Postface
Un naturaliste face à l’extinction massive des espèces
p. 617-666
Texte intégral
« La culture ce n’est pas avoir le cerveau farci de dates, de noms ou de chiffres, c’est la qualité du jugement, l’exigence logique, l’appétit de la preuve, la notion de la complexité des choses et de l’arduité des problèmes. C’est l’habitude du doute, le discernement dans la méfiance, la modestie d’opinion, la patience d’ignorer, la certitude qu’on n’a jamais tout le vrai en partage ; c’est avoir l’esprit ferme sans l’avoir rigide, c’est être armé contre le flou et aussi contre la fausse précision, c’est refuser tous les fanatismes et jusqu’à ceux qui s’autorisent de la raison ; c’est suspecter les dogmatismes officiels mais sans profit pour les charlatans, c’est révérer le génie mais sans en faire une idole, c’est toujours préférer ce qui est à ce qu’on préférerait qui fût. »
Jean Rostand, Le droit d’être naturaliste, 1963
1L’ouvrage qui précède est l’œuvre d’un philosophe et historien des sciences, compétent, consciencieux, qui a effectué une recherche bibliographique approfondie sur la question de l’extinction des espèces. Ce travail appartient à un domaine de la biologie que j’appellerai ci-dessous, pour plus de brièveté, la « biologie des extinctions » (« BEx »), elle-même une sous-discipline de la « biologie de l’évolution » (« BEv »). L’étude de Julien Delord est d’un grand intérêt pour tous les biologistes, historiens des sciences, philosophes et simples citoyens.
2Un des résultats importants de ce travail est la mise en évidence du retard considérable qu’a pris la biologie pour élaborer le concept d’extinction, puis le paradigme des extinctions massives anthropogènes. L’auteur produit un grand nombre de données étayant la réalité de ce retard et son analyse montre clairement qu’il n’est possible de concevoir le concept d’extinction qu’à partir du moment où deux croyances sont réfutées : celle en l’« essence » des espèces, correspondant à un « plan divin » et en quelque sorte à une nécessité immanente de « plénitude de la création » ; puis celle en la « génération spontanée ». Le contexte social dans lequel cette évolution des idées a eu lieu est peu évoqué. Cette ignorance des extinctions de la part des philosophes puis des biologistes exprime sans aucun doute un sentiment longtemps partagé de toute puissance et/ou d’impunité, et traduit un grand optimisme vis à vis de la capacité de « l’homme », ou plus récemment de « la science », à réparer tout ce qui a été détérioré ou détruit, notamment par l’activité humaine. Aujourd’hui, même s’ils sont encore partagés par certains, de tels sentiments ont été fortement mis à mal tout au long d’un xxe siècle qui a commencé avec le naufrage du Titanic, s’est poursuivi par deux guerres mondiales effroyables, les camps d’extermination, Hiroshima et Nagasaki, et s’est achevé par la catastrophe de Tchernobyl et divers scandales sanitaires (amiante, vache folle, sang contaminé, hormone de croissance, etc.), pour ne donner que quelques exemples.
3Le livre est extrêmement riche en informations et ouvre quantité de pistes intéressantes, certaines brièvement mais efficacement. C’est ainsi que la critique radicale qui y est faite d’une certaine forme d’obscurantisme scientifique, bien illustré dans les « grandioses et ultimes “lois” de l’évolution » – et notamment dans l’exemple particulièrement caricatural de l’« horloge spécifique » qui serait liée au raccourcissement des télomères, est particulièrement rafraîchissante et utile à notre époque où de telles croyances restent largement partagées, puisque certains écologues de renom parlent encore de « vieillissement des espèces »1. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, il faut faire attention à ne pas prendre des données statistiques pour des lois : l’existence d’une « longévité moyenne » des espèces d’environ quatre millions d’années ne comporte aucune valeur prédictive pour une espèce donnée2, et n’interdit pas à certaines espèces d’avoir une longévité bien plus brève ou plus longue.
4Sans être entièrement exhaustive, ce qui serait impossible compte tenu de toutes les implications et ramifications de cette question dans divers champs de la pensée et de l’activité humaine, l’étude de Delord recense et discute un grand nombre d’opinions et avis de biologistes et non-biologistes sur cette question. Aux yeux d’un naturaliste de terrain, ayant consacré des décennies à étudier les animaux dans leur milieu naturel, elle apparaît toutefois incomplète, et surtout bien théorique. La lecture de cet ouvrage a suscité de ma part un certain nombre de réflexions et de commentaires, qu’il a paru utile de porter à la connaissance de ses lecteurs, surtout sachant que ce livre est publié par le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, un établissement qui depuis des siècles abrite des chercheurs s’intéressant à la nature, et où se sont toujours exprimés, et parfois affrontés, des points de vue divers et parfois opposés sur les questions complexes comme l’est justement celle des extinctions. Pas plus que les remarques qui suivent, cet ouvrage ne saurait être considéré comme une prise de position « officielle » de cet établissement sur cette question des extinctions. C’est aux lecteurs, aux citoyens, parfois aux décideurs, qu’il appartient ou appartiendra de se faire une opinion à ce sujet.
5L’approche de la question des extinctions d’espèces présentée par Delord me semble incomplète à plusieurs titres. Certes, la couverture bibliographique du travail est remarquable et constituera une mine de références pour tous ceux qui souhaiteront travailler sur ce problème. Elle est toutefois biaisée, surtout pour tout ce qui traite du xxe siècle, dans le sens d’un sous-échantillonnage en faveur des auteurs anglo-saxons, notamment américains. Il est vrai que ceux-ci sont fort prédominants dans le paysage scientifico-médiatique actuel, mais il n’en a pas toujours été ainsi, et il se publie encore beaucoup de travaux intéressant la question des extinctions dans d’autres langues que l’anglais. Or, sur 502 publications parues aux xxe et xxie siècle citées par Julien Delord, on relève 318 titres en langue anglaise, 182 en français, 2 en allemand et aucun en d’autres langues. Des ouvrages importants en langue française sont ignorés, comme le montreront quelques exemples. Concernant les « droits des espèces », il n’existe pas que des ouvrages en anglais, et la Déclaration des droits de la nature de Claude-Marie Vadrot aurait mérité d’être citée, tout comme les livres de François Terrasson dont La peur de la nature pour toutes les considérations concernant la relation entre l’homme et « la nature », et plus spécifiquement le problème de la conservation ex situ dans les « parcs naturels ». Le livre Le défi écologique d’André Rappe présente des points de vue très intéressants et souvent non-conventionnels sur plusieurs questions discutées par Delord à partir principalement de la littérature anglo-saxonne. Le petit livre La biologie de l’évolution d’Ernst Mayr, inédit en anglais, offre une des discussions les plus pertinentes de la question de la téléologie, abordée à plusieurs reprises dans l’ouvrage3. Enfin et peut-être surtout, on peut s’étonner que dans un ouvrage en français dont une longue partie est consacrée à la discussion des relations entre science (et notamment biologie) et éthique, aucun des nombreux et pénétrants ouvrages de Jean Rostand ne soit même mentionné. En résumé, la couverture bibliographique de ce travail n’aurait rien que de très normal si celui-ci était publié en anglais aux États-Unis, mais elle est incomplète pour un livre publié en France et en français.
Un nouveau paradigme pour la biologie
6Encore aujourd’hui, l’évaluation du nombre d’espèces s’éteignant actuellement sur terre chaque année demeure hasardeuse et il n’est pas rare de relever des données variant du simple au triple. On trouve souvent des nombres faussement précis dans la grande presse, certains ouvrages et divers rapports plus ou moins officiels d’organismes plus ou moins importants. Ainsi, dans un communiqué de presse de 2009, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) annonce sans rire que 17 291 espèces sont actuellement menacées d’extinction sur notre planète4. Or il s’agit seulement du nombre d’espèces décrites et nommées, et pour lesquelles on dispose d’informations permettant d’inférer qu’elles sont menacées d’extinction, sur un total examiné infime de 47 677 espèces !
7Dans le même temps, nul actuellement n’est en mesure de proposer, non pas même une évaluation chiffrée, mais un ordre de grandeur solidement étayé quant au nombre d’espèces animales et végétales qui peuplent notre planète. Actuellement, on estime qu’environ 1,75 millions d’espèces, surtout animales, et parmi elles avant tout d’Insectes, ont été décrites et nommées5 (ce qui ne signifie nullement qu’elles soient « connues »6). Or, contrairement à une idée longtemps partagée par les non-taxinomistes, et encore très vivace chez beaucoup d’entre eux, cet inventaire des espèces vivantes du globe est fortement incomplet. Employant un certain nombre de méthodologies distinctes de modélisation, divers auteurs ont effectué des tentatives d’évaluation de l’ordre de grandeur du nombre total dont les résultats sont pour le moins disparates puisque, selon les hypothèses et méthodes d’extrapolation retenues, celui-ci se situe entre un peu moins de 10 et plus de 100 millions d’espèces. L’estimation moyenne souvent retenue est de l’ordre de 12,5 millions7 à 13,6 millions8, mais de telles estimations reposent avant tout sur des modélisations à partir de données sur les Insectes et comportent probablement encore une importante sous-estimation pour de nombreux groupes. Ainsi par exemple que pour ces calculs les Vertébrés étaient considérés comme presque entièrement connus, ce qui ne vaut que pour les Oiseaux et pas du tout pour des groupes comme les Amphibiens9. En ce qui concerne le nombre d’espèces de microorganismes (moins de 10 000 espèces décrites), dans de tels calculs il était estimé à « seulement » 1,5 millions, ce qui est très certainement fort sous-évalué, non seulement parce que certains microbiologistes pensent qu’en moyenne chaque espèce de Métazoaire ou de Métaphyte doit abriter au moins une espèce de microorganisme endémique10, mais parce que ces estimations ne prennent pas en compte la « picobiodiversité » marine, dont l’ampleur considérable n’a été découverte que très récemment, avec l’essor du « séquençage environnemental » (environmental sequencing) ou métagénomique11. Quoi qu’il en soit, aucun de ceux qui se sont sérieusement penchés sur la question ne pense que nous avons décrit la moitié ou même un quart des espèces vivantes. Si l’on construit les courbes d’accroissement de nos connaissances depuis le milieu du xviiie siècle, on constate que pour la très grande majorité des groupes zoologiques celles-ci sont encore en pleine phase de croissance exponentielle, et ce ne sont que celles de quelques rares groupes de petite taille et exceptionnellement bien connus, comme les Oiseaux, qui suggèrent l’approche d’un plateau.
8Quoi qu’il en soit, même si nous ne disposons pas d’une évaluation précise, ce qui est certain c’est que notre connaissance, même superficielle, des espèces du globe reste très incomplète – ou devrait-on plutôt dire, à la suite de Wilson, May, Wheeler ou Raven, scandaleusement incomplète12. Le fossé qui nous sépare d’un inventaire complet des espèces vivantes actuelles du globe a été dénommé le « fossé taxinomique » (taxonomic gap)13. Alors que la taxinomie constitue l’une des plus anciennes branches de la biologie, qu’après 250 ans cette discipline ne soit parvenue à décrire que peut-être un peu plus de 10 % des espèces du globe, et alors qu’il a fallu quelques dizaines d’années seulement pour séquencer le génome humain, envoyer des fusées sur mars ou utiliser la fission nucléaire, pour ne prendre que quelques exemples, ne peut manquer d’attirer l’attention sur un grave problème, dont les racines n’ont pas encore été clairement explicitées ni même étudiées. Ce problème peut être résumé en quelques mots : même au sein de la communauté des biologistes, y compris de ceux qui étudient la diversité et l’évolution du vivant, bien peu s’intéressent réellement à la diversité des organismes. Nous ne manquons pas de spécialistes passionnés de « la phylogénie », « la macroévolution », « la spéciation », « l’adaptation » ou des « mécanismes de l’évolution », mais bien moins nombreux sont les biologistes, même évolutionnistes, qui avoueront s’intéresser non seulement à l’évolution et la phylogénie des carabes, des grenouilles ou des champignons, mais à ces organismes eux-mêmes.
9La discipline de la taxinomie, dévalorisée au sein des sciences biologiques, sous-financée, de plus en plus pauvre en postes, traverse actuellement une importante crise. Celle-ci est brièvement évoquée par Delord, qui toutefois lui attribue un mélange indifférencié de causes, dont certaines fort étranges et discutables (« les changements conceptuels en biologie de l’évolution et en taxinomie qui modifient en permanence les définitions des catégories biologiques adéquates »). Comme nous le discuterons brièvement ci-dessous, les causes principales de cette crise n’ont rien de conceptuel, elles sont matérielles et sociales. La crise qui touche la taxinomie touche également les autres disciplines consacrées à l’étude du phénotype des organismes, comme l’embryologie descriptive ou l’anatomie comparée, disciplines qui pourtant, d’un point de vue scientifique, sont loin d’avoir fait le tour de leur objet. Après une longue période de déclin et de stagnation, l’anatomie comparée fondée par Cuvier, et qui avait été la discipline reine de la taxinomie naissante, a eu une brève période d’embellie à la suite des travaux de Hennig14, quand il s’est avéré qu’une étude fine des caractères au sein de différentes espèces d’un groupe permettait de formuler des hypothèses scientifiques sérieuses et falsifiables quant aux relations cladistiques entre ces espèces. Mais sa situation s’est de nouveau nettement détériorée face à l’essor des méthodes de phylogénie moléculaire. Malgré les nombreuses affirmations selon lesquelles les deux approches sont légitimes et complémentaires, un chercheur donné ne peut pas tout faire, et dans la pratique il est aisé de constater que beaucoup de travaux de phylogénie, sur lesquels s’appuient les révisions taxinomiques, utilisent uniquement ou presque uniquement des méthodes moléculaires. On peut ainsi voir surgir de lourdes publications présentant des remaniements taxinomiques considérables sans que des descriptions ou diagnoses morphologiques même superficielles des nouveaux taxons soient proposées. De telles publications posent des problèmes fondamentaux de fiabilité des observations, dans la mesure où, sans connaissance approfondie des organismes, dans les groupes où les convergences sont nombreuses, l’identification même des spécimens est douteuse.
10Un problème supplémentaire, et de taille, se pose face à la floraison des études phylogénétiques, et des remaniements parfois drastiques de la taxinomie qu’ils entraînent. Il s’agit de la fiabilité des arbres de relations de parenté établis sur la base d’un échantillonnage insuffisant en caractères et en espèces. Ce problème est connu depuis longtemps, que ce soit pour les analyses phylogénétiques s’appuyant sur des caractères morphologiques (par ex. Arnold) ou sur des caractères moléculaires (Lecointre et al.)15, mais peu de phylogénéticiens le mettent en exergue, et pour cause : à part dans quelques cas très rares et surtout chez les Vertébrés supérieurs, il est exceptionnel que l’on dispose de la totalité des espèces d’un groupe, ou même d’une nette majorité de celles-ci. Le problème est particulièrement grave en paléontologie, bien entendu, où nous savons que nous ne disposons que d’un échantillonnage très restreint des espèces qui ont peuplé la planète, mais il se pose également avec acuité en néontologie. Il n’est pas rare que la découverte soudaine d’une seule espèce et son inclusion dans une matrice de caractères existante amène à modifier considérablement le cladogramme qui en résulte, et partant la taxinomie supraspécifique de ce groupe. Du reste, la caractéristique la plus frappante de toutes les hypothèses phylogénétiques est leur labilité et leur remplacement fréquent (pour ne pas dire général) par de nouvelles hypothèses dès lors qu’une nouvelle analyse d’un même groupe est menée. En d’autres termes, tant que notre échantillonnage des espèces restera considérablement incomplet (ce qui est le cas dans la plupart des groupes taxinomiques), nos hypothèses sur la phylogénie, et partant nos classifications, resteront fort provisoires et incertaines. Ceci ne signifie pas bien entendu qu’il faille abandonner les recherches phylogénétiques, car tant qu’une hypothèse n’a pas été falsifiée elle doit être conservée, mais ces considérations devraient inciter nombre de phylogénéticiens à plus de modération dans leurs affirmations.
11L’incomplétude de notre connaissance taxinomique du vivant n’est pas un problème seulement pour l’analyse phylogénétique. Elle en est un dans de nombreux autres domaines, dont la biologie de la conservation (« BC ») : comment concevoir et mettre en œuvre des stratégies pertinentes et efficaces de conservation des espèces lorsque nos connaissances de base sur celles-ci sont manifestement très parcellaires ? La BC ne peut pas se passer de connaissances taxinomiques sérieuses, modernes et les plus complètes possible. L’utilisation de la modélisation, des projections quantitatives, le choix d’espèces « indicatrices » ou « ombrelles », tous ces artifices permettent des approximations et des décisions par défaut, mais quel « conservationniste » niera que si nous disposions d’un inventaire scientifique fiable des espèces vivantes et d’une bonne connaissance de leur répartition dans les biomes, écosystèmes et milieux de la planète, les décisions de gestion de la BC seraient plus solidement étayées ? Actuellement, certains outils importants de cette gestion procèdent de généralisations ou extrapolations effectuées à partir des rares données relativement complètes et fiables dont nous disposons, concernant quelques groupes taxinomiques « privilégiés » (Oiseaux, Angiospermes). Mais de telles décisions pourront parfois apparaître inadéquates lorsqu’une bonne taxinomie remplacera l’actuelle16. Il peut suffire d’un progrès important dans la connaissance de base de la taxinomie de quelques groupes pour proposer une réinterprétation de données considérées jusque-là comme acquises17, concernant par exemple les « points chauds » de la biodiversité (biodiversity hotspots de Myers)18, avec des conséquences imprévues sur les priorités en matière de conservation.
12Dans toutes les disciplines scientifiques, un taux d’erreur ne dépassant pas un certain seuil est reconnu comme acceptable, mais au-delà la fiabilité des résultats et la pertinence des conclusions sont remises en cause. Dans la plupart des disciplines, ce taux est habituellement fixé à 5 %, 1 % ou même 0,1 %, et dans certains cas il est encore plus bas (0,01 ou 0,001 %). Un travail scientifique qui produirait des résultats entachés de 90 % ou même 50 % d’erreurs poserait un problème de fond considérable. Un tel taux d’erreur (estimé par exemple par la non-confirmation empirique de prédictions théoriques) indiquerait l’existence d’un défaut fondamental dans la ou les théorie (s) retenue (s), ou dans les données recueillies pour la/les étayer. Si ce défaut ne pouvait être corrigé à court terme, son existence indéniable remettrait en cause la théorie et obligerait à conclure que, pour l’instant, le phénomène concerné ne fait pas l’objet d’un traitement scientifique adéquat. À cet égard, le statut des données manquantes est discutable : il ne s’agit pas à proprement parler d’erreurs, mais le manque d’information qui en résulte a le même effet sur la fiabilité des conclusions. Un taux de données manquantes autour de 5 % est certainement acceptable dans beaucoup de domaines scientifiques. Mais qu’en est-il d’un taux avoisinant 90 % ou peut-être plus ? Si l’on considère que nous avons décrit et nommé environ 1,75 million d’espèces vivantes mais qu’il y en a peut-être plus de 13 ou 14 millions, la taxinomie peut-elle être considérée comme une discipline scientifique fiable ? Non pas que ses concepts et méthodes soient non-scientifiques : même si elles ont besoin d’être améliorées et le sont en permanence, elles sont largement acceptables dans le domaine de la recherche19, mais l’incomplétude des résultats acquis suggère que l’utilisation de ces résultats dans d’autres domaines de la science ou de la société doit être effectuée avec la plus grande prudence.
