Répercussions de l’affirmation de la haute antiquité de l’homme dans la presse chrétienne
p. 314-339
Texte intégral
1Au cours du xixe siècle, l’élévation du niveau d’éducation permet une diffusion plus large de la science au sein de l’ensemble des couches sociales de la population. Cela se produit par l’intermédiaire de différents types d’ouvrages, ou encore de nombreux journaux et revues1. La presse catholique et protestante n’échappe pas à ce mouvement. Dans la première moitié du xixe siècle une partie de celle-ci manifeste, en France mais aussi ailleurs en Europe, un grand intérêt pour la science, et notamment pour une discipline alors en plein développement, et souvent présentée comme l’exemple même d’une science en parfaite harmonie avec la religion : la géologie. Les travaux des géologues, en particulier ceux de Georges Cuvier (1869-1832) avec son Discours sur les révolutions de la surface du globe2, auraient permis de confirmer certains événements rapportés dans le premier livre de la Bible, la Genèse, notamment le récit de la Création et celui du Déluge3.
2L’année 1859 marque officiellement en France la naissance de la préhistoire4. En effet, le 3 octobre 1859, le paléontologue Albert Gaudry (1827-1908) lit devant l’Académie des Sciences une note sur la « Contemporanéité de l’espèce humaine et de diverses espèces animales aujourd’hui éteintes »5 dans laquelle il affirme l’existence très ancienne de l’espèce humaine sur la terre. Cette thèse était soutenue par Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868) depuis plusieurs années. Effectivement, dans les années 1840, celui-ci mettait au jour dans les environs d’Abbeville, des silex taillés associées à des ossements fossiles d’animaux éteints tel que le mammouth. Il publiait en 1849 les résultats de ses recherches dans Les Antiquités celtiques et antédiluviennes6. Il chercha pendant des années à attirer l’attention des savants les plus éminents de son époque sans succès. L’année 1859 représente de ce fait la reconnaissance tant attendue de la validité de ses travaux.
3L’affirmation et l’acceptation de l’existence très ancienne de l’homme ouvrent de nouvelles perspectives de recherches et entraînent d’importants débats au sein de la communauté des savants, en particulier chez les géologues. Ces derniers contribuent fortement au développement de la science préhistorique. Comme celle-ci et la géologie sont intimement liées, il pourrait sembler naturel que les revues chrétiennes qui ont suivi l’évolution de la science géologique se tournent également vers la préhistoire. Ainsi, dans un premier temps, nous nous pencherons sur l’intérêt qu’a pu manifester en France la presse catholique et protestante pour la préhistoire et plus particulièrement pour les travaux de Boucher de Perthes dès l’année 1859.
41859 est aussi l’année de la publication en Angleterre de l’Origine des espèces par Charles Darwin (1809-1882). Cet ouvrage place au centre des débats scientifiques la transformation des espèces et soulève, à termes, la question de l’évolution de l’homme. Certains préhistoriens adoptent cette thèse et l’intègrent dans leurs travaux. Il apparaît donc légitime de se demander si le débat sur la transformation des espèces est repris dans les revues catholiques et protestantes et si celui-ci est associé à la préhistoire.
5Les travaux de Boucher de Perthes constituent, dans une certaine mesure, le point de départ du développement de la science préhistorique en France et en Grande-Bretagne. Le cas de l’Allemagne, pays extérieur au débat mais où la géologie possède une forte tradition académique, donnera un éclairage complémentaire sur la question de la réception des travaux de Boucher de Perthes dans les milieux chrétiens.
La réception des travaux de Boucher de Perthes en France dans la presse catholique et protestante
La presse chrétienne et les sciences naturelles au XIXe siècle
6Une partie de la presse chrétienne, souvent tournée vers la vie des églises et des fidèles, ne s’intéresse pas du tout aux questions scientifiques. C’est d’autant plus vrai par exemple chez les protestants qui ne pratiquent librement leur religion que depuis la Révolution française. Les sciences en général et la géologie en particulier occupent une place grandissante dans la presse protestante surtout à partir des années 1830. En effet, avec l’arrivée de la Monarchie de Juillet de nouveaux journaux émergent et notamment des journaux protestants7. De plus, le nouveau pouvoir se montre plutôt bienveillant à l’égard des protestants contrairement à la période de la Restauration où le catholicisme fut rétabli comme religion d’État ce qui s’est traduit dans les faits par une volonté d’arrêter l’évangélisation protestante et les conversions collectives8. Dans cette première moitié du xixe siècle, le souci majeur des protestants est avant tout d’organiser le culte sur l’ensemble du territoire français beaucoup plus que de s’occuper de questions théologiques.
7D’autres journaux évoquent les sciences naturelles dont la géologie dans le but de dénoncer toute idée d’une conciliation possible entre les textes sacrés et les sciences. Cette position est adoptée par les rédacteurs de journaux protestants libéraux radicaux comme la Revue de théologie souvent appelée Revue de Strasbourg et dirigée par Timothée Colani (1844-1888) qui s’inspire des théologiens de l’école allemande de Tübingen.
8Le reste des revues dans lesquelles se trouvent des articles sur la géologie et la préhistoire témoigne d’une volonté de montrer que les sciences et la religion ne constituent pas deux domaines séparés.
9La reconnaissance de la très haute antiquité de l’homme est rapidement relayée par des journaux catholiques ou protestants.
Réception immédiate des travaux de Boucher de Perthes chez les catholiques
10Dans les Annales de philosophie chrétienne, revue catholique ultramontaine, son directeur Augustin Bonnety (1798-1879) publie en 1859 une partie du procès-verbal du 23 juin 1859 de la Société impériale d’émulation d’Abbeville. Celui-ci se compose notamment de deux lettres de l’éminent géologue anglais Joseph Prestwich (1812-1896), l’une datée du 14 mai 1859 et l’autre du 8 juin 1859. Dans la première lettre, le savant anglais affirme que Boucher de Perthes a raison de soutenir que les « haches [en silex] se trouvent dans un terrain vierge et associées avec les ossements des grands mammifères. »9 Dans la seconde lettre, il relate les fouilles qu’il a réalisées dans la carrière de Saint-Acheul, avec trois de ses confrères de la Société géologique de Londres, Robert Godwin-Austen (1808-1884), John Wickham Flower (1807-1873) et Robert William Mylne (1817-1890) : ils ont eu la confirmation de la véracité des idées défendues par Boucher de Pertes10.
