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Conclusion

p. 595-613


Texte intégral

1En partant de l’étude scientifique du phénomène d’extinction, nous fûmes initialement interpellé par le constat suivant : il avait fallu attendre la fin du xxe siècle pour que cette calamité écologique que constituait l’extinction des espèces devienne l’objet d’investigations scientifiques poussées. N’y avai-t-il pas quelque chose de paradoxal, voire d’immoral, à ce que ce phénomène devînt un objet de science très sérieusement pris en considération alors que les extinctions d’espèces se produisaient « en masse » depuis des dizaines d’années ? Pourquoi depuis les débuts de l’écologie, et surtout depuis la constitution de la biologie des populations, il y a presque cent ans, l’extinction des espèces avait-elle été si peu abordée pour ne pas dire ignorée ?

2Il apparut toutefois que les réponses à ces questions ne suffiraient pas à cerner l’histoire de cette notion d’extinction. Il fallait donc partir plus en arrière dans le passé sur les traces ou au contraire les absences de traces d’une pensée des extinctions. Et à rebours du temps, remonter jusqu’à la genèse même de cette idée, ses conditions d’énonciation et ses conditions de possibilité.

3Le projet s’est peut-être avéré trop ambitieux en allant aussi loin dans le passé, jusqu’à la préhistoire. Ainsi, Antoine Prost affirme qu’il ne viendrait pas à l’esprit de l’historien « de s’interroger par exemple sur le sentiment de la nature chez l’homme de Cro-Magnon, parce qu’il sait la question oiseuse »1. Peut-être l’est-elle pour l’historien puriste, mais sûrement pas pour celui qui cherche à saisir, au de-là de l’origine factuelle historiquement datée d’un concept, son origine logique.

4Un autre défi se présenta dans la manière de conduire l’enquête historique, car, bien que ce travail se définisse par le regard qu’il porte sur l’histoire de l’écologie, il se distingue aussi de l’histoire des sciences classique par quelques originalités. Celles-ci relèvent, à notre sens, de deux caractéristiques essentielles de notre sujet d’étude.

5Le concept d’extinction, qui n’était qu’une simple idée informelle avant l’ère moderne, n’est pas un concept opératoire. Il ne s’agit pas, à la différence du concept central de l’écologie, celui d’« écosystème », d’une construction formelle définie dans le but de rendre compte de régularités au sein d’un ensemble de lois et de théories scientifiques. Le terme même d’« écosystème » est un néologisme, formé en 1935, qui comble à cette époque un manque conceptuel. Il a clairement une valeur paradigmatique, c’est-à-dire qu’il détermine le champ de questions et de concepts qui peuvent être invoqués pour rendre compte de l’expérience. En l’occurrence, l’écosystème permet d’interpréter sur un mode systémique (et plus particulièrement énergétique) les évolutions des facteurs biotiques et abiotiques d’un milieu naturel. Le concept d’écosystème est un objet idéal pour l’épistémologue et l’historien des sciences. Il s’accompagne en effet de méthodes scientifiques clairement identifiables, il permet d’imaginer et de réaliser de nombreuses expériences, de donner lieu à des découvertes, de donner un sens aux phénomènes dont il rend compte, de bâtir des modèles de tous ordres, etc. Il s’agit par ailleurs d’un concept temporellement délimité, avec une origine très claire, et sur lequel il est aisément possible d’étudier la trace des influences de l’époque et des scientifiques qui lui ont donné vie. Il peut enfin être l’objet de falsifications ou, au moins, être scientifiquement remis en question ; après quoi, l’écosystème rejoindra peut-être un jour le phlogistique ou l’hypothèse de la génération spontanée au cimetière des concepts scientifiques dépassés.

6Au contraire, le concept d’extinction n’est pas un concept opératoire, mais un concept factuel. Il n’a pas pour but premier de poser à la science de nouvelles questions, en suscitant de nouvelles approches et de nouvelles expériences ; il a plus modestement pour objectif initial de synthétiser les savoirs sur un phénomène, et de les relier aux autres phénomènes empiriques connus en fonction des théories scientifiques existantes.

