Une éthique de la conservation des espèces
p. 561-593
Texte intégral
1Bryan Norton fait partie des philosophes qui estiment que les stratégies de protection et de légitimation de l’action environnementale doivent maintenant se réaliser au niveau de l’écosystème ou de l’habitat. Est-il donc toujours pertinent de défendre la conservation de la nature au niveau des espèces ? D’après la majorité des auteurs que nous venons d’interroger, il y a peu de doute à ce sujet, et nous ne pouvons, en première intention, qu’aller dans ce sens.
2Pourtant, force est de reconnaître que la protection des espèces ne se pose pas en elle-même comme un présupposé incontournable. Il serait par conséquent avisé d’identifier et d’analyser les positions opposées, ou pour le moins sceptiques, vis-à-vis de l’idée d’une éthique des espèces avant d’avancer de nouvelles propositions.
Oppositions à une morale écologique visant la conservation des espèces
3Nous allons présenter ici les courants de pensée qui pourraient s’opposer à la constitution d’une éthique de la conservation des espèces. Notons d’abord que dans leur diversité, ces attitudes critiques finissent toutes en définitive par se rejoindre sur la mise en cause de l’idée de « conservation ». Pourquoi faudrait-il absolument conserver les espèces et éviter leur extinction ? Nous passerons sur l’argument vulgaire selon lequel les espèces s’éteignent de toute façon naturellement et que l’homme, après tout, ne fait que hâter ce processus. Niant toute responsabilité humaine et toute valeur aux espèces, cet argument hâtif ne cherche pas à questionner en profondeur les présupposés du débat, à l’inverse des critiques de Robert Spaemann.
Robert Spaemann et l’« inversion de la téléologie »
4Ce philosophe allemand contemporain fournit un éclairage original sur le débat qui fait rage depuis les présocratiques quant à l’existence d’un royaume des fins, d’une téléologie dans la nature313. En effet, sa réflexion sur la constitution historique de la modernité a conduit Spaemann à souligner que celle-ci s’était instaurée par l’« inversion de la téléologie », basée sur le primat de l’« autoconservation ». Suite aux deux moments philosophiques fortement marqués par la téléologie, qui étaient le premier de type « physique » (l’aristotélisme) et le second de nature théologique (la scolastique), la modernité ne reconnaît comme finalité que celle qui relève d’actions conscientes. Les objets de nature n’obéissent désormais plus qu’à des causes mécaniques et les fins poursuivies par chaque être, qui auparavant le transcendaient et dans lesquelles il trouvait un accomplissement, s’évanouissent pour laisser place à une seule fin immanente : la simple conservation ou survie de l’être en question, individu, famille, clan, société, etc. :
L’inversion de la téléologie signifie une rationalisation stricte en vue de la finalité individualiste stricte de l’existence aux conditions de sa conservation [...] Le bonheur et la jouissance qui ne peuvent se légitimer devant l’économie de l’autoconservation sont immoraux, agir selon des idées d’honneur sans pouvoir rationaliser son action en termes d’autoconservation devient une donquichotterie314.
5Cette inversion de la téléologie représente pour Jacques Dewitte une « perte du monde, une rupture du rapport au monde en tant que rapport intentionnel »315. Rapport auquel on a substitué un projet de fonctionnalisation du monde et de l’existence. Ce mouvement a eu des conséquences majeures, notamment en biologie où l’idée de téléologie s’est trouvée fortement marginalisée dans les explications fonctionnalistes ; à la place, le paradigme évolutionniste à consacré le primat de l’autoconservation pour résoudre les explications fonctionnelles aussi bien au niveau de l’individu que de la population, ou encore des gènes devenus « égoïstes » ; ce concept s’est ainsi imposé comme un présupposé non interrogé de la biologie.
6D’un point de vue moral, le projet de l’être comme conservation de lui-même, comme étant, conduit à rabattre le « bien vivre », but avoué de la morale aristotélicienne, au simple « vivre », le « bio » sur le « zoe », et à inverser ainsi la visée politique d’Aristote. Cette inversion de la téléologie a par ailleurs réduit notre ambition vis-à-vis de la nature à seulement vouloir l’expliquer de façon causale pour pouvoir la maîtriser. Le retour de la téléologie se définit au contraire comme l’intention de la comprendre, dans le but de redonner du sens à nos actions. Spaemann voit justement dans la crise écologique les terribles excès d’une approche non compréhensive de la nature ; mais ses lacunes se révèlent aussi dans cette interrogation que nous reprendrons un peu plus loin : « D’où vient donc cette tristesse que nous éprouvons en apprenant que dans une contrée inhabitée, une espèce animale a été décimée ? Nous en sommes peinés alors que nous savons que jamais nous n’aurions pu nous-mêmes avoir le plaisir de voir ces animaux316 ».
7La réponse que fait Spaemann renvoie à la transcendance naturelle de la pensée anthropocentrique ou téléologique. Ce n’est pas en nous interrogeant sur les parties de la nature à conserver selon l’utilité esthétique ou autre qu’elles procurent que nous pourrons résoudre cette crise de la compréhension de la nature. Pire, en suivant la démarche de Spaemann jusqu’au bout, la conservation des espèces pour leur conservation, c’est-à-dire pour la seule raison qu’elles sont déjà là, apparaît comme suspecte. Ce n’est que pour autant que la conscience écologique visera la réalisation d’une vie bonne, transcendant les fins utilitaires et conservatrices des êtres humains, qu’elle sera pleinement justifiée.
8Spaemann appelle donc de ses vœux la constitution d’une morale ou conscience écologique, qui serait elle-même en accord avec une philosophie de la nature intégrant la dimension téléologique de notre rapport au monde. Cette position rappelle à plus d’un titre celle de Hans Jonas, penseur allemand lui aussi, qui construit son éthique de la responsabilité sur une discussion approfondie des positions des fins dans l’être. Pour autant, Spaemann nous met en garde contre la tentation de vouloir fonder une éthique sur cet instinct primaire de l’être qu’est le conatus, ou l’auto-conservation, et de justifier ainsi d’emblée la conservation de toute la nature.
Arthur Schopenhauer et la critique du « vouloir-vivre »
9Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer compte parmi les penseurs qui ont poussé jusqu’à la limite la critique du sentiment d’auto-conservation. Il identifie tout simplement la téléologie inversée de l’auto-conservation comme le signe irréfutable de l’absurdité du monde. Le monde n’est qu’une représentation construite par notre entendement. Pourtant, ce monde ne nous apparaît pas que comme un songe évanescent et innocent. À travers notre expérience intérieure, notre corps nous indique la réalité impérieuse de nos besoins, de nos tendances, en un mot de notre volonté. Notre corps devient ainsi l’expression d’une volonté, corps à travers lequel on peut atteindre l’objectivité de la volonté.
10Chez Schopenhauer, la volonté devient le principe métaphysique même du changement en se généralisant et en s’étendant à tous les êtres ; elle devient la Volonté, tendance originelle, primaire, pure et aveugle s’incarnant dans les forces physiques et chimiques de la matière, dans les instincts vitaux, sexuels et de conservation du monde organique. L’essence des choses, la chose en soi se résume à cette image : une représentation illusoire d’une volonté absurde. Pour Schopenhauer, fortement influencé par les doctrines orientales bouddhiques, l’origine du mal inhérent à l’existence, des douleurs et des besoins inassouvis, n’est autre que le vouloir-vivre, sans raison et sans fin (autre que la conservation renfermée sur elle-même de l’être), expression primaire de la Volonté. Tous les êtres organiques et l’homme en particulier sont trompés par le « génie de l’espèce » qui les force à se battre pour survivre et à succomber au jeu cruel des passions amoureuses, de l’attrait sexuel, de la fureur, de la jalousie, de la tromperie, etc. Car en chaque individu cohabitent la volonté individuelle, égoïste, tournée vers le bonheur et le plaisir, et la volonté spécifique, qui, trompant les amoureux par des mirages de félicité et de bonheur transcendants, les force à œuvrer, voire à se sacrifier, pour l’existence des générations futures. Schopenhauer précise :
Son être en soi [celui de l’homme] réside dans l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour la nature spéciale de l’espèce, qui constitue la source de toute affaire d’amour, du penchant le plus fugitif à la passion la plus sérieuse, est vraiment pour chacun l’affaire la plus considérable, c’est-à-dire celle dont le succès ou l’insuccès le touchent de la manière la plus sensible [...] Par là l’homme témoigne que l’espèce lui importe plus que l’individu et qu’il vit plus immédiatement en celle-là qu’en celui-ci317.
11Eu égard à sa conception de l’essence de l’espèce, Schopenhauer ajoute :
Cette essence est au fond identique dans tous les individus, qu’ils vivent au même moment ou se succèdent les uns les autres. Or elle est la volonté de vivre, donc précisément ce qui exige si instamment la vie et la survie. Cette volonté est par suite épargnée par la mort, qui ne s’attaque pas à elle. Mais aussi, elle ne peut parvenir à un état meilleur que son état présent318.
12Le grand philosophe allemand se démarque ici clairement de tout penchant transformiste. Mais son fixisme a aussi un coût en termes moraux, car si l’espèce ne peut se perfectionner et se modifier, elle n’est qu’une répétition à l’infini de la mort des individus et des drames vitaux – souffrance de ceux qui essaient de survivre et de se perpétuer ; ennui de ceux dont la descendance est assurée et pour qui l’amour est passé.
13Si la souffrance se situe au fondement même de la vie individuelle, en tant qu’elle découle des fins propres à la perpétuation de l’essence spécifique, l’homme ne peut bâtir la morale que sur l’idée de pitié, cette compassion envers tous les êtres souffrants, hommes, animaux et même plantes. Pour Schopenhauer toutefois, la morale comme pitié n’est pas suffisante ; elle oblige à penser une possible libération de l’individu de la souffrance et de la douleur. La voie que trace Schopenhauer, à la suite des enseignements bouddhiques, passe par la répression du vouloir-vivre, par l’abnégation complète, par la chasteté totale. L’ascète devient le prototype de l’individu à son degré le plus extrême. En vertu de cette position, Schopenhauer fustige durement les douceurs de l’amour : « [Les] amoureux sont les traîtres qui cherchent en secret à perpétuer toute cette misère et toutes ces peines, vouées sans eux à une fin prochaine ; ils veulent empêcher que tout cela cesse, comme leurs semblables l’ont fait avant eux »319.