13Le fossé taxinomique résulte de l’insuffisance des moyens, principalement humains, au service de la taxinomie, qui a été désignée du terme de « handicap taxinomique » (taxonomic impediment)20. Ce dernier terme n’est pas mentionné dans l’ouvrage de Delord alors qu’il est central au regard de la problématique des extinctions – même si la plupart des acteurs de la BC en semblent pour l’instant inconscients. Delord concède à contrecœur : « La découverte de nouvelles espèces n’est pas exceptionnelle, même si elle reste rare dans les taxons les plus connus (mammifères, oiseaux) ». Delord exprime une conception très spectaculaire, médiatique et « à la mode » de la découverte d’espèces nouvelles sur notre planète, puisqu’il attribue celle-ci à l’emploi de techniques spéciales : « La plupart des découvertes d’espèces sont en effet rarement le fait du hasard et résultent au contraire de stratégies et de techniques élaborées : les innovations des techniques génétiques et moléculaires permettent ainsi de démontrer que deux individus semblables morphologiquement possèdent en réalité des différences génétiques susceptibles de justifier la distinction de deux nouvelles espèces ». Même s’il est vrai que parfois l’emploi de techniques particulières, moléculaires ou autres, permettent de distinguer des espèces jusque-là confondues, il ne s’agit pas, loin de là, du cas général : la grande majorité des espèces nouvelles décrites, encore de nos jours, l’est tout simplement parce que des chercheurs se sont rendus sur le terrain dans des régions non ou mal explorées pour un groupe taxinomique donné, et ont récolté puis étudié morphologiquement des spécimens !
14Le fossé taxinomique est à la fois quantitatif (très faible proportion des espèces connues) et qualitatif (considérable insuffisance de nos connaissances sur la très grande majorité des espèces décrites et nommées).
15En ce qui concerne l’aspect qualitatif, même pour les organismes déjà récoltés et décrits, nos connaissances restent très imparfaites, comme le démontre le fait que quasiment toute révision taxinomique sérieuse d’un groupe se traduit par une modification importante de la liste des espèces reconnues valides. Ceci est effectivement parfois dû à l’emploi de nouvelles techniques (morphométrie, bioacoustique, électrophorèses de protéines, caryologie, séquençage d’acides nucléiques, croisements artificiels) mais pas toujours : il peut suffire d’un réexamen de nombreux spécimens de provenances diverses pour remettre en cause des « connaissances acquises ». Le comblement du fossé qualitatif n’est tout simplement pas à l’ordre du jour car chaque espèce du globe a ses particularités biologiques propres qui ne peuvent être « prédites » de celles des autres espèces21, l’évolution n’étant pas téléologique mais guidée par un facteur externe, la sélection naturelle : étant donnée la situation actuelle de la taxinomie dans le domaine des sciences, la perspective ne serait-ce que d’envisager de consacrer une monographie descriptive à chacune d’entre elles ne serait pas seulement irréaliste, mais tout simplement stérilisante et désespérante (ou comique).
16En ce qui concerne le fossé quantitatif, si sa réalité est unanimement reconnue, son ampleur est discutée, puisque selon l’estimation retenue pour l’ensemble de la biodiversité, ce fossé s’étale d’environ cinq sixièmes à près de 99 % de la totalité des espèces de la terre. On peut certes se plaindre de l’imprécision de ces estimations et souhaiter la réduire, en multipliant encore les échantillonnages dans divers types de milieux et portant sur divers groupes d’organismes, les méthodes de calcul et les modèles, mais ne serait-ce pas une nouvelle manière de fuir encore le véritable problème, de disperser temps, énergie et argent ? Est-il vraiment indispensable, ou même si important que cela, d’estimer l’ampleur de notre ignorance ? Ne devrait-il pas nous suffire de connaître l’existence de celle-ci, et de nous dire que la meilleure manière de répondre à cette question serait tout simplement de tout mettre en œuvre pour la réduire en procédant enfin à cet inventaire des espèces que la communauté scientifique ne s’est jamais jusqu’à présent donné les moyens d’effectuer, parce qu’elle ne l’estimait pas indispensable ou urgente ?
17Or, au rythme actuel de description d’espèces nouvelles (environ 15 000 par an)22, et si les projections évoquées ci-dessus sont assez fiables, il faudrait encore plusieurs siècles pour achever l’inventaire du vivant23. C’est sur un tel rythme de progression des connaissances que la communauté scientifique a compté depuis 250 ans : peu excitée par le travail, sans doute considéré comme « fastidieux » et « répétitif », de caractérisation, description et nomination de millions d’espèces « toutes ressemblantes et toutes un peu différentes », cette communauté a longtemps laissé ce travail à des chercheurs peu conventionnels et isolés, peu ambitieux socialement (le prix Nobel ou la médaille du CNRS ne récompenseront jamais un travail de ce type), les taxinomistes, souvent décriés comme « non modernes » par les autres biologistes, ainsi qu’à des milliers d’« amateurs passionnés ». La contribution de ces derniers à ce domaine de la recherche est gigantesque et très supérieure à ce qu’elle est dans d’autres domaines de la science – suggérant en creux l’existence d’une réelle « déficience » de la communauté scientifique pour faire face à ce problème. Rien n’empêcherait qu’il continue à en être ainsi, si au handicap taxinomique ne venait s’ajouter un autre facteur, propre à l’époque que nos vivons : la crise de la biodiversité et son cortège d’extinctions massives d’espèces à très court terme, dans les décennies en cours et qui viennent. Cette crise ne consiste pas seulement en l’existence d’extinctions. Tout au long de l’histoire de la vie, les extinctions ont constitué un phénomène naturel : l’extinction est le destin de toute espèce dès son apparition par spéciation, tout comme la mort est celui de tout individu dès sa conception. Ce qui est particulier à notre époque est l’accélération exponentielle du rythme des extinctions : la biosphère est actuellement confrontée à l’une des plus graves agressions de son histoire, et en tout cas à la plus violente de toutes, en raison de son exceptionnelle rapidité24.
18Sans entrer dans les détails, Delord reconnaît l’existence de cette crise – dont la réalité a longtemps été niée par beaucoup de biologistes. Il en sous-estime manifestement l’ordre de grandeur, écrivant modestement que « ce seront des dizaines de milliers d’espèces qui disparaîtront d’ici la fin du xxie siècle », alors qu’il s’agit de millions ou dizaines de millions, et il ne souligne que brièvement le caractère unique de celle-ci par rapport aux grandes extinctions du passé. La réalité de cette crise fait aujourd’hui l’unanimité. Ici aussi, les désaccords surgissent dès lors qu’il s’agit d’en estimer l’ampleur, et il existe maintes manières de tenter de la mesurer. Cette question est intéressante et aurait certainement mérité un examen critique, mais elle n’est pas abordée par Delord, qui se contente à cet égard de renvoyer son lecteur à un site internet, dont la consultation « suffit à donner le vertige ». L’abondante littérature spécialisée concernant les menaces pesant sur les espèces et les milieux n’est pas analysée dans cet ouvrage. Toutefois, ici aussi, est-il si important d’estimer cette ampleur ? Que ce soient 10, 20, 50 ou 90 % des espèces du globe qui soient menacées d’extinction dans les décennies ou le siècle qui viennent, ne devrait-il pas nous suffire de savoir que ces extinctions vont de toute manière toucher des millions d’espèces, qui nous resteront à jamais inconnues si nous ne mettons pas tout en œuvre pour les étudier et éventuellement les protéger avant leur disparition ? Delord n’évoque pas le détail des débats concernant les causes, « naturelles » ou avant tout anthropiques, de ces extinctions, mais là aussi, est-il si important de le savoir en détail ? Même si pour la plupart des naturalistes qui ont une expérience approfondie du terrain il ne fait guère de doute que c’est la seconde réponse qui est vraie, il ne s’agit pas, au niveau de l’action, d’un point crucial. Quand bien même ces causes seraient en grande partie « naturelles », cela signifierait-il qu’il faudrait ne rien faire ?
19Ce qui précède permet de formuler les deux affirmations suivantes : (1) des millions d’espèces de notre planète n’ont encore jamais été récoltées, étudiées et décrites ; (2) des millions d’espèces (incluant une grande partie des précédentes) sont menacées d’extinction dans les décennies qui viennent. Ces deux prémisses, handicap taxinomique et crise de la biodiversité, constituent les éléments d’un nouveau paradigme pour la biologie au début de notre époque, laquelle mérite le qualificatif de siècle des extinctions25. Ce nouveau paradigme a reçu le nom d’« urgence taxinomique » (taxonomic urgency)26. C’est sur ce socle que devrait à mon sens se développer toute réflexion de BEx. Pourtant il est clair qu’à ce jour cette constatation n’a pas suscité de réorientation majeure des programmes de recherche sur la biodiversité, notamment dans les domaines de la systématique et de la biologie de l’évolution.
20Bien entendu, la réaction spontanée à cet égard est la suivante : si toutes ces espèces sont menacées d’extinction, il faut tout mettre en œuvre pour tenter de les sauver. C’est de cette réaction qu’est né l’essor de la BC, discutée en détail par l’auteur, qui la tient pour une discipline qui « sert de plus en plus de faire valoir » à l’écologie. Cette nouvelle discipline est rapidement devenue une nouvelle source de crédits, sous forme d’appels d’offre internationaux et nationaux, où l’on peut s’étonner de voir émarger beaucoup de ceux qui, il y a quelques décennies encore, niaient tout simplement l’existence du phénomène, ou en minimisaient la portée, en répétant que les extinctions font partie de l’histoire de la biosphère et n’ont donc rien d’« inquiétant » ou d’« inhabituel ». La BC, qu’on peut considérer comme une branche (mais seulement une branche) de la BEx, chargée d’établir les causes des extinctions et de proposer des solutions pour les stopper ou les réduire, apparaît alors comme une réponse adéquate au problème, et une discussion approfondie, comme celle présentée par Delord, de ses concepts et méthodes, de ses relations avec l’éthique et la philosophie, s’impose. Le travail de Delord part d’une question qui est celle de la BC : que faire pour empêcher les extinctions ? À cette question générale, la BC a certes apporté des réponses parcellaires, concernant certaines espèces dans certains milieux. Mais elle n’y a pas, et pour cause, apporté une réponse positive. Une question importante n’a pas été posée dans cette démarche : « la biologie de la conservation peut-elle être en mesure de surmonter la crise de la biodiversité, d’y mettre fin et d’en réparer les destructions ? », ou, en d’autres termes, « pourrons-nous empêcher la grande majorité des extinctions prévisibles dans les décennies à venir ? ». La réponse ne souffre malheureusement pas d’hésitation. Il est fort probable que la BC pourra limiter l’ampleur de cette catastrophe, en ciblant surtout les interventions sur des espèces ou des milieux « exemplaires », mais pas arrêter les extinctions massives, notamment toutes celles qui résultent directement des déforestations gigantesques qui se multiplient en permanence depuis des décennies dans tous les grands massifs forestiers tropicaux. À l’échelle de la planète, prétendre qu’il sera possible de « stopper l’érosion de la biodiversité d’ici l’an 2010 », comme l’annoncent la Convention sur la Biodiversité Biologique et divers programmes européens ou nationaux de BC, est soit un mensonge délibéré soit un signe confondant d’optimisme naïf. Et, si cela est impossible, y a-t-il quelque chose d’autre à faire pour faire face à ce problème ? Ou, pour poser la question autrement, sous l’angle du « principe de précaution », en admettant même que des efforts considérables soient faits pour « sauvegarder la biodiversité », ne serait-il pas de toute manière plus sage et responsable de prévoir, en cas d’échec, une solution de rechange ?
21Les nombreux « modèles » élaborés ces dernières décennies par la BC ont certes permis de mettre en évidence certains facteurs (écologiques, démographiques, génétiques, etc.) à l’œuvre dans les fragilisations et extinctions d’espèces et de populations, et de proposer, dans quelques cas, des actions ayant pour but de combattre ou réduire ces facteurs et donc de freiner les extinctions. Mais de telles actions ne touchent qu’une proportion infime de l’ensemble de la biodiversité, soit des espèces de Vertébrés de grande taille ou spectaculaires, soit des espèces et populations vivant en Europe ou Amérique du Nord, où vivent la plupart des acteurs de la BC – régions précisément où les grands bouleversements écologiques se sont déjà produits il y a plusieurs siècles et où une relative homéostasie, un certain équilibre existent entre les populations animales et végétales et le monde anthropisé27. Il n’en va pas du tout de même dans les zones intertropicales, où la plupart des bouleversements des écosystèmes se sont produits lors du dernier siècle, à partir de l’intensification de l’exploitation coloniale et du début de l’explosion démographique humaine, et où les extinctions en cours et prévisibles à court terme sont d’une ampleur incomparable avec la situation précédente. Il est frappant que, si la BC s’est intéressée aux causes des extinctions, elle n’a pas consacré beaucoup de son travail à l’étude de la répartition quantitative des extinctions selon leurs causes : en effet tout indique que « la cause principale de disparition des espèces » consiste en la destruction des écosystèmes et des habitats28. Les pertes annuelles de surfaces de forêts tropicales dans le monde, notamment, sont de l’ordre de 120 000 à 200 000 km2 par an29 – à titre de comparaison, rappelons que la surface de la Corse est de moins de 8 600 km2, celle de la Nouvelle-Calédonie de moins de 19 000 km2, celle de l’Irlande de moins de 85 000 km2, et celle de la Grande-Bretagne de moins de 220 000 km2. Or la BC, tous ses modèles et ses concepts ne peuvent guère agir sur cette destruction quand elle se déroule dans des pays tropicaux où les préoccupations environnementales pèsent peu face aux décisions d’exploitation et de « gestion » des écosystèmes.
22Investir des budgets et postes dans les travaux théoriques d’écologie ou de génétique de la conservation n’a rien à voir avec l’impératif annoncé de freiner quantitativement l’extinction massive des espèces vivantes, car l’impact de telles actions ne peut être qu’infinitésimal à l’échelle du problème réel, ne touchant qu’une proportion ridicule des millions d’espèces de la biosphère. Mais il est clair par ailleurs que récolter, étudier et décrire des millions d’espèces de Coléoptères, Nématodes, Champignons et autres ne peut pas rapporter grand-chose, en termes financiers, de carrière, de notoriété, dans une société où ces organismes sont considérés comme « anecdotiques » par quasiment tout le monde, y compris par les « biologistes de la conservation ». C’est sans doute pourquoi ce travail est largement effectué par des amateurs passionnés. Tant que perdurera la crise de la taxinomie, ce problème ne pourra être résolu.
23Afin de ne pas rester dans les généralités, prenons un exemple concret, celui des Amphibiens. Ce groupe de Vertébrés présente une répartition quasi-cosmopolite. En 1854, 234 espèces d’Amphibiens étaient connues ; elles étaient 1 003 en 1882, 3 343 en 1969, 5 441 en 200330, 6 309 le 7 février 2008 et 6715 le 19 septembre 201031. Les nouvelles espèces décrites actuellement ne sont pas réparties au hasard sur la planète, puisque, parmi les 1 500 dernières espèces décrites avant la fin de l’an 2000, 748 (soit 49,9 %) provenaient des 10° de latitude au Nord et au Sud de l’Équateur32. Sur toutes ces espèces, nous connaissons fort peu de choses : la morphologie de quelques spécimens, parfois quelques données moléculaires, bioacoustiques ou biologiques. Parmi 4 536 espèces décrites de 1758 à 2000, 1 100 (soit 24,3 %) ne sont connues que d’une ou deux localités, dont 949 (soit 20,9 %) d’une seule, et beaucoup de ces dernières d’un seul spécimen33.
24Prenons un cas encore plus précis, l’île de Sri Lanka au sud de l’Inde. En 1957, Kirtisinghe recensait 32 espèces d’Amphibiens sur cette île, dont 4 du genre Philautus. En 1996, Dutta & Manamendra-Arachchi y reconnaissaient 53 espèces, dont 17 Philautus, et dont certaines non retrouvées depuis l’étude de Kirtisinghe34. À la même époque, une importante campagne d’exploration, financée par une association privée, le Wildlife Heritage Trust of Sri Lanka (car les institutions académiques du pays ne manifestaient pas l’intérêt et n’avaient pas les moyens de le faire), permit de récolter des Amphibiens dans des centaines de localités de l’île, entraînant la découverte de très nombreuses espèces et portant le nombre total de celles-ci à environ 140, dont environ 100 du genre Philautus35. Les espèces de ce genre, dans leur très grande majorité, ont des répartitions géographiques extrêmement limitées, souvent de moins de 30 km2. L’augmentation du nombre d’espèces connues dans l’île a été considérable en quelques années, tout simplement parce qu’on s’est enfin donné les moyens d’une exploration intensive de celle-ci. Le résultat a été une réévaluation quasi-complète de notre compréhension de la composition et de l’écologie de la faune batrachologique de l’île, les espèces d’un genre particulier, Philautus, caractérisé par un développement direct ne passant pas par un stade têtard, passant de 12,5 % à environ 70 % des espèces de Batraciens. Par ailleurs, combinés avec d’autres données sur d’autres groupes zoologiques, ces résultats ont permis de réévaluer le statut de hotspot de cette région du monde, et de suggérer que Sri Lanka et le Sud de l’Inde constituent à cet égard deux régions distinctes36, ce qui a des implications concrètes en matière de stratégies de biologie de la conservation et de financements des recherches dans cette zone.
25Tout cela est bien beau et fort intéressant, mais il convient d’ajouter que, parmi les 32 espèces d’Amphibiens cinghalaises qui étaient connues en 1957, et malgré les explorations récentes bien plus importantes, 16 n’ont pas été retrouvées à la fin du xxe siècle, ce qui indique qu’elles sont probablement éteintes. Il faut savoir par ailleurs que, au cours du dernier siècle, plus de 95 % de la surface de forêt primaire du Sri Lanka ont disparu37, et que ce processus se poursuit inexorablement, malgré l’action de quelques défenseurs passionnés de la nature. Une extrapolation des données récentes suggère qu’à la fin du xixe siècle cette île abritait peut-être un millier d’espèces d’Amphibiens, dont la majorité est éteinte aujourd’hui. À l’exception de quelques espèces communes, de milieux ouverts, présentes dans d’autres régions d’Asie du Sud, les espèces d’Amphibiens de Sri Lanka, en raison de leur mode de reproduction et de leurs exigences écologiques, sont très difficiles à élever en captivité, et il est exclu de pouvoir toutes les conserver par l’élevage. Que peut la BC dans une telle situation ? Elle peut certes « recommander » de ne pas détruire la forêt primaire, et tenter d’en sauver des parcelles dans des parcs, mais étant donnée la répartition très limitée de la plupart des espèces d’Amphibiens, une telle démarche ne permettrait d’en conserver qu’une infime proportion. Toutefois, face à la pression démographique, économique et politique, il est exclu que, étant donné le type de sociétés qui prévaut actuellement sur le globe, la BC soit en mesure de « sauver les Amphibiens du Sri Lanka ». La plupart d’entre eux seront éteints à la fin du xxie siècle, sinon bien avant, et il n’est nul besoin de modèles complexes de démographie, de génétique ou de biologie des populations pour le prévoir : leur habitat une fois détruit, les espèces qui l’abritaient disparaissent, tout simplement.