7L’espèce s’éteint. C’est un fait. On peut toujours inventer un monde, ou supposer des changements dans le nôtre qui rendraient l’extinction des espèces non nécessaire ou impossible. De toute évidence, pourtant, personne ne contestera le fait que l’extinction des espèces est inévitable dans notre monde. Il n’y a donc rien de naïf à affirmer que l’extinction des espèces est une réalité aussi dure et certaine que la chaise sur laquelle je suis assis. Bien sûr, on pourra toujours objecter que cela dépend de ce qu’on entend par espèce et par extinction. Mais, nous avons essayé de le montrer, il n’y a derrière ces objections qu’un jeu de langage et de catégories trop imprécisément définies. L’extinction est évidemment la fin ou la terminaison d’un processus reproductif, la disparition de tous les individus d’un taxon spécifique, la mort de populations affiliées. Mais le terme d’extinction s’applique aussi à la disparition, non pas d’un processus reproductif, mais des caractéristiques propres à une espèce. Dans les trois autres types d’extinctions que nous avons recensés (extinction par hybridation, par anagenèse et par cladogenèse), la lignée phylétique ou reproductrice (en un mot, le processus vital) se poursuit, par contre l’espèce disparaît. Et ceci, qu’elle soit définie par des critères anatomiques, génétiques, écologiques ou autres ; que sa nature soit celle d’une classe ou d’un individu, que son rang taxinomique soit équivalent à celui d’une variété ou d’un genre.

8L’enquête historique que nous avons menée est donc celle d’un dévoilement long, progressif et tortueux de la réalité, avec ses résistances, ses parts d’ombre et ses illuminations fulgurantes. Elle nous a conduit sur la piste d’un ensemble de découvertes, plus ou moins justes, plus ou moins importantes, mais surtout des découvertes indissociables de leurs interprétations que nous avons toujours tenté d’analyser au mieux et sur lesquelles nous reviendrons après avoir présenté la deuxième caractéristique méthodologique de l’enquête historique.

9Dans la perspective de la théorie néo-darwinienne, acceptée à notre époque comme le paradigme fondateur de la biologie et de toutes les sciences de la vie, l’extinction se définit comme l’un des trois phénomènes ou moments cruciaux de la « vie » d’une espèce. Spéciation et transformation de l’espèce constituent les deux premiers moments de la vie de l’espèce qui s’achève par l’extinction. Par ailleurs, ces trois faits (spéciation, fait de l’évolution, extinction) sont expliqués et reliés au sein du néodarwinisme par la théorie de l’évolution grâce à l’hypothèse de la sélection naturelle.

10Nous aurions pu choisir comme prérequis à notre travail historique l’objectif de recenser les différents concepts d’extinction, comme autant de chemins conduisant finalement à la place actuelle de ce concept dans la théorie néo-darwinienne. Ce projet est tout à fait légitime. Peut-être aurait-il été trop ambitieux dans le cadre d’un seul ouvrage dans la mesure où il aurait impliqué un travail historique et épistémologique approfondi sur les théories et les concepts de l’extinction en paléontologie et une analyse plus poussée sur la place des extinctions au sein de la synthèse néo-darwinienne.

11Quoi qu’il en soit, c’est une autre perspective qui a guidé notre démarche ; celle de l’extinction comme phénomène à dimension avant tout environnementale et écologique. Bien évidemment, ces deux approches se recoupent largement dans la mesure où l’étude des relations entre les êtres vivants a permis à la théorie de l’évolution de trouver matière pour ses exemples et ses arguments si bien qu’on a pu dire que « le darwinisme apparaissait comme une sorte de théorie “écologique” de l’adaptation »2. Inversement, la théorie de l’évolution, depuis la synthèse néo-darwinienne, autorise la définition d’un cadre général de la transformation des espèces au sein duquel l’écologie grâce à ses concepts de compétition, de coopération, de facilitation, de symbiose permet de rendre compte des rapports synchroniques entres les organismes vivants.