11Un autre article de 185911, écrit cette fois probablement par le docteur Eugène Halléguen (1813-1879), rapporte les débats qui ont eu lieu à l’Académie des sciences autour des découvertes de Boucher de Perthes. Il y expose notamment l’opposition de certains membres de cette institution, qui vont même jusqu’à contester la priorité de la découverte à celui-ci.
12Les articles sur les découvertes de silex taillés dans la vallée de la Somme publiés dans les Annales de philosophie chrétienne montre que son directeur est satisfait de la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme établie par Boucher de Perthes. Il y voit une preuve supplémentaire apportée pour conforter la réalité du déluge biblique :
Dans leur désir de contredire la Bible, quelques savants ont nié l’existence même de l’homme à l’époque de la grande inondation dont notre globe porte les traces qu’on ne peut nier. Un savant très-connu, M. Boucher de Perthes, s’est attaché à recueillir dans un terrain diluvien de nombreux instruments, au nombre de 2,000, qui datent nécessairement d’avant le déluge. Cette découverte coupe court à l’objection de ces savants.12
Réception immédiate des travaux de Boucher de Perthes chez les protestants
13Du côté des protestants, la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme est aussi accueillie favorablement avec une diffusion rapide de cette information dans le Disciple de Jésus-Christ, revue libérale fondée par le pasteur réformé Joseph Martin-Paschoud (1802-1873). En 1861, un article est publié sous le titre de « Cosmogonie de Moïse »13 dans lequel l’auteur – que nous n’avons pas réussi à identifier – montre que beaucoup de faits scientifiques corroborent la Bible. Cependant, sa démarche intellectuelle est très différente de celle des Annales de philosophie chrétienne. En effet, il admet la possibilité d’éventuels désaccords entre les sciences et la religion et il considère qu’il ne faut pas y accorder une trop grande importance :
Quelques désaccords avec les découvertes modernes ne peuvent à notre avis, rien enlever à l’autorité des Écritures. Ce n’est pas la science, c’est le dogme, c’est l’édification que nous devons y chercher. Les auteurs sacrés n’étaient nullement érudits ; qui l’ignore ? Ils n’ont pas dédaigné d’employer un langage approprié à l’état des connaissances à leur époque, et l’on peut même ajouter qu’ils se sont mis, avec une remarquable complaisance, à la portée du peuple cruel et grossier auquel ils s’adressaient. Prétendre trouver dans les Livres saints des notions scientifiques de quelque précision, serait aussi injuste que déraisonnable.14
14L’auteur manifeste un souci de rapporter strictement les faits scientifiques et quand il évoque la religion il s’en excuse : « Quoi qu’il n’entre pas dans notre plan de toucher à la question religieuse, nous devons cependant faire observer que les époques géologiques, de quelque manière qu’on les envisage, ne peuvent en aucune façon, être assimilées aux époques de la Genèse. »15
15Son article se divise en deux parties : la première est consacrée essentiellement à la période diluvienne alors que la seconde aborde la question de l’homme, en particulier celle de l’homme fossile dont l’auteur expose les travaux et défend la thèse de Boucher de Perthes. Il veut montrer que les découvertes de ce dernier s’inscrivent dans une lignée d’autres découvertes, qui ont commencé dès la fin du xviiie siècle :
En 1774, J.-F. Esper16 trouva dans le limon superficiel de la célèbre caverne de Gaylenreuth, en Franconie, une couche de charbon, des poteries grossières, des vases lacrymatoires mieux façonnés appartenant évidemment à des temps historiques, des armes antiques, et, en pénétrant plus avant, des ossements humains immédiatement en contact avec ceux des ours et des hyènes. Il y avait évidemment mélange d’objets et de vestiges d’époques fort différentes ; mais cette découverte n’ayant pas été entourée de toutes les précautions aujourd’hui en usage pour l’exploitation de simples gisements, la présence des armes et des vases fit admettre que les ossements ne remonteraient pas au-delà de l’occupation romaine.17
16Il énumère ensuite les découvertes les plus importantes faites au xixe siècle en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne mais aussi au Brésil. À chaque fois il donne une description minutieuse de ces découvertes en précisant les dates de celles-ci, le nom des inventeurs, l’article ou l’ouvrage paru sur ce thème. Sa contribution est remarquable par la précision des informations qu’elle fournit, notamment si on la replace dans l’ensemble de ce qui est publié dans la presse catholique et protestante en cette seconde moitié du xixe siècle sur la question de l’homme préhistorique.
Préhistoire et évolution
Les catholiques traditionalistes : de l’enthousiasme à la défiance
17Les articles publiés dans les Annales de philosophie chrétienne et le Disciple de Jésus-Christ n’associent pas la théorie de l’évolution développée par Darwin et la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme, mais opèrent une distinction entre les deux. En examinant l’ensemble des communications sur l’homme pendant la seconde moitié du xixe siècle, il apparaît que les catholiques traditionalistes ultramontains sont méfiants et sur la défensive. Ils s’inquiètent de l’impact de la théorie évolutionniste de Darwin. Dans les Annales de philosophie chrétienne quelques articles s’attachent à défendre la spécificité de l’homme par rapport aux animaux, en particulier par rapport aux singes18. L’un de ces articles est celui du naturaliste italien de renom Giuseppe Bianconi (1809-1878). D’après lui, la géologie, la zoologie et la zootomie, c’est-à-dire l’étude de l’anatomie des animaux, n’ont apporté aucune preuve tangible sur une quelconque affinité entre l’homme et les singes. Deux points lui paraissent hautement discutables :
1°° Qu’il n’y a pas de différence organique distincte entre l’Homme, et les Singes supérieurs, d’où il suit que l’un est le dérivé, ou de la modification, ou le perfectionnement de l’autre ;
2 ° Qu’il y a des passages graduels qui s’interposent entre les différences qu’on voit entre les formes de l’Homme et celle du Singe, de telle façon qu’on est conduit pas à pas des formes de l’Homme d’aujourd’hui, par des dégradations graduelles de l’Homme géologiques, jusqu’aux formes des Singes.19
18Il attaque ces thèses en faisant une comparaison du squelette de l’homme avec celui des singes et termine son article en rappelant que l’homme a été créé par Dieu et qu’il est à part dans la création.
