Jörg), Hurum (Hans Jørgen), Koenigswald (Wighart von) & Holly Smith (B.), « Complete Primate Skeleton from the Middle Eocene of Messel in Germany : Morphology and Paleobiology », PLoS ONE 4 (5), 2009 : e5723. doi : 10.1371/journal. pone. 0005723.
29 Clarke (Ian), in « Interpretive instructions for Blackfoot-speaking guide staff at Head-Smashed-In Buffalo Jump. Interpretive Centre », unpublished short note, Alberta, 2002, 18 p.
30 cf. les ambiguïtés que génère la polysémie du terme « Protohistoire », Bourdier (Franck), « Sur la définition de la Protohistoire », Bulletin de la Société préhistorique française, 1950, vol. 47, No°5, pp. 211-213.
Auteurs
UMR 7194 - Département de Préhistoire Muséum national d’Histoire naturelle.
semahf@mnhn.fr
UMR 7206 - Département Hommes, Natures & Sociétés Muséum national d’Histoire naturelle.
bahuchet@mnhn.fr
UMR 7194 - Département de Préhistoire Muséum national d’Histoire naturelle.
mohen@mnhn.fr
UMR 7206 - Département Hommes, Natures & Sociétés Muséum national d’Histoire naturelle.
heyer@mnhn.fr
UMR 7194 - Département de Préhistoire Muséum national d’Histoire naturelle.
dgherve@mnhn.fr
Agence Zen & Co
zendco@club-internet.fr
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