Du droit et de la considération morale des espèces
p. 539-559
Texte intégral
1Nous avons jusque-là embrassé un large panorama de valeurs à même de nous orienter sur la nature morale de l’espèce : valeur utilitariste, valeur inhérente (inherent worth/inherent value), valeur intrinsèque, valeur-en-soi (good-of-its-kind), etc. ; mais nous n’avons jamais utilisé directement un mot qui en termes de morale et de justice, s’impose souvent de lui-même : un droit (right). Pourquoi donc ne pas attribuer aux espèces un droit comme à la plupart des entités morales : les droits de l’homme, du citoyen, des femmes, des enfants, des animaux, etc. N’existe-t-il pas déjà des droits pour au moins une espèce, l’espèce humaine ou l’humanité ? Et ne pourrait-on pas étendre ces droits aux autres espèces comme cela a été réalisé pour la valeur intrinsèque ?
Le droit des espèces
2Une précision indispensable s’impose avant d’examiner les problèmes théoriques associés à l’articulation des notions de droit et d’espèce : on ne peut passer sous silence le fait que, paradoxalement, toutes ces questions éthiques représentent un combat d’arrière-garde puisque, dès 1973 aux États-Unis, une loi fut votée (Endangered Species Act) qui instituait des devoirs envers les espèces en danger (sans que toutefois l’expression « droit des espèces » soit explicitement formulée). Il est vrai que le texte de la loi invoquait plutôt des raisons utilitaristes, mais la notion de droit des espèces semblait bien sous-entendue, du moins en pratique. C’est du moins la position de Gary Varner qui note que si les espèces n’ont pas de droits légaux de jure, elles en ont néanmoins de facto par la forme de la loi : « un droit légal de facto est un droit qui existe dans une communauté dont le système légal ne le reconnaît pas explicitement »255.
3On peut aussi remonter dans le temps et s’enquérir de droits pour les espèces bien avant 1973. La généalogie de ces problèmes de juridiction entre espèces humaines et non-humaines nous mènerait sans doute très loin ; de façon anecdotique, comme le note Luc Ferry, on peut aller au moins aller jusqu’aux procès d’animaux qui eurent lieu en Europe à partir du bas Moyen Âge256. Les animaux qui représentaient une vraie calamité pour les hommes furent en certaines occasions traduits devant les tribunaux ; il s’ensuivait alors un procès en bonne et due forme, où les animaux bénéficiaient d’une défense par l’intermédiaire d’un avocat commis d’office. Suivant l’habileté du défenseur, une sentence finale était prononcée, pas forcément au tort exclusif des animaux. Ces procès étant conduits sur un arrière-plan théologique certain, il est surprenant de constater à quel point les positions sur la nature divine des animaux variaient : on voit ainsi, en 1587, au terme d’un procès tenu à Saint-Julien de Maurienne, le juge assurer « la pâture desdits animaux » (des charançons ou amblevins causant moult dégâts aux vignes du village) et « passer contrat »257 avec ces bêtes créées par Dieu, et qui « possédaient le même droit que les hommes de se nourrir de végétaux »258. Mais dans le cas des sangsues qui envahissaient le lac de Berne en l’an 1451, celles-ci furent dûment excommuniées par l’évêque à la suite de leur refus de quitter les eaux du lac : « au nom de Dieu tout-puissant, de toute la cour céleste, de la sainte église divine, je vous maudis, où que vous alliez, et vous serez maudites vous et vos descendantes, jusqu’à ce que vous disparaissiez de tout lieu »259 !
4Au delà de l’aspect incantatoire et du sens que pouvaient revêtir ces procès, Ferry insiste sur la vision pré-moderne et pré-humaniste de la nature et des animaux que dénotent ces épisodes de la vie juridique moyenâgeuse. Les animaux étaient soit considérés comme des créatures de Dieu tout à fait naturelles, soit comme des fléaux envoyés par Dieu pour punir les hommes de leurs péchés, soit, enfin, comme des instruments du Démon lui-même. En aucun cas, cependant, il ne semblait leur manquer la liberté morale nécessaire pour qu’ils fussent dignes d’un procès. Rappelons-nous en effet, que ce n’est qu’à partir de Descartes et du xviie que l’on commence à dénier l’existence d’une âme aux animaux, lesquels entrent alors dans le domaine d’une naturalité profonde et d’une causalité aveugle. Ferry, par un habile exercice de rhétorique, met ces « procès d’animaux » d’un autre âge en parallèle avec la discussion contemporaine sur les droits des animaux et des espèces. Mutatis mutandis, le travail séminal du professeur californien Christopher Stone, que Ferry prend la peine d’exposer brièvement, ne serait qu’une résurgence du pré-modernisme. La manœuvre de Ferry a bien évidemment pour but de plonger ces questions dans une atmosphère d’obscurantisme et de condamner ces débats post-voire anti-modernes qui condamnent la raison, l’humanisme et les lumières au profit de ce nouvel « opium du peuple » que serait l’écologisme avec tous ses relents de romantisme, de mysticisme, de traditionalisme, de nihilisme260.
Des droits légaux des espèces
5Mais passons plutôt aux réflexions de Christopher D. Stone qui publia en 1972 un article qui fit grand bruit : Should trees have standing261 ? Dans cet article novateur, Stone proposait de manière sérieuse « que nous donnions des droits légaux aux forêts, aux océans, aux rivières et autres [...] objets non-animaux mais naturels »262. Pour comprendre l’impact de cet article, il est important d’en connaître le contexte, ce dont se charge François Ost, dans La crise environnementale : « pour s’opposer à l’implantation, par la société Walt Disney, d’une station de sports d’hiver dans la Mineral King Valley, célèbre pour ses séquoias centenaires, une association de défense de l’environnement, le Sierra Club, introduit une demande en justice, qui est aussitôt rejetée, faute d’intérêt personnel à la cause »263. C’est en réaction à ce rejet que Stone rédige et publie à la hâte cet article où il propose d’accorder aux arbres eux-mêmes le droit d’ester en justice, Stone souhaitant que ses arguments puissent servir de base théorique aux délibérations des juges de la Cour. Ceux-ci d’ailleurs ne rejetèrent la plainte du Sierra Club et des arbres de la Mineral King Valley que d’une seule voix !
6Stone était convaincu, un peu à la manière d’Aldo Leopold, que les communautés légales et morales étaient constamment en train de s’élargir : après les droits des femmes, des enfants, des noirs, des fous et même des embryons, la société pouvait incorporer l’idée que la nature aussi dispose de droits. Comme le précise Varner, Stone était persuadé que parler de « droits de l’environnement », conduirait la société à changer : « Stone voyait sa proposition d’attribuer des droits légaux aux objets naturels comme à la fois un symptôme de la maturation morale de notre culture et un important catalyseur en vue d’évolutions futures »264.