14Au contraire, c’est par la négation du vouloir-vivre que « la volonté individuelle s’arrache à la souche de l’espèce et abandonne toute existence en celle-ci ». Cet état idéal que viserait une telle volonté individuelle, comme étant totalement libre d’être ou non volonté de vivre, Schopenhauer nous affirme qu’il est à jamais inconnaissable par les concepts : « C’est le point qui reste à jamais inaccessible à toute connaissance humaine comme telle »320. Dans la tradition bouddhique on le désigne par Nirvana, « extinction » littéralement en Sanscrit, extinction de tout désir et de toute souffrance, extinction matérielle de l’espèce aussi comme le préconise Schopenhauer.
15Le philosophe allemand n’a évidemment pas abordé la question de l’espèce et de sa survie dans une perspective environnementale. Par ailleurs, l’extinction du vouloir-vivre et de l’espèce comme moyen moral définitif de supprimer la souffrance concerne uniquement l’espèce humaine. Car seul l’homme étant capable d’objectiver sa propre volonté, se trouve par conséquent en mesure de lutter contre ses propres penchants, à l’inverse des animaux soumis à leurs instincts. Pour autant, il semble bien que le pessimisme schopenhauerien conduise à évaluer aussi les extinctions d’espèces animales comme un bien, dans la mesure où ce processus permet d’abolir la souffrance de générations entières d’animaux. La pensée de Schopenhauer est néanmoins fondée sur une conception fixiste et essentialiste de l’espèce, une espèce qui ne serait que le lieu d’un éternel recommencement du même, l’absurdité brute du monde et de la vie. Peut-être la théorie évolutionniste sape-t-elle définitivement les fondements de la morale schopenhauerienne en introduisant de la nouveauté et du hasard dans la vie des espèces... Rien, en tout les cas, chez Schopenhauer ne condamne l’extinction. Pensée extrême, nihiliste par sa fascination du néant qui devient le point asymptotique d’une ascèse intransigeante, elle incarne une antithèse parfaite aux éthiques soucieuses de la survie des espèces.
Friedrich Nietzsche et la « volonté de puissance »
16Bien que Schopenhauer n’ait pas eu de véritables disciples, son œuvre eut une très grande influence sur la formation et la pensée initiale de Nietzsche. Ses années de jeunesse révolues, Nietzsche finit cependant par récuser cet héritage, et par se retourner contre son maître. Dénonçant le pessimisme complaisant de Schopenhauer ainsi que son nihilisme passif, Nietzsche, dans les derniers ouvrages de sa vie, lui substitua la défense d’un nihilisme actif basé sur l’idée de « Volonté de Puissance ». En tout état de cause, le nihilisme reste toujours chez Nietzsche, comme chez Schopenhauer, une fascination morbide du néant : « Bien des espèces animales vont disparaître ; à supposer que l’homme aussi disparaisse, rien ne manquerait au monde »321. La vie, la survie surtout, dégoûte Nietzsche qui s’efforce de détruire les idoles chrétiennes et de renverser les valeurs nauséabondes de la religion, basées sur la pitié et l’humilité322.
17Nous ne prétendons pas ici présenter toutes les implications de la morale nietzschéenne par rapport à la question générale de l’éthique de l’environnement. Nous nous contenterons seulement d’avancer quelques raisons de voir dans la posture de Nietzsche une remise en cause radicale de la possibilité d’une éthique de la conservation des espèces, en fondant notre analyse sur l’article de référence où Jean Gayon analyse minutieusement les rapports entre la philosophie nietzschéenne et le darwinisme323. Nous ne pouvons nous étendre ici sur l’évolution des rapports entre la pensée de Nietzsche et le darwinisme, décrite précisément par Jean Gayon. Nous adopterons donc la position de Nietzsche telle qu’elle se présente vers les années 1886-1888 au moment de l’écriture de La volonté de puissance.
18L’une des clefs de la distinction entre la pensée de ces deux grands penseurs du xixe que sont Nietzsche et Darwin est la critique opérée par le philosophe allemand du concept de « lutte pour la vie ». Celle-ci est relativement inattendue et originale dans la mesure où elle inverse l’usage courant de certains concepts. Pour Nietzsche, la « lutte pour la vie » n’est pas importante, tout du moins conceptuellement, car ce sont les « faibles » qui gagnent cette lutte. Paradoxe ? Non, car les « faibles » chez Nietzsche sont les « forts » chez Darwin, c’est-à-dire ceux qui réussissent à survivre et à se reproduire abondamment. Par « faible », le philosophe allemand sous-entend que ces individus qui se reproduisent et survivent avec succès sont justement ceux qui se conforment le mieux au type de l’espèce, à savoir les individus les plus « moyens ». Moyens, médiocres, nombreux, ces individus de la masse représentent tout ce qu’exècre Nietzsche dans sa vision héroïque de l’homme et du monde organique en général.
19Lui, le grand philosophe génial, admire les êtres exceptionnels, les héros, ceux qui sont capables de s’extraire de la masse et d’innover, de lutter contre les contraintes de l’espèce et d’accroître le champ de la vie. La force nécessaire pour de tels desseins est la « puissance », concept qui se rapproche sur un plan biologique de l’idée néo-lamarckienne d’« assimilation », c’est-à-dire une force venant de l’intérieur, de l’individu, incorporant et conquérant par progression ce qui se trouve à l’extérieur.
20Voilà en quoi les conceptions de Nietzsche et de Darwin diffèrent totalement : la lutte pour la vie darwinienne, théorie que Nietzsche juge plébéienne et utilitariste, défend la survie de certains individus, les plus aptes, et la disparition des autres. La survie des plus aptes évoque trop pour Nietzsche l’idée et l’instinct de conservation, le conatus spinoziste (effort par lequel chaque être assure sa préservation) ou encore le vouloir-vivre schopenhauerien. Gayon note à ce propos que « le mépris de Nietzsche à l’égard du vocabulaire “conservation”, “préservation” et “survie” imprégnait tous ses écrits »324. Cela est particulièrement saillant dans la Généalogie de la morale où Nietzsche attaque l’idéal ascétique qui « procède de l’instinct de protection et de sauvegarde d’une vie décadente, [...] une astuce pour la conservation de la vie »325. La lutte pour la vie apparaît comme une conception « décadente », « malade », « fatiguée », « morbide », etc. La volonté de puissance nietzschéenne est à l’inverse un instinct de vie en augmentation, en croissance, une accumulation de force illimitée.
21L’idée de conservation est donc clairement honnie par Nietzsche. Cependant, nous avons jusque-là analysé l’aspect individuel de la conservation, lorsqu’elle s’applique à la survie des organismes. Qu’en est-il au niveau de l’espèce dans son ensemble ? Gayon note à ce sujet que Nietzsche pensait que les espèces les plus élevées, les plus complexes étaient aussi les plus fragiles. Les espèces les plus simples étaient à la fois les plus nombreuses et celles qui risquaient de durer le plus longtemps : « au niveau de la biosphère dans son entier, la lutte pour l’existence n’impliquait pas la disparition d’espèces “inférieures”. La situation était plutôt l’opposé [...] les espèces “nobles” (les prédateurs) requéraient en effet l’existence d’une myriade d’espèces “subordonnées” (proies et parasites) »326. Même au niveau des types et des espèces, l’effort de conservation est synonyme de faiblesse, d’infériorité et de décadence. L’extinction est en quelque sorte le prix héroïque que doit être prête à payer une espèce pour atteindre un état où elle fait plus que survivre, où elle augmente sa puissance face au milieu et où elle explore des voies organiques inédites. Comme Nietzsche le précisait dans la citation au début de ce chapitre, l’extinction n’est pas un « manque », c’est une conséquence logique et naturelle de la volonté de puissance. L’idée d’une éthique de la conservation des espèces serait donc aussi méprisable que l’idéal ascétique du christianisme.
22Cependant, Nietzsche n’a pas abordé la question de l’extinction des espèces par la faute de l’action humaine, cas qui inverse sa vision du monde, puisqu’il s’agit d’une espèce jugée forte et « supérieure », dans tous les sens du terme, qui décime des espèces « inférieures ». Gageons que cette fois encore Nietzsche aurait justifié cet état de fait en arguant, par exemple, du caractère exceptionnel de cette situation, l’espèce humaine étant de toute façon condamnée à disparaître sans tarder.
23Nous estimons qu’à ce niveau, Nietzsche nous fournit le modèle nihiliste et aristocratique du contre-héros hostile à toute morale écologique. Pourtant, certains ont sciemment et abusivement institué Nietzsche, par sa critique radicale de la modernité et du christianisme, en héros fondateur de la critique de l’anthropocentrisme et précurseur de l’environnementalisme radical327. Il a effectivement écrit dans la Généalogie de la morale qu’« est hubris toute notre attitude envers la nature, notre viol de la nature à l’aide des machines et de l’invention insouciante de techniciens et d’ingénieurs ». Mais en ce qui concerne la protection des espèces, il nous semble que nous avons avancé assez d’arguments pour juger cette posture comme l’un des innombrables éclats de voix de la part du grand philosophe sans continuité pratique et théorique substantielle.
24La critique de la nécessité d’une éthique de la conservation des espèces semble se limiter essentiellement aux courants nihilistes. Pour autant, il ne suffit pas de rejeter la pertinence de ces courants philosophiques pour justifier de facto une éthique environnementale. Car répondre à la question relative aux bases sur lesquelles on peut envisager fonder une éthique s’opposant aux extinctions, nécessite au préalable de comprendre comment une relation morale peut s’instituer avec les espèces éteintes ou en train de s’éteindre. Nous avons souligné précédemment à quel point l’extinction se démarquait de la mort. Nous allons pourtant ici réfléchir à partir de deux textes sur la possibilité et la signification d’un deuil des espèces.
Les bases d’une relation éthique aux autres espèces : extinction, deuil et anamnèse
25Le premier écrit sur lequel nous nous baserons est un article qui pose explicitement la question d’une possible relation éthique avec les espèces éteintes. En s’inspirant des idées morales d’Emmanuel Lévinas et de Luce Irigaray, Mick Smith328 identifie dans la relation entre l’homme et les espèces qu’il a conduites à l’extinction un rapport d’ouverture infinie vers cet Autre qui n’est plus. Smith défend l’idée d’une relation authentiquement éthique avec ces espèces disparues, et non une sorte d’empathie illusoire qui rabatte complètement le passé sur le présent, et qui, en enfermant le sujet dans une mélancolie aveugle, le conduise à la nostalgie d’un passé figé. Smith nous rappelle ainsi les risques d’une attitude qu’il qualifie de mélancolique et qui pourrait aussi s’apparenter à une négation moderne du passage du temps sur le mode du mythe primitif du Grand Temps, une nature où les espèces seraient conservées « sous cloche », où la conservation en tant que fin, que dynamique autonome, prendrait le pas sur la conservation en tant que moyen.