19Or, des préhistoriens influents sont partisans de la théorie évolutionniste. Ainsi, Gabriel de Mortillet (1821-1898) estime que l’évolution de l’espèce humaine s’est traduite par l’apparition d’un homme préhistorique différent de l’homme actuel sur le plan du physique et de l’intelligence. L’industrie lithique préhistorique témoigne du caractère moins évolué de celui qui est à l’origine de sa fabrication.
20Ce contexte explique le fait que Bonnety paraisse plus hésitant à la fin des années 1860, face aux nouveaux développements de la science préhistorique. Ainsi en 186920 il annonce la parution du livre de l’abbé Edmond Lambert (1826-1886), le Déluge mosaïque, l’histoire et la géologie21. Il fait l’éloge de l’auteur en écrivant de lui que c’est « un prêtre distingué du clergé de Paris »22 et qu’il « est docteur en théologie, chanoine honoraire de Châlons, vicaire de Notre-Dame-des Victoires. »23 et souligne la qualité de son travail :
On voit que c’est à bon droit que nous l’appelons un prêtre distingué, faisant partie de ces membres du sacerdoce, qui consacre leur temps, non-seulement aux devoirs de leur ministère, mais encore à l’étude des sciences. C’est en 1868 qu’il a publié le volume que nous annonçons ici. On nous assure que les doctrines qu’il renferme lui ont servi de thèse pour son titre de docteur en théologie, et qu’après une discussion assez animée, elles ont été approuvées par la Faculté de Sorbonne.24
21Cependant, il ajoute que les idées de l’abbé Lambert ne font pas l’unanimité parmi les catholiques. Toujours en 1869, il reproduit un article du vulgarisateur scientifique François Moigno (1804-1884)25 paru dans Les Mondes et très critique vis-à-vis de l’ouvrage de Lambert. Il lui reproche notamment d’assimiler l’homme préhistorique à l’homme antédiluvien :
il y a un danger à admettre que l’homme des silex taillés soit l’homme antédiluvien. Ce serait confondre, bien à tort, l’homme du Déluge avec l’homme de la dispersion. L’homme des silex taillés est très-près de la période historique, puisque le silex taillé touche au silex poli, le silex poli au bronze, le bronze au fer.26
22L’attitude de Bonnety est plutôt paradoxale : d’un côté il fait l’éloge d’un ouvrage et de l’autre il reprend un article hostile à ce travail.
23Ainsi, il semblerait qu’en réalité la méfiance ait pris le dessus sur l’enthousiasme. Cette tendance se confirme dans les années 1870. En effet, un autre article de Moigno paru dans les Mondes est reproduit dans les Annales de philosophie chrétienne27. L’auteur s’attaque à la très haute antiquité de l’homme, et notamment à la thèse de l’homme tertiaire défendue par l’abbé Louis Bourgeois (1818-1878) à l’occasion du Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques28 qui se tient à Paris en 1867 sur la base des silex taillés découverts dans les terrains tertiaires de Thenay, dans le Loir-et-Cher29.
24Ainsi, il apparaît qu’au cours des années 1870, Bonnety se contente de relater les communications qui confirment la contemporanéité entre l’homme et les mammifères disparus. Il ne s’aventure pas lui-même sur les questions qui agitent le monde des préhistoriens.
Traitement de la préhistoire dans la presse catholique libérale et la presse protestante
25Dans la presse catholique libérale et la presse protestante l’attitude face aux développements de la science préhistorique diffère des catholiques traditionalistes. Il y a incontestablement une unanimité sur le rejet de la théorie darwinienne mais en aucun cas un rejet de la préhistoire. Il est intéressant de remarquer que dans le Correspondant, journal catholique libéral, et la Revue chrétienne, revue protestante, la préhistoire est traitée par deux spécialistes : Adrien Arcelin (1838-1904) dans le Correspondant en 1872 et 187330, et Paul Cazalis de Fondouce (1835-1931) dans la Revue chrétienne en 186431. Ces deux savants ont également publié des articles dans les Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, qui à l’origine a été fondée par Mortillet, notamment sur la question de l’homme tertiaire32. Dans leurs articles respectifs, ils affirment que la science et la religion ne sont pas incompatibles, ils défendent le monogénisme33 et dénoncent le darwinisme. Ils énumèrent également les découvertes préhistoriques les plus marquantes. Leurs opinions divergent sur un point : la période diluvienne (Figure 3). Arcelin considère que les couches dites diluviennes ne correspondent pas à une période géologique et qu’il est difficile d’affirmer qu’elles peuvent être reliées au déluge biblique :
On s’est demandé aussi, si les phénomènes diluviens ne pouvaient pas être assimilés au déluge de la Bible, et M. l’abbé Lambert vient d’écrire, sur ce sujet, un livre particulièrement intéressant. Il faut malheureusement reconnaître que, s’il est difficile de pénétrer dans la recherche mystérieuse des causes, l’examen des terrains quaternaires, considérés comme effets, n’est point délicat, en raison de la confusion qui règne encore sur ce point de nos connaissances géologiques. Non-seulement le classement stratigraphique des dépôts de cette époque est encore très-obscur, mais nous ne savons même pas au juste où placer le commencement et la fin de l’époque quaternaire ; à tel point, que des géologues ont pensé, non sans raison, que cette appellation était à supprimer, parce qu’elle ne représente aucune idée précise. C’est, en effet, plutôt une transition et un passage du régime tertiaire au régime actuel, qu’une époque à proprement parler, et ce passage est à peu près insensible.34
TERRAIN MODERNE | Terre végétale, alluvions récentes, certains sables mouvants de minerais de fer phosphatés des marais, à Lierre (Belgique) | mètres |
TERRAIN QUATERNAIRE | 5 ° Lœss (système Hesbayen de Dumont) : terre à briques, limon argilo-sableux, phosphaté, plus ou moins ocreux, de composition homogène, sans stratification, avec rares coquilles d’eau douce et ossements de rats d’eau, épaisseur variable jusqu’à............... | 10, 00 |
4 ° Diluvium rougeâtre : gravier et fragments de silex arrondis et souvent à vives arêtes. Les fossiles y sont rares. Épaisseur variable jusqu’à............................................ | 6,00 | |
3 ° Sable calcaire à Amiens, Paris, etc., avec coquilles lacustres, fragiles, mais intactes. Son épaisseur est faible, mais va quelquefois jusqu’à.......................................... | 5,00 | |
2 ° Diluvium gris, dépôts irréguliers de gravier, de gros blocs et surtout de silex anguleux et souvent roulés. Épaisseur jusqu’à.......................................................... | 4,00 | |
1 ° Boulder-clay, dépôt glaciaire ancien des Anglais sans vestige humains, il manque ici. | ||
TERRAIN TERTIAIRE | Il manque souvent ; le terrain quaternaire repose alors immédiatement sur la craie |
26Pour Cazalis de Foudouce, le diluvium est un fait. Ce terme a été forgé par le géologue William Buckland (1784-1856) qui l’utilise pour la première fois en 1823 dans ses Reliquiæ diluvianæ35. Le diluvium désigne une couche géologique se trouvant à la limite des terrains tertiaires et ceux de l’époque moderne. Selon lui, cette couche serait composée de graviers, de roches striées ou roulées et de blocs erratiques. Le diluvium serait la trace géologique d’une grande catastrophe qui correspondrait au déluge biblique36. Même si la correspondance entre le déluge du récit mosaïque et le diluvium est rapidement abandonnée par les géologues, ceux-ci conservent le terme diluvium et approfondissent leurs études sur ce terrain et cette période. Ainsi, dans les années 1860, il n’est pas question du diluvium mais de plusieurs sortes de diluvium (Figures 4 & 5).
