Les courants majeurs de l’éthique environnementale
p. 473-537
Texte intégral
1Cette présentation est construite sur le schéma courant de description des éthiques environnementales utilisé par Bryan Norton77 ou encore J. Baird Callicott dans son article « Environnement » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale78 et repris ensuite par Catherine Larrère dans Les philosophies de l’environnement79. Les théories sont discriminées en fonction de l’entité naturelle valorisée : L’homme pour les anthropocentristes, la vie et les individus pour les biocentristes, la communauté biotique pour les écocentristes.
2D’autres types de classifications peuvent être établis : Holmes Rolston privilégie la structurations des débats par les références axiologiques : valeurs esthétiques, scientifiques, vitales, historiques, etc80. Paul Taylor de son côté propose des règles de conduite (règle de non-malfaisance, règle de non-interférence,) qui se rapprochent d’une éthique de la vertu et des règles mobilisées en bioéthique81.
3Notre choix se justifie cependant par la simplicité et les nombreuses occurrences de ce modèle ainsi que par son adéquation avec notre principal intérêt, les extinctions d’espèces ; nous évoquerons néanmoins et intégrerons dans cette analyse des perspectives alternatives sur l’éthique environnementale. En particulier, nous reprendrons certaines idées de Rolston ou de ceux qui abordent cette discipline sous l’angle de ses rapports avec des disciplines concomitantes comme la philosophie politique, le droit, l’économie, etc.
L’anthropocentrisme : peut-on considérer le droit des espèces en fonction des intérêts de l’espèce humaine ?
4Le but de la perspective anthropocentrique, représentée par Norton82 en particulier, est d’appliquer les théories éthiques modernes, théories déontologiques kantiennes ou utilitaristes aux problèmes écologiques et environnementaux posés par les techniques destructrices du xxe siècle83. L’anthropocentrisme, aussi dénommé « homocentrisme », « chauvinisme humain » ou encore parfois « humanisme »84 comme chez Ehrenfeld, est équivalent à la thèse traditionnelle de la domination de l’Homme sur la Nature. Richard et Val Routley l’expriment ainsi : « La vue selon laquelle la Terre et tout ce qu’elle contient de non-humains existent ou sont disponibles pour le bénéfice de l’homme et pour servir ses intérêts ; par voie de conséquence, l’homme est autorisé à manipuler le monde et ses systèmes comme il le veut, c’est-à-dire, dans son intérêt »85.
5D’un point de vue anthropocentrique, l’humanité reconnaît dans la nature toutes sortes d’intérêts qu’elle doit transcrire, en vertu d’impératifs moraux ou de la maximisation du bien-être, en valeurs et normes morales. Ces intérêts peuvent être de plusieurs types : économique, esthétique, récréatif, médical, éducatif, etc. Ils ont tous la caractéristique d’être attribués par l’homme (subjectifs et anthropogéniques) et pour l’homme (anthropocentriques). Nous verrons plus loin que des éthiques non-anthropocentriques peuvent cependant être anthropogéniques. Le système anthropocentrique repose sur le postulat que moralité et humanité sont strictement coextensives (position défendue en France notamment par Luc Ferry86). La généalogie de cette position remonte à Kant et plus loin dans le temps aux philosophes mécanistes qui excluaient l’animal de toute considération morale. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant institue clairement la raison comme nécessaire à tout sujet moral : « Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de la volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi »87.
6Considérer les êtres de nature comme des choses revient à leur attribuer seulement une valeur instrumentale. Ce terme, opposé ici à intrinsèque88, est congruent à la définition de l’anthropocentrisme et signifie, pour reprendre Norton, que : « seuls les humains sont les récipiendaires de la valeur intrinsèque, et que la valeur de tous les autres objets dérive de leur contribution aux valeurs humaines »89. L’anthropocentrisme est donc principiellement construit sur des bases kantiennes : les êtres de nature ne sauraient avoir de valeur intrinsèque.