26Aurions-nous décrit là une situation exceptionnelle ? Des données aussi détaillées manquent certes pour la plupart des groupes taxinomiques et dans la plupart des régions du monde, notamment intertropicales, mais tout indique au contraire que cette situation est très générale, et que des études aussi poussées permettraient de retrouver souvent les mêmes éléments : (1) notre connaissance très limitée, non seulement des espèces individuelles, mais des grandes lignes de la composition des faunes ; (2) un taux très fort d’endémisme local, la répartition de chaque espèce étant fort limitée ; (3) beaucoup d’espèces déjà éteintes dans le dernier siècle, surtout en raison de la disparition ou détérioration des habitats causées par l’homme ; et (4) la persistance de ce même facteur comme menace principale sur la faune actuelle. La très grande majorité des espèces de la planète, et principalement de la zone intertropicale qui en abrite une proportion considérable, sont actuellement menacées d’extinction non pas en raison de la chasse, de la surexploitation ou d’autres agressions directes sur elles, ni de l’existence de fardeau génétique ou de consanguinité, mais par la destruction, la détérioration, la pollution, la fragmentation des habitats, auxquelles s’ajoutent souvent l’introduction par l’homme d’espèces envahissantes, particulièrement redoutables dans un milieu déjà appauvri et fragilisé. Or ces facteurs sont ceux sur lesquels la BC, ainsi que tous les « protecteurs de la nature », ont le moins de moyens d’agir. Face à l’extinction planifiée des espèces d’Amphibiens (et d’autres groupes !) du Sri Lanka, que faudrait-il faire ? Détruire la population humaine de l’île ? La refouler dans des « réserves », pour lui interdire, ainsi qu’aux humains d’autres régions du monde intéressés par ses « ressources », l’accès aux habitats forestiers ? Imposer une dictature militaire « écologiste », qui protégerait la forêt et ses habitants « sauvages » ? Même si l’on était favorable à de telles « solutions » fort éloignées de l’« éthique », quelle que soit la manière dont on définit celle-ci, il faudrait reconnaître qu’elles sont totalement impraticables !
27Alors, face à de telles situations, qui sont légion, l’attitude réellement scientifique, telle que définie dans la citation de Jean Rostand placée en exergue de ce texte (« toujours préférer ce qui est à ce qu’on préférerait qui fût »), ne consisterait-elle pas à regarder les choses en face, appeler un chat un chat, et admettre que, si la BC peut être en mesure de sauver quelques espèces emblématiques, souvent des Vertébrés endothermes de grande taille, et dont les caractéristiques biologiques et la situation écologique, démographique et génétique sont relativement bien connues, vivant dans quelques milieux particuliers notamment d’Europe et d’Amérique du Nord, il s’agit d’une goutte d’eau dans la mer – et qu’elle ne sera pas à même d’empêcher réellement les extinctions de millions d’espèces en cours dans les forêts tropicales, les milieux d’eau douce, les habitats marins, etc. Il n’y aurait aucune honte à cela, au contraire, cela signifierait que les « conservationnistes » vivent dans un monde réel.
28Toutefois on peut se demander sérieusement si, à quelques exceptions près, ces derniers se préoccupent réellement du sort des espèces qui ne sont pas des Vertébrés de grande taille. À cet égard, nous disposons d’un exemple très parlant : il s’agit de l’inondation programmée, en 1994-1995, de plus de 300 km2 de forêt guyanaise lors de la mise en eau du barrage de Petit Saut sur la rivière Sinnamary. À cette occasion, Electricité de France a mis en œuvre, avec l’aide d’un Comité Scientifique, un programme de « suivi écologique » et de « protection de la faune terrestre » qui est édifiant. Notons tout d’abord que le Comité Scientifique chargé de ce suivi était composé notamment de représentants des organismes suivants38 : ORSTOM Cayenne, universités de Toulouse, de Savoie et de Montpellier 2, CNRS de Montpellier, Muséum national d’Histoire naturelle, École vétérinaire de Toulouse, Institut Pasteur de Cayenne. Les décisions d’un tel Comité peuvent donc être considérées comme traduisant clairement l’opinion majoritaire de la communauté scientifique française de l’époque quant aux mesures à prendre lors de la destruction programmée d’une surface importante de forêt amazonienne humide dont la faune d’invertébrés était alors fort peu connue. On aurait pu s’attendre à ce que ces mesures comportent un important volet de « taxinomie préventive » (preventive taxonomy)39, c’est-à-dire d’exploration taxinomique « en catastrophe » de ce milieu condamné et de constitution de collections de référence sur sa faune – comme lors des interventions d’« archéologie préventive » effectuées par les archéologues dans des cas comparables. Qu’en fut-il en fait ? Ces mesures comportaient d’une part des études fondamentales de biologie des populations, principalement de Vertébrés, et d’autre part un programme de capture d’animaux afin d’aller les relâcher dans une zone voisine de forêt. Le programme d’études écologiques a produit des résultats pratiques et théoriques intéressants concernant les conséquences de la fragmentation d’une forêt tropicale humide, surtout sur les populations de Vertébrés40. En ce qui concerne le programme de captures et relâchers, il est instructif de regarder de près en quoi il a consisté. Sissakian écrit à ce sujet : « Un total de 3 202 mammifères, 186 oiseaux, 1 386 tortues terrestres et 374 serpents, a été capturé sur la retenue soit 5 193 animaux, auquel viennent s’ajouter 76 autres mammifères et 425 serpents trouvés sur la route de Petit-Saut. De façon plus anecdotique, les captures ont aussi porté, par exemple, sur des tortues aquatiques, des mygales, des crapauds-buffles, des caïmans ou des lézards. »41 La formule (« De façon plus anecdotique ») employée pour désigner quelques Reptiles, Amphibiens et Arachnides particulièrement spectaculaires, illustre bien le cas que beaucoup d’acteurs de la BC font de la faune en dehors des Vertébrés supérieurs et de grande taille. Rappelons pourtant qu’à l’échelle mondiale les Vertébrés connus représentent moins de 3 % des espèces animales actuellement décrites42 – alors que l’effort de description a été bien plus intense pour eux que pour les autres groupes. Notons par ailleurs que le succès des relâchers dans une zone qui comportait déjà des populations des mêmes espèces était plus qu’incertain en raison des limites de la « capacité biotique » de tout milieu. À côté des études écologiques et de cette opération spectaculaire de « protection de la faune terrestre », aucun programme de récolte et d’inventaire taxinomique, notamment des nombreux groupes d’invertébrés occupant la canopée, la litière et le sol de la zone, comportant certainement de nombreuses espèces encore inconnues, n’a été mis en œuvre par le Comité Scientifique – les chercheurs impliqués dans ce programme étant même « surveillés » afin de ne pas effectuer de récoltes « illégales » d’animaux pourtant condamnés par la mise en eau du barrage en raison de leur petite taille. Cet exemple illustre fort bien combien, dans de nombreux cas, la BC ne se préoccupe que d’un échantillonnage très restreint mais le plus voyant de la faune, et ne met en aucune manière l’accroissement de nos connaissances taxinomiques au nombre de ses priorités ou même de ses intérêts « anecdotiques ». Cette communauté scientifique ne fait-elle pas, en partie du moins, fausse route ? Et si tel est le cas, ne serait-ce pas le rôle d’un philosophe des sciences de ne pas se laisser fasciner par les idées « à la mode » et de jouer un rôle d’alarme à ce sujet ?
29Les difficultés actuelles des relations entre la taxinomie et la biologie de la conservation ont diverses causes43. L’une d’entre elles est l’idée fausse qui prévaut chez beaucoup de biologistes de la conservation que la biodiversité est « relativement bien connue », en tout cas assez bien connue pour pouvoir guider efficacement les décisions en matière de biologie de la conservation. Cette appréciation, qui ignore ou sous-estime gravement le fossé taxinomique, est inexacte.
30Reprenant une affirmation répétée des acteurs de la BC, Delord considère la Conférence de Rio comme un succès. Ce n’est pas l’avis de tous les écologues, puisque Ramade, par exemple, n’hésite pas à écrire : « On peut dès à présent considérer que le sommet de Rio a été un échec, car en dehors du point, certes important, qui s’est traduit par une reconnaissance de la gravité des problèmes d’environnement dont traitent les conventions concernées par l’ensemble des gouvernements participant à cette conférence, aucune de ces conventions n’a conduit jusqu’à présent à des mesures concrètes ayant significativement contribué à une ébauche de solution des problèmes globaux pour lesquels elles ont été conçues ! »44 Une des rares conséquences concrètes de cette Conférence a été de rendre très difficile, souvent même impossible, le travail des taxinomistes, qui exige de récolter des spécimens dans la nature afin de les étudier « sous toutes les coutures » au laboratoire45. L’idée, entretenue par certains « conservationnistes », qu’il suffirait de photos ou d’une goutte de sang pour séquencer l’ADN pour étudier, « connaître » et décrire une espèce, repose sur une simple méconnaissance du travail des taxinomistes, qui nécessite une étude fine de la morphologie et de l’anatomie, et surtout une comparaison étroite avec d’autres spécimens appartenant aux autres espèces considérées voisines. Or les taxinomistes trouvent maintenant souvent en face d’eux des « conservationnistes » ou des « administratifs », comme des « adversaires » les empêchant de récolter, emporter et étudier les espèces encore inconnues. Ces attitudes protectionnistes s’abritent souvent derrière une phraséologie de biologie de la conservation, mais leurs motivations réelles sont parfois tout autres. L’affirmation sur laquelle elles s’appuient, selon laquelle tout prélèvement d’individus dans une population menacerait celle-ci d’extinction, n’est pas fondée. Il est vrai que des prélèvements d’individus dans des populations réduites et menacées peuvent pousser celles-ci à l’extinction, mais il s’agit dans ces cas de prélèvements massifs à but commercial, que ce soit pour la consommation des organismes, pour l’élevage d’agrément ou par des collectionneurs. En revanche, il n’existe pas de cas connu où une espèce se soit éteinte à la suite de récoltes par des taxinomistes, car celles-ci sont toujours quantitativement ridicules comparées aux précédentes. Les barrières au travail taxinomique mises ces dernières années par l’interdiction de récolte de spécimens est fort préoccupante car elle fragilise la taxinomie à un moment où celle-ci aurait justement besoin d’appuis46. Cette interdiction se situe souvent en fait dans une logique de « défense des individus » en raison de la « valeur sacrée de la vie », qui a peu à voir avec des objectifs scientifiques et peut même s’opposer à ceux-ci, et même à des objectifs « conservationnistes » bien compris. La défense des « droits des individus » peut en effet, comme le note Delord, constituer « un handicap dans la protection des espèces animales ». C’est le cas par exemple lorsque des « défenseurs des animaux » s’opposent, tant qu’il en serait encore temps, à l’éradication des individus d’une espèce « envahissante » introduite dans un milieu, comme on l’a vu en France récemment pour la Grenouille taureau nord-américaine, Lithobates catesbeianus47.
31Poussée à son extrême, la logique de la BC ainsi comprise peut la conduire vers l’affrontement entre « conservation » et connaissance, si bien qu’on peut à la limite se demander si l’on a alors vraiment affaire à une discipline scientifique ou plutôt à un lobby aveugle, sectaire et agressif de « protecteurs des animaux » se préoccupant fort peu de l’accroissement de nos connaissances scientifiques sur les espèces vivantes.
32Delord souligne à juste titre qu’il existe des « divergences proprement théoriques » entre les taxinomistes et biologistes de l’évolution d’une part, et les « conservationnistes » et écologues de l’autre. Les premiers se posent avant tout des questions sur l’histoire des espèces vivantes sur terre, sur les phénomènes de spéciation, de diversification, de phylogénie et de colonisation de la planète : il s’agit d’un questionnement avant tout historique. Les seconds s’intéressent avant tout au fonctionnement des écosystèmes, aux interactions entre espèces et aux équilibres écologiques : il s’agit d’un questionnement avant tout fonctionnel et structuraliste. Les deux questionnements ont une raison d’être et sont complémentaires pour tenter de comprendre l’histoire et le fonctionnement du vivant sur notre planète, et aucun des deux ne peut prétendre détenir seul une approche « scientifique » de la question de la biodiversité. Le fait que l’approche « conservationniste » draine actuellement les budgets, les postes, l’attention des médias, etc., traduit un rapport de force concret dans notre société entre les deux disciplines, mais n’implique nullement que l’une des deux soit plus justifiée scientifiquement que l’autre. En réalité, pour faire face à la crise des extinctions massives au sein d’une biodiversité encore terriblement mal connue, il est indispensable au contraire que la BC et la taxinomie travaillent en alliés et non pas en adversaires48.
Quelques mots sur le « catastrophisme »
33Depuis des dizaines d’années, les livres et articles se succèdent qui décrivent de manière « catastrophiste », selon le terme de Delord, les atteintes à la biosphère, les extinctions d’espèces, etc. Delord adopte à cet égard une attitude résolument « psychologique », morale et condamnatrice, mais guère scientifique, fustigeant celle-ci dans des termes sans appel : « L’obscur reflet renvoyé par le sublime attrait du catastrophisme révèle cette part de lâcheté contenue dans tout fatalisme, fatalisme qui naît de l’ambivalence fascination-désespoir coextensive de la réaction psychologique naturelle à la catastrophe ». D’un point de vue scientifique, toutefois, la question n’est pas de savoir si ce « catastrophisme » nourrit ou non les pulsions de mort de certains auteurs, ou éventuellement du « public », mais si « catastrophe » il y a, ou il va y avoir, concernant les espèces vivantes du globe.
34Notons à cet égard que le « catastrophisme » qui se manifeste sans aucun doute dans un certain nombre d’ouvrages ou d’articles contemporains est presque toujours un « catastrophisme » de façade, destiné à attirer les lecteurs et les éventuels budgets (nous y reviendrons). En effet, quasiment toutes ces publications se terminent de la même manière, sur une « note d’optimisme » du style : certes, « l’homme » a commis toutes ces exactions vis à vis de la nature, il a été longtemps inconscient, mais c’est maintenant fini, nous avons compris et analysé nos erreurs, et « l’homme » va maintenant cesser ses attaques sur la biosphère et même « réparer » ses méfaits. Suivent alors inévitablement une suite de « recommandations », de « solutions » qui permettraient à « l’homme » de réparer ce qu’il a détruit et d’éviter de nouvelles destructions, mais généralement sans expliquer (et pour cause) comment de telles « solutions » pourraient être mises en œuvre sans bouleverser complètement les modes de fonctionnement actuels des sociétés humaines. Ces déclarations ne coûtent pas cher, mais permettent de répondre à l’un des impératifs de la communication dans notre société actuelle, selon lequel, pour être susceptible d’être entendu et compris, et donc pour avoir tout simplement le droit d’être formulé, tout message doit se terminer par une note positive, constructive, « optimiste ». Delord du reste a relevé à juste titre l’existence de cet impératif, mais il l’assortit de cet étrange commentaire : « Les chercheurs scientifiques, en permanence confrontés à l’inconnu et à l’incertitude dans le cadre de leur travail sont, en général, d’un naturel optimiste ; sinon, comment pourraient-ils faire face à tant de questions et de doutes sans renoncer au dur labeur qui les attend ? » Voilà une étrange affirmation, si l’on admet avec Guillaume d’Orange que point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, et avec Spinoza que le but de la science n’est ni de rire ni de pleurer, mais de comprendre. Même si l’on admet que le but de la science n’est pas la seule connaissance, mais l’action, la transformation du monde, tous les scientifiques admettront que cette action, pour être efficace, doit être fondée sur la connaissance, sinon on est dans le domaine des croyances et loin de la science – ce qui n’empêche certes pas que dans certains cas « ça marche », plus ou moins par hasard, mais s’il s’agit de s’en remettre régulièrement à de telles « chances », autant abandonner tout de suite tout projet d’action rationnelle et s’en remettre à la bienveillante providence, quel que soit le nom qu’on lui donne. Il est indéniable qu’actuellement il est « politiquement incorrect » de délivrer un message scientifique qui ne se termine sur une note positive et constructive, mais ceci n’a rien à voir avec un impératif scientifique : cela ressemble bien plus à une pression extérieure exercée par « la société » sur « la science ».
35Sans citer l’ouvrage fondateur d’Engels49, Delord en adopte apparemment l’analyse, confirmée par tous les travaux récents, concernant l’origine et la nature des classes sociales50, et sur le fait que nos sociétés actuelles, comme celles qui les ont précédées, sont des sociétés de classes, mais cela a peu de conséquences sur la suite de ses analyses. En effet, quel est « l’homme » auquel on nous demande de souvent faire confiance, en tout illogisme, en conclusion de travaux présentant des accumulations de faits et de prédictions susceptible de « donner le vertige » comme l’écrit Delord, et en contradiction flagrante avec ces données ? Cet « homme » serait un acteur collectif, auquel on demanderait à chaque individu de s’identifier, lorsqu’il est dit « nous » pour décrire l’action de nos sociétés, notamment sur la nature. De quel « homme » s’agit-il ? Ne serait-ce pas un concept vide, une abstraction dénuée de contenu ? S’agit-il de l’espèce humaine ? Comme le discute Delord, les espèces, si on peut les considérer ontologiquement comme des individus dans la mesure où elles ont une trajectoire propre depuis leur « naissance » (spéciation) jusqu’à leur « mort » (extinction ou transformation en une ou plusieurs autres espèces), ne sont nullement des individus dans le sens qu’elles ne se comportent pas de manière unifiée et intégrée. L’« espèce humaine » ne pourrait être considérée plus ou moins responsable, collectivement, de son destin, que s’il existait une instance centrale lui permettant de prendre démocratiquement des décisions collectives, s’appliquant à tous ses membres. Un tel « gouvernement mondial », capable d’imposer ses décisions à tous les humains, n’existe pas et n’est pas prévisible à court ou moyen terme, même si cette utopie a déjà été bien des fois formulée.
36Pour l’instant, ce qui existe ce sont des individus regroupés en groupes sociaux qu’on peut appeler des « sociétés », ou plus largement des « civilisations ». Ces sociétés concrètes, dans le monde actuel, sont-elles des entités homogènes, dont tous les membres auraient les mêmes intérêts, les mêmes idées, les mêmes actions ? Ne sont-elles pas au contraire composées de classes sociales aux intérêts largement antagonistes, de sous-communautés plus ou moins structurées, ayant des intérêts, des croyances, des conceptions du monde actuellement inconciliables ?
37La destruction de l’environnement dans le microcosme de l’Île de Pâques par ses habitants constitue une sorte de modèle historique de ce qui pourrait fort bien se passer à l’échelle de la planète dans les décennies ou siècles qui viennent51, si persiste l’inertie actuelle de notre civilisation face à la crise de la biodiversité, aux perspectives de réchauffement climatique et à leurs conséquences prévisibles en matière de famines, de migrations et de conflits majeurs52 – sans parler de risques dépendant plus directement de décisions humaines, comme ceux liés aux nucléaires militaire et civil. L’appel au « bon sens de l’homme », à « ses intérêts bien compris », et à la capacité de notre civilisation à une réaction « homéostatique » lui permettant de corriger à temps les conséquences de sa gestion de la biosphère depuis des siècles n’est fondé sur aucune expérience similaire dans le passé. L’intérêt présent des individus d’une société est loin de se confondre avec l’intérêt de l’espèce, ou même d’une civilisation, comme le montre le fait que toutes les civilisations du passé, même les plus « avancées » (en tout cas selon les critères communément admis aujourd’hui), se sont effondrées53. À l’heure de la mondialisation, seul un gouvernement mondial décidé à modifier profondément le rapport des sociétés humaines avec la planète, ou plusieurs gouvernements coopérant dans ce but, pourraient mettre fin à la destruction des écosystèmes et aux extinctions d’espèces. En attendant (?), il est certes possible de multiplier les vœux pieux, les déclarations pathétiques et les actions locales, le processus d’extinction des espèces (pour ne parler que de lui) reste la seule perspective étayée par des arguments rationnels et l’expérience du passé. Les « protecteurs de la nature », pour employer volontairement un terme général et vague, peuvent être hostiles à la continuation du fonctionnement actuel de notre civilisation, cela a peu d’effet concret. En tant que scientifiques, les chercheurs qui se sentent concernés par les extinctions d’espèces ne devraient-ils pas en tirer des conclusions concrètes ?