26Smith dénonce aussi la tentation d’une relation historiciste au passé, basée sur une narration téléologique rétrospective forcément biaisée, qui, au nom d’une certaine idée du « Progrès », rendrait l’extinction de ces espèces sacrifiées inéluctable. Cette dernière solution aurait de plus la fâcheuse conséquence en termes d’éthique environnementale de justifier de facto toute extinction en fermant la relation au passé. C’est en fin de compte à une « anamnèse » de ces espèces disparues que Smith nous invite, au sens où Walter Benjamin l’entendait, c’est-à-dire à un ressouvenir, à une mobilisation active et dynamique du passé dans les termes dialectiques de l’Autre et du Même, du Désir et de l’Étonnement.
27Mais tout ce travail de mémoire ne peut être bâti que sur un sentiment de deuil, sentiment dont il faut s’assurer l’existence et la prégnance lorsqu’il s’agit d’espèces disparues. C’est un monument dédié au pigeon migrateur américain, exterminé au début du siècle dernier, qui témoigne peut-être le mieux de cette douleur suscitée par la disparition de ces témoins du passé, ces torrents de vie uniques lancés à l’aveuglette dans l’infinité des temps que sont les espèces. Ce « monument au pigeon » est aussi le titre d’un essai d’Aldo Leopold dédié à la statue éponyme, érigée en 1947 un parc du Wisconsin329. Il constate, surpris et un brin désabusé, que maintenant une espèce porte sur cette Terre le deuil d’une autre : « Il y aura toujours des pigeons dans les livres et dans les musées, mais ce sont des effigies, des images, mortes à toute épreuve et à tout plaisir ». Pour Leopold, c’est le signe que l’homme ressent l’injustice faite au monde ; mais plus qu’un deuil, il s’agit d’un sentiment de culpabilité ; culpabilité face à cette croyance bornée en un progrès illusoire, qui a remplacé le spectacle unique et ahurissant de nuées virevoltantes, bruyantes et dévastatrices de millions de pigeons migrateurs par quelques bribes de confort supplémentaire. Comme le remarque sagement Leopold, « si nous sommes en deuil, c’est peut-être que nous ne sommes pas sûrs, dans nos cœurs, d’avoir gagné au change ». Nous avons préféré détruire nos frères dans la marche de l’évolution et renoncer à l’« émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique », pour notre progrès. Mais l’imagination et les sentiments face au vide laissé par les pigeons sont là pour nous rappeler notre place sur cette Terre. Nous avons là l’une des prémisses de la « land ethic », cette éthique environnementale que Leopold propose aux humains conscients d’être, pour le pire et pour le meilleur, des « compagnons voyageurs des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution ».
Une morale anti-extinction
28La référence à Leopold, dont nous nous inspirerons tout au long de cette présentation d’une éthique environnementale centrée autour de la conservation des espèces est essentielle. Nous avons analysé plus haut les avantages de l’écocentrisme, seule éthique environnementale à reconnaître pleinement à l’espèce le statut d’entité valorisable en elle-même. L’écocentrisme, surtout dans la version plus moderne de Callicott, constituera le cadre global de notre propre réflexion. Nous allons débuter notre réflexion par nous demander en quoi les extinctions d’espèces d’origine humaine peuvent être considérées comme non-naturelles et en quoi cela est problématique.
De la naturalité des extinctions anthropogéniques
29Peut-on considérer certaines extinctions plus « naturelles » que d’autres, et quelles implications éthiques peuvent en découler ? Cette discussion sera directement inspirée par un article de Gill Aitken traitant spécifiquement de ce problème330.
30Aitken soutient le point de vue qui semble le plus logique – la non-naturalité des extinctions d’origine anthropique – ce qui ne l’empêche pas de refuser de se situer directement dans la dichotomie naturel/non-naturel ; elle préfère s’interroger sur le fait de savoir si la vague actuelle d’extinctions est ou non « sans précédent » (unprecedented). À ce niveau, elle démontre que le taux actuel d’extinction n’est pas unique dans la mesure où les extinctions de masse du passé indiquent parfois des taux d’extinction autant si ce n’est plus importants. Quatre critères justifient cependant aux yeux d’Aitken la particularité et la nouveauté des extinctions d’espèces provoquées par les humains : la constatation d’abord que l’homme en tant que cause n’est pas de la même nature que les causes « habituelles » d’extinction ; c’est en effet la première fois qu’une seule espèce produit autant de dégâts à elle seule. De plus, la vague actuelle d’extinction est originale en ce qu’elle risque d’être particulièrement persistante, et également en ce qu’elle ne semble pas suivre de règles précises. Le paléontologue David Raup331 avance que les extinctions de masse passées étaient contingentes, c’est-à-dire qu’elles touchaient au hasard certaines catégories d’espèces suivant des règles n’ayant rien à voir avec un quelconque avantage sélectif desdites espèces. Or, avec les humains, ces règles fixant les critères d’extinction sont tellement complexes et tellement changeantes (selon les modes, comme dans le cas des espèces d’oiseaux prisées par les modistes pour leurs plumes) qu’elles donnent l’impression de chaos et de hasard total. Enfin, la crise d’extinctions actuelle se démarque de celles qui l’ont précédée en ce que son impact risque d’être beaucoup plus durable et de gêner le futur rétablissement de la biodiversité.
31Tous ces arguments nous amènent à juger la poursuite et l’aggravation de la crise d’extinction comme indésirable. Si, sur un plan écologique, on valorise ce qui est naturel et si les extinctions en général sont naturelles, alors elles doivent être acceptées et valorisées en tant que telles. Or, pour la crise d’extinction que nous subissons depuis quelques siècles, Aitken pense que ce n’est manifestement pas le cas.
32Pour autant, devrait-on regretter la disparition du virus de la variole, ou du HIV si un jour cela devient envisageable ? On voit bien qu’il n’est pas aussi simple de juger des extinctions suivant le degré de naturalité qu’on leur attribue. On peut encore une fois partir du parallèle avec la question de la mort des individus, qui elle aussi peut être ou non juger « naturelle ». Parmi les morts non-naturelles, qui désignent aussi bien les accidents que les crimes, ces derniers font l’objet, du moins dans les sociétés occidentales, d’une condamnation morale et juridique inconditionnelle. Le respect de la vie de la personne humaine est un principe absolu, pour ne pas dire sacré. Pourrait-il en être de même des espèces ?
33Peut-être pas, car les espèces peuvent être recréées ! Il faut dès lors plutôt se soucier de savoir si l’on peut se passer momentanément d’une espèce, si l’on va s’assurer que l’on garde assez d’information (information génétique en particulier) pour la recréer par la suite, et surtout si l’on pourra vivre durablement avec elle ou non « Quel monde voulons-nous former avec les autres espèces ? » devient ainsi la question fondamentale d’une morale environnementale au niveau de l’espèce.
De la dichotomie naturel/artificiel au monde commun des hybrides
34Entre le naturel et l’artificiel s’échelonnent selon un gradient continu toutes les interventions humaines, de la plus indirecte et bénigne à la plus technique et artificielle, comme la recréation d’une espèce à partir de données informatiques. Où donc situer la barrière entre naturel et artificiel ? Et d’abord qu’entend-on par naturel, ce mot à la polysémie foisonnante ? Pour Holmes Rolston332 « naturel » selon une première acception signifie « en accord avec les lois de la nature ». Dans ce cadre, toute activité, humaine ou non-humaine, est naturelle. Mais selon une seconde définition, « naturel » s’appliquerait seulement à des événements spontanés concernant des non-humains à l’état sauvage. Dans ce second cas, toute action humaine, quelle qu’elle soit, serait forcément non-naturelle, et il y a fort à craindre que pratiquement plus une espèce ne soit encore naturelle. Nous balançons entre deux notions du naturel aussi difficiles à manier l’une que l’autre, la première étant inévitable et l’autre impossible à respecter pour des humains. Rolston propose justement de sortir de cette impasse en intégrant dans la notion de naturalité une dose de relativité. L’état d’un objet pourrait être plus ou moins naturel suivant la nature et l’intensité de l’intervention humaine qu’il aurait subie. Mais le relativisme ne fait que contourner le problème et ne le résout pas vraiment
35Tournons-nous maintenant vers les organismes et les populations pour évaluer la naturalité d’une entité. L’individu ou la population qu’on fait naître à partir de manipulations génétiques ne sont-ils pas de facto artificiel ? Là encore, une analyse s’impose afin de remettre en question quelques schémas de pensée. Elliott Sober pense en effet que notre vision de la nature est largement héritée et encore influencée par l’essentialisme de type aristotélicien et le schème du « natural state model »333. Selon cette conception du monde, scientifiquement périmée et dépassée par la vision populationnelle de la diversité, chaque organisme posséderait un état naturel optimal, qu’il pourrait ou non atteindre suivant les conditions environnementales. Dans un langage plus contemporain, cela signifierait que pour chaque génotype, il existerait un phénotype optimal. Malheureusement pour les essentialistes, il existe dans la réalité une norme de réaction qui transcrit, selon une courbe de Gauss, « en cloche », les différentes valeurs phénotypiques en fonction des différents environnements. Sober montre alors qu’il n’existe aucun environnement optimal (naturel) pour l’ensemble des caractères phénotypiques. De la même façon, il rejette la distinction entre « bonne santé » (health) et « maladif » (diseased), car, elle aussi, de nature essentialiste. Enfin, la politique, l’éthique environnementale et la morale passent, selon Sober, pour avoir été largement influencées par le « natural state model » qui représente la solution de facilité intellectuelle. De la « nature humaine » à une morale « naturelle », il est en effet plus aisé d’identifier le Bien à la Nature et de laisser faire cette dernière, plutôt que de s’interroger sur le sens des actions humaines. Car les activités humaines obéissent elles aussi aux lois de la nature. « Le fonctionnement des systèmes écologiques qui paraissent les plus naturels est modifié par l’homme »334. Jacques Lepart nous indique que l’histoire des systèmes écologiques associe perturbations naturelles et anthropogènes et que, par conséquent, l’opposition entre nature et artifice a définitivement perdu de son sens.