7Mais ce n’est pas tout, la relation nécessaire entre humains et non-humains s’établira sur la reconnaissance de valeurs instrumentales. Or, comment mieux gérer l’ordonnancement et la priorité de ce type de valeur que par une approche utilitariste ? D’un point de vue pratique, un être de nature a une valeur utilitaire s’il constitue un moyen pour les hommes d’augmenter la satisfaction de leurs besoins et donc leur bonheur. Dans ce cadre, selon Rolston, nous n’avons pas directement de devoir envers les espèces ; par contre nous avons des « devoirs envers les personnes s’agissant des espèces »90 ; ou encore, pour citer Feinberg : « Nous avons le devoir de protéger les espèces menacées ; ce ne sont pas des devoirs pour les espèces elles-mêmes en tant que telles, mais plutôt des devoirs pour les futurs êtres humains, des devoirs dérivés de notre rôle de gardiens en tant qu’habitants temporaires de cette planète »91.
8Notons cependant que la nature utilitariste de l’anthropocentrisme ne va pas sans problèmes comme l’a remarqué Norton : l’utilitarisme pose en norme le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais, ne peut-on pas imaginer que les animaux (au moins les plus « évolués ») prétendent aussi à la maximisation de leur bonheur ? Qu’entend-on également par bonheur, plaisir, non-souffrance, intérêts, etc. ? Enfin, quelle est la relation entre le bonheur et la satisfaction des préférences ? Ne trouvant pas de réponses satisfaisantes à ces questions, Norton dévie de l’utilitarisme orthodoxe pour s’intéresser plutôt aux préférences et aux valeurs qui les satisfont. Il reste cependant théoriquement relié à une problématique utilitariste au sens large, car il s’agit encore de maximisation d’un critère pragmatique individuel, la satisfaction des préférences, concept étroitement associé aux analyses économiques.
9Ainsi adossée à une méta-éthique ou fondement de nature kantien et à une perspective utilitariste limitée, la question des limites de l’action humaine sur l’environnement en termes anthropocentriques se définit plus comme une « éthique de la gestion de la nature » que comme une réelle éthique environnementale, « une éthique de l’environnement ».
10Nous allons, dans les paragraphes qui suivent, détailler le spectre relativement large des valeurs prises en considération par l’approche anthropocentrique et les critiquer. Dans un second temps, nous nous discuterons des arguments conceptuels en faveur de l’anthropocentrisme.
Les valeurs anthropocentriques
11Nous avons choisi d’examiner une à une les valeurs qui supportent une conception anthropocentrique. Cependant, il existe dans la littérature une prolifération anarchique de valeurs, avec des nuances parfois très ténues et des systèmes de classification propres à chaque auteur, si bien que nous ne prétendrons pas être exhaustifs mais seulement rendre compte de la teneur générale des débats.
Valeur économique
12Dans une perspective environnementaliste et utilitariste, la première valeur qui surgit à l’esprit lorsqu’il est question de nature est la valeur économique. L’homme, à la différence de la plupart des espèces, adapte extensivement son environnement à ses besoins plutôt que l’inverse. Il doit fournir labeur et temps à cette tâche de nature culturelle, ce que lui permettent ses remarquables capacités d’adaptation. Il transforme ainsi son environnement en ressources, mais ne se distingue pas en cela de l’écureuil qui stocke ses noisettes, de l’oiseau qui fait son nid ou encore la fourmi qui « élève » des pucerons. Cette plasticité de la nature comme ressource constitue la valeur économique de celle-ci au sens premier et étymologique du terme : « quelque chose que nous pouvons arranger afin d’en constituer une maison »92. Notons aussi la différence entre source et ressource. Pour Holmes Rolston, le re- de « ressource » signifie que la nature en tant que source (de nourriture, d’énergie, de matériaux, etc.) peut être r-affinée, améliorée (re-fined) par le travail humain. En ce sens la valorisation de la nature ne peut se faire que par le travail. Si l’on poursuit le raisonnement par une analyse marxiste, les sources naturelles de biens et de services n’ont pas de valeur économique en elles-mêmes, mais servent de support aux valeurs humaines93. Pénicillium ne possède aucune valeur économique en soi, mais c’est l’utilisation de ce produit dans la lutte contre les maladies qui lui confère une valeur économique inestimable.
13Ce que nous venons de dire est aussi vrai de l’écureuil. Les noisettes n’ont de valeur éco(-nomique ou-logique) pour lui que dans la mesure où elles constituent des ressources de nourriture stockées pour l’hiver grâce à sa vaillance94. C’est sa capacité à échanger les biens ou les services au sein d’un marché qui différencie catégoriquement l’espèce humaine des espèces non-humaines. Les valeurs économiques au sens de « marchandes » naissent du marché comme valeurs d’usage, et surtout comme valeurs d’échange.