38Delord s’étonne « qu’il existe tant de destructions environnementales » malgré le fait que beaucoup de personnes sont sensibles à la « valeur biophilique » de la nature. La raison n’en est pas à chercher dans des facteurs psychologiques mais sociaux. Familier du concept d’émergence en écologie, l’auteur le semble moins en sciences humaines : pourtant les comportements des sociétés ne sont pas des sommes de comportements individuels, ils obéissent à des logiques sociales propres, qui mettent en jeu des facteurs économiques, politiques, culturels, etc. Ce n’est qu’une analyse fine du fonctionnement économique et social de notre civilisation qui permettrait de comprendre de manière détaillée non seulement comment, mais aussi pourquoi notre civilisation détruit la biosphère. Il est insuffisant à cet égard d’évoquer brièvement le fonctionnement économique de notre société, comme s’il était inéluctable, ainsi que le fait Delord au détour d’une phrase : « c’est la course au développement industriel et économique qui est à la base de la crise environnementale ». La course dont il est question est avant tout une « course au profit », dans le cadre de cette société dont le moteur économique et politique quotidien et fondamental est le profit économique – mais ici une analyse de cette question nous entraînerait trop loin. En tout cas, il ne peut y avoir de solution profonde au problème des extinctions, comme à beaucoup d’autres problèmes actuels de l’humanité, sans changement fondamental de fonctionnement de nos sociétés. Un tel changement ne serait possible qu’au prix de conflits sociaux, politiques ou militaires majeurs – et rien n’indique que nous sommes à la veille de ces conflits.
39Ces points peuvent paraître bien éloignés de discussions « scientifiques » telles qu’on les comprend bien souvent, c’est-à-dire abstraites, théoriques, désincarnées. Mais il s’agit là d’une dimension totalement inévitable de la « biologie des extinctions », comme l’illustre d’ailleurs fort bien tout l’ouvrage de Delord, qui comporte une longue et utile discussion sur l’« éthique » et sur les relations entre « la science » et « la société ». Dans le cadre de la BEx, il ne s’agit pas de discuter uniquement du concept d’espèce, de la spéciation, de la téléologie dans l’évolution, etc., bien que tous ces points doivent être abordés dans ce cadre. C’est tout simplement que la crise de la biodiversité n’a rien d’un phénomène « naturel », si du moins ce terme est pris dans le sens restreint de « n’impliquant pas l’intervention de l’homme » – qui bien entendu fait lui-même intégralement partie de la nature. Cette crise n’est pas due à des éruptions volcaniques, des séismes et tsunamis, l’impact d’un astéroïde ou une éruption solaire. Elle est due à l’activité humaine. Elle est pourtant d’une ampleur, et avant tout d’une rapidité, comparable ou supérieure à celles de toutes les autres crises qui ont frappé la biodiversité dans l’histoire de la terre54. Pour ceux qui estiment utile de s’en préoccuper et de la combattre (ce qui n’est pas, et de loin, le cas de tous les hommes, ni même de tous les scientifiques ou biologistes), il est clair que cela ne peut se faire sans envisager des modifications drastiques de la relation entre notre civilisation et la planète qui l’abrite, des changements fondamentaux de paradigmes quant à la « croissance », l’« économie » et le fonctionnement même de nos sociétés à tous les niveaux. Ces questions ne sont pas seulement « académiques », et ne peuvent, et ne doivent, pas être traitées comme s’il s’agissait de questions abstraites, se posant seulement dans un monde éthéré. En d’autres termes, leur dénouement se jouera dans le domaine politico-social, pas au sein de la science. Ce n’est pas le lieu ici de discuter de « ce qu’il faudrait faire » : de nombreuses propositions ont été formulées à cet égard (y compris, par Delord lui-même), mais tant qu’il n’existe pas de force sociale suffisamment importante et déterminée à se battre pour les mettre en œuvre, elles resteront des « utopies ».
40Quoi qu’il en soit, face aux phénomènes massifs qui nous attendent, il n’est pas besoin de « modèles » élaborés de biologie de la conservation pour expliquer la grande majorité des extinctions. À l’échelle globale, les taux d’extinction sont proportionnels aux destructions d’habitats, qui sont elles-mêmes fortement corrélées avec l’intensité de l’activité humaine, si bien qu’on a pu proposer d’estimer les taux d’extinction en mesurant tout simplement la consommation humaine d’énergie55. Par ailleurs, si la relation de notre civilisation avec notre planète ne change pas drastiquement et à très court terme, virtuellement rien ne pourra être fait pour éviter la plupart des extinctions en cours. La BC pourra certainement agir localement et sur quelques espèces de grands Mammifères et Oiseaux, et permettra de « sauver » certaines d’entre elles, ce qui est certainement tout à fait souhaitable et louable, mais cette action restera très marginale par rapport à l’ensemble des extinctions en cours. Qu’envisageons-nous pour les millions d’espèces « anecdotiques » d’Insectes, d’autres invertébrés terrestres et marins, et même de Vertébrés « inférieurs » sur lesquelles nous ne savons quasiment rien et pour lesquels la BC ne pourra rien ? Je reviendrai ci-dessous sur ce point, mais auparavant il est utile d’aborder d’autres questions de fond concernant cette discipline. Il est tout à fait compréhensible que ses acteurs défendent leur « fond de commerce » en prétendant que la BC sera en mesure de « stopper les extinctions », mais le reste de la communauté scientifique devrait faire preuve de plus de clairvoyance à cet égard, et c’est une telle lucidité qu’on serait en droit d’attendre d’un analyste externe de celle-ci, historien des sciences et philosophe. Une importante question mérite ici d’être posée à la BC : quel message cette nouvelle discipline souhaite-t-elle faire passer à la société contemporaine ?
La pollution génétique
41Je partirai ici de ce qui peut apparaître un point très particulier, mais qui est en fait très éclairant. Delord consacre un bref passage de son livre au concept de pollution génétique, dont la discussion est en effet pertinente dans le contexte de la BEx, comme nous allons le voir. Toutefois, cette discussion amène plusieurs commentaires.
42On peut tout d’abord s’étonner que, dans un ouvrage d’histoire des sciences, l’auteur ne se soit pas penché sur l’origine du concept et de sa désignation, contrairement à ce qu’il fait pour la plupart des autres termes et concepts discutés dans le livre. Pourtant, avant que ceux-ci deviennent d’un emploi courant, y compris dans la presse et les médias audio-visuels, l’origine du concept et de la formule sont clairement datés : ils sont apparus brièvement une première fois au détour d’une note56, puis définis de manière claire et détaillée57 et ensuite discutés de nouveau en détail à plusieurs reprises58. Ce concept n’a absolument rien à voir avec une notion de « pureté » génétique, qui conférerait une « supériorité » quelconque aux individus d’une population vis-à-vis des « étrangers ». La définition princeps de la pollution génétique est simple : « l’introduction, résultant d’une action humaine, dans une population naturelle, d’allèles allochtones, ceux-ci s’y maintenant ou s’y répandant, modifiant ainsi l’état initial et l’évolution ultérieure de cette population réceptrice, ceci de façon imprévisible »59. Dans cette phrase, population doit être pris dans le sens large de dème ou métapopulation, c’est-à-dire un ensemble d’individus en interaction génétique réelle, pas seulement potentielle (comme c’est le cas entre populations éloignées ou isolées d’une même espèce). Une telle introduction peut dans certains cas être « naturelle » (par exemple, animaux ou spores apportés par le vent), et parfois alors tout aussi difficile à déceler que dans les introductions causées par l’homme.
43Du point de vue de la discipline scientifique de la biologie de l’évolution, une telle introduction pose des problèmes, dans la mesure où elle introduit des artefacts dans le processus naturel de l’évolution de la population réceptrice, et de surcroît des artefacts qui risqueront de ne pas être reconnus comme tels ultérieurement. C’est pourquoi les créateurs du concept estimaient que les biologistes devaient s’abstenir d’effectuer de tels transferts d’êtres vivants d’une population à une autre « conspécifique », même dans le but de « renforcer » cette dernière. Contrairement à ce que semble penser Delord, les arguments avancés contre de telles introductions n’étaient pas en premier lieu des arguments de BC, comme le fait que les allèles introduits puissent être moins bien adaptés aux conditions de milieu de la population, bien que ce phénomène existe aussi parfois. Cette action était jugée négative avant tout en termes de connaissances scientifiques en BEv, et ceci même lorsque l’introduction d’allèles allogènes dans la population n’est pas nocive pour la population réceptrice. Peut-être par défaut de culture en matière de BEv, cette argumentation n’a tout simplement jamais été comprise par la plupart des acteurs de la BC, comme en témoignent les nombreux exemples de « renforcements de populations » effectuées depuis plus de vingt ans et qui se poursuivent sans état d’âme60. C’est compréhensible dans le cas de certains acteurs de la BC, qui estiment sans doute que la biodiversité leur « appartient » en quelque sorte, puisqu’ils reçoivent de « la société » des financements massifs pour effectuer ces opérations, et on peut comprendre qu’ils aient fait pression pour que les idées princeps sur la pollution génétique ne puissent pas être exprimées et diffusées61, mais un philosophe et historien des sciences se devrait d’être attentif aux divers points de vues exprimés sur une question aussi épineuse.
44Delord présente une interprétation erronée de l’argumentaire princeps contre la pollution génétique62. Il part d’une prémisse fausse, qui est de considérer que cette notion repose sur « la tendance essentialiste de certains taxinomistes ». Ce point de vue est diamétralement opposé à la présentation initiale du concept. Celui-ci s’appuie sur un concept fondamental de la BEv, fort peu évoqué dans le travail de Delord, celui du polymorphisme génétique intraspécifique et même intrapopulationnel. En raison de ce polymorphisme, qui touche la majeure partie du génome des organismes, il n’existe pas deux individus de la même espèce qui aient des génotypes identiques, et pas deux populations de la même espèce qui possèdent exactement les mêmes compositions et fréquences alléliques. Cette variation s’observe non seulement dans l’espace, mais également dans le temps. D’une génération à l’autre, la composition du pool génique d’une population subit des modifications souvent modiques, parfois importantes ou très importantes, notamment dans le cas de passage de la population à travers un goulot d’étranglement démographique et/ou de modifications brutales du milieu : ce sont alors des conditions propices à la spéciation par « effet fondateur ». La composition génétique de chaque population lui est propre et elle se modifie sans cesse, par mutation, sélection et migration (habituellement depuis et vers des populations voisines appartenant à une même métapopulation, ce qui ne rentre pas dans le cadre de la pollution génétique). Mais ces modifications graduelles peuvent être décelées et reconstruites par les méthodes modernes de la génétique des populations, ce qui a donné lieu à l’émergence, postérieure au concept de pollution génétique mais soulignant sa pertinence, de la discipline de la phylogéographie63. Cette nouvelle discipline d’un grand intérêt a pour but de reconstituer les trajectoires phylogénétiques et spatiales des populations d’animaux et de plantes, et donc de formuler des hypothèses précises sur les évènements de spéciation, de colonisation, de remplacements de faunes, d’extinctions, etc., au niveau spécifique ou à des niveaux infraspécifiques. Elle a donc des applications importantes en BC, notamment quant à l’identification des populations et espèces reliques méritant des actions de conservation particulières64.
45Les phénomènes mis en évidence par l’analyse phylogéographique doivent être étudiés à un niveau génétique fin. Ils sont donc vulnérables et susceptibles d’être biaisés par des artefacts tels que l’introduction d’allèles exogènes dans une région ou une population. Ces artefacts peuvent parfois, lorsqu’ils sont « gros », être décelés, mais le risque est important qu’ils ne puissent l’être, ou que leur existence empêche l’analyse génétique et phylogéographique d’une population ou d’une espèce. Prenons quelques exemples classiques. Les déplacements importants qui ont été faits au sein de toute l’Europe depuis le Moyen Âge de poissons et de gibier faisant l’objet d’une exploitation par l’homme (pêche et chasse) rend très difficile, sinon impossible dans certains cas, la reconstitution de l’histoire de ces groupes. Il en va de même pour les Grenouilles vertes d’Europe65, qui posent pourtant des problèmes extrêmement intéressants concernant la spéciation par hybridation et apparition d’hybrides stabilisés à la méiose particulière66. La réintroduction de Vautours fauves sans origines connues, provenant de zoos de toute l’Europe, dans les Cévennes, c’est-à-dire à vol d’oiseau des populations naturelles d’Espagne, non seulement a donné lieu à la création d’une population artificielle, mais menace de pollution génétique des populations restées jusque-là naturelles67. L’introduction aux Sept Iles, pour renforcer la population locale fortement réduite, mais non détruite, par deux marées noires successives, de Macareux moines provenant des Iles Féroé, interdira probablement à jamais de savoir quelles étaient les caractéristiques génétiques, et même éthologiques68, de cette population isolée au sud de l’aire de répartition de l’espèce69. Le « renforcement » de la population d’Ours brun des Pyrénées par des individus provenant de Slovénie, si elle était suivie de croisements entre les deux souches, constituerait en fait une destruction (extinction) de la souche pyrénéenne, dont on sait qu’elle appartenait à une autre lignée phylogéographique que celles des Balkans70.
46L’évolution est un processus réel, unique et non-téléologique, c’est-à-dire qui s’est déroulé une seule fois et selon des modalités qui n’étaient prévisibles ni a priori, ni durant son développement. Si le voyage dans le temps était possible et si l’on pouvait faire repartir la vie depuis le début, on aboutirait à une nouvelle évolution, et une toute autre biodiversité que celle que nous observons71. Dans toutes les disciplines de la biologie réductionniste, la méthode principale d’étude est la méthode expérimentale, caractérisée par l’emploi de témoins et la répétition des expériences. Il n’en va pas de même en BEv : les évolutionnistes ne disposent que d’une seule expérience et d’aucun « témoin » pour tenter de reconstruire le parcours de l’évolution et de comprendre ses mécanismes. Cette étude, qui implique l’identification des espèces, « briques de l’évolution », et des autres taxons, de leurs caractères et leur répartition sur le globe, dans le passé et aujourd’hui, ne peut s’appuyer que sur les organismes vivant actuellement et sur les fossiles. Tout comme dans une étude expérimentale, les interprétations sont compliquées, et parfois rendues impossibles, par l’existence d’artefacts, et surtout d’artefacts qui ne peuvent être décelés comme tels. Il est inexact de dire, comme le fait Delord, que « l’origine et l’histoire évolutive naturelles d’une entité écologique sont des propriétés que l’on ne peut inférer qu’à partir de la connaissance du passé de ces entités ». Ce passé a laissé des traces, dans leurs génomes, leurs caractères, leurs répartitions géographiques. Une des tâches de la biologie de l’évolution est de « lire », de « décrypter » ces traces pour reconstituer l’histoire de la vie sur terre. Mais ceci n’est possible que si n’y ont pas été introduits d’artefacts, ou du moins d’artefacts qui ne puissent être reconnus comme tels.
47Un exemple totalement imaginaire permettra de bien illustrer ce en quoi consiste, du point de vue de la BEv, la pollution génétique. Imaginons, dans un pays lointain, un gisement très connu pour abriter de nombreux fossiles spectaculaires, ammonites, cérithes géants, dents de requins, etc. Des paléontologues professionnels, des naturalistes amateurs viennent constamment de loin pour les observer et en récolter. Ces fossiles, comparés à d’autres fossiles des mêmes groupes observés ailleurs, racontent une histoire, celle de la faune marine des âges reculés. Le propriétaire du terrain a installé une buvette à l’entrée de la carrière, ce qui lui permet de mettre du beurre dans ses épinards. Mais voilà qu’un jour, à force de creuser, les paléontologues ont fini par ramasser tous les fossiles qui se trouvaient là, et le tenancier de la buvette voit ses revenus baisser. Un jour, l’idée lui vient de prendre son camion et d’aller nuitamment le remplir, dans une autre carrière à 500 kilomètres, d’autres fossiles à ses yeux similaires, dents de requins, nummulites, rostres de bélemnites, etc., qu’il vient ensuite répandre dans sa carrière. Les nouveaux visiteurs certes continueront à « voir » des fossiles et à pouvoir en récolter. Mais ces fossiles, déconnectés de leur situation géographique réelle et de leurs couches stratigraphiques d’origine, ne raconteront plus d’histoire, ou, ce qui est plus gênant encore, raconteront une histoire fausse, si nul ne se doute qu’ils ont été déplacés artificiellement. Il s’agit là, tout comme dans le cas des « renforcements de populations » par des individus d’origine éloignée, d’une véritable destruction délibérée d’un objet d’étude. Une telle destruction peut laisser froids des gestionnaires, commerçants ou politiques ne s’intéressant nullement à l’étude de l’évolution biologique sur terre, mais il est difficile de comprendre que des scientifiques étudiant la biodiversité puissent y être favorables72.
48Certes, après l’introduction de milliers de poussins de macareux des Îles Féroé, les visiteurs faisant le tour des Sept Îles en bateaux touristiques ont pu continuer à y observer « des macareux », plus nombreux et visibles que si l’on avait simplement laissé la population se reconstituer spontanément, ce qui aurait pris des dizaines d’années comme cela avait été le cas lors de précédentes déplétions démographiques de cette population73 – mais cela n’aurait pas fait l’affaire du loueur de bateaux. Certes, si les ours slovènes s’étaient adaptés et reproduits dans les Pyrénées, les « amis des ours » auraient pu continuer à voir « des ours », mais pas « des ours des Pyrénées ». Bien entendu, de telles opérations de réintroductions ou de « renforcements de populations » sont très médiatiques et peuvent attirer des budgets sans commune mesure avec ceux que pourraient obtenir de modestes chercheurs qui auraient proposé un projet « banal » d’étude des caractères, morphologiques, biologiques, génétiques, des macareux de Bretagne ou des ours des Pyrénées. Mais il faut bien être conscient que les populations ainsi mélangées sont tout aussi artificielles que celles de beaucoup de parcs zoologiques : elles sont encore susceptibles d’apporter aux biologistes des informations générales sur « l’espèce », communes à toutes les populations de celles-ci, mais plus sur l’évolution fine au sein de celle-ci – et le risque est grand, par ignorance, d’attribuer à « l’espèce » des particularités qui ne valaient que pour certaines des populations de celle-ci. Pour le biologiste de l’évolution moderne, qui n’a plus une vision fixiste, essentialiste ou typologique de l’espèce mais qui s’intéresse à la phylogéographie, l’adaptation locale, l’évolution fine du comportement, elles ont perdu beaucoup de leur intérêt. Et ceci sans prendre en compte le fait que ces individus introduits ont dû être retirés d’une autre population de l’espèce, éventuellement menacée elle aussi, qu’ils ont pu en apporter des pathogènes ou des parasites absents de la population réceptrice, ou des allèles ou combinaisons d’allèles favorisant l’adaptation des animaux dans leur milieu d’origine, mais nuisant à celle-ci dans le milieu d’accueil, etc.
49Pourquoi insister ici sur ce cas somme toute assez marginal dans la question des extinctions ? Parce qu’il est à plusieurs égards symptomatique de la relation qu’entretient la BC avec la BEv, et du message que la BC souhaite faire passer dans notre société.