12Mais la perspective environnementale présente la particularité de mobiliser les savoirs et les sciences de façon transversale. Elle relie les sciences de la terre et de l’inorganique aux sciences de la vie, le milieu de vie et les vivants qu’il soutient. Elle intègre les transformations passées du monde dans l’appréhension des milieux naturels présents. Elle éclaire d’un regard plus proche du vécu la vie des organismes, non réduits comme dans la perspective évolutionniste à des véhicules construits par nos gènes afin de se perpétuer. Si ce sont par les variations des flux géniques que sont modelés les caractères des individus, au sein de l’environnement, c’est la vie de l’individu qui se déploie par ses stratégies d’adaptation, par la nutrition, la reproduction, l’évitement des prédateurs, ses influences réciproques avec le milieu, et tout autre processus vital.

13Surtout, l’environnement, en tant que concept englobant l’homme avec toutes les espèces qui l’entourent, ne peut être pensé que sur un mode subjectif. Il est en effet impossible de penser la totalité de cet objet incroyablement complexe qui, à la fois, nous entoure et nous contient. Notre point de vue sur l’environnement ne peut être que situé, quand bien même on multiplierait indéfiniment les points d’observation. On ne peut accéder à cette prétention métaphysique qui est « l’œil de Dieu », le don d’omniscience totale. Mais surtout, notre pensée de l’environnement est subjective en ce qu’elle ne peut guère s’en tenir à une approche purement rationnelle. En tant que source primordiale d’émotions, de sentiments, de sensations, l’environnement naturel, biotique et abiotique, se vit, s’apprécie, se juge autant qu’il s’explique.

14Cette dimension environnementale des notions d’extinction que nous avons mis au jour tout au long de l’histoire oriente évidemment notre parcours historique, mais lui donne aussi tout son sens. Par rapport aux précédentes histoires du concept d’extinction, à visée principalement paléontologique, cette perspective environnementale n’est-elle pas essentielle dans l’appréhension de l’idée d’« espèce perdue » chez Palissy par exemple, ou encore ne fait-elle pas percevoir avec plus d’acuité les carences des théories de Cuvier sur l’organisation des relations entre les vivants au cours d’une même époque ?

15Les fluctuations dans les représentations de la nature au cours des temps permettent aussi d’enrichir les analyses classiques sur les facteurs qui ont freiné ou qui, au contraire, ont accéléré l’émergence d’une pensée dynamique et évolutive du monde vivant. On a ainsi assisté au lent détachement par l’espèce humaine de la matrice naturelle au sein de laquelle elle avait vécu dans une harmonie relative la plus grande partie de son histoire. Détachement qui s’est accompagné d’une théorisation et d’une représentation réflexive des nouveaux rapports entre l’humanité en tant qu’entité et une nature pensée dans son altérité sous la forme de mythes et de légendes au sortir du Paléolithique. L’idée d’extinction n’apparaît que de façon cryptique, dans les mythes catastrophistes en particulier, mais dès l’antiquité des questions se posent sur le devenir de la terre, comme en témoigne la pensée de Lucrèce, qui, à l’encontre du finalisme bienveillant d’Aristote, imagine que la compétition pour la vie a pu conduire les espèces les moins bien loties à disparaître. L’atomisme de Lucrèce est un pas de plus vers le désenchantement de la nature.

16Le Moyen Âge qui succède à la pensée antique est sans conteste l’une des périodes de l’humanité où l’environnement fait le moins l’objet de considération, si ce n’est pour son utilité et son exploitation. La Renaissance renoue avec une certaine tradition naturaliste, et c’est dans cette voie que Palissy s’inscrit lorsqu’il cherche à comprendre le monde par la « pratique » et non plus par la « théorique ». Mais, plus que les intérêts scientifiques et utilitaires, ce sont ses sentiments pour la nature qui inspirent l’hypothèse des espèces perdues au célèbre potier, et pour laquelle il blâme au premier chef la prédation humaine. Une telle sensibilité aux malheurs de l’environnement ne ressurgira qu’au xviiie et surtout au xixe siècles dans la lignée d’une pensée rousseauiste et romantique.