14D’un point de vue historique, le fonctionnement des marchés a rapidement débouché, dès le début de l’antiquité, avant même l’écriture, sur l’abandon du troc et sur la création de monnaies qui permirent de matérialiser les valeurs économiques par des prix. L’avantage du prix est de réifier les valeurs subjectives associées aux ressources et de permettre la comparaison « objective » des valeurs, et ainsi le calcul économique.
15Par ailleurs, si les ressources sont limitées par l’investissement en temps et travail nécessaire à leur mise à disposition et transformation, elles sont aussi limitées par la disponibilité de la source. Ainsi, un service ou une chose dont la source est illimitée ou quasi-illimitée n’aura aucune valeur économique car il faut de la rareté pour pouvoir instituer un marché, donc des prix. L’air n’a aucune valeur économique (si on n’intègre pas le coût de la pollution) car il est en quantité largement suffisante pour tout le monde et ne nécessite aucun travail pour être mis à disposition des êtres vivants. À l’opposé, la viande de dinosaure ne possède aucune valeur, car la source en est à jamais tarie. Il est absurde de fixer un prix à un objet qui n’existera jamais. Lorsque enfin une ressource est disponible, mais rare (dans le sens où elle n’est pas en quantité illimitée pour tout le monde), des prix peuvent être fixés et la ressource échangée.
16Pour se rapprocher de la problématique de la valeur économique des espèces, il importe de relever au sein des sciences économiques la pertinence de l’économie de l’environnement. La tâche générale de l’économiste est de comprendre comment et dans quelle mesure l’activité économique peut augmenter le bien-être des individus qui composent la société. Pour cela, il est traditionnellement supposé que chaque individu sait ce qu’il désire et qu’il lui est possible de satisfaire ses préférences parmi tout un choix de biens et de services. Parmi ces biens et ces services, de nombreux se trouvent en relation avec l’environnement : ressources en nourritures, matériaux, énergie, médicaments et aussi tourisme, zones récréatives, activités de plein air, activités de dépollution, etc.
17La méthode classique d’analyse économique est l’analyse des coûts et bénéfices (Benefit-Cost Analysis, BCA en anglais). Prenons l’exemple d’une société souhaitant optimiser l’emploi de ses ressources en quantité limitante : elle doit comparer ce qu’elle reçoit de ses activités de contrôle des pollutions et de protection des espèces, avec ce qu’elle perd en temps, travail et emploi de ressources de substitutions. La BCA s’occupe exclusivement d’efficience économique en termes de somme de coûts et de bénéfices au niveau des préférences et du bien-être des individus qui composent les sociétés. Une analyse « coûts-bénéfices » peut être employée pour calculer la valeur économique d’une espèce qui est utilisée comme une ressource, qui constitue un « stock », une espèce de poissons ou une essence d’arbre tropical, par exemple, dont la surexploitation entraînerait la disparition. Les choses se compliquent lorsqu’il est question, non pas de ressources facilement quantifiables, mais de la valeur esthétique, symbolique, d’agrément, voire de la seule valeur d’existence d’une espèce. Pour ces situations, où les valeurs ne peuvent faire l’objet d’un marché, les économistes fixent les prix en s’appuyant sur la méthode d’« évaluation contingente » qui se réfère directement aux préférences des individus : quel prix seraient-ils prêt à payer pour assurer la protection d’une espèce en danger par exemple, ou quel compensation seraient-ils prêts à accepter si cette espèce devaient disparaître95 ? Cette technique d’analyse, l’évaluation contingente, a été remise en question, en particulier dans son application au calcul de la valeur des espèces. Il est difficile d’accorder un crédit à l’expression de préférences subjectives par les individus : pourquoi un individu quelconque saurait mieux évaluer le prix d’un service abstrait tel que la beauté d’une espèce, si les économistes eux-mêmes l’ignorent ?