7Une fois replacée dans son contexte, passons directement à l’étude de l’argumentation de Stone pour attribuer un statut légal aux espèces, ainsi qu’aux critiques qui en découlèrent, et qui l’obligèrent finalement à modérer sa position. Notons dès à présent que Stone aborde dans son essai seulement la question des droits légaux ; nous verrons plus loin qu’ils doivent être distingués des droits naturels, qui feront l’objet d’une critique spécifique de la part de Callicott. Le statut légal d’une entité est par définition de nature conventionnelle et non naturelle.
8Stone doit d’abord définir les prérequis indispensables pour qu’un être de nature soit dit « porteur de droits légaux ».
Premièrement, il doit pouvoir intenter des actions juridiques à son profit (at its behest).
Deuxièmement, dans un procès, le jury doit pouvoir prendre en compte les dommages ou les préjudices (injury) portés directement contre lui.
Enfin, troisièmement, que les réparations éventuelles se fassent directement à son bénéfice (to its benefit).
9Dans la suite de l’ouvrage, Stone va essayer de démontrer point par point que les êtres de nature satisfont à ces trois conditions. Il mobilise à cet effet une analogie qui s’applique particulièrement bien à la question du statut des espèces. En effet, Stone prend exemple sur le droit des « corporations » ou des collectivités pour démontrer qu’il est possible de définir et de faire respecter le droit des objets naturels. Une entreprise peut très bien être condamnée ou au contraire intenter un procès en son propre nom, dans la mesure où aucune personne de l’entreprise n’est plus particulièrement impliquée, mais où les intérêts de celle-ci sont en jeu. L’entreprise peut tout à fait être représentée par un avocat car elle possède le statut de personne légale. De même, il est permis de supposer que si les intérêts d’une espèce étaient touchés, elle devrait pouvoir bénéficier de la défense d’un avocat et être définie comme personne morale. Outre que la personnification des entreprises n’est peut-être pas souhaitable pour diverses raisons, la comparaison espèce/corporation soulève plusieurs difficultés : tout d’abord, une entreprise reste l’agrégation d’intérêts d’individus moraux. L’attribution du statut de personne légale à l’entreprise n’est, en fin de compte, qu’une « fiction juridique » qui permet de limiter la complexité du système juridique, sans quoi, chaque individu de la société serait obligé de défendre ses droits en son propre nom, avec son propre avocat, etc. Mais cette réduction est théoriquement possible dans la mesure où les parties prenantes de l’entreprise ou de la collectivité ont toutes une valeur instrumentale par rapport à celle-ci (chercher à faire du profit, défendre une cause, etc.). Or, le droit que l’on cherche à conférer aux espèces sui generis ne peut se réduire à la somme des intérêts des individus qui la composent. L’espèce en ce sens n’est pas une corporation ou une collection d’intérêts atomiques, mais une entité à part entière. Les intérêts d’une espèce peuvent se révéler totalement contradictoires avec les intérêts de ses membres.
10Bryan Norton en infère l’hypothèse que « les droits des espèces sont générés à partir des intérêts des espèces » ; mais il nous prévient de suite que « le concept d’intérêt d’une espèce n’est pas clair du tout »265. Dans la mesure où les intérêts d’une espèce peuvent effectivement être lésés et où ils peuvent faire l’objet d’une réparation, alors il serait logiquement possible d’assigner des droits légaux aux espèces, dans le sens où Stone les a définis. Mais que recouvre vraiment l’expression « intérêts d’une espèce « ? Norton identifie clairement ce qui relève de l’intérêt des êtres vivants, par exemple, « tout ce qui menace de causer la mort d’un individu est clairement contre l’intérêt de cet individu, toute choses égales par ailleurs »266. Mais qu’en est-il de l’espèce ? Est-ce qu’un déclin démographique équivaut à une atteinte aux intérêts de l’espèce ? N’y a-t-il pas aussi dans les petites populations une plus grande probabilité d’évolution vers une nouvelle espèce, d’effet de fondation ? Ces questions à propos des intérêts des espèces nous déconcertent et nous embarrassent, nous dit Norton, car « [elles] dérivent largement du fait que les intérêts et les droits ont traditionnellement été traités à partir d’un modèle individuel »267. Étendre les concepts de droit et de morale des individus humains aux individus non-humains ne suppose que quelques adaptations relativement aisées. Au contraire, passer d’individus à des entités collectives irréductibles, comme les espèces, pose des problèmes de logique qui nécessitent, selon Norton, toute une reconstruction du droit. Par conséquent, nous dit-il, il est plus sage de renoncer à l’entreprise d’attribution de droits aux espèces, qui ne fait que compliquer la question de la protection des espèces plutôt que de la simplifier.
11Mais ce serait sans doute aller trop vite en affaire. Stone, anticipant la question des intérêts, avait fourni sa propre analyse du problème :
Les objets naturels peuvent nous communiquer leur vouloir (besoins), et selon des modalités qui ne sont pas exagérément ambiguës. Je suis sûr que je peux juger plus certainement et plus significativement du fait de savoir si ma pelouse a besoin d’eau et quand, que le juge de la Cour Suprême peut juger du fait de savoir si les États-Unis doivent faire appel d’un jugement adverse d’une cour inférieure268.
12L’idée de Stone est que l’on peut connaître les intérêts des êtres de nature et d’entités écologiques avec un degré d’intégration moindre qu’une espèce, comme un lac, une prairie, une vallée rocailleuse, voire même des objets inanimés. Il ne précise pas vraiment sur quelle base (rationnelle, émotionnelle ?) il situe cette connaissance et ne semble pas s’embarrasser de transgresser la « naturalistic fallacy », le passage de l’être au devoir être (peut-être parce que les juristes et les juges ont tendance à présupposer qu’ils savent ce qui est juste ou non en tant que représentants de la justice). Cet argument est donc assez limité, d’abord parce que l’exemple du gazon de Stone n’est pas le meilleur : en effet, le gazon n’est pas entièrement naturel ; Stone l’a planté dans le but qu’il soit vert et en sachant qu’il nécessite des arrosages fréquent. Le cas d’une prairie aride par exemple, qui peut subir de fortes sécheresses, est plus problématique. Et à moins d’appartenir à la tranche la plus mystique des « deep ecologists », qui peut prétendre entrer en communication avec tous les êtres du cosmos et connaître objectivement leurs intérêts ? C’est ce que met en lumière la parodie de Mark Sagoff qui brocarde l’argument de Stone :
pourquoi est-ce que la vallée Mineral King ne voudrait pas abriter une station de ski après n’avoir rien fait pendant un milliard d’années ? [...] La Sequoia National Forest dit au développeur qu’elle veut une remontée mécanique par une certaine déclivité de ses collines et par son enneigement durant l’hiver – immédiatement évident à la vue – et qu’elle a aussi besoin d’une autoroute à quatre voies269.