17À partir de la fin du xviie siècle, les extinctions sont pensées dans le cadre des études sur l’histoire de la terre et fournissent une hypothèse explicative plausible des étranges fossiles qui sont retrouvés dans le sol. Si l’on envisage cette fois l’environnement au sens large, comme le lieu des études naturalistes, on voit en quoi l’intérêt suscité par les formations terrestres et le contenu du sol va rejoindre l’étude des êtres vivants pour aboutir au xixe siècle aux pensées transformistes et évolutionnistes au sens large de Lamarck, Darwin, mais aussi Wallace et Lyell. Et dans ce cadre, les études paléontologiques des possibilités et des modalités des extinctions d’espèces, avec Hooke, De Maillet, Buffon et Cuvier ont abouti aux synthèses de Lamarck et surtout de Lyell, qui unifiaient l’histoire de la terre et des vivants par des principes actualistes. Dans un environnement unifié, les privilèges de l’homme comme maître de la Création s’évanouissaient enfin. Désormais, il n’était plus garanti de profiter des prodigalités d’une économie de la nature providentielle ; bien au contraire, l’extinction reconnue d’espèces récentes comme le dodo ou la rhytine de Steller, indiquaient à l’homme qu’il devenait une force destructrice au sein de la nature où la compétition pour la survie faisait rage.

18Mais, à la même période, la nostalgie d’une nature sauvage et sublime touche une partie de l’humanité de plus en plus urbanisée. La valorisation esthétique de la nature aboutit à la création des premiers parcs naturels américains. Mais les représentations de l’environnement derrière ces mesures pour la protection des espèces ne sont pas homogènes. Certains, comme Marsh aux États-Unis appellent à la protection des espèces pour le bien de l’humanité, alors que Michelet, en France, demande l’arrêt des massacres de cétacés pour préserver l’harmonie bienfaisante de la nature. Ces arguments se retrouvent encore de nos jours, sous la plume des scientifiques et des philosophes tentant de justifier la conservation des espèces. Entre temps, la première moitié du xxe siècle a connu un relatif désintérêt pour la protection de la nature malgré son institutionnalisation à l’échelle internationale et sa scientifisation avec l’autonomisation de l’écologie et la création de la biologie des populations. Alors que Hornaday et Leopold se battent pour la préservation des espèces menacées en Amérique du Nord, l’Europe, engluée dans les guerres, ne se soucie guère de l’environnement.

19Ce n’est qu’après la période de prospérité et de croissance de l’après-guerre, inégalée dans l’histoire de l’humanité, et ses conséquences fâcheuses en termes de pollutions et de destructions d’habitats qu’une prise de conscience mondiale et profonde va toucher l’humanité, et d’abord les écologistes travaillant au plus près des populations en danger. Les plus sensibles aux menaces qui pèsent sur l’environnement se rassemblent dans les années 70 au sein d’une discipline, la biologie de la conservation, qui a pour but d’évaluer les risques qui pèsent sur la biodiversité et d’essayer de les prévenir. Elle privilégie une approche holiste et synthétique, essayant au mieux de rendre compte de la complexité spécifique des processus environnementaux, ainsi que des interactions entre l’homme et la nature. Surtout, elle imprime à l’écologie une marque décisive en orientant cette science traditionnellement descriptive et explicative vers une plus grande prédictibilité et anticipation des évolutions futures des entités écologiques.