18En ce qui concerne l’évaluation économique des espèces, plusieurs critiques peuvent être avancées. D’abord, il semble irréalisable de vouloir déterminer la valeur des espèces, espèce par espèce. Celles-ci font en effet partie de la biodiversité, laquelle possède des valeurs utilitaires à un niveau supérieur. L’espèce ne doit pas être considérée seulement par elle-même, mais en relation avec les autres espèces et avec l’écosystème. Ainsi, l’analyse BCA tendra à ignorer les services économiques indirects fournis par l’espèce à l’écosystème. Une plante sauvage pourra ainsi aider à soutenir une population d’abeilles qui à leur tour iront polliniser des arbres fruitiers. Ensuite, les bénéfices des espèces sont sous-estimés par la méconnaissance que nous avons de leurs propriétés potentielles. Selon Anthony Fisher, seulement un pour cent des espèces connues ont été passées au crible pour la recherche de potentialités économiques96. Dans le même ordre d’idée, l’analyse BCA ne prend pas en considération les gains qui pourront être tirés d’une espèce dans le futur, lorsque la science aura découvert de nouvelles propriétés à certaines substances ou lorsque les goûts et les préférences humaines auront changé. Il existe bien une extension de la théorie BCA pour essayer d’intégrer cette incertitude quand aux bénéfices potentiels qui pourront être tirés d’une espèce, le « discounting »97, mais elle pose le problème difficile du droit des générations futures et est sur le long terme de peu de secours. Enfin, l’analyse BCA n’intègre pas ce que Fisher nomme « la valeur d’existence » d’une espèce en danger. L’irréversibilité de l’extinction d’une espèce est difficile à quantifier. Surtout, le fait qu’on ne puisse attribuer de valeur à un objet inexistant (comme la viande de dinosaure ou le cri du mammouth) se réduit à attribuer arbitrairement une valeur nulle. Or, si on compare cette situation avec la mort d’un homme, on mesure tout de suite les limites de la théorie98. Le calcul cynique et controversé du coût que peut représenter la disparition d’un être humain pour la société fait souvent bondir les humanistes et montre l’abjection d’une science économique poussée à l’absurde. Pourquoi le calcul du coût de l’extinction d’une espèce ne ferait pas autant bondir les environnementalistes et les éthiciens de l’environnement ?
19Différentes modifications ont été apportées à la BCA, mais en fin de compte elles ont toutes montré leurs limites conceptuelles. L’approche SMS (Safe Minimum Standard) est basée sur l’idée qu’on ne peut pas quantifier les bénéfices dus à la survie d’une espèce en danger, mais qu’on peut par contre calculer le coût de sa protection99. On doit alors sauver une espèce aussi longtemps que le coût en est supportable pour la société. Mais, on en est réduit à évaluer ce que signifie « supportable pour la société ». Il subsiste enfin des problèmes théoriques ardus qui rendent improbables une solution claire aux calculs. Au-delà des contraintes sur la collecte des informations économiques pour une prise en compte exhaustive des coûts et des bénéfices, le risque environnemental associé aux extinctions d’espèces est très difficile à modéliser. Si nous reprenons le modèle des Ehrlichs et du « rivet-popper », il arrivera un moment où pour une espèce-rivet de trop enlevée, nous aboutirons à une catastrophe écologique majeure. En termes d’analyse des risques, cette situation est désignée par le nom de « zero-infinity dilemma »100. Le risque d’une extinction ayant des effets catastrophiques est très faible (~ zéro), mais les conséquences de la catastrophes seront énormes (~ infinies), ce qui rend l’évaluation économique du risque associé à la disparition d’une seule espèce extrêmement difficile. D’un point de vue théorique, l’approche quantitative et réductionniste de l’économie classique, qui conduit à une discrétisation de la valeur des espèces n’est pas adaptée à la complexité des systèmes écologiques et des rapports entre espèces. Elle butte en particulier sur l’évaluation économique des propriétés émergentes des écosystèmes.
20En fait, les difficultés pratiques et théoriques rencontrées dans la quantification du coût des espèces semblent appeler à une remise en cause radicale des fondements de l’économie. L’économie de l’environnement, ensemble d’« externalités »101 qu’on a vainement essayé d’internaliser, conduit ainsi à un dépassement du paradigme néo-classique. Pourquoi supposer l’économie neutre éthiquement et pourquoi ne pas parler d’équité au sein de la société et surtout d’équité intergénérationnelle ? Pourquoi ne pas affirmer la valeur d’existence bien particulière des êtres vivants et abolir la règle de substitution avec des produits manufacturés ? Pourquoi enfin continuer à parler de maximisation du rapport coûts/bénéfices lorsqu’on constate que c’est la course au développement industriel et économique qui est à la base de la crise environnementale ? N’est-il pas temps de subordonner le concept d’« efficience » économique à celui de durabilité (sustainability) par exemple102 ?