27Il faut préciser que six ans séparent les deux articles et que dans les années 1860 le vocabulaire diluvien était largement employé par les géologues et peu remis en question. Un de ceux à avoir remis en question cette terminologie est Mortillet, en 1864, lorsqu’il fait le compte-rendu d’un ouvrage du naturaliste Charles des Moulins (1798-1875) sur la question diluviale et les silex ouvrés. Selon lui, le diluvium est employé de façon inappropriée pour des terrains divers et qui présente l’inconvénient de renvoyer à un arrière-plan religieux :
Ce travail est une preuve de plus de la nécessité de supprimer du langage scientifique le malencontreux mot de diluvium. Ce mot, en effet, a reçu les acceptions les plus diverses. On voit que M. Charles Des Moulins ne l’applique qu’à une partie de ce qu’il croit être le produit de phénomènes diluviens. Ce terme ici serait donc incomplet, d’autant plus incomplet qu’il ne s’applique pas aux dépôts que l’auteur suppose être les restes du déluge par excellence, du déluge historique. M. Des Moulins montre aussi combien les termes diluvium rouge et diluvium gris sont défectueux en tant que désignant des assises déterminées des terrains supérieurs de transport, car, dans le bassin de Paris, le diluvium rouge est superposé au diluvium gris, tandis que c’est le contraire qu’on observe dans la Dordogne. Enfin, le terme diluvium a l’immense inconvénient de présenter à l’esprit l’idée du déluge, de cataclysme violent, tandis qu’il s’applique généralement à des dépôts composés de sables et de cailloux habituellement petits et moyens, qui dénotent une action peu violente37
28Après avoir étudié le retentissement des travaux de Boucher de Perthes en France, il peut être intéressant également de se tourner vers la presse chrétienne allemande pour vérifier, dans la mesure du possible, l’accueil qui leur est fait en 1859 et dans les années qui suivent.
Répercussions des événements scientifiques français dans la presse chrétienne en Allemagne
Presse chrétienne allemande : un désintérêt pour les travaux de Boucher de Perthes ?
29Nous avons examiné trois revues chrétiennes qui couvrent les années 1850-1860, deux d’entre elles sont protestantes : le Jahrbücher für deutsche Theologie qui paraît de 1856 à 1878 et l’Evangelische Kirchen-Zeitung paraissant entre 1827 et 1930. La troisième revue, catholique, dont le premier numéro sort en 1819, a pour titre : Theologische Quartalschrift. Dans ces trois périodiques aucun article ne mentionne Boucher de Perthes et ses découvertes dans la Somme. Pourtant, les sciences naturelles n’y sont pas absentes tout comme les questions relatives à l’espèce humaine. Cependant, il est possible que le problème ait pour origine les sources elles-mêmes. En effet, les revues catholiques et protestantes allemandes sont bien plus nombreuses que celles auxquelles nous avons eu accès. Pour tenter de trouver des réponses à ces interrogations, il faut voir déjà si l’affirmation de la haute antiquité de l’homme et les débats qui ont eu lieu en France à ce sujet sont connus des milieux scientifiques allemands. Pour ce faire, il convient de regarder la production scientifique allemande de l’époque à travers des revues ou des ouvrages consacrés aux sciences de la terre ou à la préhistoire.
Réception des découvertes de Boucher de Perthes dans la production scientifique allemande
30Deux exemples permettent de vérifier la pénétration des travaux de Boucher de Perthes en Allemagne : l’ouvrage du naturaliste matérialiste Carl Vogt (1817-1895), Vorlesungen über den Menschen : seine Stellung in der Schöpfung und in der Geschichte der Erde publié à partir de 1863 et la revue Neues Jahrbuch für Mineralogie, Geognosie, Geologie und Petrefaktenkunde.
31Carl Vogt est un savant de renommée internationale. Ses écrits connaissent une large diffusion en Allemagne et bien au-delà. Ainsi, le livre cité plus haut, qui rassemble des leçons publiques données en Suisse entre 1862 et 1864, est traduit en français en 1865 sous le titre Leçons sur l’homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre.