20Jamais au cours de son histoire l’homme n’a été en mesure de comprendre avec autant de précision son environnement et les propriétés des espèces avec lesquelles il vit. Si, comme Gregory Bateson l’observe, « les problèmes majeurs dans le monde sont le résultat de la différence entre la manière avec laquelle la nature fonctionne et la manière selon laquelle l’homme pense », alors il est permis d’espérer enfin que l’homme retrouve une nouvelle harmonie avec son environnement.

21Pour autant, rien n’est moins sûr, car la théorie est parfois bien loin de la pratique, et c’est dans le but d’identifier et de justifier les comportements humains à adopter face à la nature qu’au même moment que la biologie de la conservation, est apparue l’éthique environnementale.

22Selon le courant anthropocentrique, c’est au nom des valeurs humaines et pour le bien à long terme de l’espèce humaine que l’environnement devrait être protégé. Cependant, bien que ces spécialistes de l’éthique se défendent d’une approche trop utilitariste, il y a fort à craindre que selon ce courant les espèces menacées soient seulement protégées si elles présentent un intérêt, pas seulement économique, il est vrai, mais aussi esthétique ou symbolique. Bien que responsable du résultat de ses actions, l’homme n’en reste pas moins le « maître » de la nature pour les anthropocentristes, qui maintiennent ainsi ouverte la béance moderne entre l’homme et le reste des espèces vivantes.

23Contre cette argumentation, d’autres philosophes ont décidé de fonder une éthique sur le respect inconditionnel de la valeur intrinsèque que possèderait tout être vivant. Il s’agit d’une éthique biocentrique, défendue entre autres par Rolston et Taylor, qui place la vie individuelle au centre de son système moral. Malheureusement, les positions qu’elle entraîne ne sont guère tenables en pratique et surtout ne tiennent absolument pas compte de la conservation des espèces en tant qu’espèces, et non pas seulement en tant que somme d’individus atomisés. Cette éthique nie en quelque sorte la complexité principielle de l’environnement.

24C’est justement pour rendre compte de cette complexité que Callicott, inspiré de la pensée de Leopold, a affirmé que non seulement les espèces, mais aussi les écosystèmes devaient être envisagés sur un mode holiste comme exhibant des propriétés émergentes irréductibles à leurs parties. Ainsi, dans cette éthique qualifiée d’écocentrique, c’est la « communauté biotique » ou ensemble des organismes vivant sur la même « terre » (land) qui doit être considéré comme l’objet intrinsèquement valorisé. Cette éthique, inspirée du darwinisme, tente d’étendre la coopération à l’ensemble de la communauté biotique en reconnaissant la part importante des sentiments dans les affaires morales. Sentiments façonnés par ailleurs tout au long de l’odyssée de l’évolution dans laquelle l’homme n’est qu’un « compagnon voyageur » des autres espèces, et non plus le « gérant » de la nature.

25Cette éthique écocentrique dont nous reconnaissons volontiers la force des arguments peine cependant à fournir une norme de conservation clairement définie. C’est pour remédier à cela et en reprenant à nouveau frais la relation de l’homme aux êtres sauvages par une dimension phénoménologique essayant de caractériser succinctement le lien entre l’homme et les non-humains, que nous avons proposé le concept de « sauvageté ». Nous reconnaissons que si ce concept est de nature relationnelle, il est avant tout individualiste, et non pas holiste comme on aurait pu s’y attendre pour une éthique des espèces. La sauvageté s’évalue dans le rapport entre individus, sur un mode direct, sensible et émotif, et non cognitif. Elle se rapproche, à notre sens, d’un niveau primaire de la conscience éthique, pré-réflexif et pré-cognitif, qui engage des émotions et des instincts primaires. Or, la vision holiste qui émane de l’écologie moderne est une conception hautement synthétique et abstraite de l’environnement.