36Il est cependant possible de reconsidérer dans la notion de nature ce qui peut encore être sauvé. Le philosophe Robert Elliot335, afin d’infirmer la thèse selon laquelle les milieux restaurés – après avoir été dégradés ou détruits par des activités humaines – seraient de même valeur que les milieux originaux, démontre qu’il leur manque principalement deux propriétés auxquelles sont attachées des valeurs : une origine et une histoire évolutive « naturelles » dans le sens où elles ne seraient pas le fait de manipulations humaines. Parce que l’activité humaine n’est pas « naturelle », dans le sens où, à la fois, elle outrepasse et nie les processus biologiques évolutivement déterminés, il manquera toujours à un environnement restauré la valeur attachée à une entité naturellement évoluée. C’est donc l’absence et d’une origine et d’une histoire évolutive naturelles qui sont les deux propriétés « non artificialisables » qui supportent la thèse « anti-restauration » de Elliot, laquelle repose sur la distinction tranchée entre le naturel et l’artificiel. Or, l’origine et l’histoire évolutive naturelles d’une entité écologique sont des propriétés que l’on ne peut inférer qu’à partir de la connaissance du passé de ces entités. Ces propriétés peuvent faire sens pour l’homme par l’étendue de ses capacités cognitives, mais guère pour la nature elle-même. Certes, il existe aussi dans la nature une « mémoire » du passé, une mémoire physique à travers les résultantes paysagères par exemple des événements passés, et une mémoire biologique, engravée dans l’information génétique des espèces par le processus de sélection naturelle. Mais les êtres de nature, en ce qu’ils présentent des fins comme nous l’avons vu, qu’ils témoignent d’une intentionnalité en vue de la survie et de la reproduction, sont entièrement tournés vers le futur. À cet égard, ce n’est pas tant l’histoire que le fonctionnement des écosystèmes et le déroulement approprié des phénomènes naturels qui garantissent la naturalité fonctionnelle, présente et future, d’une entité naturelle. Dès lors, il semble justifié de privilégier cette dernière, c’est-à-dire la valeur attachée à une naturalité fonctionnelle, sans intervention ou seulement avec une intervention humaine ponctuelle, aux valeurs attachées à une naturalité historique.
37Pour illustrer ce point, nous allons présenter succinctement la « parabole moderne de la conservation » du conservationniste David Ehrenfeld336 : sur les terres des indiens Papago, dans le Sonoran Desert aux confins de l’Arizona et du Mexique, il existe deux oasis séparées d’une cinquantaine de kilomètres. La première est devenue un parc naturel, protégée de l’activité humaine, la deuxième est toujours cultivée et habitée par les indiens Papago. Dans l’oasis sauvage, les ornithologues ont recensé trente-deux espèces d’oiseaux ; dans l’oasis anthropisée, plus de soixante-cinq ! La conclusion est paradoxale : « La présence des gens peut favoriser la richesse d’une zone en espèces, plutôt qu’exercer l’effet qui nous est le plus familier ».
38De façon globale, certains considèrent d’ores et déjà que la « conservation » de la biodiversité n’était qu’une étape dans le vaste mouvement d’anthropisation de la planète, et qu’elle doit être aujourd’hui dépassée par le paradigme de la « réconciliation » entre l’homme et son environnement337. Pour ce faire, sans doute est-il devenu indispensable d’aller jusqu’à déclarer la caducité du concept ancien de « nature ». La nature au sens de « zone sauvage et vierge de toute action humaine » (la célèbre wilderness en anglais), qui servait par ailleurs de modèle aux écologistes privilégiant la conservation in situ dans les parcs, est une représentation idéalisée de moins en moins pertinente. Plus aucune parcelle de cette planète n’est à l’abri des pollutions globales ou de l’effet du réchauffement climatique. Par ailleurs, alors que les outils humains n’ont jamais été aussi puissants et que l’artificialisation du monde semble omniprésente, l’homme doit plus que jamais faire preuve de modestie face au vivant qui lui résiste toujours, et qu’au mieux, il ne fait que piloter, faute de pouvoir le soumettre à sa volonté ; nous en voulons pour preuve les innombrables scandales socio-environnementaux de ces dernières années : vache folle, OGM, désillusions sur le clonage, déboires des thérapies géniques, etc. Le projet d’une modernisation forcenée de la Société contre une Nature aliénante, dont il faudrait « nous rendre comme maîtres et possesseurs », et dont en contrepartie il faudrait sauvegarder çà et là quelques témoignages sous forme de réserves, est bel et bien mort. La modernité a fait long feu, et la Nature est morte338 !
39Si, dans ce nouveau paradigme, la notion de « naturel » apparaît suspecte par sa connotation dualiste et cartésienne, il nous faut non seulement redéfinir les catégories conceptuelles des anciens objets de « nature », mais aussi repenser les normes éthiques qui les concernent. Au lieu de s’interroger sur la meilleure norme écologique à suivre, norme comptable issue des lois tout autant que des représentations de la nature en Occident, l’écocentrisme pourrait aller dans le sens d’une intégration plus poussée des sphères humaines et non-humaines dans une perspective universaliste, et en cela intégrer ces êtres mosaïques d’artificialité et de naturalité qui appartiennent à une nouvelle catégorie ontologique, ces entités « hybrides » telles que les définit Bruno Latour339.
Les Politiques de la Nature latouriennes et l’écocentrisme
40Comparer l’écocentrisme de Callicott avec le monde commun de Latour est tentant. Nous avons en effet affaire à deux philosophies intégratives, cherchant à dépasser les frontières traditionnelles entre nature et société. Elles résultent cependant de deux perspectives philosophiques distinctes : à Latour la tâche d’organiser les sciences et la raison pour qu’elles puissent coordonner la vie en commun, donc la politique au sens premier, des hommes et des objets ; à Callicott le soin de montrer à chaque homme que ses sentiments le poussent à se représenter au sein d’une communauté dont il ne découvrira les règles de bienséance que s’il pense « comme une montagne ».
41Science et politique d’un côté, selon une tradition française bien ancrée, contre morale et sentiments de l’autre dans la tradition anglo-saxonne la plus typique : l’opposition semble réelle. Néanmoins, la Land ethic ne peut se passer des sciences ; bien au contraire, les sciences écologiques et évolutives doivent façonner et informer la morale, guider la force des sentiments vers les actions les plus bénéfiques pour la communauté. Parallèlement, la morale et les passions ont toute leur place dans les procédures de traduction entre humains et non-humains au sein du collectif dont Latour propose une constitution.
42Où se situent donc les véritables divergences théoriques entre ces deux philosophies ? Essentiellement, nous semble-t-il, au niveau du rôle des sciences dans l’établissement d’une morale écologique. L’écocentrisme garde la séparation faits/valeurs, le clivage entre monde naturel intangible et monde social en perpétuelle tension, quasiment intacte. Comme nombre d’autres philosophies naturalistes, (l’éthique évolutionniste de Michael Ruse, le biocentrisme de Rolston, etc.) il établit des ponts entre ces deux domaines en enjambant l’interdit humien du is/ought. Objection qui découle du raisonnement suivant : après tout, pourquoi faire, comme Moore, du caractère bénéfique d’une action une propriété secondaire de celle-ci, ce qui la range d’emblée dans la catégorie des valeurs ? Callicott voit dans le caractère déconstructif de l’écologie et dans la remise en cause postmoderne d’une rationalité mécaniste et newtonienne les appuis théoriques qui lui permettent de forcer cette barrière conceptuelle, typiquement moderne.
43Latour, pour sa part, va beaucoup plus loin. Il découpe les concepts de « fait » et de « valeur » en procédures plus élémentaires, procédure de « perplexité » et d’« institution » pour les faits, procédures de « consultation » et de « hiérarchisation » pour les valeurs, et reconstruit à partir de celles-ci une nouvelle division du travail éthico-écologique.
44D’abord le pouvoir de « prise en compte », (qui allie perplexité et consultation) a pour tâche de répondre à la question de recensement, « qui sommes-nous ? » Ce recensement du nombre de propositions340 à prendre en compte (ce qu’autrefois on nommait objets et procédures) ne doit court-circuiter aucune voix des membres du collectif et assurer à chacun une participation initiale au monde commun. Les entités du collectif (les propositions) ne sont donc pas définies à l’avance, c’est-à-dire des essences, (hommes, besoins, êtres vivants, signes, objets par exemple), mais elles doivent être néanmoins soigneusement répertoriées et toutes dénommées et dénombrées.
45Ce travail accompli, survient ensuite le pouvoir d’« ordonnancement » des objets hybrides et enchevêtrés à l’origine de la crise écologique. Ce pouvoir à pour tâche de répondre à la question « pouvons-nous vivre ensemble ? » en recourant aux procédures de « hiérarchisation » et d’« institution ». On doit en effet pouvoir s’assurer que les propositions sont bien articulées, qu’elles peuvent former un monde commun viable, après quoi certaines seront acceptées au sein du collectif, et d’autres rejetées (au moins pour un temps).
46Le « plurivers » que décrit Latour, s’affranchit ainsi de la dichotomie fatale de la pensée moderne occidentale, la séparation du monde entre société et nature ; fatale au sens où elle est bien évidemment à l’origine de la crise environnementale actuelle. À une société schizophrène empêtrée dans les scandales écologiques, il propose une sorte d’extension de la démocratie à l’ancien monde des choses, selon des procédures nouvelles, qui permettent au collectif de fluidifier et d’irriguer chaque rapport de pouvoir entre les êtres par une représentation accrue.
47On peut ainsi réinterpréter le célèbre adage « penser comme une montagne » de l’écocentrisme à la lumière de cette nouvelle procédure de partage du monde commun. La communauté biotique, qui semble donnée aux hommes qui la composent chez Leopold et Callicott, doit au contraire être construite ! Les êtres consultés, en fonction de leur présence au monde, de notre être relationnel avec eux, de l’articulation des propositions qui se confrontent, doivent être en permanence rangés selon une hiérarchie mouvante et certains même exclus de la communauté. Comme dans le collectif latourien où les procédures et les porte-paroles de la politique sont forcément humains, l’écocentrisme de Callicott et Leopold reconnaît que dans la communauté biotique, les valeurs sont forcément d’origine humaine (anthropogéniques). Mais, l’unification de tous les points de vue de la communauté, par une transcendance des points de vue subjectifs de chacun de ses membres ne peut se résumer au seul point de vue de la montagne, ou du lieu qui supporte la communauté. Cela supposerait une vision téléologique de la nature, la nature étant la seule à connaître objectivement l’état le meilleur pour elle et tendant toujours à le réaliser. La montagne deviendrait ainsi un membre aux prérogatives tellement plus puissantes que les autres membres de la communauté que cela en deviendrait insupportable, non-démocratique tout du moins. Un défenseur de l’écocentrisme orthodoxe pourrait répondre que la montagne n’est pas un membre de la communauté, mais seulement le support vital de cette communauté. Mais, dans une perspective latourienne, tous les non-humains, montagne, moucheron ou humain, sont membres du collectif sans privilège aucun a priori.