32Vogt revient sur les deux découvertes majeures de Boucher de Perthes : la présence en place de silex (Figures 6 & 7) associés à des fossiles d’espèces disparues dans des terrains non remaniés du diluvium gris ainsi que la mandibule humaine de Moulin-Quignon (Figure 8) découverte le 28 mars 1863 et non en 1862 contrairement à ce qu’indique Vogt. Pour lui, celles-ci sont tout à fait valables en dépit des nombreuses contestations qu’elles ont soulevées. Le refus d’admettre la très haute antiquité de l’homme a une origine religieuse :
La théologie chrétienne a trouvé immédiatement que c’était d’une audace sans pareille de la part des non-élus, de vouloir assigner à l’Adam mosaïque une place relativement nouvelle dans l’histoire ; et à la prétention qu’il y a eu une ancienne civilisation dans laquelle l’homme ne connaissait encore aucun métal, et ne se confectionnait des armes qu’avec des os d’animaux, du bois et des silex, les zélés croyants objectent que par une telle affirmation, le Vulcain biblique, soit Tubalcaïn, se trouve gravement lésé dans son héritage industriel, qui doit remonter presque jusqu’à Adam.38
33Mais le christianisme n’est pas le seul responsable du rejet de la thèse de la très haute antiquité de l’homme. Ce rejet a une assise scientifique qui remonte au début du xixe siècle :
Les représentants de la science ont aussi eu, sous ce rapport, parfois des reproches à se faire. En suite des décisions de quelques maîtres de la science, prononcées presque au commencement du siècle, époque à laquelle on ne connaissait encore que peu de faits, et cela très-incomplètement, on croyait généralement que l’homme n’appartenait qu’à la dernière époque géologique, et n’avait pu exister qu’avec la création actuelle.39
34Dans cet extrait, Vogt met implicitement en cause le rôle de Cuvier. En effet, ce dernier estimait qu’il serait impossible de découvrir un jour des ossements humains fossiles car les régions où habitaient les hommes avant la grande catastrophe avaient été englouties40. Les idées de Cuvier ont globalement été dominantes pendant la première moitié du xixe siècle et ont concouru à bloquer l’acceptation des thèses formulées par Boucher de Perthes. Vogt rapporte les propos concernant les déboires de ce dernier et le « dédain » avec lequel ont été accueillis ses travaux. En réalité leur peu d’échos ont pour origine l’opposition de Léonce Élie de Beaumont (1798-1874). En 1846, Boucher de Perthes signale ses découvertes à l’Académie des sciences et demande la réunion d’une commission pour examiner ses travaux41. En 1847, il informe ses membres que son livre sur « l’industrie primitive » est imprimé mais qu’il attend le rapport de la commission pour le publier42. L’opposition d’Élie de Beaumont empêche la publication de ce rapport. C’est pourquoi Boucher de Perthes décide de publier, malgré tout, ses travaux sous le titre d’Antiquité celtiques et antédiluviennes et qui paraît en 1849. Jusqu’en 1859 Boucher de Perthes continue de tenir régulièrement informée l’Académie des sciences de l’état de ses recherches et envoie même des silex taillés accompagnés d’ossements fossiles.
35En ce qui concerne la « mâchoire de Moulin-Quignon », sa découverte a provoqué un vif débat entre Français et Anglais, ces derniers ayant contesté son authenticité. Quand Boucher de Perthes fait cette découverte, il prévient Armand de Quatrefages (1810-1892) et Hugh Falconer (1808-1865), qui se déplacent dans la Somme afin de se rendre compte par eux-mêmes. Tous deux semblent conclure à l’authenticité de la mandibule. Le 20 avril, Quatrefages fait un compte-rendu de cette découverte à l’Académie des sciences et conclut à son authenticité. Or, de son côté, Falconer la met en doute dans une lettre publiée dans le Times. John Evans (1823-1908) et Prestwich appuient leur collègue. Quatrefages, quant à lui, réaffirme son opinion à l’Académie des sciences43. Vogt prend position pour l’authenticité de la mandibule en soulignant qu’il a pris en compte à la fois les conclusions de Quatrefages et celles de Falconer.
36Pour Vogt, un autre élément pourrait expliquer le rejet initial des découvertes de Boucher de Perthes : la personnalité même de ce dernier. Voici le portrait qu’en dresse le naturaliste allemand sur un ton humoristique :
Vous raconterai-je maintenant l’histoire touchante de M. Boucher de Perthes, un archéologue d’Abbeville, qui trouva le premier dans ce diluvien gris ces armes bizarres et complètement inconnues en silex, qui alla de porte en porte présenter sa découverte sans être écouté ? comment quelques voisins, puis quelques Anglais devinrent attentifs, constatèrent la découverte et donnèrent l’alarme ? comment le fait fit de plus en plus sensation, et comment Amiens, Abbeville, Saint-Acheul, Menchecourt et autres localités moins importantes de la vallée de la Somme devinrent de véritables centres de pèlerinage, auxquels, pendant toute l’année, se rendaient géologues et archéologues, soit pour se convaincre eux-mêmes, soit pour rassembler de nouveaux faits, soit enfin pour se faire tromper par les ouvriers, qui avaient fini par établir une fabrique complète de haches en silex ? Il faut bien avouer qu’une grande partie de la défaveur qui accueillit cette découverte doit être mise sur le compte des exagérations que s’étaient permises l’auteur, et qu’il pousse encore aujourd’hui assez loin pour voir dans ces silex, évidemment travaillés par l’homme, de grossières images de têtes d’hommes et d’animaux ; dans d’autres, par contre, seulement des armes ou des instruments pour se couper les cheveux et les ongles. Il doit nous être permis de douter que, même dans son origine la plus grossière, l’art honorable du coiffeur, bien plus important en France qu’en Allemagne, doive remonter ainsi jusqu’aux plus anciens temps de l’humanité. Je passerai sous silence les tentatives désespérées qui ont été faites pour expliquer la formation ou la présence de ces armes de silex dans une couche plus ancienne. Ce ne sont que de tristes preuves de cette tendance qui cherche à sauver un poste perdu à tout prix, fût-ce même aux dépens du bon sens humain.44
37L’auteur fait passer Boucher de Perthes pour un amateur aux idées parfois extravagantes, manquant de rigueur scientifique. Précisons cependant que ces remarques ne sont pas dénuées d’arrière-pensées : il qualifie dans certains passages Boucher de Perthes d’« archéologue ». Or, dans la neuvième leçon, il explique que les naturalistes doivent se méfier des conclusions des archéologues car ces derniers ne sont pas les plus qualifiés pour étudier l’homme préhistorique. Il considère que l’étude des « temps primitifs » revient aux géologues :
Il y a peut-être peu d’études plus intéressantes que celles de ces temps primitifs du genre humain, qui, remontant bien au-delà de toutes les traditions orales ou écrites, atteignent à une époque sur laquelle quelques restes humains, quelques témoins portant l’empreinte matérielle de l’activité humaine, constituent nos seuls renseignements. Les méthodes qu’on peut employer dans les recherches historiques font ici complètement défaut, et on peut dire avec toute raison que ce n’est plus à l’historien ni à l’archéologue, mais au géologue seul à poursuivre les recherches sur ces périodes reculées, d’après les principes admis dans la science.45
38Le Neues Jahrbuch für Mineralogie, Geognosie, Geologie und Petrefaktenkunde constitue une seconde piste pour estimer l’intérêt porté aux découvertes de Boucher de Perthes par les géologues allemands. Cette revue scientifique est incontournable pour l’époque, dans la mesure où elle est dirigée par deux savants de renom : le géologue et minéralogiste Karl Cäsar von Leonhard (1779-1862) et le paléontologue Heinrich Georg Bronn (1800-1862). De plus, elle constitue une mine d’informations qui comprend des articles, des lettres, des comptes rendus, une liste des nouvelles parutions en Allemagne mais aussi ailleurs. Le but des rédacteurs est de faire connaître les débats qui agitent la communauté scientifique au niveau international.