13Mais la critique décisive des arguments de Stone fut énoncée par Feinberg, s’appuyant sur le principe de McCloskey270. Ce dernier soutient que seulement des êtres avec des intérêts peuvent prétendre à de vrais droits. Ce à quoi Feinberg ajoute, selon sa définition particulière des droits des animaux, basée sur le critère de « vie conative »271, que les intérêts « sont composés de désirs et de buts, ces deux propriétés nécessitant [...] au moins un équipement cognitif réduit »272. Nous avons déjà vu que Feinberg dénie toute considération morale aux espèces et qu’il étend ce verdict à toutes les entités que Stone défend : arbres, lac, vallées, etc.
14La critique de Feinberg et des opposants de Stone a été si convaincante que ce dernier a été conduit à modifier et à affaiblir ses prétentions. Dans un article ultérieur273, Stone classe dans à part tous les objets naturels qui ne possèdent pas d’intérêts (« Ds » pour disinterested) et plaide pour une reconnaissance légale plus faible de ceux-ci, ce qu’il nomme une consideration légale.
15En définitive, la question du droit légal des espèces semble achopper essentiellement sur deux points : le premier est d’ordre logique et sémantique, le deuxième d’ordre cognitif. Le premier point est illustré par la critique de Norton et de Feinberg sur l’acception irréductiblement individualiste et/ou « conative » du concept d’« intérêt », qui rend impossible son application à des entités naturelles collectives, et par conséquent sa possibilité de fonder des droits. Le second point est souligné par la critique de Sagoff, qui insiste plutôt sur l’impossibilité théorique de connaître les intérêts ou les buts des entités naturelles, dans la mesure où celles-ci ne peuvent les formuler.
16Le débat sur les droits légaux semble donc clos, quoique des épigones de Stone, comme Varner, aient remarqué que les problèmes sémantiques ne relèvent que de décisions humaines, donc qu’ils peuvent être dépassés. Et force est de reconnaître que même un critique de Stone comme Feinberg, admet que l’extinction d’une espèce est « a free floating evil »274 (un mal en suspens), c’est-à-dire une action immorale bien qu’elle n’handicape ou n’offense personne. Nous verrons ainsi plus loin que le débat sur les droits des espèces s’est déplacé sur le terrain de la considération morale et des intérêts. Mais avant, il nous faut compléter notre analyse par ce problème, quelque peu distinct du précédent, les droits naturels des espèces.
Des droits naturels des espèces
17Dès les premières lignes de son chapitre consacré à l’examen de la notion de « droit des espèces » (species right), John Baird Callicott annonce qu’il va essayer de percer l’« aura de mystère » qui entoure les droits dits naturels ou moraux, au contraire des droits légaux et civils des espèces275. Il se démarque ainsi explicitement, en se référant à l’article de Stone, du débat sur les droits légaux tel qu’il ressort de notre partie précédente. Où rencontre-t-on ces droits naturels et que représentent-ils ?
18En compulsant la bibliographie que Callicott a compilée276, la défense de droits naturels pour les espèces est surtout le fait de conservationnistes et de scientifiques. À partir de John Muir, la plupart des défenseurs influents des espèces en tant qu’espèces vont se prononcer en faveur de leur « droit à exister »277 et refuser d’accorder à l’humanité le droit de les faire disparaître. Nous retrouvons Leopold, qui défend les espèces dans « leur droit à continuer d’exister et, par endroits du moins, à continuer d’exister dans un état naturel »278 ; il y a aussi Charles Elton, David Ehrenfeld : « une existence à long terme dans la nature doit être considérée comme portant en elle un droit non récusable à la continuation de son existence »279, Paul et Anne Ehrlich, etc.
19Par une démarche de désinflation sémantique, Callicott souhaite dénoncer le pouvoir « envoûtant » (talismanic) que procure l’invocation du mot « droit » et démasquer le vide philosophique qu’il est censé combler. D’abord, affirmer que quelqu’un a un droit, ne signifie pas qu’un droit est une sorte d’entité que l’on possèderait. Les expressions « avoir une montre », « avoir une pensée » et « avoir un droit » illustrent l’hétérogénéité sémantique du verbe « avoir » et l’existence d’un « jeu de langage » comme dirait Wittgenstein, qu’il faut analyser. Une montre est une chose réelle, une pensée est un état de conscience. Malgré leur différence ontologique, ces deux états sont, en quelque sorte, « palpables », soit par les sens, soit par la conscience. Un droit, à l’opposé, n’est pas même palpable ; il s’agit simplement d’une expression qui se fait passer pour un substantif. Cette nature élusive du droit naturel se confirme par son origine récente, le fait qu’elle n’apparût qu’au xviie siècle, uniquement dans la pensée moderne et occidentale. Le droit, par conséquent, n’a de naturel que le nom, et ne l’est en rien dans son essence. Il en découle que parler de « droits des espèces » est une simple extension analogique de cette tradition moderne qui attribue une qualité morale à des individus humains. Pour Callicott, il ne s’agirait donc que d’une métaphore pour renforcer l’idée que les espèces ont un « statut » (standing) moral.
20Par ailleurs, Callicott remarque que la notion de « droit » ne peut s’appliquer qu’à des entités discrètes. Lorsqu’on parle de « droit des minorités » ou de « droits des homosexuels », on ne se réfère pas aux droits de la classe « homosexuel » ou « minorité », mais aux droits des individus qui leur appartiennent. Or, lorsqu’on se réfère aux « droits des espèces », on ne se réfère pas aux individus de l’espèce dans la mesure où, comme nous l’avons déjà souligné, les intérêts des individus peuvent être en contradiction avec ceux de l’espèce ; les « droits des animaux » (c’est-à-dire des individus animaux, et non de la classe « Animal ») sont souvent indifférents, voire parfois un handicap dans la protection des espèces animales.
21Enfin, nombre de philosophes ont souligné que la notion de « droits » était apparue avec la modernité, dans un cadre humaniste. Concourant à ce mouvement de pensée, l’expression « droits de l’homme », a été largement hypostasiée, voire presque sacralisée, afin de servir de référence absolue aux défenseurs de l’humanité partout dans le monde. Or, certains n’ont pas caché leur crainte qu’abuser de l’attribution de droits à toutes sortes d’entités naturelles, même pour des raisons fort respectables, reviendrait à galvauder et finalement à affaiblir la notion de « droits de l’homme ». Cette vision « étroite » du concept de droit est par exemple celle de John Passmore : « l’idée de droits est simplement non applicable à tout ce qui n’est pas humain C’est une chose de dire qu’il est mal de traiter cruellement les animaux, mais c’est une autre chose de dire que les animaux ont des droits »280. Il est donc plus prudent de réserver la notion de « droits » incoercibles (pléonasme !) pour les hommes et d’utiliser une autre expression pour parler du statut moral des espèces.