48Évidemment, une fois accompli un sommaire travail de hiérarchisation, la montagne prend au sein du collectif une importance certaine, mais n’accède sûrement pas au statut transcendant que lui confère l’écocentrisme. Le monde commun latourien, substitue en quelque sorte à « l’enfer du social », le purgatoire du collectif, lieu éminemment politique où tensions, conflits, ententes de circonstances, accords provisoires se renégocient en permanence. L’immanence règne dans ce collectif, la définition d’un bien commun est toujours sujette à caution et renégociable. L’existence d’un but moral et politique transcendant consensuel et permanent est une illusion, avec tout ce que l’illusion politique et morale à de bénéfique aussi, en ce qu’elle permet de donner un sens aux actions et de s’incarner en projets politiques et écologiques bien réels. La notion de bien, nous dit par exemple Michael Ruse341, est une illusion de notre cerveau et de nos circuits neuraux, projetée sur notre conscience par nos gènes pour nous forcer à coopérer. Peut-être en est-il de même avec cette idée d’extension de la morale dans laquelle nous engage Leopold pour le « bien » de la communauté biotique.
49Au contraire, pour Latour, plus réaliste, « nous n’avons jamais quitté l’état de guerre, cet état de nature dont Hobbes pensait que le Léviathan nous avait extraits ». La constitution que définit Latour, n’a pas pour but de nous engager vers le bien de la nature, mais pour fonction de réguler les tensions dynamiques permanentes et les déséquilibres écologiques graves qui traversent notre monde commun.
50Comment donc interpréter cet écocentrisme revisité en termes de morale environnementale par rapport aux extinctions d’espèces ? À la lumière de ce que nous avons vu précédemment, Latour, nous met déjà en garde contre un recensement biaisé ou une mauvaise consultation des entités dont on se fait fort d’être des porte-parole. Première exigence du nouveau philosophe de l’écologie : apprendre à douter des porte-parole : qui es-tu ? Que fais-tu ? Au nom de qui parles-tu ?
51Ainsi, on ne sera plus obligé de clamer haut et fort qu’il faut protéger les espèces, sans savoir réellement ce qu’elles sont ! On ne sera plus obligé d’écouter le premier scientifique venu et d’opiner dès qu’il invoque des faits « irréfutables ». La tâche risque d’être plus complexe, mais aussi beaucoup plus réaliste : il faudra se mettre en quelque sorte à la place des porte-parole, de leur métier, de leurs procédures scientifiques, de leur réseau de relation aussi bien avec les autres humains qu’avec leurs objets d’études : l’articulation « taxinomiste - espèce de coléoptère - muséum d’histoire naturelle - forêt guyanaise » sera tout autre que l’articulation « généticien - espèce de Brassica - Monsanto - Orléans ». Dans les deux cas, nous avons affaire à deux scientifiques qui appellent à la protection de la biodiversité et des espèces, mais nous savons qu’ils mobilisent chacun deux espèces et même deux concepts différents d’espèce et deux principes opposés de conservation de la nature...
52Qui plus est, nous savons que la notion d’espèce est loin de faire l’unanimité. Nous avons même démontré qu’il s’agit plus d’une sorte de « construction sociale » ou d’idée scientifique régulatrice, que d’une réalité univoque. Lorsque nous posons donc aux porte-parole des espèces la question suivante « Quel monde pouvons-nous former ensemble ? », il ne faut que les écouter d’une oreille. Ce n’est en effet pas des espèces, en tant qu’entités, qu’il faut vraiment parler, mais des populations, de leurs potentialités évolutives, de leurs problèmes d’habitat, de reproduction, de comportement, etc. Si l’on aborde la question de la « naturalité » de ces populations, encore une fois, il faut mettre en doute les arguments des défenseurs à tout crin de la « nature ». On peut toujours discuter à l’infini du degré d’artificialité acceptable pour une population, il est certainement plus constructif de discuter des raisons qui font qu’on peut vouloir ou non sauver telle population, tel processus évolutif, tel diversité génétique et quels moyens l’on se donne. Si l’on pense qu’elle a sa place, alors pourquoi ne pas recréer artificiellement une espèce ? Peut-être faudra-t-il même accepter pour un temps qu’elle s’éteigne, si son habitat est trop dégradé par exemple, pour pouvoir la ressusciter lorsque les conditions seront plus clémentes pour assurer la survie de ses individus.
53Ces réponses, il faut bien l’admettre, ne résolvent en rien la question réellement morale à la base de la conservation des espèces. Elles sont avant tout d’ordre politique. Revenons donc au plus près de la morale et de l’écocentrisme. Sous la pression des conceptions latouriennes, nous avons abandonné pour l’écocentrisme tout projet normatif transcendant, norme qui s’exprimait chez Leopold comme une tendance de l’équilibre à long terme de la communauté, et chez Callicott, comme un évitement de perturbations anormalement destructrices.
54Notre problématique, par ailleurs, qui est celle des espèces et des populations, et non des communautés, ne doit pas chercher de norme de type écosystémique. Le fait que l’on soit des compagnons voyageurs des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution suffit en termes d’axiologie évolutionniste, à leur attribuer une valeur, comme l’a montré Callicott avec sa position bio-empathique. On peut aussi faire de leur diversité, de la diversité des populations et des flux géniques, une valeur, comme le préconisent Catherine et Raphaël Larrère342, ce qui n’est toutefois pas complètement entériné par l’écologie, car on ne sait toujours pas si le maximum de diversité est nécessairement souhaitable.
55Notre définition de l’espèce comme classe accompagnée de la remise en cause de la distinction entre naturel et non-naturel semble justifier le déracinement de la conservation des espèces et des ressources naturelles, tel qu’il s’affirme de plus en plus depuis quelques années, ce qu’on nomme la conservation ex-situ. Or, rien n’est plus faux ! Pour certains, en effet, l’abolition de la frontière nature/artifice ouvre grand la voie au règne de la technique. Or, il faut justement se garder de commettre certains amalgames hâtifs. Mobiliser les dispositifs techniques les plus avancées (génétique, biologie moléculaire, systèmes d’information géographique, etc.) lorsque ceux-ci peuvent sauver des espèces ne doit absolument pas être confondu avec l’idée de transformer les zones et les réserves préservées en zoos gigantesques ou en parcs d’attraction grandeur « nature »...
56Un peu comme Leopold, nous pensons que la « civilisation peut améliorer la nature », que les indiens Papago peuvent faire vivre leur oasis si diverse mieux que la nature et qu’une communauté biotique où l’homme tient sa place, tout en respectant les autres membres de la communauté est ce qu’il y a de plus souhaitable. Lorsque nous parlons de nature, ce n’est donc plus à la nature vierge où l’homme n’aurait jamais mis les pieds (mythe déchu de la modernité), mais à la nature sauvage que nous nous référons, à la wildness.
57Ce n’est donc pas la naturalité ou l’artificialité des espèces qui est importante, mais le maintien de leur niveau de sauvagerie et de liberté (de sauvage-té343), cet écart à l’ordre et à la civilisation qui leur donne toute leur valeur. La sauvageté (wildness) d’une espèce représente une norme qui ne se mesure pas scientifiquement, mais qui s’évalue. Il s’agit d’un rapport direct et moral à la nature, non médiatisé par la science. Catherine Larrère explique la prégnance de cette notion du sauvage, fondamentale pour l’être humain, en ce qu’elle lie « le sauvage en nous au sauvage hors de nous » et qu’elle résulte d’ » une insertion dans la nature qui précède toute élaboration culturelle et lui survit »344. Pour Catherine Larrère, c’est dans cette idée du sauvage que l’on doit puiser pour trouver les fondements profonds d’une éthique de la nature. C’est cette voie que nous allons justement emprunter pour essayer de comprendre ce qui nous lie aux autres espèces. Pour cela, il nous faudra adopter une démarche plus phénoménologique que purement analytique et scientifique.
Phénoménologie et sauvageté
58Dans la question éthique qui nous semble essentielle pour la constitution d’une communauté biotique ou d’un collectif humain/non-humain viable, « quel monde pouvons-nous former ensemble ? », le terme le plus important est sûrement ensemble. Sous cet ensemble se subsument en effet tous les liens, les attachements, les relations, les affections mais aussi les peurs, les fuites et les violences, qui définissent l’Umwelt de chaque individu, homme, animal ou plante. C’est donc la relation qui s’instaure entre un homme individuel, son corps, ses sens et un individu d’une espèce sauvage que nous allons tenter de décrire. D’une relation collective de la société ou de l’espèce humaine aux autres espèces, qui constituait le fond du paragraphe précédent, nous nous tournons maintenant vers ce qui fait la spécificité des relations intersubjectives et interorganismiques, entre individus humains et individus non-humains.
59Une approche phénoménologique, qui cherche à saisir la conscience dans son mouvement d’appréhension directe et dynamique du monde, qui selon l’aveu du fondateur de ce courant philosophique, Husserl, tente d’« aller aux choses même », constitue le cadre de cette approche de la sauvageté des espèces non-humaines. Bien qu’il soit réputé inexistant ou diffus, ce monde de relation entre humains et non-humains sauvages doit se dévoiler par cette analyse. Que l’homme contienne une part de sauvage, voire de sauvagerie en lui n’est pas contestable, ni moralement, ni physiquement. Le corps humain nous rappelle à chaque instant par ses pulsions et ses faiblesses, son refus de rentrer complètement dans les normes de la civilisation et, partant, notre nature animale. Mais ces résurgences du sauvage dans notre comportement ne nous apprennent rien sur la sauvageté des non-humains ; bien au contraire, elles nous égarent en étant d’emblée posées en opposition à la partie civilisée de notre comportement et de notre pensée. Doit-on toujours comprendre le sauvage par opposition au civilisé ?
60Selon une opinion commune, les animaux sauvages (mais aussi les plantes) ne seraient qu’un peu plus loin dans la sphère de relation des êtres humains. Il y aurait les animaux familiers, puis les animaux domestiques et enfin les animaux sauvages, se situant à la périphérie du monde humain. Malheureusement, cette opposition bien grossière de sauvage/civilisé, doit être dépassée pour rendre compte des subtilités qui font tout le charme et la diversité de notre rapport à la nature.