39En regardant le volume de l’année 1860, le lecteur peut constater que dans la rubrique des nouvelles parutions, l’ouvrage de Boucher de Perthes, De l’homme antédiluvien et de ses œuvres, est cité. L’année suivante, c’est un compte rendu des travaux d’Édouard Lartet (1801-1871) qui est publié46. Il résulte des deux exemples de production scientifique étudiés précédemment, à savoir l’ouvrage de Vogt et la revue dirigés par Leonhard et Bronn, que les débats autour de l’ancienneté de l’espèce humaine en France, ne sont pas inconnus des géologues allemands. Cependant, la question de la diffusion de ces débats dans les milieux chrétiens allemands demeure.
Les livres allemands sur les rapports entre sciences et religion
40Pendant les années 1860 et 1870, voire même au-delà, de nombreux ouvrages paraissent sur le thème des rapports entre sciences et religion. Certains de ces ouvrages s’intéressent à la préhistoire et parmi eux, nous avons trouvé quatre exemples où les travaux de Boucher de Perthes étaient cités. L’un d’entre eux, paru 1871 et en 1872, est celui du paléontologue Karl von Zittel (1839-1904), et a pour titre, Aus der Urzeit. Bilder aus der Schöpfungsgeschichte47. L’auteur y retrace en détail la question de la haute antiquité de l’homme. Il insiste sur l’importance des travaux de Boucher de Perthes dans ce domaine. Il rappelle que celui-ci trouve en 1833 dans le diluvium d’Abbeville des silex taillés associés à une faune typique de la période glaciaire comme le mammouth, le rhinocéros, l’ours et l’hyène des cavernes (Figures 9-11). Il signale également l’énorme retentissement que provoque la découverte de la mâchoire de Moulin-Quignon en mars 1863. Il ajoute que Charles Lyell (1797-1875) a lui-même défendu la thèse de l’antiquité de l’homme en 1863 dans un ouvrage célèbre sur « l’ancienneté de l’homme prouvée par la géologie »48.
41Les trois autres textes sont l’œuvre de théologiens : Franz Hettinger (1819-1890), Franz Heinrich Reusch (1825-1900) et Friedrich Wilhelm Schultz (1804-1876), lequel est aussi un savant et plus précisément un botaniste.
42Schultz, dans Die Schöpfungsgeschichte nach Naturwissenschaft und Bibel paru en 186549, et le catholique Reusch dans Bibel und Natur50, dont la première édition est publiée en 186251, rappellent eux aussi l’importance des découvertes de Boucher de Perthes et évoquent les difficultés qu’il a rencontrées pour les faire admettre. Les deux auteurs dressent un portrait peu flatteur de ce dernier parce qu’ils s’inspirent des propos de Vogt dans ses Leçons sur l’homme. Voici, par exemple, ce que nous pouvons lire dans la deuxième édition du livre de Reusch traduite en français en 1867 sous le titre, La Bible et la nature, leçons sur l’histoire biblique de la création dans ses rapports avec les sciences naturelles :
Boucher de Perthes, dans ses ouvrages, dit les choses les plus étranges. Aussi Vogt le nomme-t-il un archéologue plein de mérite, il est vrai, mais très-exalté et trop souvent extravagant, et, comme preuve de son imagination aventureuse, il cite entre autres choses l’assertion soutenue par lui, aujourd’hui encore, d’avoir trouvé des instruments en pierre de l’époque antédiluvienne, dont on se servait pour se couper les cheveux et les ongles. Cela explique pourquoi les géologues et les archéologues ne s’occupèrent point d’abord de sa découverte, ou ne l’accueillir qu’en se moquant. Il frappa, comme le dit très-bien Vogt, à toutes les portes sans réussir à se faire entendre, jusqu’à ce qu’enfin quelques voisins d’abord et ensuite quelques Anglais (tels que H. Falconer, J. Prestwich et plus tard Lyell) fissent attention à sa découverte, et en confirmassent la réalité.52
43Les mêmes passages du texte de Vogt sont repris mot pour mot dans l’ouvrage de Schultz. Il faut ajouter que ce dernier s’appuie explicitement sur une deuxième source pour relater les découvertes faites par Boucher de Perthes. En effet, il cite l’article d’Émile Littré (1801-1881) paru dans la Revue des deux mondes en mars 1858. Cet article est également utilisé par le théologien catholique Franz Hettinger en 1866 dans Die Dogmen des Christenthums53.