22Callicott propose ainsi qu’on substitue la notion de « valeur intrinsèque » à celle de « droits » naturels ou moraux des espèces. Ainsi, nous dit-il, nous retombons sur un terrain philosophique moins miné et plus propice à la recherche des fondements de cette valeur des espèces, recherche qu’il mena avec brio, et que nous avons suivi dans notre chapitre sur l’écocentrisme.
Les devoirs envers les espèces
23Les droits et les devoirs des agents moraux sont logiquement conçus de façon réciproque. Mais il est important de noter que cette réciprocité dans la reconnaissance et la jouissance des droits et des devoirs ne peut s’appliquer qu’entre agents rationnels réflexifs ou sujets moraux. A priori, si les espèces sont dépourvues de droits, les hommes sont parallèlement dégagés de tout devoir à leur égard. La question des devoirs envers les espèces semble donc résolue avant même d’être développée. Or, Rolston entend justement imposer des devoirs envers les espèces aux humains281. Comment compte-t-il y parvenir ? S’appuie-t-il à cet effet sur une conception particulière de l’espèce ou du droit ?
24Rolston s’appuie d’abord sur une citation de John Rawls pour mettre en lumière l’insuffisance des réflexions modernes sur le phénomène des extinctions d’espèces : « la destruction de toute une espèce peut constituer un grand mal », mais Rawls reconnaît immédiatement que dans sa Théorie de la justice « aucun compte n’est tenu d’une conduite juste envers les animaux et le reste de la nature »282. Rolston prend par conséquent ses distances avec la notion de devoir dans un sens rawlsien ou anthropocentrique, comme « devoir envers d’autres personnes concernant les espèces ». Il avance à l’encontre de cette position une bonne partie du lot de critiques que nous avons présentées au chapitre « anthropocentrisme » : nombre d’espèces ne sont pas des ressources et sont donc censées périr, le caractère exploiteur et ambigu d’une telle éthique, la prétention à déguiser sous des raisons « désintéressées », comme l’esthétique, un pur chauvinisme humain, etc.
25En réaction à cet humanisme égoïste, « le challenge actuel est d’apprendre l’altruisme interspécifique »283. Cependant, cet apprentissage est loin d’être évident. D’abord qu’est ce qu’une espèce et peut-on déduire de sa nature et de son existence qu’on a un devoir à la laisser continuer dans son existence, dans sa nature (dans son « être » diraient les Anciens) ? On retombe, comme toujours, sur le vieux piège de l’être / devoir être, qui finit d’ailleurs par ne plus effrayer personne et certainement pas un penseur naturaliste comme Rolston.
26Rolston conçoit l’espèce comme une forme historique vivante, un processus reproductif isolé et adaptatif, une individualité comme le suggèrent David Hull et Michael Ghiselin. « Une espèce est une forme de vie cohérente, s’exprimant dans les organismes, codée par un flux de gènes, et façonnée par l’environnement »284. D’où la conséquence déduite par Rolston que les devoirs se destineront à la préservation de ce processus : « Ce n’est pas la forme (l’espèce) comme simple morphologie, mais le processus formateur (la spéciation) que les humains devraient préserver, bien que les processus ne puissent être préservés sans les produits »285.
27Cela dit, déjà prévenu qu’il est difficile de persuader les humains qu’ils ont des devoirs incoercibles envers les animaux et les plantes, ces « centres de vie téléologiques », comment s’y prendre pour leur faire accepter que les espèces, qui n’ont aucune sensibilité, méritent aussi d’être considérées ? On a beau dire que le type (l’espèce) est plus important que le « token » (l’individu), il reste intuitivement difficile de voir en quoi l’extinction d’une espèce est plus grave que la mort d’un individu en termes téléologiques. En effet, le « projet » vital d’un individu est en partie inscrit dans ses gènes : croître, se reproduire et finalement mourir. On conçoit aisément qu’une mort prématurée ou injuste contrevienne aux fins de l’individu et à son « good-of-its-kind », mais l’espèce n’a aucun projet inscrit en elle, et il semble difficile de déterminer ce qu’est un « bien-pour-elle » ! Mais Rolston réussit un tour de force philosophique en ramenant stratégiquement les propriétés de l’espèce à celle des individus.
28Il est aussi logique, nous affirme-t-il, de dire que l’individu est la voie par laquelle l’espèce se propage que de dire que l’embryon est la voie par laquelle l’individu se propage lui-même. Malheureusement, on ne perçoit pas très bien en quoi cette analogie est fondée logiquement : l’espèce est constituée d’individus ; l’organisme n’est pas constitué d’embryons ! L’individu passe par le stade embryon, alors que l’espèce ne passe pas par le stade individu : elle est en l’individu. Métaphore fort stimulante pour la réflexion qui lance une amarre du côté de la bioéthique en inversant, nous semble-t-il, le problème de l’embryon.
29Le statut éthique de l’embryon pose un cas de conscience : il peut sembler légitime de le tuer car cette action ne contrevient ni aux éthiques utilitaristes, dans la mesure où l’embryon ne ressent pas la douleur, ni aux éthiques déontologiques humaines, car il ne s’agit pas encore d’un sujet moral humain. Mais, il y a bien là un tort fait indirectement à l’humanité, sachant que cet embryon allait, normalement, réaliser la fin qui était en lui : se développer en un humain adulte.
30Maintenant, supposons qu’une espèce s’éteigne sans qu’il soit fait de tort aux individus qui la composaient ; il n’y a là rien de condamnable, ni d’un point de vue utilitariste (comme le soutiendrait Peter Singer), ni d’un point de vue déontologique (comme le soutiendrait Paul Taylor). Pourtant, la potentialité qui réside en l’espèce à produire de nouveaux individus est définitivement réduite à néant et un tort est indirectement causé aux ex-futurs individus de l’espèce.
31Une deuxième comparaison entre les processus d’individuation et de spéciation est avancée par Rolston sur le plan des processus cognitifs cette fois. Tout au long de générations successives, une espèce « apprend » ou découvre par essais et erreurs des voies génétiques qui lui permettent de s’adapter à son environnement. L’analogie ici repose sur l’amphibologie du terme information (sens cognitif et sens génétique). L’espèce s’in-forme sur son environnement : c’est-à-dire qu’elle évolue en se modelant et s’adaptant aux contraintes extérieures qui la façonnent, comme l’esprit s’informe sur son environnement pour y répondre par un comportement approprié. La mise en évidence de ce processus d’in-formation par tâtonnement évolutif conduit Rolston à la conclusion attendue du passage de l’être au devoir être : « Il existe une recherche à tâtons spécifique vers un devoir-être valorisé au-delà de ce qui est actuellement en chaque individu. Bien que les espèces ne soient pas des agents moraux, une identité biologique – une sorte de valeur – est ici défendue. La dignité réside dans la forme dynamique »286.