61Il s’établit en effet entre les humains et les membres des autres espèces une communication instinctive et beaucoup plus riche qu’il n’y paraît à première vue. Par ce rapport direct, intersubjectif et interactif aux autres formes de vie, deux univers, deux mondes se télescopent, d’où surgissent des manifestations primaires de confiance, de peur, d’amitié, d’attachement, de don et de dette, d’échange, d’affrontement, etc. Cet échange est possible car il fait appel dans les formes de vie que nous sommes tous, et c’est vrai, plus particulièrement chez les animaux supérieurs, à des instincts qui se sont forgés tout au long de notre histoire évolutive commune. En cela, ces instincts génériques, identiques normalement chez tous les membres d’une même espèce, et voisins chez des membres d’espèces différentes, permettent à des organismes différents de communiquer au niveau spécifique de leur être en quelque sorte.
62Mais, il est possible d’aller plus loin et de dépasser l’interprétation évolutive de ce lien, pour approcher au plus près de ce qui fait le cœur de l’existence, le fait d’être-là, d’être au monde. Pour Jacques Dewitte, qui reprend les travaux d’Adolf Portmann sur « la donation première de l’apparence » :
Il faut cesser de faire comme si les êtres vivants étaient là à seule fin de pratiquer l’interminable cycle vital du métabolisme et de la reproduction (comme on pourrait presque le penser en lisant bien des travaux biologiques), au lieu de comprendre que c’est sans doute l’inverse qui est vrai. Que tout ce fonctionnement [...] est là afin que les êtres vivants puissent tout simplement exister, c’est-à-dire avoir une durée de vie limitée et manifester au cours de celle-ci leur singularité (en tant qu’espèces ou même en tant qu’individus)345.
63L’existence même des autres espèces, des autres individus est le témoignage de cette donation primaire et archaïque de l’être et du corps, de ce besoin d’échange avec le monde qui constitue le cœur de la vie, ce que John Bowlby qualifiait d’« attachement » et qu’il tenait avec la nutrition et la reproduction pour l’un des trois besoins vitaux essentiels.
64Sur ce substrat phénoménologique fondamental, décrit très succinctement ici, se greffent toutes les intentions de la conscience vers l’extérieur, vers l’environnement, vers autrui dans sa forme et dans son être. On ne pourra que proposer dans ce qui suit l’ébauche d’une description, qui devrait être beaucoup plus approfondie, de ce monde de relation phénoménologique entre formes sauvages :
Quel mode d’appréhension : individuel ou collectif ?
Quelle distance d’approche : proche ou éloignée ?
Quels sens sont les plus mobilisés et comment : toucher/ouïe/vue/odorat/goût ?
Dans quel état est l’autre : vigilant/dormant/actif/réceptif ?
Quel est la nature de l’interaction : passive ou active ?
L’échange d’information, de sens, de signe, etc., est-il possible ou impossible, aisé ou difficile ?
Comment peut-on ensuite interpréter ces données ?
Quel sens donner à nos représentations et aux représentations que l’autre peut se faire de nous ?
Quelle place y a-t-il pour l’abstraction et pour la valorisation de cette expérience ?
65Cette analyse de type phénoménologique réalisée au niveau de chaque espèce avec la quelle nous, humains interagissons, devrait déboucher sur la description d’une sorte de carte phénoménologique aux dimensions multiples et rendant compte, à un niveau topologique pour ainsi dire, des distances et de la qualité des relations qui s’instaurent avec le monde sauvage. On rejoint ainsi d’une manière détournée le souci écocentrique de dessiner une communauté ordonnée et hiérarchisée en fonction de la valorisation par les humains des autres membres de la communauté. Mais au delà de la priorité donnée au local et aux voisins dans cette éthique de la proximité géographique, la démarche phénoménologique cherche à dépasser le simple cadre de la « terre », entendue comme une sorte de territoire, pour permettre la réalisation d’une éthique de la proximité représentative et phénoménologique. Car dans un monde globalisé, et malgré la célèbre maxime de René Dubos, « penser globalement, agir localement », il est bien difficile de ne pas vouloir se soucier du sort des baleines ou des éléphants, simplement parce qu’ils ne font pas partie de notre environnement écologique habituel. Au contraire, c’est bien parce qu’il existe des moyens d’information planétaires qu’existe une distorsion flagrante de notre communauté. Ainsi, grâce aux reportages télévisés, aux films animaliers ou aux magazines illustrés, nous connaissons beaucoup mieux l’écologie du lion ou de l’éléphant que celle du lièvre ou du pic-vert, qui sont pourtant des compères sauvages forts communs de nos contrées. Sans pour autant craindre que l’éthique environnementale ne soit bientôt subordonnée au flux d’informations et d’émotions véhiculés par les médias planétaires, il n’en serait pas moins nécessaire de s’interroger sur l’impact des nouveaux moyens de communication et horizons médiatiques sur la perception de cet oïkos élargi.
66Cette analyse des échanges, ou du moins de la perception de ce don perpétuel que nous fait la nature, présenterait aussi l’indéniable avantage de remettre en cause quelques idées reçues issues d’une longue tradition moderne et instrumentaliste. Dans la lignée de la dichotomie fondamentale entre nature et culture, les espèces seraient sauvages par opposition à domestique ou humain, par synonymie aussi avec nuisibles ou non-utiles ; au contraire, une carte fine et détaillée des attachements qui nous lient et des dettes qui nous engagent rendrait à la notion de sauvageté toutes les nuances et les dimensions de ses significations. Contentons-nous au moins d’initier ce mouvement en brisant une croyance fondamentalement erronée : le sauvage n’est pas l’antinomie du civilisé, bien au contraire, le plus sauvage est aussi, parfois, le plus civilisé346.
67Au cours d’une étude écologique dans les montagnes arctiques du Yukon, que les hommes ne visitent que très rarement, lesquels humains sont d’ailleurs souvent des férus de nature et d’écologie, nous avons pu constater qu’on n’est jamais aussi bien accepté par ses compagnons sauvages qu’au milieu de la wilderness, pour peu que l’on fasse preuve d’un peu de retenue. Les lagopèdes (ptarmigans) qui se confondent admirablement avec les rochers granitiques du Yukon, se comportent aussi farouchement que de paisibles poules de basse-cour, et manquent parfois de se laisser écraser sous nos pas lorsque notre œil peu averti confond quelques menus rochers avec une mère lagopède et ses poussins. Une autre fois, c’est une hermine insolente de curiosité qui se faufilera entre vos jambes dans l’espoir d’une rapine à peu de frais. Les marmottes continuent de jouer en toute insouciance à tout juste quelques portées de bras de l’observateur – en France, à peine avez-vous pénétré dans une vallée montagneuse, que des éboulis s’élancent des sifflets apeurés signalant à tout le clan de marmottes la présence d’un intrus. Enfin, les lièvres variables viennent s’ébattre au pied des campements en toute confiance. Seuls les chiens de prairie (ou spermophiles) supportent mal qu’on vienne empiéter sur leur territoire et, perchés sur leur terrier, ne cessent de nous le rappeler par une cacophonie de cris stridents.
68Partant, semble-t-il, du constat que nous avons l’air de créatures bien inoffensives physiquement, tout juste bizarres dans ce milieu, nos voisins si « sauvages » nous accordent une confiance instinctive, qui se transforme d’ailleurs vite en respect mutuel. En tant qu’européen habitué à une faune sauvage peureuse et fuyante, accoutumée qu’elle est à une promiscuité dommageable avec les humains, on ne peut que rester admiratif devant ce qui, à certains égards, rappelle une nature originelle. Si l’homme prenait la peine d’entrer en communication avec les êtres de nature, comme cet extraordinaire exercice de danse amoureuse improvisée avec une lionne de mer que relate Michel Serres dans Hominescence347, alors sans doute, nous comprendrions en quoi cet étonnement est le produit d’une culture de l’artificiel ravageuse.
69Nous voilà en quelque sorte, revenu au point de départ de notre analyse : la pensée primitive, cet âge d’or de l’humanité et du lien homme-nature. Nous avons dit que pour ces sociétés, il n’existait pas de nature ; en fait, nous pensons qu’avant tout, c’était la notion de « sauvage » qui n’existait pas pour eux : en quelque sorte, toute la nature était civilisée ou « domestiquée » comme l’écrit Descola. Au lieu d’imaginer des indiens vivant dans un monde imaginaire et mythique, où se déploieraient des relations complètement fantasmatiques entre eux et les autres espèces, relations issues de leur imagination, et qui ne correspondraient pas à la réalité (telle qu’elle nous est donnée à voir par la science occidentale), il nous faut renverser la perspective. Si l’on part du principe que le plus sauvage est aussi le plus civilisé, ou du moins obéit à certaines règles de civilité valables pour tous, humains et non-humains, alors il ne faut pas s’étonner comme l’écrit Descola, que pour les Indiens les êtres et les objets du monde obéissent aux règles de la société. Les Achuars, qui vivent au cœur de la forêt amazonienne, sont plus ou moins forcés d’obéir aux règles de civilité de la nature sauvage, et eux-mêmes les ont sans doute intégrées, tout en les modifiant par l’invention culturelle, dans leur propre société. Pas étonnant alors que ce que nous nommons nature et société soient si intimement liés. Pas étonnant non plus que ces sociétés soient dites écologiques sans qu’elles possèdent la moindre notion d’équilibre écologique ou de tout autre notion dans le genre. Enfin, ces règles de la sauvageté ne sauraient être réductibles à des lois éthologiques ou écologiques évolutives. Certaines espèces de gibier ne sont pas chassées avec parcimonie parce que leurs populations pourraient être affectées, mais parce les règles implicites du rapport à cette espèce (synthétisant les relations phénoménologiques et évolutives entre l’homme et l’espèce considérée de gibier) n’autorisent pas une capture plus élevée. Il faut entendre ici « autorisation » dans l’acception morale du terme. Autorisation dont d’ailleurs il faut s’assurer qu’elle ne constitue pas une transgression du « contrat » tacite qui existe entre humains et non-humains, but dont s’acquittent les cérémonies, et qui assurent par ailleurs le retour à l’ordre de relations parfois bousculées.
70Gardons-nous bien de commettre deux erreurs d’interprétation des cultures primitives aussi rédhibitoires l’une que l’autre : les sociétés dites sauvages ne vivent pas à l’état de nature, courbées sous le joug du règne de la nécessité vitale et des lois de l’évolution naturelle. Inversement, ces sociétés n’ont pas non plus inventé une culture complètement artificielle, magique et totalement détachée des lois de la nature telle que la science rationnelle nous la donne à comprendre, comme le regard paternaliste et condescendant des premiers anthropologues l’a suggéré. Ni écolos, ni enfants, les sauvages expriment une culture qui est tout en continuité avec la nature. Ni immersion totale, ni rupture radicale, la culture sauvage se représente sous la figure du lien, de la relation, du respect entre les êtres du cosmos.