44L’article de Littré intitulé « Études d’histoire primitive » pose en sous-titre la question suivante : « Y a-t-il eu des hommes sur la terre avant la dernière époque géologique ? » Il explique que pendant des décennies les savants ont toujours donné une réponse négative à cette interrogation. Les découvertes de fossiles humains furent rares et toujours contestées. Les naturalistes, sous l’influence de Cuvier, pensaient que la découverte d’ossements fossiles humains était impossible. Cependant, tout au long de la première moitié du xixe siècle certains faits sèment des doutes, en particulier la confirmation de l’existence d’espèces de singes fossiles :
On sait que Cuvier, pour les mêmes raisons de fait et de théorie qu’au sujet de l’homme avait supposé que les singes étaient étrangers aux terrains profonds, et qu’ils avaient apparu seulement avec la période où la race humaine a elle-même apparu ; mais de nouvelles découvertes démontrant, l’existence de singes fossiles, ont réfuté cette opinion de Cuvier. […]
La trouvaille de singes fossiles a naturellement rendu la trouvaille d’hommes fossiles moins improbable, mais moins improbable seulement.54
45À défaut pour le moment de pouvoir trouver des restes fossiles humains, Littré estime qu’il existe des traces indirectes de l’existence de l’homme à la même que certaines espèces d’animaux éteintes : « Des outils, des instruments, en un mot tout ce qui portera un vestige de la main de l’homme sera suffisant pour attester sa présence. »55
46D’après l’auteur, Boucher de Perthes est le premier à avoir mis en évidence l’existence d’outils en silex dans des terrains très anciens :
C’est M. Boucher de Perthes qui le premier a dirigé les recherches de ce côté et tiré les conclusions. Il fut frappé par la vue de quelques cailloux qui lui parurent porter l’empreinte d’un travail humain : il les recueillit ; plus il en chercha, plus il en trouva. Le nombre de ces objets, à mesure qu’il croissait, écarta les hasards de formes et de lieux. M. Boucher de Perthes en étudia les gisemens, et demeura convaincu à la fois et que ces silex avaient été taillés par des hommes et qu’ils se rencontraient dans des terrains véritablement anciens.56
47L’opinion de Boucher de Perthes reçoit un accueil plutôt défavorable car il va à l’encontre de l’« opinion reçue ». Il réussit néanmoins à convaincre quelques savants dont le docteur Marcel Jérôme Rigollot (1786-1854), « membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres »57.
48Il apparaît évident tout au long de son article que Littré est convaincu que la réponse à la question posée initialement est affirmative : l’homme a effectivement vécu avant la dernière époque géologique. Les instruments en silex retrouvés dans les terrains diluviens, tout particulièrement les découvertes de Boucher de Perthes dans la vallée de la Somme, constituent des preuves incontestables de cette existence.
49Il est apparu au cours de cette étude que les débats de 1859 autour de la haute antiquité de l’homme ont suscité l’intérêt d’une partie de la presse catholique et protestante française. L’information y a été relayée rapidement, soit dans le simple but de tenir au courant les lecteurs des avancées scientifiques soit dans un but apologétique. Le bon accueil réservé à la préhistoire ne peut toutefois masquer une certaine hostilité de cette même presse envers la théorie évolutionniste. Dans les colonnes de la presse catholique « traditionaliste », l’introduction des théories évolutionnistes en préhistoire fait rejaillir le discrédit sur la jeune discipline. Les travaux de Boucher de Perthes dans la vallée de la Somme sont remarqués et discutés en dehors du cénacle purement franco-anglais : les géologues et certains théologiens allemands les connaissent et les commentent. La visibilité des découvertes abbevilloises dans la presse chrétienne allemande est toutefois plus discrète.
Notes de bas de page
1 Bensaude-Vincent (Bernadette) & Rasmussen (Anne) (sous la dir.), La Science populaire dans la presse et l’édition (xixe-xxe siècles), Paris : CNRS, 1997, p. 315.
2 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions de la surface du globe, et sur les changemens qu’elles ont produits dans le règne animal, 3e éd., Paris : G. Dufour & Ed. d’Ocagne, 1825, 400 p. + 6 pl.
3 Pizanias (Nadia), Les rapports entre géologie et religion à travers les débats sur le Déluge au xixe siècle, Mémoire de DEA [Corsi Pietro, dir.], Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005, 114 p.
4 Voir par exemple : Richard (Nathalie), Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris : Vuibert, 2008, 235 p. ; Coye (Noël), La préhistoire en parole et en acte. Méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris : l’Harmattan, 1997, 338 p.
5 Gaudry (Albert), Contemporanéité de l’espèce humaine et de diverses espèces animales aujourd’hui éteintes, Note lue à l’Académie des sciences le 3 octobre 1859, Paris : Cosson, 1859, 8 p.
6 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, Paris : Treuttel & Wurtz, 1847 [1849], vol. 1.
7 Bellanger (Claude), Godechot (Jacques) & Guiral (Pierre) (sous la dir.), Histoire générale de la presse française. T. II : De 1815 à 1871, Paris : PUF, 1969, 465 p. + XXIV p. de pl.
8 Encrevé (André), Les Protestants en France de 1800 à nos jours, histoire d’une réintégration, Paris : Stock, 1985, 281 p.
9 Bonnety (Augustin), « Découverte d’instruments faits de main d’homme antérieurs au déluge », Annales de philosophie chrétienne, 4e série, vol. 20, no°116, p. 161.
10 Joseph Prestwich a publié ses recherches dans la vallée dans la Somme (Figure 1).
11 Halléguen (Eugène), « Suite de la découverte des haches diluviennes. État de la question devant l’Académie des Sciences », Annales de philosophie chrétienne, 4e série, vol. 20, no°119, pp. 435-444.
12 Bonnety (Augustin), « Découverte d’instruments faits de main d’homme antérieurs au déluge », Ibid., 4e série, vol. 20, no°116, p. 160.
13 J. B., « Cosmogonie de Moïse », Le disciple de Jésus-Christ, 1861, pp. 436-478.
14 Ibid., p. 437.
15 Ibid., p. 474.
16 Johann Friedrich Esper (1732-1781) est un naturaliste et un théologien.
17 J. B., « Cosmogonie de Moïse », op. cit., p. 39.
18 Abbé de Barral, « La vraie science sur l’origine des idées, sur la ressemblance de l’homme et de l’orang-outang et sur l’espèce humaine », Annales de philosophie chrétienne, 5e série, vol. 5, no°28, 1862, pp. 259-266 ; Bianconi (Joseph), « Les singes et l’homme, considérations naturelles sur leurs prétendus affinités », Ibid., 5e série, vol. 11, no°63, 1865, pp. 226-236, no°64, pp. 290-300, 5e série, vol. 12, no°67, pp. 52-61, no°68, pp. 108-114, no°69, pp. 215-227.