50Tout d’abord, et à l’inverse de ce qu’en écrit Delord, ce sont de telles interventions, et non pas la dénonciation de la pollution génétique, qui reposent sur une conception typologique, essentialiste de l’espèce. Selon cette conception, sous prétexte que des animaux ou des plantes portent le même nom latin, tous les individus en seraient identiques, interchangeables, mélangeables, sans que cela ait aucune conséquence. Affirmer le contraire n’a rien à voir avec le racisme, c’est une simple constatation scientifique. À cet égard, Pichot a très justement souligné que le rejet de toute idéologie raciste, à laquelle aucun biologiste digne de ce nom ne saurait souscrire, doit s’appuyer avant tout sur des valeurs éthiques et non pas sur l’affirmation mensongère que tous les hommes sont identiques74 – car à l’inverse, si l’on venait à démontrer scientifiquement que de réelles différences, notamment d’aptitudes ou de performances, existent dans tel ou tel domaine entre les populations humaines de telles ou telles régions, ce qui est en fait fort peu douteux, faudrait-il en déduire que le racisme est justifié ? Delord reprend à son compte l’instrumentalisation du rejet légitime du racisme et l’amalgame entre les idées racistes et la condamnation de la pollution génétique du point de vue des chercheurs en BEv. Or cette question a déjà été évoquée et réfutée en détail par Greig dans un article remarquable75, non cité par Delord bien que discuté dès le début du débat sur la notion de pollution génétique76. Dans le cas présent, ce qui est particulièrement intéressant est le fait que Greig avait fait l’objet d’attaques ad hominem, se fondant sur une sorte de « délit de sale gueule » à l’envers : même si tout son article le dément, un citoyen blanc sud-africain en 1979 n’était-il pas a priori plus suspect qu’un autre de racisme ? Mais comme l’a maintes fois souligné Jean Rostand, quand il s’agit de questions d’éthique en science, il faut bien faire attention à ce que l’on dit ou écrit.
51L’introduction des ours slovènes dans les Pyrénées n’a pas été faite sur un coup de tête par un petit groupe clandestin de doux illuminés, comme ceux qui de temps en temps souhaitent « enrichir » la faune d’une région jugée à leurs yeux trop pauvre en biodiversité, que ce soit en raison de théories écologiques très élaborées sur la richesse spécifique optimale des écosystèmes ou pour d’autres raisons plus farfelues77. Elle fut précédée de nombreuses discussions, études et modélisations démographiques et génétiques censées établir que la population relictuelle des Pyrénées n’était « pas viable »78 – une affirmation théorique contredite empiriquement par tous les cas de populations reconstituées, dans des conditions favorables, à partir d’une seule femelle fécondée ou de quelques individus (par exemple les bisons de Pologne), ou d’espèces « envahissantes » s’étant répandues dans un nouveau milieu à partir de très petits effectifs de départ, mais soumis à la sélection naturelle, ce qui permet d’en éliminer les individus moins bien adaptés79. En revanche, le fait que la population des Pyrénées appartienne à la même lignée évolutive que celle d’Espagne et de Scandinavie, mais pas à la même que celle des Balkans, n’a pas été prise en compte, pas plus que le fait que les conditions n’étaient manifestement pas mûres pour la réintroduction d’ours dans les Pyrénées, notamment en ce qui concerne les réactions de la population humaine locale. Cette opération a été décidée parce qu’il s’agissait d’une opération politique, porteuse d’un « message fort ». Celui-ci est présenté comme suit par ses partisans : certes, « l’homme » s’est rendu capable de toutes les turpitudes vis à vis de la nature, mais, voyez, il sait faire amende honorable, et il peut être capable de réparer ses erreurs. Ce message se veut porteur d’exemplarité et de pédagogie, vis à vis des populations humaines locales hostiles, ici aux ours, ailleurs aux loups ou aux lynx – mais cette démarche ne s’applique étrangement pas aux vipères, aux requins ou aux moustiques, là où ces espèces ont été détruites volontairement par les hommes. Ce message exemplaire comporte indéniablement une dimension positive pour tous les biologistes et citoyens attachés à la protection des espèces : il affirme que, même si elles peuvent être à certains égards dangereuses, ou du moins non directement utiles à l’homme, toutes les espèces vivantes du globe ont le droit d’exister et de partager cette planète avec nous. Ce message est un peu brouillé lorsque les populations humaines locales contribuent à le faire capoter, mais on peut espérer qu’à long terme la répétition de telles « démarches pédagogiques » sera susceptible de faire progresser, lentement mais sûrement, la conscience populaire à cet égard.
52Mais ces interventions sont également porteuses d’un autre message, qui risque bien d’être le principal qu’en retient « le public » : c’est que, ce que l’homme a détruit, il peut le réparer, que dans ce domaine rien n’est irréversible, que le deus ex machina peut toujours sortir de sa boîte pour restaurer ce qui a été abîmé par notre civilisation. Or ce message est fallacieux et dangereux. Sa conclusion logique immédiate est que, si nous pouvons réparer ce que nous avons cassé, il n’y a pas de raison de modifier la relation de notre civilisation à la nature. D’un point de vue pédagogique, ce message convient très bien aux forces sociales qui dirigent notre société, et qui, principalement pour des raisons de profit immédiat, ne souhaitent nullement modifier la « gestion » actuelle de la nature, des ressources non renouvelables, de l’énergie, des espèces vivantes, etc. Il s’agit typiquement d’un de ces messages résolument optimistes et constructifs que notre société souhaite, appuie et même exige. Malheur en revanche à celui qui insistera sur le fait que chaque extinction d’espèce (fût-elle de sangsue, de moucheron ou de cloporte) sur notre planète est un fait irréversible, comme l’indique Delord : il s’agit à chaque fois de la perte d’une « cathédrale de la nature », pour reprendre l’image de Jean Massart, une catastrophe sans consolation. En science, il n’existe pas de « preuve par l’inacceptable » ou par l’« horrible », comme celle qu’évoque cette citation de Thomas Jefferson, produite par Delord, pour nier la possibilité de l’extinction des espèces : « si un maillon dans la chaîne de la nature pouvait se perdre, d’autres pourraient suivre, jusqu’à ce que, petit à petit, le système tout entier des choses vienne à disparaître ». Et pourquoi ne serait-ce pas possible ? Parce que Dieu veille ? Parce que « l’homme » veille ?
53Est-ce faire un mauvais procès à la BC que d’affirmer que ce message est l’un des plus clairs qu’elle envoie à la société – peut-être le plus lisible, le plus convaincant, le plus important ? Si l’on y met les moyens, on pourra sauver l’ours brun, la baleine bleue, l’éléphant d’Afrique, le tigre et le grand panda... Que deviendront dans le même temps les collemboles des forêts détruites de Nouvelle Guinée, les poissons endémiques des grands lacs africains envahis par des espèces introduites, la faune des récifs coralliens en cours de décalcification, etc. ? Il suffira de ne pas en parler, et ce ne sera pas trop grave, car ce ne sont pas des espèces emblématiques de grands Mammifères, les enfants ne jouent pas avec des peluches les représentant, ce ne sont pas des personnages de dessins animés et on ne les voit qu’exceptionnellement à la télévision. C’est également un message voisin que délivrent les parcs naturels, nationaux et régionaux, où l’on enferme pour la « protéger » une sous-unité à nos yeux particulièrement « importante » ou « représentative » (écologiquement, génétiquement, phylogénétiquement) de la biodiversité mondiale – se donnant ainsi quasiment toute latitude de détruire les milieux et les espèces en dehors des parcs. Il est inutile de développer plus avant ce point, qui a fait l’objet de plusieurs publications peu complaisantes, mais également peu lues et citées, du regretté François Terrasson80.
La résurrection d’espèces
54Mais Delord va plus loin, en sortant du rôle d’exégète scrupuleux des textes des autres qu’il assume dans tout le reste de son ouvrage, pour proposer de manière insistante un nouvel objectif à la BC : celui non seulement de sauver et préserver les espèces existantes, mais, au-delà, de « ressusciter » les espèces éteintes à partir de leur ADN. L’emploi à cet égard, à côté de « recréation », du terme même de « résurrection », à forte connotation chrétienne, n’est sans doute pas fortuit. Dans la conclusion de l’ouvrage il n’hésite pas à écrire, de manière ironique : « Tel le phénix, le dodo et le moa ressurgiront de leurs cendres ; tel Lazare, le lion aux dents de sabre et le Mammouth remarcheront ». Delord reconnaît les difficultés techniques de l’entreprise, et admet que cette perspective serait de nature à affaiblir « le projet conservationniste actuel qui consiste d’abord à éviter l’extinction des espèces », mais il revendique le droit à de telles réflexions de la part d’un philosophe des sciences. Cette idée de la résurrection des espèces à partir de leur ADN pourrait simplement prêter à sourire, surtout de la part des biologistes du développement qui connaissent les difficultés techniques et la probable impossibilité d’une telle entreprise, mais précisément parce que c’est un défi technique difficile, sinon impossible, en tout cas très coûteux et potentiellement très rentable en retour, et qu’elle étaye une conception « optimiste » de l’avenir des espèces, il y a tout lieu de penser que cette « fausse bonne idée » a toutes les qualités nécessaires pour enthousiasmer certains décideurs et financeurs de la recherche. Il est donc utile de s’y arrêter quelque peu.
55Rappelons tout d’abord que l’ADN d’une espèce n’est pas l’espèce, loin de là, pas plus que celui d’un individu n’est cet individu. L’idée évoquée par Delord selon laquelle il « suffirait » quasiment de disposer de la séquence numérisée de l’ADN d’une espèce pour connaître son « essence » n’est pas sans évoquer la conception de certains phylogénéticiens molécularistes actuels qui considèrent manifestement que l’unique but de la systématique est de connaître « la » séquence de chaque espèce et sa place dans un arbre cladistique de molécules pour « tout » savoir, ou du moins « tout ce qui est intéressant à savoir » sur les espèces du point de vue de la biologie de l’évolution, ce qui est faux à plus d’un titre : les arbres cladistiques fondés ne sont que des hypothèses, et de plus ils ne nous informent que sur la topologie de l’arbre des relations de parenté entre les espèces, ce qui est loin de répondre à toutes les questions que les biologistes peuvent se poser sur les caractères des espèces, leur évolution, leur adaptation, les mécanismes de la sélection qui ont abouti à leur mise en place, etc. Delord identifie quasiment l’espèce à « l’information génétique de ses membres », comme si tous ses membres portaient la même information génétique (négation du polymorphisme) et comme si l’espèce se réduisait à cette information. De telles approches essentialistes de l’espèce, dans lesquelles la séquence d’ADN a remplacé l’eidos platonicien, n’ont pas grand-chose à voir avec les conceptions actuelles des évolutionnistes sur les espèces vivantes.
56Évoquons brièvement ensuite les difficultés techniques de l’entreprise. Pour un non-biologiste, ce projet d’un « Extinction Park » peut paraître raisonnable et réalisable, pour peu que l’on s’en donne les moyens. Il y a pourtant loin de la coupe aux lèvres81. Si la transplantation nucléaire, à la base de la technique du clonage devenue célèbre depuis la naissance de la brebis Dolly, a été pratiquée, pour la première fois chez les Amphibiens, dès les années cinquante82, il faut rappeler qu’il ne s’agissait pas d’implanter simplement de l’ADN dans une cellule vierge, mais un noyau entier de la même espèce, prélevé juste auparavant sur un autre organisme vivant, ce qui est fort différent. La construction d’un l’organisme ne dépend pas du seul ADN nucléaire, mais de toute la machinerie cellulaire (cytoplasme, ribosomes, mitochondries, etc.) qui participe aussi à l’ontogenèse. Ce phénomène est bien illustré par exemple par les fameux « effets maternels » observés chez les hybrides : ces derniers, à divers égards, « tiennent plus » de la mère que du père, tout simplement parce que leur développement débute dans une cellule et un cytoplasme maternels. Pour pouvoir reconstituer une espèce, il faudrait donc disposer non seulement de l’ADN fonctionnel complet provenant d’un individu de celle-ci (dont l’isolement et l’injection dans un noyau vivant représenteraient déjà une prouesse technique extrême), mais encore de cytoplasme et d’organites cellulaires de cette même espèce, ce qui est totalement exclu pour des espèces éteintes car ces éléments ne se conservent pas après la mort.
57Delord envisage alors d’introduire cet ADN dans une cellule d’une « espèce proche phylogénétiquement de l’espèce disparue », ce qui implique tout d’abord la nécessité d’en avoir une à disposition. En conséquence, et si son obtention était possible, l’organisme issu d’une telle chimère nucléo-cytoplasmique ne serait pas un membre de l’espèce éteinte que l’on voulait reconstruire, mais un nouvel organisme, une sorte d’hybride. S’il pouvait croître et se multiplier, il serait le point de départ d’une nouvelle espèce, pas l’ancienne espèce « ressuscitée ». Les nombreuses expériences d’hybridation artificielle entre animaux, qui pourtant sont, comparées à ce projet, bien plus simples et « faciles » à réaliser, se heurtent à des multitudes de facteurs d’échec et ne réussissent à donner des adultes viables, dans des cas relativement rares, qu’entre espèces phylogénétiquement proches et ayant conservé des systèmes de régulation génétique très voisins et compatibles83. Il est fort probable que la technique de transplantation d’ADN n’aurait des chances de réussir qu’entre organismes extrêmement voisins, donc que l’emploi de cette technique ne serait tout simplement pas envisageable entre espèces de genres différents ou encore plus éloignées. Ceci étant fait, il serait nécessaire de disposer, pour les espèces bisexuées en tout cas, d’au moins un mâle et une femelle, et de préférence de plusieurs individus des deux sexes, de manière à pouvoir repartir d’un échantillonnage plus large du pool génique de l’espèce. Admettons encore que de tels organismes puissent se développer : pour qu’ils aient des caractères voisins de ceux de l’espèce éteinte, il faudrait que lors de leur ontogenèse ils aient bénéficié d’influences épigénétiques identiques ou semblables à celles de l’espèce disparue, non seulement en ce qui concerne la machinerie intracellulaire, mais également leur nutrition et les conditions physico-chimiques du milieu : oxygénation, température, humidité, lumière, etc. Enfin, chez les espèces où l’apprentissage et l’imitation jouent un rôle déterminant dans la mise en place des comportements, tels que les Mammifères et Oiseaux, l’absence de la mère ou du groupe social interdirait l’acquisition de nombreux comportements indispensables aux membres d’une espèce « naturelle ». Un individu ne se réduit pas à son « information génétique » et, comme le reconnaît Delord, même de vrais jumeaux univitellins ou des isojumeaux obtenus par clonage ont des caractères différents. Tous ces facteurs combinés suggèrent très fortement que, si toutefois une telle opération était réalisable dans un futur lointain et à très grand coût, elle donnerait naissance, au mieux à une pâle copie de l’espèce originale (un peu comme les pseudo-aurochs « reconstitués » à partir de croisements entre bovins actuels évoqués par Delord), et au pire à des sortes de monstres de Frankenstein n’ayant rien à voir avec ce que leur « créateur » avait voulu obtenir.
58Pourtant, admettons encore que, malgré toutes ces difficultés, des moyens considérables soient mis à la disposition de chercheurs pour réaliser cette œuvre de démiurge. À quels organismes pourrait-elle être consacrée ? Sans doute à certains Vertébrés, dont les ovules sont de grosse taille, aisément accessibles à l’expérimentation, manipulés depuis longtemps par les embryologistes, et que ceux-ci savent élever, au moins dans certains cas. Ce serait bien plus difficile pour les nombreux organismes dont les ovules sont de taille minuscule, protégés par des enveloppes, ou se développent au sein de l’organisme maternel, d’un autre organisme ou d’un autre abri, sans parler de tous ceux dont les modes de reproduction nous sont complètement inconnus. Dans tous ces cas, il faudrait commencer tout « simplement » par la mise au point de techniques spécifiques d’élevage des œufs en conditions artificielles, ce qui exigerait un travail long, coûteux et particulier pour chaque groupe d’organismes.
59Mais tout cela n’est encore rien. Car, pour pouvoir reconstituer une espèce éteinte à partir de son ADN, un préliminaire important est que nous devrions... disposer d’un échantillon complet de l’ADN d’au moins un individu de l’espèce ! Et là nous revenons au point de départ de notre discussion. N’oublions pas que nous n’avons jusqu’ici récolté, étudié, « décrit » et nommé que moins de 2 millions d’espèces du globe, pour peut-être 13-14 millions d’espèces ou bien plus. Cela signifie que, à la date d’aujourd’hui, nous n’avons aucun exemplaire des 12 millions d’autres, et a fortiori aucun échantillon de leur ADN. Si nous ne faisons pas un effort gigantesque pour les récolter, beaucoup de ces espèces seront étreintes d’ici un siècle et il sera définitivement trop tard pour obtenir leur ADN. Quant aux espèces qui portent un nom dans nos publications, catalogues et bases de données, nous sommes loin d’avoir un spécimen de chacune dans les collections de nos muséums, et dans la très grande majorité des cas leur ADN est dégradé, brisé, incomplet ou inaccessible et ne peut pas même être séquencé, comme l’ont montré les travaux récents portant sur l’« ADN ancien »84 : dans de tels cas il ne faut même pas songer à les faire « revivre ».
60Contrairement à la vision « néo-essentialiste » développée par Delord, une espèce ne correspond pas à une « idée » ou une « essence » éternelle qu’on pourrait faire réapparaître à tout moment à partir d’une « formule magique » (sa séquence d’ADN), c’est une entité historique réelle et contingente, dont l’apparition et les particularités étaient imprévisibles et qui ne peut être reconstituée après son extinction. Il est bien dommage, peut-être, de devoir renoncer à ce rêve, qui correspond pleinement à une « utopie » comme la caractérise Delord lui-même : « il est vrai que l’utopie porte toujours en elle les germes de la destruction et du mal, qui naissent de ce constat incontestable que l’utopie ne supporte pas le réel ».
61En résumé, la perspective de pouvoir effectuer la « résurrection » des espèces éteintes est excessivement ténue, et ne pourrait être envisagée, dans les perspectives les plus favorables, que pour quelques organismes, principalement des Vertébrés de grande taille, déjà connus de la science, et très voisins d’espèces encore présentes dans la faune vivante. Le rêve prométhéen de pouvoir faire revivre des dinosaures, des mammouths ou, pourquoi pas, des australopithèques, est certes susceptible d’exciter un certain nombre d’esprits, mais il se situe dans la même logique de pensée que celle évoquée ci-dessus pour beaucoup d’actions de BC : lorsqu’on parle « des espèces », on pense en fait réellement aux seules espèces qui « intéressent » la plupart des personnes qui se préoccupent fort peu des extinctions de millions d’espèces « anecdotiques » – à savoir les Vertébrés de grande taille, relativement « proches de l’homme », nos cousins en d’autres termes, ou encore des espèces particulièrement grandes, spectaculaires, « médiatiques », ou notablement « utiles » ou « nuisibles » à l’homme : on est donc là en plein dans une démarche anthropocentrique, la nature étant mesurée à l’aune de l’homme, de ses intérêts matériels immédiats et de son intérêt intellectuel étroit. Anthropocentrisme ne signifie pas seulement « utilitarisme » au service de l’homme. Ce terme désigne toute démarche étudiant, mesurant, valorisant le monde en partant d’un « point de vue » centré sur l’homme, ses besoins, ses intérêts et ses priorités : c’est bien le cas d’une approche des espèces vivantes qui hiérarchise celles-ci en « importantes » et « anecdotiques ».