32Rolston étend ainsi son schéma biocentrique d’attribution de valeur intrinsèque au-delà de toutes les entités individuelles qui sont des fins-en-soi287. Bien qu’elles ne possèdent aucune propriété téléologique et aucun « good-of-its kind », les espèces sont le lieu d’un processus dynamique et immanent d’adaptation vitale et de formation, d’in-formation ou encore de formatage du monde ! Le philosophe du Colorado, filant toujours la métaphore informationnelle, note que si les biologistes et les linguistes ont accepté le concept d’information appliqué aux données génétiques, sans que personne, dans ce cas-là, n’émette ou ne reçoive l’information, les philosophes apprendront à accepter « la valeur dans, et les devoirs envers un processus informé duquel un centre individuel ou une sensibilité sont absent »288.
33Cela dit, pour quelles raisons l’existence d’un tel processus informationnel serait préférable à sa non-existence ? Aucune justification n’est donnée d’emblée. Rolston se contente de noter qu’il s’agit là de formes de vie et donc qu’elles sont bonnes ; plus discutable pour un environnementaliste, il constate que ce processus a donné naissance à Homo sapiens, et que par conséquent il est moralement bon. « Tous les moralistes disent qu’en Homo sapiens une espèce est apparue qui ne se contente pas d’exister, mais qui doit exister »289. Remarquons d’abord que la référence au consensus des éthiciens n’est pas un argument philosophique solide à l’instar des philosophes grecs qui croyaient tous que l’esclavage n’était pas moralement condamnable. L’unanimité n’est pas la vérité. Ensuite, cette position ne nous mène qu’à des apories.
34S’il est bon que l’espèce humaine continue à exister, il est aussi bon qu’elle continue à avoir une morale par laquelle elle évalue ce qui est bon ou pas. Or, comme pour l’instant nous n’avons pas réussi à montrer que l’extinction des espèces en elles-mêmes représentait un mal, alors il est bon que l’espèce humaine continue à vivre en causant l’extinction de nouvelles espèces (dans la mesure où celles-ci ne sont pas d’une utilité directe pour elle). Il s’agit là du paradoxe que relève lui-même Rolston :
Peut-être que la conscience ne devrait pas être employée pour exempter toutes les autres formes de vie de considération, avec le paradoxe qui en découle, selon lequel la seule espèce morale qui existe agisse seulement pour son propre intérêt collectif par rapport à tout le reste290.
35Si nous prenons le problème par sa contraposée, et que nous supposons que l’espèce humaine n’est pas bonne, et n’a pas de raison spéciale de continuer à exister parce qu’elle existe en ce moment, l’affaire est guère mieux engagée. Nous commettons d’abord ce que Luc Ferry nomme une « contradiction performative »291 et nous tombons ensuite dans un nihilisme moral qui supprime finalement toute tentative de mise au point d’une éthique environnementale, puisque de toute façon, il est postulé dès le départ que la morale reflète la corruption de la nature humaine. Or sans morale, nous retombons dans la barbarie et toutes les exterminations et les brutalités envers les autres espèces sont justifiées de fait par la force.
36L’homme est-il donc maudit, lui que ni les lois de la nature, ni les lois de l’esprit ne peuvent empêcher de massacrer les mammouths, les dodos, les moas, les pigeons voyageurs ou encore les rhytines ? Est-il condamné à jamais à être un ennemi de la nature et de la vie ? Non, nous rassure Rolston, il faut pour cela qu’il respecte la vie d’une entité en tant que telle. Car finalement la question « est-ce que l’espèce x devrait continuer à exister ? » ne constitue qu’un incrément dans la question collective « est-ce que la vie sur Terre doit continuer à exister « ? Mais ne retombe-t-il pas cette fois-ci sur l’écueil pratique du biocentrisme, à savoir cette vénération schweitzérienne de la vie qui paralysait toute possibilité d’action et qui conduisait au dépérissement des êtres humains ?
37Non, encore une fois, car il ne s’agit pas de la même idée de vie que chez Schweitzer ou Taylor, une vie individuelle. Il s’agit ici de la vie en tant que processus vital, générateur, émergent. Mettre fin à l’existence de ce processus vital va bien au-delà de la mort d’un individu : c’est une tuerie collective, qui conclut définitivement une histoire unique et qui réduit petit à petit le phénomène de la vie sur Terre ; c’est, dans la langue de Rolston, une sorte de « superkilling »292. En raison de sa connaissance du processus de spéciation, de son pouvoir prédictif en matière d’écologie, et de sa capacité à craindre et anticiper les catastrophes futures, l’homme à des « devoirs émergents » à l’égard des entités supraindividuelles. Si ce n’est pour les maladies ou les espèces-fléaux, « on ne devrait pas “super-tuer” les espèces sans de “super-justifications” »293 !
38Ainsi, les espèces et les écosystèmes, matrices au sein desquelles les espèces ont évolué, possèdent une valeur intrinsèque qui induit chez les hommes l’obligation de les protéger. Notons également que cette position peut apparaître comme une tentative de fusion entre le biocentrisme et l’écocentrisme. Les espèces ne sont pas que des collections d’individus comme dans le biocentrisme orthodoxe, mais sont des entités intégrées, qui possèdent une unité en tant que processus vital. Il ne s’agit toutefois pas d’un écocentrisme véritable car il n’est pas question ici de communauté en tant que telle, mais de devoirs envers un processus vital, une vie collective, non-téléologique. Cependant, comme dans l’écocentrisme, certains évènements peuvent être bons pour une espèce prise dans sa globalité, mais pas pour les individus pris distributivement, comme par exemple la diminution du fardeau génétique. Cette diminution passe en effet par la purge des allèles délétères qui se fait au détriment de certains individus « tarés » qui sont éliminés.
39En ce qui concerne le rapport espèce-écosystème, Rolston insiste sur le fait que nous n’avons pas seulement le devoir de préserver les espèces en tant que formes (individus, gènes, etc.) mais en tant que processus bien vivants. En toute rigueur, les espèces ne devraient pas être préservées ex situ comme dans des banques de graines, de gènes ou dans des zoos : « les espèces peuvent seulement être préservées in situ ; les espèces devraient seulement être préservées in situ »294. Tout comme les extinctions anthropogéniques sont sans commune mesure avec les extinctions naturelles, la préservation ex situ ne rend pas compte des conditions naturelles d’évolution dans l’écosystème et ne permet pas de conserver le processus générateur intact.