21À toutes ces questions, le courant récent de l’« ecological economics » a essayé de répondre en fournissant des concepts nouveaux et des notions adaptées à l’écologie. Mais il est encore trop tôt pour en mesurer les effets103. D’autre part, des philosophes ont réfléchi aux droits des générations futures et à des systèmes économiques permettant d’en tenir compte. Mais face au degré important d’incertitude qui surgit lorsqu’on s’éloigne dans le futur, une évaluation rationnelle et quantifiable d’une mise en œuvre de la considération des générations futures devient très problématique104.
22Enfin, pour terminer cet examen de la valeur économique des espèces, il est souhaitable de clarifier ce que la théorie économique entend par « espèce ». Il semble que nous puissions à ce sujet dégager deux modèles : le modèle « additif » où la valeur économique de l’espèce équivaut à la somme des valeurs des individus qui la composent, et le modèle « émergent » où l’espèce est considérée comme une unité ayant une valeur indépendamment de la valeur et du nombre de ses individus.
23Selon le premier modèle, les individus appartenant à une espèce ont clairement valeur de bien. Par une approche BCA classique, on calcule la différence coût/bénéfice pour chaque individu ou population d’individus d’une espèce considérée et on somme l’ensemble pour juger de la valeur brute de l’espèce. Dans le détail, les calculs sont plus complexes ; pour les espèces exploitées, comme par exemple le thon rouge en Méditerranée, on calcule en fait la valeur du stock maximum qui peut être péché annuellement sans compromettre les capacités de renouvellement. Les stratégies de valorisation de l’espèce reposent dans cette optique sur la maximisation du rapport bénéfices/coûts de production et de protection.
24Au contraire, le modèle émergent s’intéresse à la valeur des propriétés caractéristiques des espèces. Là, l’espèce est considérée dans la mesure où elle peut procurer un service. À l’heure du développement des biotechnologies, la valeur d’une espèce pourra ainsi être fonction de la valeur économique de ses ressources génétiques. Les techniques de réplication et d’amplification géniques autorisent ainsi l’utilisation à grande échelle d’un seul gène. Que l’espèce soit populeuse ou non est en théorie peu important. Par exemple, on a découvert à la fin des années 70 au Mexique, quelques pieds d’une plante, la téosinte (Zea diploperennis), qui n’est autre qu’une variété sauvage et primitive du maïs (Zea mais). Cette découverte fut certes importante pour comprendre l’évolution des plantes cultivées et l’histoire de l’agriculture, mais surtout cette variété qui est résistante aux sept maladies virales les plus importantes du maïs fut à l’origine de progrès considérables en agronomie. La valeur des ressources génétiques issues de ces quelques pieds de téosinte se chiffrent aujourd’hui en milliards d’euros, grâce à l’introduction dans les cultivars de maïs des gènes de résistance aux maladies que cette plante contient105. Les ressources génétiques ne sont pas les seules qui peuvent fournir un service inestimable aux hommes ; on peut aussi signaler les propriétés esthétiques ou scientifiques d’une espèce. La quantification de ces valeurs est presque indépendante du nombre d’individus, même si en pratique, les populations doivent dépasser un minimum démographique pour être viables et garder intactes leurs propriétés. Par ailleurs la rareté d’une espèce peut interférer et être positivement corrélée avec la valeur esthétique qu’on lui attribue par exemple.
25Enfin, on peut considérer l’espèce, non pas par rapport à ses propriétés, mais comme élément de la diversité biologique globale. Il s’agit là d’une valorisation indirecte de l’espèce qui est, comme nous l’avons vu, mal évaluée par les théories économiques classiques, bien qu’en 1997 Robert Costanza et son équipe aient estimé la valeur de l’ensemble de la biosphère à trente-trois mille milliards de dollars, soit le double du PNB de l’ensemble des nations du monde106.