71Il n’est donc pas besoin d’invoquer le caractère sacré de la nature, tel qu’il est mis en scène par les peuples primitifs, et tel que les écologistes profonds le reprennent, pour garantir l’attribution d’une valeur intangible à la nature. Mais il ne suffit pas tout à fait non plus de constater que l’homme et les espèces sont issus d’un même processus évolutif pour faire de celles-ci des entités dotées d’une valeur intrinsèque. Le respect de la sauvageté des espèces et de la dimension profondément morale de ce lien qui nous unit à elles me semble une voie prometteuse, pour définir une axiologie environnementale qui puisse garantir à la « nature », à sa diversité et à son exubérance toute notre considération.
72Il est temps de revenir à notre problématique éthique initiale, qui consistait à rechercher un nouveau principe moral capable de guider l’action de l’homme au sein de la communauté biotique. Nous avions mis de côté les normes écocentriques de Callicott et de Leopold suite à une analyse latourienne du concept de communauté, comparé à celui de collectif. Nous proposerons donc comme norme d’action d’une éthique écocentrique tenant pour essentielle le problème des extinctions le principe de la « maximisation de la sauvageté des populations ».
73Ce principe, sous le terme de « potential wildness », est proposé dans une approche certes différente en pratique, mais proche en théorie, par Irène Klaver348. Il dérive de l’idée de Bryan Norton349, selon lequel notre rapport aux espèces sauvages ne nous engage pas vis-à-vis d’êtres individués, mais seulement vis-à-vis d’êtres qui n’ont qu’une valeur générique, si bien que ce que nous valorisons avant tout est l’espèce ou la population, et surtout sa « wildness », sa sauvageté. Ce respect pour la sauvageté des espèces constitue par ailleurs un garde-fou contre le fait de placer un jugement moral erroné sur la souffrance ou les mauvaises conditions que peuvent endurer des animaux d’espèces sauvages.
74Nous voilà parvenus au point d’équilibre dans notre projet de définir une protection des espèces en tant qu’espèces, à une sorte d’authentique spéciocentrisme. En effet, nous avons démontré que la protection des individus de l’espèce (biocentrisme) est suffisante, mais non nécessaire à la pérennité de l’espèce. La protection de l’écosystème (écocentrisme), est nécessaire (au moins dans une certaine mesure) pour éviter les extinctions mais pas suffisante. Seule la maximisation de la sauvageté de l’espèce assurerait une norme de protection (d’obligations et d’interdits) tout à la fois nécessaire et suffisante pour assurer la prise en compte totale des intérêts de l’espèce !
75Mais, rétorqueront les opposants à ce type d’éthique, n’est-il pas illusoire de vouloir préserver la sauvageté de populations et d’espèces au moment même où les espaces sauvages ne sont plus, du moins en Europe, que de lointains souvenirs ? La sauvageté potentielle que défend Klaver et que nous reprenons à notre compte, constitue avant tout un processus dynamique, par lequel une population tend vers un degré plus poussé de sauvageté, et qui ne saurait se réduire à un dépassement radical du statut de domesticité ou d’enfermement en réserve ou zoo par exemple. Dépasser la fusion simpliste, voire la confusion entre espèces et espaces sauvages, voilà aussi un des grands mérite de la norme de sauvageté et de sa dimension fonctionnaliste (et non historique).
76La sauvageté constitue un concept aux infinis degrés de transition, qui permet d’inclure, malgré ce que l’on pourrait penser au premier abord, la plupart des espèces et des populations qui ne se situent pas dans une simple et unique fonction instrumentale par rapport à la sphère humaine. Il dépasse la défunte norme de naturalité et son cortège de concepts empreints de romantisme telle l’évocation de la réserve originelle. Pour autant, il s’agit d’un concept qui allie harmonieusement dimensions axiologiques (la sauvageté est avant tout l’évaluation d’une relation fondée sur la liberté, plus qu’un état) et dimensions scientifiques (la réalisation d’une évolution biologique non contrainte par des forces sélectives maladaptatives hétéronomes).
77La sauvageté est un concept qui s’applique très bien par ailleurs aux populations et aux individus et qui marque une distinction nette entre population et espèce. Que signifie par exemple le fait de dire « les lions sont une espèce sauvage » ? Si l’espèce n’est qu’une catégorie projetée à partir des critères morphologiques et génétiques de quelques individus, alors cela n’a aucun sens. Et même, à considérer l’ensemble des individus que l’on classe dans la même espèce, certains vivent dans des zoos, d’autres dans des réserves et d’autres enfin, dans la savane africaine. Ce n’est donc pas l’espèce en tant que telle qui est sauvage, mais les individus ou les populations qui se placent sur une échelle relative de sauvageté.
78La maximisation de la sauvageté des populations permet enfin de définir une ligne de conduite théorique cohérente à la question de Latour « quel monde voulons-nous former « ? Elle laisse à chacun, humain et non-humain, l’espace suffisant pour engager une discussion sur le monde naturel que nous souhaitons, tout en évitant les positions caricaturales et aporétiques sur la définition d’une véritable « nature ». La nécessité de maximiser autant que possible la sauvageté des populations reprend par ailleurs une des composantes de l’ancienne nature, peut-être la principale, celle qui la démarquait radicalement de la civilisation et de la société, et qui lui donnait toute cette saveur d’aventure, d’imprévu, de cruauté et d’émotion ; elle évite cependant, élément décisif, de tomber dans le piège du débat sur la naturalité ou l’artificialité des populations ou des écosystèmes modifiés et restaurés par l’homme.
79La sauvageté garantit, à notre sens, un minimum de liberté pour les humains et les non-humains, qui exclut toute artificialisation intempestive du monde ; mais en même temps, elle fait de la sauvegarde des populations en danger une priorité qui s’accommode fort bien d’interventions très artificielles, comme les biotechnologies ou l’ingénierie écologique. Bien que loin ou en dehors de l’ordre du domus, c’est-àdire de la maison (l’oiko-nomia), l’entité sauvage n’est pas pour autant affranchie des conséquences de l’activité humaine, ni même des actions directes et intentionnelles des hommes. L’impératif de maximisation de la sauvageté appelle cependant à la réduction au strict minimum des actions de conservation ex-situ, et à ne prélever par exemple que le minimum (cellules, gamètes, gènes) ne compromettant pas les potentialités sauvages durables de l’espèce. Il appelle aussi à la nécessaire adéquation entre les moyens et les fins que se donnent les conservationnistes in-situ pour garder les populations dans un état satisfaisant, par rapport à leur habitat, leurs chances de survie à long terme, leurs potentialités évolutives, etc. Enfin, il fournit un critère de choix ou de tri des espèces à sauver en hiérarchisant les priorités de conservation en fonction des potentialités d’une espèce sauvage à retrouver un jour une dynamique évolutive non contrainte. Car y a-til un intérêt pour l’espèce en elle-même à survivre indéfiniment assistée par l’espèce humaine, sans possibilité de retour à l’état sauvage, si son habitat unique a été détruit à jamais par exemple ?
80Ce programme cherche à rendre leur autonomie et leur dignité aux populations sauvages, à reconnaître le sauvage, non comme l’ennemi ancestral de la civilisation, mais comme son complément nécessaire. Pourquoi devrait-on déclarer l’autonomie de l’humain et nier celle des êtres de nature ? Cette position prend à contre-pied la proposition discutable de Luc Ferry qui conclut son pamphlet anti-écologiste, le Nouvel ordre écologique, en assignant à la réflexion écologique le programme de « faire une phénoménologie des signes de l’humain dans la nature pour accéder à la conscience claire de ce qui, en elle, peut et doit être valorisé »350. Il faut au contraire établir les niveaux de l’infra-humain qui font sens avec la sauvageté de la nature, niveaux perceptifs et cognitifs à partir desquels un échange est possible (même si on ne peut vraiment parler de communication). Ce programme maintient ainsi l’altérité fondamentale du monde non-humain, sa spontanéité, et son absence relative d’intentionnalité, au contraire du monde humain, civilisé, ordonné et finalisé, au moins au niveau individuel.
81À l’opposé de Ferry, nous trouvons en Michel Serres une pensée authentiquement écologiste soutenant l’idée d’une sauvageté irréductible et positive de la nature. Michel Serres, dont l’idée de contrat naturel est calquée sur celle de contrat social, part du constat que ce dernier ne fait qu’entériner, en l’apaisant, un état de droit tacite. Même la guerre, pourtant symbole de barbarie et de destruction, possède ses règles et ses conventions. Car où règne la guerre, règne déjà une forme de droit qui, justement, évite l’effondrement général du système et la destruction de tous par chacun.
82De même, la nature n’est pas la guerre de tous contre tous, c’est une guerre, certes, mais régie par des lois, la loi de la jungle, si l’on veut, ou plutôt les lois évolutives qui sont tout sauf un chaos originel et désordonné. Le contrat naturel que propose Serres est la reconnaissance d’une sujétion de fait de l’homme à la nature, et qui tente de faire remonter à la surface ces lois que les hommes croyaient enfreindre impunément, les lois écologiques entre autres, afin de passer d’un état de guerre à celui de paix : « Au minimum, la guerre : à l’optimum, la paix »351. Bien que le sauvage nous inquiète et nous terrorise parfois, il est loin de l’image de chaos et de sauvagerie sublime qu’une certaine image romantique à outrance véhicule. Le sauvage est l’expression d’une infinité de règles enfouies au plus profond de chaque être vivant, régulant les états de guerre et de paix qu’ils se livrent, mais jamais une anomie cruelle qui dégénère en un écocide tel que celui que l’homme est en train de commettre ; l’écocide, comme le génocide, constituant la négation totale des principes implicites auxquels un ordre du monde est soumis : le principe d’humanité pour la société humaine, le principe de respect du monde vivant pour l’ensemble de la biosphère.
83Le principe de maximisation (respect) de la sauvageté, enfin, autorise la mise en perspective de la question centrale de notre travail éthique : qu’y a t-il de bien ou de mal à ce qu’une espèce s’éteigne ? Ou autrement formulé : doit-on conserver toutes les espèces ?