62Soyons franc : Delord ne prétend pas être certain que la possibilité technique de ressusciter les espèces existe réellement, mais il utilise cette discussion notamment pour mieux illustrer le concept d’espèce qu’il fait sien, sa « vision conceptualiste » de l’espèce. Notons à ce sujet que dans son livre la discussion autour du concept d’espèce chez les auteurs anciens est bien documentée, mais que les débats sur cette question dans la littérature récente sont présentés de manière partielle – Delord tient apparemment le concept d’espèce pour « inné et naturel », une notion pour le moins discutable : existe-t-il des concepts innés et naturels ? Quoi qu’il en soit, tous les lecteurs d’un livre n’en saisissent pas nécessairement toutes les nuances et subtilités. La possibilité existe que cette idée présentée de manière récurrente dans l’ouvrage et jusque dans sa conclusion, ne tombe pas que dans des oreilles de sourds. Cette idée a tout pour plaire à certains sponsors en mal de publicité, et même à certains des « experts » académiques de la science contemporaine qui dirigent largement celle-ci : elle repose sur une utilisation de techniques nouvelles, complexes, difficiles à mettre au point, qui exigerait sans aucune doute le développement d’appareillages nouveaux, d’un grand intérêt financier pour l’industrie ; elle s’appuie sur le succès des représentations médiatiques de l’ADN ; et elle permet de se « consoler » des extinctions d’espèces qui ne préoccupent nullement la plupart de ces personnages, sauf à tenter de redorer leur blason en « réparant » le mal qui a été fait – et surtout sans rien avoir à changer au mode actuel de fonctionnement de notre société. Cette idée pernicieuse, si par malheur elle rejoignait le domaine des projets, viendrait s’ajouter, en plus grave, aux autres problèmes évoqués ci-dessus : vraiment, s’il s’avérait possible dans l’avenir de les ressusciter pour les mettre dans un « Extinction Park », il n’y aurait plus lieu de se préoccuper des menaces pesant sur la plupart des espèces de ce globe. Ceux qui parlent et décident au nom de notre société sont pour la plupart complètement fascinés par la technique et croient (ou tentent de faire croire) qu’il peut exister des solutions techniques à tous les problèmes posés par le fonctionnement de notre civilisation85 : c’est le cas par exemple des projets de technologies d’« engineering climatique », par dispersion de milliards d’éléments dans la stratosphère ou les océans, ou d’enfouissement du gaz carbonique dans les profondeurs de la lithosphère – toutes « solutions » dont les conséquences à long terme quant au fonctionnement de la biosphère sont imprévisibles, tant les interactions en cause sont nombreuses et complexes, et surtout pour beaucoup d’entre elles inconnues et non modélisables actuellement. Dans une société qui n’a manifestement rien encore appris des « crises » de la vache folle, de l’amiante ou de la catastrophe de Tchernobyl, il n’est guère responsable de lancer de nouvelles idées dont de nouveaux apprentis sorciers à la recherche de profit ou simplement de notoriété soient susceptibles de s’emparer.
Que faire lorsque la maison brûle ?
63Dans un manuscrit inédit (faute d’éditeur) mais largement diffusé de manière privée en 200086, j’avais utilisé l’image (depuis devenue célèbre) de la maison qui brûle, par référence à un film de Carmelo Bene où, enfermé dans une maison en feu, le cinéaste parvient à s’enfuir en extrayant des flammes un seul objet, qui lui paraît le plus important à sauver : l’annuaire téléphonique, choix dont la pertinence est pour le moins discutable. N’est-ce pas une erreur de cette ampleur qu’est en train de commettre la communauté scientifique face à la crise de la biodiversité et notamment à l’extinction massive prévisible de millions d’espèces ?
64Face à une telle crise, plusieurs attitudes sont envisageables. Aucune n’est en soi « meilleure » ou « plus scientifique », car ce choix est un choix éthique. En fonction de critères éthiques non anthropocentriques, certains peuvent même aller jusqu’à dire, au moins à titre de provocation à visée pédagogique : ne faisons rien, « l’humanité disparaîtra, bon débarras »87. Bien sûr, face à une maison qui brûle, on peut rappeler que d’autres maisons ont déjà brûlé dans le passé (il y a déjà eu d’autres grandes crises d’extinctions sur terre), et en déduire qu’il est inutile de faire quoi que ce soit aujourd’hui. On peut également déclarer : peu importe que cette maison brûle, on en reconstruira une autre (l’évolution n’est pas finie, et d’autres espèces réapparaîtront, sans doute même mieux adaptées aux nouvelles conditions que notre civilisation a créées sur la terre). C’est à peu près du même acabit que l’attitude qui consisterait à ne pas s’alarmer de l’incendie du Louvre, des Tate Galleries ou des Musées Gugenheim, sous prétexte que d’autres artistes, dans l’avenir, créeront sans nul doute encore des chefs-d’œuvre. On peut également affirmer qu’on éteindra l’incendie, et c’est l’attitude de tous ceux qui n’envisagent comme réponse à la crise de la biodiversité que de lutter contre les extinctions, en refusant de voir la nature éminemment fragmentaire et surtout « symbolique » des résultats qu’on peut attendre de telles actions. Enfin il est possible de tenter de sauver ce qui peut l’être tant qu’il en est encore temps, en essayant de ne pas faire d’erreur grave au niveau de ce choix. En l’occurrence, il s’agit de reconnaître que, à part quelques exceptions qui méritent d’être traitées à part (les espèces « emblématiques » qui seront peut-être sauvées dans des zoos ou des réserves), nous n’aurons pas les moyens d’enrayer significativement les extinctions massives de Nématodes, Mollusques, Insectes et Amphibiens des sols, des graminées, de la canopée, des milieux humides, surtout dans les écosystèmes forestiers tropicaux, mais également dans beaucoup d’autres milieux. Il serait encore possible, en mettant rapidement sur pied un programme ambitieux, de récolter et fixer des millions de spécimens, des tissus, de l’ADN, des photos, des films, des enregistrements de chants, des observations, du nombre le plus élevé possible d’espèces vouées à une destruction irrémédiable et rapide, comme témoin pour l’avenir et pour études ultérieures (anatomiques, taxinomiques, phylogénétiques, etc.) Après tout, quand Carmelo Bene sauvait un annuaire, il se préoccupait de préserver une base de données ! Son erreur ne résidait pas là, mais dans le fait que celle-ci existait à d’innombrables exemplaires, ce qui n’est pas le cas pour l’inventaire de la biodiversité !
65Si ce travail est bien fait, ce matériel pourra être étudié dans de bonnes conditions même dans des centaines d’années – comme nous le faisons aujourd’hui pour les spécimens conservés dans nos muséums, certains depuis des siècles, et certains appartenant à des espèces aujourd’hui éteintes. Comme le savent bien les paléontologues, il peut suffire d’un seul spécimen, même très incomplet, pour obtenir des informations parfois cruciales pour la compréhension de l’évolution de tout un groupe : à cet égard, la différence fondamentale n’est pas entre un et deux, cinq ou cent spécimens, mais entre aucun et un spécimen88. Un seul spécimen est porteur d’innombrables informations, dont certaines ne pourront peut-être être obtenues que lorsque de nouvelles techniques d’étude existeront, comme ce fut déjà le cas à de nombreuses reprises dans le passé : le même spécimen étudié en 2010 livre bien plus d’informations qu’il n’en livrait en 1758. Mais en l’absence de spécimens, rien de tout cela n’est possible. Toutefois, pour que cela soit envisageable dans l’avenir, il faudrait avant tout que la communauté scientifique se donne comme objectif d’organiser, rationaliser et intensifier considérablement l’effort d’exploration de toutes les régions encore non entièrement anthropisées de notre globe, et de récolte massive de spécimens, tissus et autres informations concernant ces espèces.
66D’une certaine manière, il s’agirait alors de constituer une banque de « pré-fossiles » pour les générations qui nous suivront. Cette perspective d’un « mausolée de la biodiversité » est certes moins glorieuse, excitante, optimiste et « porteuse » que celle de « sauver les espèces », mais elle est honnête et lucide et, contrairement à cette dernière, elle correspond à un objectif réalisable. Du reste, cette idée de sauver au moins des spécimens et des informations, face à la perspective d’extinctions inéluctables, n’a rien de nouveau, comme le montre la remarquable citation de Strickland & Melville reproduite par Delord : « Le travail du naturaliste consiste par conséquent à préserver sur les étagères de la science les connaissances sur ces organismes éteints et en train d’expirer, lorsqu’il est incapable de préserver leurs vies ; si bien que notre connaissance des merveilles des règnes animaux et végétaux ne puisse souffrir le moindre détriment par les pertes que la création semble destinée à subir »89. Aucun taxinomiste sérieux ne prétendra qu’il serait possible de connaître et récolter « toutes les espèces », ne serait-ce que parce que 99,9 % des espèces qui ont vécu sur terre sont aujourd’hui éteintes90 et que nous ne pourrons jamais, non seulement les connaître, mais encore reconstituer avec quelque vraisemblance leurs particularités. Mais nul biologiste de l’évolution compétent et honnête ne pourrait déclarer que l’augmentation quantitative de notre échantillonnage des espèces vivantes est sans effet sur la qualité et la fiabilité de notre compréhension de l’évolution biologique.
67Delord, après bien d’autres, énumère les « raisons » de sauvegarder la biodiversité : économiques, bio-médicales, écologiques, esthétiques, etc. Aucune de ces « raisons » n’est proprement « scientifique » : elles sont toutes inféodées à des choix éthiques, même lorsque ceux-ci sont présentés comme des « évidences ». Il est tout à fait possible de considérer, selon une conception étroitement utilitariste, que la biodiversité n’a aucun intérêt, aucune valeur, en dehors des espèces directement utiles à l’homme. Ainsi que le souligne Delord, même si nos connaissances actuelles sur le fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère indiquent le contraire91 et si le principe de précaution nous suggère la plus grande prudence à cet égard92, il n’est pas possible d’affirmer scientifiquement que la survie de l’espèce humaine serait réellement menacée si 90 % des espèces vivantes du globe, ou même plus, disparaissaient, et s’il ne subsistait, comme dans le roman Ravage de René Barjavel, que la vache, la poule, le chien et quelques autres espèces. Si l’on se place sur le plan de la défense de ses intérêts propres, chaque groupe plus ou moins individualisé d’humains peut avoir des objectifs différents, y compris dans le domaine de la conservation des espèces. En tant que tels, les pêcheurs ne peuvent pas être favorables à l’extinction des espèces de poissons qu’ils exploitent, ni les apiculteurs à celle des abeilles – indépendamment du rôle de ces organismes dans le fonctionnement des écosystèmes, y compris pour l’alimentation de l’humanité. Qu’en est-il des biologistes qui étudient la BEv ? Peuvent-ils, sans renoncer à leur activité, être favorables à la destruction de leur objet d’étude ? Ils ne le pourraient que si l’évolution était téléologique, programmée, si elle obéissait à des lois déterministes, si l’on pouvait construire un tableau de Mendeleiev des espèces vivantes et prévoir les caractéristiques de celles que nous ne connaissons pas à partir des caractéristiques de celles que nous avons étudiées93. Ce n’est pas le cas et, comme le montre bien Delord, la plupart des tentatives de formuler des « lois générales de l’évolution » se sont soldées par des échecs. La plupart de ces « lois » sont des généralisations abusives faites à partir de cas particuliers : ainsi, beaucoup d’espèces d’Insectes vivant dans des îles sont aptères, mais pas toutes, beaucoup d’espèces de haute montagne sont sombres, mais pas toutes, etc., car certaines particularités du mode de vie des espèces peuvent toujours donner lieu à une sélection naturelle dans un sens inhabituel. Seule l’étude concrète des espèces réelles permet d’établir leurs caractères et leur histoire, et les tentatives de modélisation a priori de l’évolution sont vouées à l’échec. La reconstitution des relations de parenté entre espèces ne peut s’effectuer qu’a posteriori, une fois ces espèces découvertes et étudiées : c’est une machine, ou plus exactement un arbre à remonter le temps94, mais pas une machine permettant de prédire ce qui va se passer.
68Nous savons que nous ne pourrons jamais connaître dans son détail l’histoire de la vie, puisque la majorité des espèces qui ont vécu sur terre sont éteintes et que les fossiles qui subsistent ne représentent qu’un sous-échantillonnage biaisé et très insuffisant pour pouvoir tout reconstruire et comprendre. Toutefois la situation est bien plus favorable pour les espèces actuelles, du moins tant qu’une grande proportion ne s’en est pas éteinte : l’étude fine des caractères phénotypiques et génotypiques des 13-14 millions d’espèces qu’abrite peut-être encore la terre serait une mine d’or incomparable pour la compréhension et la reconstitution de l’histoire des espèces vivantes, y compris pour une partie des espèces éteintes, celles qui se situent dans les lignées directes d’espèces actuelles. Il est difficile dans ces conditions de comprendre comment des taxinomistes, des systématiciens, des biologistes de l’évolution peuvent être hostiles à une accélération considérable de l’inventaire des espèces vivantes du globe. Un tel travail ne pourrait pas se faire seulement à l’aide de solutions techniques (barcoding, taxinomie moléculaire, cyber-taxinomie, bases de données en ligne, etc.), fort prisées des « décideurs » actuels, mais il exigerait une augmentation quasi-immédiate et considérable du nombre de professionnels de la taxinomie, pour récolter les espèces sur le terrain dans le monde entier, les étudier au laboratoire, stocker des spécimens, et publier les résultats.
69Selon Wilson, la collectivité internationale des taxinomistes ne compte qu’environ 6 000 professionnels, et cette petite collectivité est une des plus mal financées et mal reconnues de l’ensemble de la communauté scientifique95. Dans les décennies qui viennent, ce sont des dizaines ou centaines de milliers de taxinomistes professionnels qui devraient être recrutés, des dizaines ou centaines de milliers de grandes expéditions de terrain pour la récolte de spécimens qui devraient être organisées, notamment dans les régions tropicales du globe, si l’objectif de réduction massive du fossé taxinomique était considéré prioritaire. Notre génération est la dernière susceptible de jouer ce rôle, car dans quelques décennies il sera trop tard pour récolter, stocker et étudier, ou permettre à nos descendants d’étudier, les espèces qui auront alors disparu. Certains chercheurs défendent aujourd’hui l’idée que puisqu’en deux siècles et demi la taxinomie n’a pas été capable de décrire la majorité de la biodiversité, cet objectif est irréaliste et qu’il faut même l’abandonner complètement, d’autant plus que la connaissance détaillée des espèces du globe n’est pas indispensable, puisqu’elle peut être remplacée par des modèles. De tels raisonnements sont à peu près aussi judicieux que si l’on avait dit il y a quelques décennies que le séquençage du génome humain, n’ayant pas été effectué jusqu’alors, était irréaliste, et pouvait être remplacé par des modèles ou des hypothèses. L’objectif d’un inventaire « quasi-complet » des espèces du globe serait matériellement parfaitement réalisable si notre société décidait de se donner les moyens de l’atteindre, et ce n’est que pour des raisons sociales qu’il apparaît aujourd’hui totalement « irréaliste » ou « utopique ». Mais n’était-il pas utopique, quelques décennies avant la réalisation de ces projets, de penser pouvoir un jour envoyer un robot sur mars, séquencer la totalité du génome humain ou « maîtriser » l’énergie nucléaire ? Dans le domaine de la science, et surtout lorsque l’on dispose d’un objectif bien identifié et de méthodologies permettant de l’atteindre, ne sont irréalistes ou utopiques que les recherches que les scientifiques (ou leurs maîtres, patrons et bâilleurs de fonds) décident de ne pas effectuer parce que notre société ne les considère pas prioritaires ou même utiles.
70Il y a plus de vingt ans que certains biologistes ont tiré la sonnette d’alarme face aux extinctions et estimé qu’une des urgences absolues de la recherche au xxie siècle96, avant la recherche de la vie sur d’autres planètes ou même avant l’étude des relations phylogénétiques entre les espèces connues, était la récolte et l’inventaire des espèces inconnues du globe. Pourtant, malgré ces déclarations et ces appels, réitérés à de nombreuses reprises depuis, force est de constater que la communauté scientifique dans sa très grande majorité n’a pas encore adhéré à cette analyse et qu’aucun grand programme international comparable à ceux qui viennent d’être évoqués ou même aux programmes de lutte contre le SIDA, le paludisme ou la tuberculose ne s’est mis en place. Ceci ne devrait pas empêcher un historien des idées scientifiques de prendre conscience de l’existence de ce débat au sein de la BEx entre « conservationnistes » et taxinomistes, chacun proposant une urgence différente. Il est vrai que les biologistes qui parlent le plus fort des extinctions et de leurs « solutions » à celles-ci, que ce soit dans le microcosme scientifique ou dans le monde médiatique, sont les acteurs de la BC, et que cette omniprésence peut faire accroire à une unanimité. Mais, comme l’écrit Delord, en science, « L’unanimité n’est pas la vérité ». Il serait sans nul doute fort intéressant et utile de se demander pourquoi, malgré l’existence d’arguments forts en faveur de l’approche taxinomiste défendue ici, celle-ci ne s’est pas encore frayé un chemin au niveau des décideurs et évaluateurs de la science, sans parler du grand public. Ceci exigerait toutefois de quitter le domaine théorique des discussions et « combats d’idées » pour entrer dans un domaine peu évoqué par Delord, la sociologie de la science et les relations entre le pouvoir politico-économique et la science dans notre société. C’est ce point que nous allons aborder brièvement pour finir.
Les extinctions, la science et la société au début du xxie siècle
71Le travail de Delord frappe par l’approche pour ainsi dire « désincarnée » qu’il présente de l’histoire des idées et des actions dans le domaine de la biologie des extinctions. À ce titre, s’il s’agit bien d’une étude d’« histoire des idées scientifiques », il ne s’agit pas pleinement d’« histoire des sciences », en tant que processus matériel, social et économique. À lire ce livre, on pourrait penser que ces débats se sont menés, et surtout se mènent actuellement, dans un monde abstrait où n’interviennent que des idées et des arguments, parfois des goûts ou des opinions subjectives assumées comme telles, mais jamais des conditions matérielles et sociales susceptibles d’orienter des choix ou d’imposer des décisions. Or le mode actuel de fonctionnement de « la science », ou plus exactement des institutions scientifiques, est bien loin de se limiter à un « débat d’idées » entre intellectuels ou spécialistes : les pressions imposées par les modes d’évaluation et de financement de la recherche, par les modalités de recrutement et de progression de carrière, laissent en fait peu de place à ces débats théoriques. Sans pour autant s’engager dans une analyse approfondie de cette question, qui aurait été hors sujet, ce travail se serait fortement enrichi s’il avait au moins mentionné le problème, et avancé quelques pistes quant à la nature de la pression exercée par « la société » sur « la science », notamment dans des domaines sensibles à plusieurs égards comme celui de la BEx.
72Il n’est pas possible de rentrer ici dans les détails du fonctionnement de la recherche en France et dans le monde à notre époque, mais quelques remarques permettront de replacer le problème des extinctions dans un cadre social. Les chercheurs ont toujours été soumis à une pression de la société pour leurs choix de sujets de recherche, mais cette pression sur leur travail n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Elle se traduit de mille manières dont seulement quelques-unes pourront être évoquées ici. Elle est particulièrement forte en France au début du xxie siècle, en raison de la centralisation du pays et de la dépendance quasi-absolue de la grande majorité des chercheurs vis à vis du pouvoir politique. Il en va relativement différemment dans un pays comme les États-Unis où la recherche est moins centralisée et où une partie importante de celle-ci dépend d’organismes privés. En raison de sa brièveté, l’analyse qui suit est nécessairement schématique, mais elle indique de grandes lignes de réflexion que Delord ne suggère pas.