26Qu’un principe holiste et intégrateur guide notre formalisation des phénomènes naturels, et par conséquent notre pratique conservationniste, est une chose. Que les principes éthiques qui justifient notre action envers la nature se veuillent holistes dans le sens où ils souhaiteraient dépasser le niveau évaluatif de l’individu moral est une autre chose, que nous ne sommes pas obligés de suivre. Autrement dit, je peux essayer de me représenter l’écosystème, le paysage ou tout autre entité écologique de haut niveau hiérarchique par une approche holiste ; je ne peux par contre évaluer ce qui est bon pour l’ensemble de la « communauté biotique » ; et bien qu’in fine, ce soit le but de mon action, je préfère me référer à cette norme inter-individuelle de sauvageté, « négociée », si l’on peut dire ainsi, entre moi et les autres membres de la communautés, sachant que cette norme, possédant une base évolutive affichée, est potentiellement bonne pour la communauté dans ses dimensions spatiales et temporelles les plus étendues, par le truchement des rapports qu’elle promeut entre les individus humains et non-humains.

27Il est enfin une dernière idée-force de notre parcours philosophique que nous aimerions passer en revue et qui nous engagera à ouvrir le débat : c’est le thème du néant et de la mort.

Aujourd’hui – écrit Claudine Cohen – la question des extinctions est une des plus brûlantes et des plus populaires en paléontologie. Elle rejoint la préoccupation des espèces menacées, et celle de l’équilibre écologique de notre planète. Pour cette raison, elle est chargée d’impacts passionnels, émotionnels, mythiques ; car il s’agit de mort – de notre mort, de l’extinction possible, probable de notre espèce.3

28En plaçant l’accent sur la perspective environnementale, nous avons sans aucun doute minimisé la place, pourtant centrale, de la mort dans la représentation de l’extinction. Au-delà des collusions linguistiques et des métaphores épistémologiques faciles que nous avons analysées et tenté de neutraliser, il existe un subconscient psychologique inatteignable par la critique. On ne peut pas ne pas penser l’extinction sur le mode de la disparition ou du crime, la vie des espèces sur le mode du « destin » pour reprendre le titre de Claudine Cohen, ou encore voir dans nos représentations de ces individus à jamais disparus des êtres à la fois monstrueux et merveilleux, des sortes de revenants ou de fantômes.

29L’imaginaire nous submerge. Les animaux gigantesques du passé que nous révèlent la paléontologie et les flores étranges dans lesquelles ils évoluaient nous fascinent. Comme pour nos aïeux humains, nous recherchons notre généalogie et inventons des narrations afin de donner un sens à notre parcours en tant qu’espèce. En revanche, lorsqu’il s’agit de l’extinction des espèces les plus récentes, et pour lesquelles chaque jour de nouvelles preuves accusent l’espèce humaine, un sentiment de culpabilité et de remord nous envahit. La faute nous pèse, la mélancolie nous guette et, en fin de compte, le travail de deuil s’impose comme en témoignent les monuments aux espèces éteintes. À la manière de chaque homme qui doit apprivoiser l’idée de mort, de sa propre mort, et vivre avec, nous pouvons réinterpréter librement, sur un mode psychanalytique, l’histoire de la notion d’extinction comme un apprentissage collectif et chaotique de la finitude de notre propre espèce, et au-delà même, de notre être spécifique.

30Les mythes, comme l’écrit Edgar Morin sont « l’irruption du cosmos dans l’homme »4. Or, cette révélation magique et grandiose du monde et de la réalité à l’esprit humain ne s’est pas réalisée sans des concessions cruelles, sans des remises en cause radicales. Face à la douleur, la résistance et la négation constituent de puissants remèdes. Ainsi, confronté au temps qui passe et à la prise de conscience de sa propre finitude, l’homme préhistorique invente le mythe d’un éternel retour ou d’un temps éternellement identique à lui-même. Mais à travers les catastrophes des premières cosmogonies, l’idée se fait plus insistante que le monde n’a pas toujours été comme il est et que des races d’êtres différentes ont peut-être existé, et disparu, depuis les origines. L’Antiquité assiste à la naissance d’une discipline qui entérine ce mouvement d’acceptation d’un temps destructeur : l’histoire, dont la fonction est de raconter la gloire et le déclin, puis la disparition des civilisations. Mais grâce à leurs positions respectivement idéalistes et finalistes, les deux plus grands penseurs grecs, Platon et Aristote, ignorent la perspective d’une destruction des espèces, de leur espèce. À l’inverse, Lucrèce, plus réaliste et plus pessimiste accepte ce sort funeste des espèces et des races.