40Finalement, reniant quelque peu ses conclusions biocentriques précédentes, concernant la question de la valeur intrinsèques des organismes, Rolston semble assigner, par une théorie biocentrique étendue, des valeurs et des devoirs d’ordre supérieur pour les espèces. Il confesse qu’en termes d’éthique environnementale : « l’unité appropriée de survie est l’unité appropriée du souci moral »295. Souci moral dont la rigueur de l’analyse théorique est malheureusement subordonnée à un éclectisme éthique trop lâche...
41Nous avons constaté jusque là que la communauté philosophique avait rejeté dans sa grande majorité l’entreprise d’attribution de droits, moraux ou légaux, aux espèces, mais qu’à l’instar de Rolston il restait tout à fait envisageable d’imposer des devoirs aux hommes envers les espèces. Cependant, le débat moral sur le statut des espèces ne se réduit pas à cette dichotomie droits/devoirs.
La considération morale des espèces
42Nous avons annoncé précédemment que Christopher Stone, à la suite des critiques à l’encontre de sa position en faveur des droits des entités naturelles, avait révisé à la baisse ses prétentions et ne défendait plus que l’attribution d’une « considération morale » à ces mêmes entités. Il est donc permis de s’interroger sur la définition de cette nouvelle notion et sur les propriétés morales qu’elle recouvre. Pour ce faire, nous allons étudier un article essentiel de Kenneth Goodpaster dont Stone s’est peut-être inspiré : « On being morally considerable »296.
La position de Kenneth Goodpaster
43Il faut d’abord noter la précision de la caractérisation de cette « considération » morale par Goodpaster. Il distingue en effet la considération morale de l’importance (significance) morale ; cette dernière notion étant destinée à comparer les jugements moraux et à évaluer le poids de considérations morales conflictuelles. Elle n’est cependant pas pertinente dans la définition d’un critère de considération morale. Goodpaster cherche aussi à se démarquer de la tradition kantienne. Succédant ainsi à un philosophe comme Richard Hare, il se place du côté du « patient » et non de l’agent éthique, pour chercher les limites de ce qu’il nomme une considération morale. Si l’agent kantien doit appartenir à la sphère de la rationalité pour prétendre être l’objet de droits (rights) et de responsabilité morale, pour Goodpaster, « rien de plus que la condition d’être vivant » est nécessaire et suffisante pour être l’objet de considération morale. Il justifie cette position, en se démarquant notamment de Feinberg, lequel, suivant une tradition hédoniste, opte pour le critère de la souffrance ou de la sensation comme base d’une considération morale. Goodpaster, au contraire, est tout à fait ouvert au fait de donner une considération morale aux entités supraorganismiques et aux espèces : « Le critère [être vivant] pourrait être admis comme s’appliquant à des entités et des systèmes d’entités que jusque-là nous n’avions pas imaginé pouvoir recevoir une attention morale (comme le biosystème lui-même) »297.
44Et pour se prémunir contre le flou qui règne autour de la notion de « vie », il va même jusqu’à baser celle-ci sur une définition thermodynamique et cybernétique, comme maintenance d’un niveau bas d’entropie, ce qui ouvre des perspectives nouvelles : « Le noyau de toute considération morale se situe par rapport au respect d’une organisation et d’une intégration auto-entretenue face aux pressions conduisant à une entropie plus élevée »298.
Lawrence Johnson : l’importance morale et les intérêts des espèces
45Lawrence Johnson299 ne reconnaît qu’une seule propriété qui puisse conférer une valeur morale à une entité : la possession d’intérêts. Partant, il s’efforce de montrer que les communautés ou les écosystèmes ont de tels intérêts, bien que la biologie contemporaine nie que ces entités possèdent un niveau d’intégration suffisant pour se voir attribuer une propriété qui se rapproche de la notion d’intérêt. Johnson rejette d’emblée toute limitation atomiste (individualiste) et anthropocentrique de l’éthique environnementale. L’argumentation qu’il développe se base donc sur le holisme. Il lui faut d’abord démontrer que les espèces sont des entités. Pour cela, il s’appuie sur la définition individuelle de l’espèce développée par Hull. Ce dernier conçoit en effet l’espèce comme une lignée génétique, comme un processus vital en marche qui ne peut être réduit à la simple collection des individus qui le composent.
46Bien que les espèces soient reconnues comme des entités, possèdent-elles pour autant des intérêts ? Johnson pose arbitrairement que les espèces sont des entités vivantes en ce qu’elles maintiennent un niveau bas d’entropie. Ensuite, il montre que Homo sapiens possède des intérêts qui dépassent l’intérêt de chaque individu pris isolément – par exemple être en équilibre avec son environnement. Qui plus est, ces intérêts sont moralement importants : Johnson se base sur le fait que les systèmes ou les institutions humaines mènent leur propre « vie » et montre, en se référant à l’argument de l’« experience machine » de Nozick300 qu’il n’est ni nécessaire, ni suffisant de « ressentir » la satisfaction d’un intérêt pour qu’il possède une importance morale. L’expérience de pensée de Nozick consiste à imaginer quelqu’un relié à une machine qui lui procurerait d’une certaine manière des expériences gratifiantes, mais virtuelles. Nozick montre que cela ne satisferait en rien les intérêts réels de la personne. Ce n’est donc pas l’expérience d’avoir ses intérêts satisfaits qui est bonne, mais de les avoir réellement satisfaits. Supposons qu’une plante ne ressente rien, cela n’empêche pas de considérer qu’il est meilleur pour celle-ci de ne pas subir une attaque de pucerons. De même, bien que l’espèce humaine en tant qu’entité supraorganismique n’ait aucune perception sensorielle, cela n’empêche pas qu’elle ait des intérêts moralement déterminants, qu’il est bon qu’elle satisfasse301. À partir de là, Johnson extrapole sa conclusion à toutes les autres espèces, dans la mesure où il a reconnu que les intérêts non-humains étaient tout aussi importants (significant) moralement. Il arrive ainsi à la conclusion qu’on attendait : « le fait qu’une espèce possède des intérêts moralement importants tend très certainement à soutenir notre intuition commune selon laquelle il y a quelque chose de particulièrement mal à ce qu’on cause (ou ce qu’on laisse) une espèce s’éteindre »302.
47Le raisonnement de Johnson nous paraît cependant passer sous silence quelques difficultés, en particulier la question de savoir si les espèces sont bien « vivantes ». Il est aussi nécessaire de noter que Johnson confond deux concepts qui méritent d’être distingués : celui d’espèce humaine (Homo sapiens) et celui d’humanité. En effet, l’humanité, non pas en tant qu’ensemble des êtres humains (ce qui à notre avis est déjà différent d’Homo sapiens), mais en tant que propriété émergente, ce qui est le propre de l’homme, ce qui est culturel, n’a rien à voir avec ce qui définit une espèce au sens biologique. Donc si Johnson valorise les intérêts de l’humanité en tant que culture, rien ne nous permet de transposer ses conclusions aux autres espèces, lesquelles sont largement (mais pas complètement) dépourvues de cette propriété.