73Toute l’histoire des sciences démontre que la liberté intellectuelle des chercheurs est indispensable à la création intellectuelle et au progrès des connaissances. Nous ne sommes plus au temps de Lyssenko, pourtant la recherche scientifique, notamment en Europe occidentale, a rarement été autant encadrée, dirigée, contrôlée, évaluée, programmée, récompensée ou punie, pour ne pas dire caporalisée, qu’aujourd’hui. Bien entendu, il ne manque pas de gens pour justifier cet étroit contrôle de l’activité, sinon de la pensée, des chercheurs : puisque c’est l’État, donc « la société », qui les paye et qui finance leurs travaux, les chercheurs ont des comptes à rendre et ne peuvent décider seuls de ce qui est utile à cette dernière. Pour en juger, il sera nécessaire de s’appuyer sur des « experts ». Ceux-ci seront les dépositaires de ce qu’il est maintenant à la mode d’appeler la « demande sociétale », selon un néologisme hideux mais non anodin97 de la Lingua Quintae Respublicae, la « novlangue » contemporaine98. Notons la nuance : il ne s’agit pas de demande « sociale », mais « sociétale ».
74Les chercheurs ne vivent pas dans un monde abstrait où seules des idées se transmettraient et s’affronteraient. Ils ont besoin de financements, de postes, de locaux, de reconnaissance institutionnelle. Ils font actuellement l’objet, notamment en France, d’un contrôle tatillon sans précédent de leur activité. Ce contrôle est présenté officiellement comme une « évaluation par les pairs », désignée par Delord comme « responsabilité critique entre pairs », selon le modèle de la « peer review » – la relecture des articles scientifiques, avant leur acceptation pour publication, par des « referees » anonymes. Toutefois, ce qui caractérise habituellement un « pair », c’est qu’il est reconnu comme tel par la personne dont il est le « pair » lui-même. Ce n’est pas le cas dans beaucoup de domaines de la recherche actuelle, et tout particulièrement dans celui que nous avons discuté ci-dessus, la systématique et particulièrement la taxinomie. La raison en est aisée à comprendre. Lors des dernières décennies, cette discipline, qui existe depuis 250 ans, a été quasiment laminée, ayant été progressivement remplacée dans le paysage scientifique par des disciplines plus récentes, dont la plupart sont progressivement issue de la systématique elle-même dans le passé, mais en sont maintenant bien distinctes, comme la biologie évolutive, la génétique ou l’écologie. Actuellement, fort peu d’institutions de recherche continuent à abriter des chercheurs, des équipes et des laboratoires impliqués dans la recherche en taxinomie et réellement compétents dans ce domaine complexe. L’« évaluation » de la recherche dans un établissement ne pouvant être confiée à des chercheurs de celui-ci, il est nécessaire de faire effectuer celle de la taxinomie par des chercheurs d’autres établissements, où précisément ce type de recherche n’a plus cours.
75Longtemps effectuée sur la foi d’une analyse réelle des qualités des travaux d’un chercheur ou d’une équipe, qui exigeait d’en prendre connaissance et d’en étudier le contenu, l’évaluation est maintenant passée à un stade « industriel » qui ne permet plus ce travail sérieux. Dans beaucoup de pays européens dont la France, elle repose en grande partie sur l’emploi d’un « évaluateur quantitatif », le « facteur d’impact » (impact factor ou IF), qui repose sur le taux de citation de certaines publications, indexées par une base de données gérée par une entreprise privée nord-amérivaine à but lucratif (ISI). Il serait trop long d’expliquer ici en détail pourquoi, mais cet évaluateur, dont la pertinence est fort discutable de manière générale99, l’est tout particulièrement dans le cas de la recherche en taxinomie100. La très grande majorité des publications dans ce domaine, et notamment les plus importantes pour la discipline (révisions de genres, familles ou autres taxons, ou de la faune ou la flore d’un pays ou d’une région) s’effectuent dans des périodiques ou séries de monographies qui ne sont tout simplement pas pris en compte par le système des IF : leurs IF ne sont ni bons ni mauvais, ils sont non-existants. À l’aune de ce critère, c’est toute la recherche en taxinomie, en tant que telle, qui est condamnée et ne peut faire l’objet d’une « évaluation favorable » – quelle que soit par ailleurs la qualité des travaux dans ce domaine. Il existe, certes, de bons et de mauvais travaux en taxinomie, mais le système actuel ne permet pas de les distinguer. Pour bénéficier de financements, éventuellement de postes ou de « prime de recherche », un taxinomiste devra détourner une part importante de son travail pour effectuer autre chose, et ce sera au détriment de son travail en taxinomie. Actuellement, les travaux des taxinomistes ne font pas l’objet d’une évaluation spécifique en fonction de leur qualité scientifique, mais d’un rejet global en tant que tels, ce qu’on pourrait appeler un rejet disciplinaire : ce ne sont pas les taxinomistes individuels, c’est la discipline elle-même dans son ensemble qui fait l’objet d’une non-reconnaissance, d’une dévaluation globale. Comme on pourrait s’y attendre, ce type d’évaluation inadéquate n’est pas un encouragement à effectuer des travaux de qualité, et constitue plutôt un encouragement à la médiocrité. La qualité de la recherche dans ce domaine s’en ressent, ce qui constitue l’une des dimensions de la crise de la taxinomie101.
76Un nouveau vocable a pris une importance considérable dans les discours récents sur la recherche : c’est le terme d’« excellence ». Ceux qui ont la bouche pleine de ce terme feraient bien de relire les pages de Jean Rostand ou d’autres amoureux de la science du passé, qui considéraient celle-ci comme une entreprise collective dans laquelle chacun apporte « sa petite pierre », et où certes il existe des avancées particulièrement spectaculaires, mais qui se nourrissent du travail quotidien de nombreux travailleurs modestes. Les critères dits d’« excellence » actuellement employés dans l’évaluation de la recherche vont à l’encontre de la taxinomie. Citons-en quelques-uns. La fascination actuelle pour l’« exceptionnel », le « rare », le « maximum » ou le « minimum », transfère dans le domaine de la science un langage de palmarès, de classements et de « records » qui caractérise notre « société du spectacle ». L’obtention de « prix scientifiques » devient un critère fondamental non seulement de qualité mais encore de pertinence de la recherche. Aucun taxinomiste n’aura jamais le prix Nobel, ou sinon ce sera pour avoir fait autre chose que de la taxinomie. Un taxinomiste aura des chances de faire parler de lui en bien (ou d’être bien « évalué » par un comité ou conseil quelconque) s’il a découvert et décrit « le plus ancien fossile humain », « le plus grand dinosaure », « le plus petit vertébré », « le plus grand nombre d’espèces de tel groupe ou tel pays » ou l’organisme qui vit « le plus profond » ou dans le milieu le plus « extrême », « le plus rare » ou, pourquoi pas, « le plus jaune », mais malheur à celui qui se sera contenté d’étudier des organismes sans caractères spectaculaires ou d’autres raisons d’accrocher un superlatif à son travail.
77Enfin, notons que, dans toutes les disciplines scientifiques actuelles, celles qui font l’objet d’un soutien sans faille des institutions et des instances d’évaluation sont celles qui emploient des technologies « modernes », complexes et coûteuses, et qui requièrent le moins de personnel possible102. Cette « fascination par l’outil » (au détriment des questions et de la réflexion) ne s’explique pas seulement par le développement considérable des techniques depuis un siècle et par un goût immodéré pour tout ce qui est « moderne ». Elle a des racines bien plus prosaïques. Tout directeur d’équipe ou de laboratoire sait qu’il est plus facile d’obtenir un budget considérable pour acheter un équipement lourd ou des appareils coûteux que pour obtenir des salaires, des vacations, des crédits de mission. Toutefois, nous l’avons vu, la crise de la biodiversité est particulièrement mal venue car elle survient à un moment de l’histoire de l’humanité où cette discipline devrait au contraire bénéficier d’un soutien considérable afin d’être à même de jouer le rôle historique qui devrait être le sien.
78Il existe bien un certain nombre de programmes, nationaux, européens ou internationaux, qui affichent le développement de la taxinomie parmi leurs objectifs officiels. Ces programmes, comme tous les programmes de recherche actuellement, sont contrôlés par un petit nombre d’« experts » qui ont tous en commun de partager un grand respect pour les institutions, notamment européennes, et les objectifs généraux en matière de recherche fixés par celles-ci. Un point commun de tous ces objectifs est avant tout que tous les grands projets de recherche se fassent à « moyens humains » constants sinon en baisse, afin de diminuer la masse salariale. En revanche, du côté des investissements en équipement et fonctionnement, les robinets financiers sont bien plus aisés à tenir grands ouverts. Il s’agit manifestement d’un critère déterminant quant aux choix effectués par ces grands programmes, qui favorisent les aspects techniques de la taxinomie (phylogénie moléculaire, génomique, mise en réseau des institutions, constitution de bases de données, etc.) La seule vraie question qui devrait être posée au niveau de ces « grands programmes », celle de la création de milliers de postes de chercheurs en taxinomie dans le monde et de grandes campagnes de récoltes sur le terrain, n’y est jamais posée, car c’est une question qui dérange. Pourtant, comme l’ont fait très justement remarquer récemment un groupe de chercheurs, surtout brésiliens103, tant que le problème de la formation et du recrutement massif de taxinomistes ne sera pas posé à l’échelle mondiale, ce qui impliquera nécessairement un affrontement avec les responsables institutionnels actuels de la science, tous ces grands programmes relèveront de « comportements magiques » à la recherche de « solutions miracles » mais ne changeront quasiment rien au fond du problème.
79Sous la plume d’Hervé Morin, le journal Le Monde a publié un article sur les infrastructures de recherche en Europe104, où l’on lit : « Un brise-glace de 200 mètres de long (360 millions d’euros), un réacteur de recherche sur les centrales nucléaires de quatrième génération (500 millions d’euros), une nouvelle source de neutrons (1 050 millions), un radiotéléscope s’étendant sur 1 kilomètre carré (1 150 millions), un ensemble de super-calculateurs (400 millions), une base de données sur la santé, le vieillissement et la retraite en Europe (50 millions), un observatoire de la biodiversité (370 millions), un réseau pour la recherche clinique (36 millions) : ces infrastructures de recherche figurent sur une liste de 35 grands équipements dont les experts estiment que l’Europe devrait se doter pour tenir son rang en matière de recherche scientifique. » Le site web de l’ESFRI105 nous en apprend plus sur ce que « les experts » ont concocté pour permettre à « l’Europe » de « tenir son rang ». Le budget total prévu pour les 35 grands équipements est de 13 696 millions d’euros. Le seul projet portant sur la biodiversité est l’« Infrastructure for research on the protection, management and sustainable use for biodiversity », au budget de 370 millions, soit 2,7 % du total... à l’orée du siècle des extinctions ! Seules les sciences humaines et « humanités » sont plus mal traitées, avec 250 millions, mais il est vrai qu’il s’agit là aussi d’un domaine qui demande surtout des salaires, donc à négliger en priorité. Quant au fameux « observatoire de la biodiversité » à 370 millions, ses problématiques sont celles de l’écologie et de la BC, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il ne comporte pas de volet d’exploration, inventaire et description de la biodiversité, ou tout au plus réduit à la portion congrue. Ces nombres à eux seuls en disent plus long que toutes les analyses sur la réalité de l’intérêt que « notre société » porte à la biodiversité, à sa connaissance et à sa préservation. Si rien ne change, il y aura plus d’argent disponible au xxie siècle pour rechercher d’hypothétiques traces de vie sur d’autres planètes (il existe même un domaine scientifique pour cette étude, l’exobiologie, dont toutefois rien ne permet d’affirmer aujourd’hui que son objet, la vie sur d’autres planètes, existe dans le monde réel)106 que pour l’étude des espèces bien réelles qui nous entourent et qui s’éteignent sous nos yeux à grande vitesse dans l’indifférence quasi-générale.
80Actuellement en France, comme dans le reste du monde, aucun organisme de recherche ne fait figurer l’inventaire accéléré des espèces vivantes du globe parmi ses objectifs scientifiques. Parmi les nombreux « Thèmes scientifiques prioritaires » de la campagne 2009 d’attribution des allocations de recherche ministérielles pour soutenir la réalisation de thèses, aucun ne comporte les termes « taxinomie », « systématique » ou « inventaire »107. Sauf à trouver des financements privés qui les rendraient budgétairement indépendants de leur tutelle, il est donc quasiment impossible pour les établissements publics de recherche et d’enseignement supérieur dans notre pays de soutenir des thèses dans ces disciplines. Comme les autres établissements, le Muséum national d’Histoire naturelle, organisme où depuis 250 ans s’effectuent des recherches en taxinomie, se retrouve dans ce cas, mais il est vrai que la situation difficile de cet établissement dure déjà depuis un certain temps108.
81Dans les circonstances actuelles, il est donc très difficile pour un jeune chercheur intéressé par la biodiversité de choisir de se consacrer à l’inventaire des espèces vivantes, et d’autres choix seront bien plus faciles, comme ceux de disciplines fortement techniques d’étude de la biodiversité (phylogénie moléculaire, génétique évolutive) ou se plaçant dans un courant de pensée « à la mode », comme la biologie de la conservation. Il est peu probable que la communauté scientifique s’avérera capable à temps du changement drastique d’attitude que ces urgences appellent, qui pourrait s’intituler : « connaître avant de pouvoir conserver » – alors que la tendance actuelle correspond plutôt à la formule : « tenter de conserver sans connaître, et même en interdisant de connaître ». Ce faisant, elle ressemble à une armée en marche qui s’est égarée sur une fausse route et qui ignore tout des manœuvres de l’armée adverse. Pourtant, face au siècle des extinctions qui a commencé, la communauté scientifique, et au-delà l’ensemble des acteurs de notre société, ont une responsabilité historique importante. À l’heure où l’on entend beaucoup parler d’« excellence », il serait bon de se demander si la véritable excellence, pour une communauté scientifique, n’est pas d’identifier correctement les urgences et les priorités auxquelles elle est confrontée, dans le présent et pour l’avenir. En l’occurrence, il s’agit de ne pas se tromper dans nos choix face aux extinctions programmées de millions d’espèces vivantes. Nous contenterons-nous de « sauver » quelques-unes d’entre elles, les plus « utiles », spectaculaires ou « attrayantes », tout en gesticulant et affirmant que nous sauvons « la biodiversité » ? Ou tenterons-nous de réduire le plus possible notre gigantesque ignorance des espèces vivantes du globe et de construire une bibliothèque de spécimens, de données et d’informations sur celles-ci juste avant leur extinction, afin de pouvoir léguer ces connaissances aux générations de l’avenir ? Si « notre société » fait le premier choix, elle risque fort de comparaître par contumace face au tribunal de l’avenir, selon la phrase prophétique de Robert M. May : « Je pense que les générations futures considéreront comme complètement incompréhensible que nous ayons consacré aussi peu d’argent et d’efforts à l’étude de ces questions »109.
Conclusion
82Le présent texte apporte un éclairage différent de celui de Julien Delord sur la question des extinctions massives d’espèces à notre époque.
83Parmi les diverses questions que le riche ouvrage de Delord pose, deux sont à mes yeux particulièrement importantes. À la première, « la question de savoir s’il [faut] conserver toutes les espèces », le travail n’apporte que des réponses relatives, puisqu’il s’agit d’une question d’éthique sur laquelle existent plusieurs points de vue, même si Delord en privilégie un. Quant à la seconde, qui fait suite à la première, « comment s’y prendre ? », il nous renvoie aux réponses proposées par une discipline relativement récente, la biologie de la conservation. Cette discipline a fait ci-dessus l’objet d’un certain nombre de commentaires et de réserves, tout comme le « projet » de Delord d’envisager la « résurrection » des espèces éteintes à partir de leur ADN.
84Toutefois, deux questions également importantes n’apparaissent pas dans ce livre. À la première, « la biologie de la conservation peut-elle être en mesure d’arrêter les extinctions massives d’espèces avant qu’il soit trop tard ? », j’ai ci-dessus suggéré que la réponse était indéniablement négative. La seconde question, qui en découle, est la suivante : « face à l’extinction inéluctable de millions d’espèces vivantes sur notre globe avant la fin de ce siècle, les scientifiques ne se trouvent-ils pas confrontés à une urgence, à une priorité ? ». La réponse est affirmative. En paraphrasant légèrement Wheeler et al.110, elle peut se formuler comme suit : « le défi grandiose de notre époque est de créer et léguer à nos descendants un patrimoine de connaissances concernant notre planète dont les espèces vivantes seront bientôt irréversiblement décimées ». La communauté scientifique mondiale pourrait faire face à ce défi si elle se donnait les moyens de recruter des milliers de taxinomistes et d’organiser des millions d’expéditions de terrain tant qu’il en est encore temps. Pour ce faire, il faudrait qu’elle se convainque elle-même, avant d’en convaincre les « décideurs » de « notre société », qu’il s’agit d’une priorité absolue.
Notes de bas de page
1 Barbault (Robert), Des baleines, des bactéries et des hommes, Paris : Odile Jacob, 1994, p. 239.
2 Raup (David M.), Extinction : bad genes or bad luck, New York : W. W. Norton, 1991, 224 p.
3 Vadrot (Claude-Marie), Déclaration des droits de la nature, Paris : Stock, 1973, 351 p. ; Terrasson (François), La peur de la nature, Paris : Sang de la terre, 1997, 270 p. ; Rappe (André), Le défi écologique, Bruxelles : Louis Musin, 1977, 231 p. ; Mayr (Ernst), La biologie de l’évolution [préf. de Jacob François, trad. de Guy Yves, Dubois Alain & Roger Jacques], Paris : Hermann, 1981, [i-ix] + 176 p.
4 International Union for the Conservation of Nature, « La crise de l’extinction gagne encore du terrain », 3 novembre 2009, http://www.uicn.fr/IMG/pdf/Communique_de_presse_Liste_rouge_2009_International.pdf, visité le 19 septembre 2010.
5 Heywood (Vernon H.) & Watson (Robert T.) (sous la dir.), Global biodiversity assessment, Cambridge : Cambridge University Press, 1995, [i-xi] + 1140 p.
6 Dubois (Alain), « List of European species of amphibians and reptiles : will we soon be reaching “stability” ? », Amphibia-Reptilia, vol. 19, 1998, pp. 1-28.
7 Groombridge (Brian) (sous la dir.), Global biodiversity : status of the earth living resources, London : Chapman & Hall, 1992, [i-xx] + 585 p.
8 Heywood (Vernon H.) & Watson (Robert T.) (sous la dir.), op. cit.
9 Köhler (Jörn), Vieites (David R.), Bonett (Ronald M.), Hita García (Francisco), Glaw (Frank), Steinke (Dirk) & Vences (Miguel), « New amphibians and global conservation : a boost in species discoveries in a highly endangered vertebrate group », BioScience, vol. 55, 2005, p. 693-696.
10 Grimont (Patrick), communication personnelle.
11 Morris (Robert M.), « Environmental genomics : exploring ecological sequence space », Current Biology, vol. 16, no 13, 2006, pp. R499-R501.
12 Wilson (Edward O.), « The global biodiversity crisis : a challenge to science », Issues in Science & Technology, 1985, vol. 2, p. 20-29 ; May (Robert M.), « How many species are there on earth ? », Science, 1988, vol. 241, p. 1441-1449 ; Wheeler (Quentin D.), Raven (Peter H.) & Wilson (Edward O.), « Taxonomy : impediment or expedient ? », Science, vol. 303, 2004, p. 285.
13 Dubois (Alain), « Zoological nomenclature in the century of extinctions : priority vs. “usage” », Organisms, Diversity & Evolution, vol. 10, 2010, pp. 259-274.
14 Hennig (Willi), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Berlin : Deutscher Zentralverlag, 1950, [i-vii] + 370 p. et Phylogenetic systematics, Urbana, Chicago & London : University of Illinois Press : 1966, [i-vii] + 263 p.
15 Arnold (E. Nicholas), « Estimating phylogenies at low taxonomic levels », Zeitschrift für zoologischer Systematik und Evolutions-forschung, vol. 19, 1981, pp. 1-35 ; Lecointre (Guillaume), Philippe (Hervé), Lê (H. L. Van) & Le Guyader (Hervé), « Species sampling has a major impact on phylogenetic inference », Molecular Phylogenetics & Evolution, vol. 2, 1993, p. 205-224.