31Plus que de résistance et d’acceptation, il est plutôt question dans les temps modernes de fascination et de répulsion face à l’idée d’extinction. Répulsion pour tous les tenants d’une théologie providentialiste ou d’une mystique vitaliste. De son côté, la fascination pour cette mort sublime et absolue se rencontre, à l’époque romantique chez Cuvier et Schopenhauer par exemple, chez les penseurs nihilistes aussi, ou encore chez les défenseurs de la dégénérescence des espèces, où elle devient fascination morbide. L’espèce humaine est vraiment devenue adulte avec Darwin, et a enfin accepté l’idée qu’elle pouvait mourir comme les autres espèces, et sans que cela soit la conséquence d’un péché originel ou d’un destin tragique

32Mais en l’espèce humaine, sommeillait, pour reprendre l’expression de Freud, une pulsion de mort au niveau collectif, une tendance à la destruction et au retour vers l’état inorganique dont la nature supporta les conséquences amères. Cette pulsion a été sublimée ces dernières années en un récit afin de lui donner sens, le catastrophisme écologique. Comme tout récit, il engendre lui aussi ses propres mythes et explore ses propres limites. Il eut été surprenant que l’extinction, si étroitement liée à l’idée de mort, ne génère un champ de fantasmes et d’imaginaire sur l’immortalité. Voilà donc la recréation (la résurrection !) des espèces. La conservation des espèces, cette pulsion de vie, ou de survie, ne nous suffit plus. Elle est trop contraignante, trop lente, et bien trop culpabilisante. Place aux apprentis-sorciers du gène, mi Prométhée, mi-Frankenstein, qui réinsuffleront grâce à leurs pipettes et leurs ordinateurs la vie à des formes disparues. Tel le phénix, le dodo et le moa ressurgiront de leurs cendres ; tel Lazare, le lion aux dents de sabre et le Mammouth remarcheront. L’immortalité sera enfin à portée de main, et l’homme, ce grand rédempteur, dépassera, au niveau de l’espèce, les idées même de vie et de mort.

33Au risque de décevoir, il nous faut immédiatement tempérer cet optimisme béat ; l’espèce humaine est aussi la seule capable de s’auto-détruire en quelques instants par un holocauste nucléaire. Qui plus est, il s’agirait d’une extinction irréversible car plus personne ne serait là – et qui pourrait y avoir intérêt ? – pour ressusciter cette espèce aussi fragile qu’arrogante. Michel Serres entrevoit d’ailleurs dans le spectre de cette « troisième mort » (après la mort des individus et des civilisations) qui nous hante depuis Hiroshima et Nagasaki, une nouvelle raison d’en appeler à l’instauration d’un contrat naturel. En fin de compte, il s’agit d’autant de remarques qui nous font penser que l’humanité n’est sûrement pas aussi « adulte » qu’elle le paraît face à sa propre extinction, doutes qu’il serait nécessaire d’étayer sur une analyse des représentations et des idées que se fait l’humanité de sa propre disparition.

Notes de bas de page

1 Prost (Antoine), Douze leçons sur l’histoire, Paris : Éditions du Seuil, 1996, pp. 79-80.

2 Acot (Pascal), Histoire de l’écologie [préf. de Godron Michel], Paris : PUF, 1988, p. 39 (Politique éclatée ; 15).

3 Cohen (Claudine), Le Destin du mammouth, Paris : Le Seuil, 1994,p. 248 (Science ouverte).

4 Morin (Edgar), L’Homme et la mort, Paris : Éditions du Seuil, 1970, p. 108.

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