48Le point fort de la démarche de Johnson réside dans le soin qu’il prend à attribuer des intérêts et une valeur morale à l’espèce humaine en tant qu’espèce, ce que les autres philosophes ne prennent pas toujours la peine de faire. Il évite de plus de tomber dans le biais de l’anthropocentrisme tout en restant fidèle à sa démarche, même si son analyse mériterait quelques clarifications supplémentaires. Enfin, un autre point essentiel du travail de Johnson repose dans sa discussion, à la fin du chapitre « Holism »303, sur le « bien-être » des espèces. Bien que notre propos tourne plutôt autour de la question des extinctions, et que le terme de « bien-être » puisse paraître hors de propos, force est de constater qu’il s’agit là d’un problème de premier ordre. En d’autre termes, avant d’en arriver aux risques d’extinction, il est aussi important de préserver la « santé » des espèces, en relation avec leur environnement. Par « santé », on peut entendre l’intégrité démographique et génétique des populations qui composent l’espèce et la protection des potentialités évolutives de celles-ci. Cela rejoint ainsi la dénonciation des politiques de préservation ex-situ par Rolston ou la mise en garde suivante de Catherine Larrère.
Vers le dépassement du débat anthropocentrisme/écocentrisme ?
49Selon Catherine Larrère, le débat entre anthropocentrisme et non-anthropocentrisme tendrait à s’essouffler304. D’un côté, les humanistes sont obligés de composer avec la nature biologique de l’homme pour pouvoir « donner un sens à l’humanité « ; réaffirmer l’appartenance de l’homme à la nature évite ainsi d’avoir à choisir entre protection de la nature et défense des humains. De l’autre côté, celui des non anthropocentriques, le doute naît de la difficulté à constituer une éthique normative autour de la notion de valeur intrinsèque. Celle-ci est en principe profondément égalitariste et individualiste, mais comme le reconnaît Holmes Rolston, défenseur du biocentrisme, « nature is not fair » ; la nature elle-même ne reconnaît aucune valeur intrinsèque à ceux qui s’efforcent d’y survivre et de se reproduire. On peut ainsi espérer qu’éthiques anthropocentiques et non-anthropocentriques se rapprochent au point que dans les faits, les obligations et les interdictions envers l’environnement se rejoignent.
50Pour sortir de l’opposition que nous venons d’expliciter, deux anthropocentristes, l’un pragmatique (Bryan Norton) et l’autre utilitariste (Dieter Birnbacher) ont formulé l’hypothèse de convergence. Face aux opposants à l’idée de nature, comme Bruno Latour305, ou à ceux qui ne voient dans la crise environnementale qu’une « construction sociale », ces deux auteurs cherchent une rationalité commune qui fédère les environnementalistes, quelles que soient leurs valeurs personnelles. Ils mettent ainsi en lumière deux types de convergence : la première, pratique ou déontologique, porte sur les stratégies d’action et sur les résultats306 ; la deuxième, axiologique, montre que la valeur intrinsèque peut être convertie en une valeur anthropocentrique élargie, que Birnbacher nomme inhérente et qui inclut « la contemplation esthétique, religieuse ou métaphysique »307 de la nature. Car un anthropocentrisme qui reposerait uniquement sur une rationalité instrumentale mettrait autant en danger l’humanité que la nature. On retombe ainsi dans « l’heuristique de la peur » de Hans Jonas308. Selon Catherine Larrère, le débat est ainsi déplacé de l’opposition homme contre nature à l’opposition entre « deux visions de l’homme dans la nature, une vision réductionniste, et une vision intégratrice, ou holiste »309.
51Dans ce nouvel espace, anthropologues (dans la lignée structuraliste de Lévi-Strauss310, de Descola) et écologues se retrouvent du même côté, opposés aux économistes et biologistes moléculaires, tenants d’un réductionnisme techniciste. La nouvelle ligne de démarcation sépare ainsi « deux variétés de naturalisme, que différencient deux modèles scientifiques de la nature »311. Au niveau des espèces et de la diversité, l’alternative devient tout simplement conservation in situ ou conservation ex situ.
52Cette différence d’approche est particulièrement saillante au sein de la biologie de la conservation, avec d’un côté les écologistes, plus enclin à accepter des méthodologies et des points de vue holistes, contre les généticiens, qui essaient de se démarquer nettement en s’autonomisant au sein de la « conservation genetics ». Cette séparation, comme l’a dit Edward O. Wilson, ne serait pas propre au mouvement de la conservation, mais constituerait un signe distinctif des études évolutives en général : « Ce qu’on comprend le mieux de l’évolution est principalement génétique, ce qu’on comprend le moins bien principalement écologique »312.
53Catherine Larrère, pour conclure, renvoie les anthropocentristes aux conséquences paradoxales qu’implique leur rationalité minimum, réductrice et uniformisante, mais appelant au pluralisme moral. Seul l’écocentrisme est une éthique de l’environnement pluraliste en pratique, mais moniste moralement.
54Cette critique rejoint aussi finalement la perspective holiste de Johnson et Rolston ; il doit être clair que s’engager en faveur de la considération ou de l’importance morale des espèces, entraîne pour les hommes des devoirs de fait qui ne se résument pas simplement à éviter l’extinction des espèces (alors qu’il est souvent déjà trop tard), mais à redéfinir complètement tout un ethos, un être au monde relationnel et interspéciste dont on ne saurait sous-estimer à la fois la grandeur et la difficulté.
55Le risque qui plane aussi sur la morale environnementale, car celle-ci est fondamentalement liée à l’état de son objet de réflexion, l’environnement, est qu’elle subisse un « effet Allee » ! Dans la mesure où cette morale se définit des visées pragmatiques, ne pas défendre les espèces n’est pas seulement une faute morale, mais c’est une faute condamnant la morale elle-même, tout au moins l’éthique environnementale. Les espèces sont en effet l’élément central de toute entité écologique : si l’on supprime les espèces, on supprime la vie, donc il n’y a plus d’éthique possible : que reste-t-il de légitimité et de sens à l’éthique environnementale en plein milieu du désert ? Protéger la valeur esthétique de paysages souvent grandioses certes, mais avouons qu’il n’est plus possible d’envisager la nature comme objet de soin, comme entité avec une valeur propre. Cette dimension pratique est essentielle à toute éthique environnementale, ce sur quoi ont fortement insisté les tenants de la Deep Ecology, mais qui est souvent passé sous silence dans les autres systèmes éthiques. Or, une morale de l’environnement ne peut pas ne pas promouvoir les meilleurs résultats pratiques issus de ses préceptes. Ce constat doit toujours guider notre pensée.