19 Bianconi (Joseph), Ibid., vol. 11, no°63, 1865, p. 228.
20 Bonnety (Augustin), « Le déluge mosaïque, l’histoire et la Géologie par l’abbé Éd. Lambert », Annales de philosophie chrétienne, 5e série, vol. 19, no°112, 1869, pp. 306-315.
21 Lambert (Edmond), Le Déluge mosaïque, l’histoire et la géologie, Paris : Savy, 1868.
22 Bonnety (Augustin), « Le déluge mosaïque, l’histoire et la Géologie par l’abbé Éd. Lambert », Annales de philosophie chrétienne, 5e série, vol. 19, no°112, 1869, p. 306.
23 Ibid., p. 306.
24 Ibid.
25 Lagrée (Michel), « L’abbé Moigno, vulgarisateur scientifique (1804-1884) », in Association française d’histoire religieuse contemporaine (sous la dir.), Christianisme et science/études réunies par l’Association française d’histoire religieuse contemporaine, 24 septembre 1988, Paris : Vrin ; Lyon : Institut interdisciplinaire d’études épistémologiques, 1989, pp. 167-182.
26 Bonnety (Augustin), « Le déluge mosaïque, l’histoire et la Géologie par l’abbé Éd. Lambert », Annales de philosophie chrétienne, 5e série, vol. 19, no°112, 1869, pp. 314-315.
27 Moigno (François), « Les origines de la terre et de l’homme », Ibid., 6e série, vol. 6, no°31, 1873, pp. 83-84.
28 Bourgeois (Louis), « Étude sur des silex travaillés trouvés dans les dépôts tertiaires de la commune de Thenay, près de Pontlevoy (Loir-et-Cher) », in Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, compte rendu de la 2e session, Paris, 1867, Paris : C. Reinwald, 1868, pp. 67-75.
29 Pizanias (Nadia), Le débat sur l’homme tertiaire ou à la recherche des origines de l’homme dans la seconde moitié du xixe siècle, Mémoire de Maîtrise [Corsi Pietro & Richard Nathalie, dir.], Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2002, 149 p.
30 Arcelin (Adrien), « La question préhistorique », Le Correspondant, vol. 89, 1872, pp. 1052-1080 ; vol. 91, 1873, pp. 523-550.
31 Cazalis de Fondouce (Paul), « Origine et ancienneté de l’homme », Revue chrétienne, vol. 11, 1864, pp. 572-596.
32 Cazalis de Foudouce (Paul), « J. Capellini-L’uomo pliocenico in Toscana », Les Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, vol. 11, 1876, pp. 230-233. Arcelin (Adrien), « Silex tertiaires », Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, vol. 19, 3ème série, T. 2, mai 1885, pp. 193-204.
33 Théorie selon laquelle tous les peuples descendent d’un couple originel.
34 Arcelin (Adrien), « La question préhistorique », Le Correspondant, vol. 89, 1872, pp. 1060-1061.
35 Buckland (William), Reliquiæ diluvianæ ; or observations on the organic remains contained in caves, fissures, and on other geological phenomena, attesting the action of an universal deluge, Londres : J. Murray, 1823, 303 p.
36 Pizanias (Nadia), Les rapports entre géologie et religion à travers les débats sur le Déluge au xixe siècle, op. cit.
37 Mortillet (Gabriel de), « Charles des Moulins – le bassin hydrographique du Couzeau [...], la question diluviale et les silex ouvrés... », Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme, 1865, p. 142.
38 Vogt (Carl), Leçons sur l’homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, Paris : C. Reinwald, 1865, p. 18.
39 Ibid., pp. 18-19.
40 Cuvier (Georges), Discours sur la théorie de la terre servant d’introduction aux recherches sur les ossemens fossiles, Paris : G. Dufour & Ed. d’Ocagne, 1821, 164 p.
41 Boucher de Perthes (Jacques), « L’industrie primitive », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, vol. 23, 1846, p. 1040.
42 Cf. Richard (Nathalie), Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris : Vuibert, 2008, pp. 52-66.
43 Ibid., pp. 80-93.
44 Vogt (Carl), Leçons sur l’homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, op. cit., pp. 367-368.
45 Ibid., p. 310.
46 « E. Lartet, Über das geologische Alter des Menschen-Geschlechts », Neues Jahrbuch für Mineralogie, Geognosie, Geologie und Petrefaktenkunde, vol. 29, 1861, pp. 106-107.
47 Zittel (Karl von), Aus der Urzeit. Bilder aus der Schöpfungsgeschichte, Münschen : Rudolph Oldenbourg, 1871, 596 p.
48 Lyell (Charles), The geological evidences of the antiquity of man : with remarks on theories of the origin of species by variation, London : J. Murray, 1863 ; Lyell (Charles), L’ancienneté de l’homme prouvée par la géologie : et remarques sur les théories relatives à l’origine des espèces par variation [tr. avec le consentement et le concours de l’auteur par M. Chaper], Paris : J. B. Baillière, 1865, 558 p.
49 Schultz (Friedrich Wilhelm), Die Schöpfungsgeschichte nach Naturwissenschaft und Bibel, Perthes : Gotha, 1865, 479 p.
50 Ce livre mérite l’attention car il a eu beaucoup de succès en Allemagne mais aussi ailleurs.
51 Reusch (Franz Heinrich), Bibel und Natur. Vorlesungen über die mosaische Urgeschichte und ihr Verhältniß zu den Ergebnisse der Natuforschung, Freiburg : Herder, 1862, 447 p.
52 Reusch (Franz Heinrich), La Bible et la nature, leçons sur l’histoire biblique de la création dans ses rapports avec les sciences naturelles [tr. de l’allemand sur la deuxième édition avec l’autorisation de l’auteur par L’abbé Hertel Xavier], Paris : Gaume Frères & J. Duprey, 1867, p. 584.
53 Hettinger (Franz), Die Dogmen des Christenthums, Freiburg in Breisgau : Herder’sche Verlagshandlung, 1866, 570 p.
54 Littré (Émile), « Études d’histoire primitive », Revue des deux mondes, mars 1858, p. 11.
55 Ibid., p. 15.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 16.
Auteur
Centre d’Histoire des Sciences et des Mouvements Intellectuels Université Paris I.
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