84Nous avons exposé plus haut les données historiques principales derrière le mouvement conservationniste, nous avons présenté les caractéristiques essentielles de la biologie de la conservation sans omettre ensuite de remettre en perspective l’idée de conservation par rapport aux critiques essentiellement nihilistes dont elle peut faire l’objet. Nous n’avons toutefois pas vraiment fourni de réponse satisfaisante à la question de savoir s’il fallait conserver toutes les espèces et comment ? Avant même de devenir une science ou une philosophie, la conservation des espèces est la réponse instinctive à la destruction par l’homme qui les menace. Il nous faut dès lors prendre garde que le remède ne se révèle à la longue lui aussi une nouvelle source de maladie. La conservation est justifiée pour autant qu’elle ne devient pas une fin en elle-même, qu’elle ne se transforme pas, pour reprendre un terme médical, en « acharnement thérapeutique ». Bien que nous soyons globalement loin de tels menaces, le principe de maximisation de la sauvageté peut cependant ici nous renvoyer à plusieurs conséquences indésirables des politiques actuelles de conservation : l’acharnement médiatique dont sont presque « victimes » certaines espèces (et surtout certains individus de ces espèces) surmédiatisées. Nous pensons ici à l’orque « Keiko », dont la remise en liberté à demandé des investissements prodigieux et dont la réadaptation totale à l’état sauvage n’est pas même garantie. Certains auteurs vont même jusqu’à plaider, comme en éthique médicale, pour un droit à l’euthanasie de l’espèce352 ! Le principe que nous défendons ne peut qu’aller aussi dans ce sens pour les cas les plus extrêmes d’acharnement conservationniste.
85Autre dérive potentielle de la conservation des espèces, celle qui tomberait dans le « sécuritaire » à outrance. En effet, comme Sophie Bobbé353 l’a montré, on veut bien sauver l’ours des Pyrénées et, à la rigueur, accepter le retour du loup dans nos montagnes, mais à condition que ces grands prédateurs soient gardés sous contrôle, en permanence suivis comme de dangereux repris de justice, toujours capables à la moindre lubie de massacrer un troupeau de mouton. Pour la sûreté des animaux, dit-on, et surtout pour assouvir ce besoin tellement humain de contrôle et de sécurité, on annihile ainsi le caractère authentiquement sauvage et imprévisible de ces bêtes. Devenus des animaux domestiqués « à distance », le dernier cercle du contrôle humain sur les espèces qui l’entourent et le nourrissent, ces prédateurs ne nous renvoient que le simulacre d’une conservation de la nature anthropomorphisée jusqu’à l’absurde.
86Pour finir, le principe de sauvageté devrait nous permettre de répondre aux critiques de la conservation. À Jacques Dewitte et à la critique de l’inversion de la téléologie, l’idée de faire de la conservation un processus par lequel une norme de sauvageté, c’est-à-dire d’invention, de spontanéité et de dépassement de l’ordre vital aussi bien organismique que populationnel, devrait fournir une garantie. Le sauvage n’a comme fin que sa propre préservation, mais en même temps, sa fin, consubstantielle à l’exercice d’une liberté vitale essentielle, nécessite un redéploiement et un dépassement constant de ses propres normes et de ses propres potentialités. Voilà aussi en quoi, cette puissance de vie et ce constant apport de l’autre dans le même dépassent les critiques de Nietzsche et de Schopenhauer. Pas d’espèces sans extinctions. Pas de conservation sans sauvageté.
Notes de bas de page
313 Cette analyse est inspirée par la revue réalisée par Jacques Dewitte sur « Phénoménologie et histoire de la nature », en particulier Dewitte (Jacques), « La redécouverte de la question téléologique », Études Phénoménologiques, Tome XII, nos 23-24, 1996, pp. 9-42 ; Spaemann (Robert), « Téléologie de la nature et action humaine », op. cit., pp. 43-64.
314 Spaemann (Robert), « Bürgerliche Ethik und nichtteleologische Ontologie », in Ebeling (Hans) (sous la dir.), Subjektivität und Selbsterhaltung, Francfort : Suhrkamp, 1981, p. 81.
315 Dewitte (Jacques), « La redécouverte… », op. cit., p. 17.
316 Spaemann (Robert), Téléologie de la nature…, op. cit., p. 61.
317 Schopenhauer (Arthur), Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort [trad. de l’allemand par Simon Marianna ; introd. par Gueroult Martial], Paris : Union générale d’édition, 1964, p. 86 (10/18 ; 207).
318 Ibid., p. 87.
319 Ibid. p. 88.
320 Ibid., p. 87.
321 Nietzsche (Friedrich), Œuvres philosophiques complètes, Paris : Gallimard, 1968, vol. 13, p. 50.
322 Nietzsche (Friedrich), Généalogie de la morale [1ère éd. 1887], Paris : Garnier-Flammarion, 1996, 278 p.
323 Gayon (Jean), « Nietzsche et Darwin », in Maienschein (Jane) & Ruse (Michael) (sous la dir.), Biology and the Foundation of Ethics, Cambridge : Cambridge University Press, 1999, pp. 154-197.
324 Ibid., p. 171.
325 Nietzsche (Friedrich), Généalogie…, op. cit., § 13.
326 Gayon (Jean), « Nietzsche and Darwin », op. cit., p. 167.
327 Hallman (Max O.), « Nietzsche’s Environmental Ethics », Environmental Ethics, vol. 13, 1991, pp. 99-125.
328 Smith (Mick), « Environmental Anamnesis... », op. cit.
329 « À propos d’un monument au pigeon », in Leopold (Aldo), Almanach..., op. cit, pp. 144-148.
330 Aitken (Gill M.), « Extinction », Biology and Philosophy, vol. 13, 1998, pp. 393-411.
331 Raup (David M.), De l’extinction des espèces. Sur les causes de la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres [trad. de l’anglais par Blanc Marcel ; postface de Gould Stephen Jay], Paris : Gallimard, 1993, p. 197 (NRF Essais).
332 Rolston (Holmes), « Biology and Philosophy in Yellowstone », Biology and Philosophy, vol. 5, 1990, p. 245.
333 Sober (Elliott), « Evolution, Population Thinking, and Essentialism », in Ereshefsky (Marc) (sous la dir.), The Units of Evolution Evolution : Essays on the Nature of Species, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 1992, pp. 247-278.
334 Lepart (Jacques), « La crise environnementale et les théories de l’équilibre en écologie », in Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël) (sous la dir.), La Crise environnementale, op. cit., p. 140.
335 Elliot (Robert), « Extinction, Restoration, Naturalness », Environmental Ethics, vol. 16, 1994, pp. 135-144.
336 Ehrenfeld (David), « Life in the Next Millenium : Who Will be Left in the Earth’s Community ? », in Kaufman (Les) & Mallory (Kenneth), Last Extinction, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 1986, pp. 195-214.
337 Cf. Rosenzweig, Win-Win Ecology, Oxford, Oxford University Press, 2003. Teyssèdre, « Les réserves animales ne suffisent pas pour sauver les espèces », Le Monde, 10 avril 2004, p. 22.
338 Callicott (John Baird), « La nature est morte, vive la nature ! », Hastings Center Report, vol. 22, 1992, pp. 16-23.
339 Latour (Bruno), Politiques de la nature..., op. cit.
340 La notion de « proposition » est la clef de voûte de l’ontologie provisoire et de l’épistémologie latourienne : elle désigne une association d’humains et de non-humains, plus ou moins bien articulée (et non vrai ou fausse, comme dans l’épistémologie classique) ; c’est suivant les circonstances l’équivalent latourien d’entité, chose ou énoncé. (Cf. Latour (Bruno), Politiques de la nature…, op. cit., p. 360)
341 Ruse (Michael), Taking Darwin seriously : a Naturalistic Approach to Philosophy, New York : Blackwell, 1986, xv + 303 p.
342 Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël), Du bon usage..., op. cit.
343 Le néologisme « sauvageté » tel que nous le défendons rend harmonieusement l’idée du caractère sauvage et libre à la fois de la nature dans tout ce que ces notions ont de positif. Le substantif déjà existant « sauvagerie » possède une connotation morale beaucoup trop négative, comme synonyme de « barbarie » par exemple, qui le rend inadapté à la notion de sauvage proposée ici. Celle-ci se rapproche finalement beaucoup du concept américain de « wildness » dont « sauvageté » peut constituer une traduction directe. Enfin, ce terme « sauvageté », loin d’être un néologisme véritable, est en fait un mot d’ancien français, traduction du latin feritas. Cf. Delord (Julien), « La sauvageté : un principe de réconciliation entre l’homme et la biosphère », Natures Sciences Sociétés, no 13, 2005, pp. 316-320.
344 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 104.
345 Dewitte (Jacques), « La donation première de l’apparence. De l’anti-utilitarisme dans le monde animal selon A. Portmann », Revue du MAUSS, vol. 1, Paris : La Découverte, 1993, p. 32.
346 Voir à ce sujet Berque (Augustin), Écoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Paris : Belin, 2000, p. 157. qui constitue une source importante de notre inspiration par sa théorisation d’inspiration phénoménologique de l’objet « environnement ». Il affirme par exemple que « l’espace sauvage est de nouveau civil » (p. 159), malheureusement, au sens moderne d’une sauvagerie supposée vierge et non-domestique, à l’opposé de la notion de « sauvageté » que nous défendons.
347 Serres (Michel), Hominescence, Paris : Éditions le Pommier, 2001, 339 p. (Essais).
348 Klaver (Irene), Keulartz (Jozef), van den Belt (Henk) & Gremmen (Bart), « Born to Be Wild : A Pluralistic Ethics Concerning Introduced Large Herbivores in the Netherlands », Environmental Ethics, no 24, 2002, pp. 3-21.
349 Norton (Bryan G.), « Caring for Nature : A Broader Look at Animal Stewardship », in Norton (Bryan G.), Hutchins (Michael), Maple (Terry L.) & Stevens (Elizabeth F.), Ethics on the Ark..., op. cit.
350 Ferry (Luc), Le nouvel ordre écologique..., op. cit., p. 212.
351 Serres (Michel), Le Contrat naturel, op. cit., p. 41.
352 Chessa (Franck), « Endangered Species and the Right to Die », Environmental Ethics, vol. 27, no 1, 2005, pp. 23-41.
353 Bobbé (Sophie), « Les nouvelles cultures du sauvage ou la quête de l’objet manquant. État de la question », Ruralia, vol. 7, 2000, pp. 159-173.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’extinction d'espèce
Ce livre est cité par
- (2022) Biodiversity Erosion. DOI: 10.1002/9781394163878.refs
L’extinction d'espèce
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3