56Avant de présenter une réflexion morale plus personnelle sur le drame des extinctions d’espèces, il nous a paru utile de synthétiser l’ensemble des discussions éthiques que nous avons exposées dans un tableau, où la portée de chaque système axiologique et éthique est représentée par une ligne de couleur dans des colonnes correspondant aux différentes entités naturelles valorisées.
Notes de bas de page
255 Varner (Gary E.), « Do Species Have Standing ? », Environmental Ethics, vol. 9, 1987, p. 66.
256 Ferry (Luc), Le Nouvel ordre écologique..., op. cit., pp. 9-18.
257 Ces expressions sont rapportées par Ferry à partir des actes du procès publiés par Ménabréa (Léon), « De l’origine, de la forme et de l’esprit des jugements rendus au Moyen Âge contre les animaux », Mémoires de l’académie de Savoie, T. XII, 1846, pp. 399-558.
258 Ferry (Luc), op. cit., p. 9. Je souligne.
259 Ibid., p. 13.
260 Ibid. voir avant-propos, p. 3 : « L’opium du peuple ou le nouvel idéal ». Comme souvent, les raccourcis historiques et théoriques de Ferry sont fort regrettable de partialité et de dogmatisme.
261 Stone (Christopher D.), Should Trees Have Standing ? Toward Legal Rights for Natural Objects [1ère éd. 1972, Southern California Law Review, vol. 45], Los Altos (Calif.) : William Kaufmann, [1974], xvii + 102 p.
262 Stone (Christopher D.), Should Trees…, op. cit., p. 9.
263 Ost (François), « La crise écologique : vers un nouveau paradigme ? Contribution d’un juriste à la pensée du lien et de la limite », in Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël) (sous la dir.), La Crise environnementale, op. cit., p. 39.
264 Varner (Gary E.), « Do Species… », op. cit., p. 58.
265 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 170.
266 Ibid.
267 Ibid., p. 171.
268 Stone (Christopher D.), Should Trees…, op. cit., p. 24.
269 Sagoff (Mark), « On Preserving the Natural Environment », Yale Law Journal, vol. 84, no 2, 1974, p. 222.
270 Varner (Gary E.), « Do Species… », op. cit., p. 58.
271 Cf. supra, p. 515, « La question du droit des animaux ».
272 Feinberg (Joel), « The Rights of Animals and Unborn Generations », op. cit., p. 52.
273 Stone (Christopher D.), « Should Trees Have Standing ? Revisited : How Far Will Law and Morals Reach ? A Pluralistic Perspective », Southern California Law Review, vol. 59, no 1, 1985, pp. 1-154.
274 Feinberg (Joel), « Legal Moralism and Free-Floating Evil », Pacific Philosophical quaterly, vol. 61, 1980, p. 133.
275 Callicott (John Baird), « On the Intrinsic… », op. cit. Cf. chap. « Species Right or Specious Right ? », pp. 134-136.
276 Ibid. Cf. note 13.
277 Muir (John), Our National Parks, op. cit., p. 57.
278 Leopold (Aldo), Almanach…, op. cit., p. 258.
279 Ehrenfeld (David), The Arrogance of Humanism, op. cit., p. 207.
280 Passmore (John), Man’s Responsibility for Nature : ecological problems and Western traditions, New York : Scribner’s, 1974, pp. 116-117.
281 Rolston (Holmes), « Duties to Endangered Species », op. cit, pp. 718-726. La teneur de l’article est reprise dans le chapitre 4 de son livre Environmental Ethics : « Life in jeopardy : duties to endangered species ».
282 Rawls (John), A Theory of Justice, Cambridge (Mass.) : The Belknap Press of Harvard University Press, 1971, p. 512.
283 Rolston (Holmes), « Duties to… », op. cit., p. 720.
284 Ibid., p. 721.
285 Ibid., p. 722.
286 Ibid.
287 Cf. supra le chapitre p. 510.
288 Rolston (Holmes), « Duties… », op. cit., p. 724.
289 Ibid.
290 Ibid, p. 723.
291 Ferry (Luc), Le Nouvel…, op. cit., p. 196. Ferry soutient que le fait de produire un jugement moral à propos d’un objet de nature à l’exclusion des humains est contradictoire avec les conditions d’énonciations de cet énoncé : la proposition « x est bon ssi x n’est pas un homme » est en contradiction avec le fait que moi, l’énonciateur, je sois un homme et seul capable de produire un énoncé moral. Le cas présent est analogue à celui de Ferry : je dénie que l’homme soit bon et donc qu’il soit moral, or, pour produire cet énoncé, je dois être un homme moral ! Cependant, Goffi conteste qu’il s’agisse là d’une vraie contradiction performative : Cf. Goffi (Jean-Yves), « La valeur symbolique des êtres de nature », in Fagot-Largeault (Anne) & Acot (Pascal) (sous la dir.), L’Éthique environnementale, op. cit., p. 114.
292 Ibid.
293 Ibid.
294 Ibid., p. 724.
295 Ibid.
296 Goodpaster (Kenneth), « On Being Morally Considerable », Journal of Philosophy, vol. 75, 1978, pp. 308-325.
297 Ibid., p. 310.
298 Ibid., p. 322.
299 Johnson (Lawrence E.), A Morally Deep World, Cambridge : Cambridge University Press, 1991. Cf. aussi « Species : On their Nature and Moral Standing », Journal of Natural History, vol. 29, 1995, pp. 843-849.
300 Nozick (Robert), Anarchy, State & Utopia, New York : Basic Books, [1974], pp. 42-45.
301 Johnson (Lawrence E.), A Morally…, op. cit., p. 161.
302 Ibid., p. 162.
303 Ibid., Chap. 4, pp. 148-189.
304 Larrère (Catherine), « Peut-on échapper au débat entre anthropocentrisme et éthique environnementale » in Fagot-Largeault (Anne) & Acot (Pascal) (sous la dir.), L’Éthique environnementale, op. cit.
305 Latour (Bruno), Politiques de la nature..., op. cit.
306 Cette approche pragmatique est notamment à la base de la théorisation par Norton du concept de développement durable. Cf. Norton (Bryan G.), Sustainability..., op. cit.
307 Birnbacher (Dieter), La Responsabilité…, op. cit., p. 437.
308 Jonas (Hans), Le Principe responsabilité, op. cit.
309 Larrère (Catherine), « Peut-on… », op. cit., p. 26
310 « Structuralisme et écologie », in Lévi-Strauss (Claude), Le Regard éloigné, Paris : Plon, 1983, 398 p.
311 Larrère (Catherine), « Peut-on… », op. cit., p. 34.
312 Wilson (Edward O.) & Postel-Vinay (Olivier), « Edward O.Wilson : l’enjeu écologique no 1 » [entretien], La Recherche, no 333, 2000, p. 14.
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L’extinction d'espèce
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- (2022) Biodiversity Erosion. DOI: 10.1002/9781394163878.refs
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