16 Dubois (Alain), « The influence of man on the distribution of amphibians in the Himalayas of Nepal : an example of critical evaluation of biogeographical data », in Miehe (Georg) & Zhang (Yili) (sous la dir.), Environmental changes in high Asia, Marburger geographischen Schriften, vol. 135, 2000, pp. 326-345 ; Dubois (Alain), « Amphibians of Nepal : a few words of caution », Alytes, vol. 21, 2004, pp. 174-180.
17 Bossuyt (Franky), Meegaskumbura (Madhava), Beenaerts (Nathalie), Gower (David J.), Pethiyagoda (Rohan), Roelants (Kim), Mannaert (An), Wilkinson (Mark), Bahir (Mohomed), Manamendra-Arachchi (Kelum), Ng (Peter K. L.), Schneider (Christopher J.), Oommen (Oommen V.) & Milinkovitch (Michel C.), « Local endemism within the Western Ghats-Sri Lanka biodiversity hotspot », Science, vol. 306, 2004, pp. 479-481.
18 Myers (Norman), « Threatened biotas : “hot spots” in tropical forests », The Environmentalist, vol. 8, 1988, pp. 187-208.
19 Wheeler (Quentin D.), Raven (Peter H.) & Wilson (Edward O.), art. cit., p. 285.
20 Anonyme [Systematics Agenda 2000], Charting the biosphere : a global initiative to discover, describe and classify the world’s species, Technical report, NewYork : American Museum of Natural History, American Society of Plant Taxonomy, Society of Systematic Biologists & the Willi Hennig Society, 1994.
21 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », Comptes rendus Biologies, vol. 326, suppl. 1, 2003, pp. S9-S21.
22 Stork (Nigel E.), « Measuring global biodiversity and its decline », in Reaka-Kudla (Marjorie L.), Wilson (Don E.) & Wilson (Edward O.) (sous la dir.), Biodiversity II, Washington : Joseph Henry Press, 1997, p. 41-68.
23 González-Oreja (José Antonio), « The Encyclopedia of Life vs. the Brochure of Life : exploring the relationships between the extinction of species and the inventory of life on Earth », Zootaxa, vol. 1965, 2008, pp. 61-68.
24 Ramade (François), Le grand massacre : l’avenir des espèces vivantes, Paris : Hachette, 1999, 289 p. + 8 pl.
25 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », art. cit. ; Dubois (Alain), « Phylogeny, taxonomy and nomenclature : the problem of taxonomic categories and of nomenclatural ranks », Zootaxa, vol. 1519, 2007, pp. 27-68 ; Dubois (Alain), « Identifying some major problems and their possible solutions », 2008, in Future Trends of Taxonomy, Abstracts, European Distributed Institute of Taxonomy, Carvoeiro (Algarve, Portugal), 21-23 January 2008, pp. 38-42 ; Dubois (Alain), « Handicap taxinomique et crise de la biodiversité : un nouveau paradigme pour la biologie au 21e siècle », in Linné et la systématique aujourd’hui, Paris : Belin, 2008, pp. 141-160.
26 Dubois (Alain), « Zoological nomenclature in the century of extinctions : priority vs. “usage” », art. cit.
27 Dorst (Jean), Avant que nature meure, Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1965, pp. 1-540.
28 Ramade (François), op. cit., p. 160.
29 Idem, p. 165.
30 Dubois (Alain), « Developmental pathway, speciation and supraspecific taxonomy in amphibians. 1. Why are there so many frog species in Sri Lanka ? », Alytes, vol. 22, 2004, pp. 19-37.
31 « AmphibiaWeb : Information on amphibian biology and conservation », Berkeley, California : AmphibiaWeb, 2010, http://amphibiaweb.org/, visité le 19 septembre 2010.
32 Dubois & Patin, inédit ; voir aussi Gallant (Alisa L.), Klaver (Robert W.), Casper (Gary S.) & Lannoo (Michael J.), « Global rates of habitat loss and implications for amphibian conservation », Copeia, 2007, pp. 967-979 ; Dubois (Alain) « The special message from threatened amphibians », Alytes, vol. 27, 2009, pp. 26-36.
33 Dubois (Alain), « Developmental pathway, speciation and supraspecific taxonomy in amphibians. 1. Why are there so many frog species in Sri Lanka ? », art. cit.
34 Dutta (Sushil K.) & Manamendra-Arachchi (Kelum), The amphibian fauna of Sri Lanka, Colombo : Wildlife Heritage Trust of Sri Lanka, 1996, pp. 1-232.
35 Manamendra-Arachchi (Kelum) & Pethiyagoda (Rohan), « The Sri Lankan shrub-frogs of the genus Philautus Gistel, 1848 (Ranidae : Rhacophorinae), with description of 27 new species », The Raffles Bulletin of Zoology, suppl. 12, 2005, pp. 163-303.
36 Meegaskumbura (Madhava), Bossuyt (Franky), Pethiyagoda (Rohan), Manamendra-Arachchi (Kelum), Bahir (Mohomed), Milinkovitch (Michel C.) & Schneider (Christopher J.), « Sri Lanka : an amphibian hot spot », Science, vol. 298, 2002, p. 379 ; Bossuyt et al., art. cit.
37 Manamendra-Arachchi (Kelum) & Pethiyagoda (Rohan), art. cit.
38 Sissakian (C.), « Présentation générale de l’aménagement hydroélectrique de Petit-Saut (Guyane française) et du programme de suivi écologique lié à sa mise en eau », Hydroécologie appliquée, vol. 9, no 1-2, 1997, p. 9.
39 Dubois (Alain), « I had a dream… », Alytes, vol. 25, 2008, pp. 89-92.
40 Lecomte (Jacques) (sous la dir.), Hydroécologie appliquée, vol. 9, 1997, pp. 1-262 ; Forget (Pierre-Michel) (sous la dir.), « Fragmentation de la forêt tropicale humide : le barrage de Petit Saut, rivière Sinnamary, Guyane française », Revue d’écologie – La Terre & la Vie, suppl. 2, 2002, 199 p.
41 Sissakian (C.), art. cit., p. 17.
42 Groombridge (Brian) (sous la dir.), op. cit., p. 36.
43 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », art. cit.
44 Ramade (François), op. cit., pp. 67-68.
45 Dubois (Alain), « List of European species of amphibians and reptiles : will we soon be reaching “stability” ? », art. cit. ; Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », art. cit. ; Sangster (G.), « Taxonomic stability and avian extinctions », Conservation Biology, vol. 14, 2000, pp. 579-581 ; May (Robert M.), « Tomorrow’s taxonomy : collecting new species in the field will remain the rate-limiting step », Philosophical Transactions of the royal Society of London, sér. B, vol. 359, 2004, pp. 733-734.
46 Dubois (Alain) & Nemésio (André), « Does nomenclatural availability of nomina of new species or subspecies require the deposition of vouchers in collections ? », Zootaxa, vol. 1409, 2007, pp. 1-22 p. ; Nemésio (André), « Nomenclatural availability of nomina of new species should always require the deposition of preserved specimens in collections : a rebuttal to Donegan (2008) », Zootaxa, vol. 2045, 2009, pp. 1-14 ; Nemésio (André), « On the live holotype of the Galápagos pink land Iguana, Conolophus marthae Gentile & Snell, 2009 (Squamata : Iguanidae) : is it an acceptable exception ? », Zootaxa, vol. 2201, 2009, pp. 21-25 ; Dubois (Alain), « Endangered species and endangered knowledge », Zootaxa, vol. 2201, 2009, pp. 26-29.
47 Dubois (Alain), « Species introductions and reintroductions, faunistic and genetic pollution : some provocative thoughts », Alytes, vol. 24, 2006, pp. 147-164 ; 2006, pp. 147-164 ; Dubois (Alain), « La notion de pollution biotique : pollutions faunistique, floristique, génétique et culturelle », Bulletin de la Société zoologique de France, vol. 133, 2009, pp. 357-382.
48 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », art. cit.
49 Engels (Friedrich), L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [1ère éd. 1884], Paris : Éditions Sociales, 1971, 394 p.
50 Par ex. Diamond (Jared), De l’inégalité parmi les sociétés, Paris : Gallimard, 2000, 698 p.
51 Diamond (Jared), Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris : Gallimard, 2006, 648 p.
52 Schwartz (Peter) & Randall (Doug), Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique, Paris : Allia, 2006, 77 p.
53 Diamond (Jared), Effondrement : comment les sociétés..., op. cit.
54 Lawton (John H.) & May (Robert M.), Extinction rates, Oxford : Oxford University Press, 1995, [i-xii] + 233 p. ; Ramade (François), op. cit.
55 Ehrlich (Paul), « The scale of the human enterprise and biodiversity loss », in Lawton (John H.) & May (Robert M.) (sous la dir.), Extinction rates, Oxford : Oxford University Press, 1995, pp. 214-226.
56 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « À propos des introductions d’espèces réalisées par Raymond Rollinat », Bulletin de la Société Herpétologique de France, vol. 9, 1979, pp. 59-61.
57 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « Pollution génétique et pollution culturelle », Compte rendu des séances de la Société de biogéographie, vol. 56, 1980, pp. 5-22 [rééd. in Bulletin de l’Association française des ingénieurs écologues, vol. 3, 1982, pp. 10-14].
58 Notamment Dubois (Alain), « Renforcements de populations et pollution génétique », Compte rendu des séances de la Société de biogéographie, vol. 59, 1983, pp. 285-294 ; Dubois (Alain), « Species introductions and reintroductions, faunistic and genetic pollution : some provocative thoughts », Alytes, vol. 24, 2006, pp. 147-164 ; Pagano (Alain), Dubois (Alain), Lesbarrères (David) & Lodé (Thierry), « Frog alien species : a way for genetic invasions ? », Comptes rendus Biologies, vol. 326, suppl. 1, 2003, pp. S85-S92 ; Dubois (Alain), « La notion de pollution biotique : pollutions faunistique, floristique, génétique et culturelle », art. cit.
59 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « Pollution génétique et pollution culturelle », art. cit., p. 7.
60 Ibid. ; Dubois (Alain), « Renforcements de populations et pollution génétique », art. cit. ; Dubois (Alain), « Species introductions... », art. cit.
61 Voir par exemple, Dubois (Alain), « Species introductions... », art. cit., p. 162, note 2.
62 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « Pollution génétique et pollution culturelle », art. cit.
63 Avise (John C.), Phylogeography : the history and formation of species, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2000, 447 p.
64 Habel (Jan Christian) & Assmann (Thorsten), Phylogeography and conservation biology, Heidelberg : Springer Verlag, 2010, xv + 449 p.
65 Arano (Begona), Llorente (Gustavo), García-Paris (Mario) & Herrero (Pilar), « Species translocation menaces Iberian waterfrogs », Conservation biology, vol. 9, no 1, 1995, pp. 196-198 ; Pagano et al., art. cit.
66 Graf (Jean-Daniel) & Polls Pelaz (Manuel), « Evolutionary genetics of the Rana esculenta complex », in Dawley (Robert M.) & Bogart (Jim P.) (sous la dir.), Evolution and ecology of unisexual vertebrates, Albany : The New York State Museum, 1989, pp. 289-302 ; Dubois (Alain), « Drôles d’espèces. Hybridation, perturbations de la méiose et spéciation dans le règne animal : quelques points délicats de terminologie, d’éidonomie et de nomenclature », in Linné et la systématique aujourd’hui, Paris : Belin, 2008, pp. 169-202.
67 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « Pollution génétique et pollution culturelle », art. cit.
68 Idem, notamment pour la notion de pollution culturelle.
69 Dubois (Alain), « Species introductions and reintroductions,... », art. cit.
70 Miller (Craig R.), Waits (Lisette P.) & Joyce (Paul), « Phylogeography and mitochondrial diversity of extirpated brown bear (Ursus arctos) populations in the contiguous United States and Mexico », Molecular Ecology, vol. 15, 2006, pp. 4477-4485.
71 Gould (Stephen Jay), La vie est belle : les surprises de l’évolution, Paris : Éditions du Seuil, 1991.
72 Dubois (Alain), « Renforcements de populations et pollution génétique », art. cit.
73 Dubois (Alain) & Morère (Jean-Jacques), « Pollution génétique et pollution culturelle », art. cit.
74 Pichot (André), La société pure : de Darwin à Hitler, Paris : Flammarion, 2000, 458 p.
75 Greig (J. Comrie), « Principles of genetic conservation in relation to wildlife mangement in southern Africa », South African journal of wildlife research, vol. 9, no 3-4, 1979, pp. 57-78.
76 Dubois (Alain), « Renforcements de populations et pollution génétique », art. cit.
77 Vasserot (J.), « Possibilités offertes par la Bretagne pour l’acclimatation de Reptiles et de Batraciens », Penn ar Bed, vol. 19, 1972, pp. 177-196.
78 Par exemple Chapron (Guillaume), Quenette (Pierre-Yves), Legendre (Stéphane) & Clobert (Jean), « Which future for the French Pyrenean brown bear (Ursus arctos) population ? An approach using stage-structured deterministic and stochastic models », Comptes rendus Biologies, vol. 326, 2003, pp. S174-S182.
79 Dubois (Alain), « Species introductions and reintroductions... », art. cit.
80 Terrasson (François), La civilisation anti-nature, Paris : Éditions du Rocher, 1994, 301 p. ; La peur de la nature, Paris : Sang de la terre, 1997, 270 p. ; En finir avec la nature, Paris : Éditions du Rocher, 2002, 310 p.
81 Testart (Jacques), « Le mammouth pas encore cloné », Libération, 3 mars 2009 ; Debruyne (Régis), « “Le progrès c’est l’histoire des impossibilités réalisées” : le clonage du mammouth est-il en cours ? », Résumé in Ricqlès (Armand de) (sous la dir.), Cent cinquante ans après L’origine des espèces : du darwinisme de Darwin à l’évolutionnisme contemporain, Paris : Collège de France, 10-12 juin 2009, p. 27.
82 Briggs (R.) & King (T. J.), « Transplantation of living nuclei from blastula cells into enucleated frogs’ eggs », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 38, 1952, pp. 455-463.
83 Dubois (Alain), « Le genre en zoologie : essai de systématique théorique », Mémoires du Muséum national d’Histoire naturelle, série A, vol. 139, 1988, 131 p.
84 Orlando (Ludovic), L’anti-Jurassic Park : faire parler l’ADN fossile, Paris : Belin, 2005, 272 p.
85 Dubois (Alain), « Identifying some major problems and their possible solutions », in Future Trends of Taxonomy, EDIT Symposium, Carvoeiro (Algarve, Portugal), 21-23 January 2008, pp. 38-42.
86 Voir Dubois (Alain), « Handicap taxinomique et crise de la biodiversité... », art. cit.
87 Paccalet (Yves), L’humanité disparaître, bon débarras !, Paris : Arthaud, 2006, 191 p.
88 Dubois (Alain) & Nemésio (André), « Does nomenclatural availability of nomina of new species or subspecies require the deposition of vouchers in collections ? », art cit. ; Dubois (Alain), « Endangered species and endangered knowledge », art. cit.
89 Strickland (Hugh Edwin) & Melville (Alexander Gordon), The Dodo and its kindred, London : Reeve, Benham & Reeve, 1848.
90 Raup (David M.), Extinction : bad genes or bad luck, New York : W. W. Norton, 1991.
91 Barbault (Robert), op. cit.
92 Ramade (François), op. cit., p. 192.
93 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology... », art. cit.
94 Tassy (Pascal), L’arbre à remonter le temps : les rencontres de la systématique et de l’évolution, Paris : Christian Bougois, 1991.
95 Wilson (Edward O.), « Taxonomy as a fundamental discipline », Philosophical Transactions of the royal Society of London, série B, vol. 359, 2004, p. 739.
96 Notamment Wilson (Edward O.), « The global biodiversity crisis : a challenge to science », art. cit. ; Wilson (Edward O.) (sous la dir.), Biodiversity, Washington : National Academy Press, 1988, [i-xiii] + 521 p. ; Norton (Brian G.) (sous la dir.), The preservation of species : the value of biological diversity, Princeton : Princeton University Press, 1986 ; May (Robert M.), « How many species are there on earth ? », art. cit.
97 Durand (Pascal), Les nouveaux mots du pouvoir : abécédaire critique, Bruxelles : Aden, 2007, 464 p.
98 Hazan (Éric), LQR : la propagande du quotidien, Paris : Raisons d’Agir, 2006, 125 p.
99 Joliot (Pierre), La recherche passionnément, Paris : Odile Jacob, 2001, 210 p. ; Miller (Jacques-Alain) & Milner (Jean-Claude), Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture, Paris : Grasset, 2004, 91 p. ; De Ricqlès (Armand), « De l’histoire naturelle à la biologie de l’évolution : petit retour en arrière et espoirs pour demain », La Lettre du Collège de France, no 16, 2005, pp. 28-29 ; De Ricqlès (Armand), « Quelques réflexions sur la recherche scientifique fondamentale en France », La Lettre du Collège de France, no 19, 2006, pp. 23-25 ; Lawrence (Peter A.), « The mismeasurement of science », Current Biology, vol. 17, no 15, 2007, pp. R583-R585 ; Maniglier (Patrice), « Vous avez dit “misère de la philosophie” ? », Le Monde des Livres, 29 juin 2007, supplément au journal Le Monde, p. 2.
100 Krell (Frank-Thorsten), « Why impact factors don’t work for taxonomy », Nature, vol. 415, 2002, p. 957.
101 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy... », art. cit.
102 Dubois (Alain), « Identifying some major problems and their possible solutions », art. cit.
103 Carvalho (Marcelo R. de), Bockmann (Flávio A.), Amorim (Dalton S.), Vivo (M. de), Toledo-Piza (Mário de), Menezes (Naércio A.), Figueiredo (José L. de), Castro (Ricardo M. C.), Gill (Anthony C.), McEachran (John D.), Compagno (Leonard J. V.), Schelly (Robert C.), Britz (Ralf), Lundberg (John G.), Vari (Richard P.) & Nelson (Gareth), « Revisiting the taxonomic impediment », Science, vol. 307, 2005, p. 353.
104 « L’Europe a du mal à se coordonner sur les infrastructures de recherche », Le Monde, 12 juin 2007.
105 European Commission Research Infrastructures, « European roadmap for research infrastructures, Report 2006 », http://ec.europa.eu/research/infrastructures/pdf/esfri/esfri_roadmap/roadmap_2006/esfri_roadmap_2006_en.pdf, visité le 19 septembre 2010.
106 Diamond (Jared), Le troisième chimpanzé, Paris : Gallimard, 2000, pp. 246-247 ; Dubois (Alain) & Ohler (Annemarie), Evolution, extinctions : le message des grenouilles, Paris : Le Pommier, 2010, 192 p. (Le collège).
107 Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, « Campagne 2009 d’attribution des allocations de recherche. Thèmes scientifiques prioritaires », http://edgesip.sup.adc.education.fr/RU/Alloc-recherche/alloc-flechees/ALLOC-FLECH-2009/themes-prioritaires, visité le 19 septembre 2010.
108 Dubois (Alain), Doumenc (Dominique) & Matile (Loïc), « Manifeste 92 », Cahiers de Muséum 2000, 1993, no 1, pp. 1-9 ; Dubois (Alain), « Handicap taxinomique et crise de la biodiversité... », art. cit.
109 Traduction de « How many species are there on earth ? », art. cit., p. 1448.
110 Wheeler (Quentin D.), Raven (Peter H.) & Wilson (Edward O.), « Taxonomy : impediment or expedient ? », art. cit.
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