26L’anthropocentrisme utilitariste réducteur à la base de la théorie économique classique considère qu’il n’y a aucune obligation à sauver toutes les espèces en voie de disparition et que le choix doit se faire en fonction de la contribution de ces espèces au bien-être de l’humanité. Mais faire un tel tri entre les espèces est apparu à plus d’un problématique. Sans parler de la difficulté à évaluer objectivement les intérêts et les valeurs en question, n’est-ce pas d’abord, comme le remarque Warwick Fox107, aux acteurs économiques de démontrer le bien fondé de leur démarche ? Car si les projets industriels ou de développement peuvent être reportés dans le temps, l’extinction d’une espèce est définitive : « c’est à ceux qui font, non à ceux qui empêchent de faire, que la charge de la preuve revient »108. Les anthropocentristes, Norton en tête, conscients des limites de l’évaluation économique classique ont depuis tenté d’étendre leur position à la prise en compte d’intérêts plus généraux et ainsi d’« affaiblir » l’anthropocentrisme109. Selon lui, en effet, l’intérêt que les êtres humains ont à conserver des écosystèmes intacts et en bon état n’a pas encore été suffisamment mesuré et reconnu. Une stratégie très répandue en France, sans doute pour des raisons historiques, semble répondre au vœu de Norton, c’est le recours à la notion de « patrimoine ».
Valeur patrimoniale
27Les notions de « patrimoine », de valeurs, de gestions, de stratégies patrimoniales ont depuis quelques dizaines d’années connut un succès remarquable dans le champ des études environnementales. La notion de « patrimoine naturel », lointaine héritière de l’expression « monument naturel », se rapporte à l’ensemble des éléments naturels qui nous ont été légués par nos ancêtres. En théorie, l’ensemble de la biosphère pourrait être qualifié de patrimoine naturel, mais en pratique seul les éléments les plus valorisés pour des raisons de rareté, de fragilité, de beauté, d’importance écologique, de signification historique se verront attribuer une valeur patrimonial. En première approximation, il semblerait donc que la notion de valeur patrimonial soit redondante avec d’autres types de valeurs, voire avec la valeur économique. En effet, un patrimoine n’est-il pas un ensemble de biens et de valeurs qui se transmet par héritage et qui entre ainsi de plein droit dans la sphère économique ? Toutefois, un patrimoine ne se gère pas comme un capital : « on gère un capital pour l’accroître, on gère un patrimoine pour le transmettre »110 rappelle Yves Barel. De plus, de manière plus ou moins explicite, « la notion de “patrimoine naturel” renvoie à la volonté de reconnaître la situation de fait d’appropriation collective de certains milieux et ressources naturelles ». La notion de patrimoine permet ainsi de dépasser le cadre réductionniste et individualiste de l’analyse économique néo-classique par la reconnaissance de sujets collectifs, une communauté, une nation, voire l’ensemble de l’humanité.
28La notion de patrimoine est clairement anthropocentriste, et permet comme l’affirme Jacques Weber « une gestion sociale des ressources naturelles »111 en insistant sur une démarche précautionneuse destinée à éviter que des dommages irréversibles frappent le patrimoine et diminuent sa valeur. Au-delà, comme le souligne Henry Ollagnon, la valeur du patrimoine réside dans cet « ensemble d’éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l’identité et l’autonomie de son titulaire dans le temps et dans l’espace »112. La notion de valeur patrimoniale ne peut se départir aisément de sa subjectivité constitutive et implique un travail approfondi de médiation et de discussion au sein des collectifs humains mobilisés, les « groupes » patrimoniaux. En définitive, l’intérêt de la notion de « patrimoine naturel » ne résiderait pas tant dans sa dimension éthique et normative que dans la dynamique sociologique et politique qu’elle catalyse autour des entités et processus naturels remarquables à préserver, tels que les espèces menacées.
Valeur scientifique
29Il n’est pas fortuit d’associer couramment l’activité scientifique à des fins économiques et lucratives comme nous l’avons vu à propos des discours de légitimation scientifique où puissance économique et puissance de la preuve sont intimement liés. Pourtant, dans le for intérieur de la plupart des chercheurs scientifiques présents et passés, l’aspect économique n’est que marginal. Les scientifiques et les naturalistes en particulier continuent à travailler pour le plaisir du savoir et de la confrontation d’idées, pour le bonheur simple et profond de la découverte scientifique.
30En ce sens, les espèces possèdent évidemment une valeur inestimable aux yeux de tous les scientifiques comme matériau de base de leurs investigations : biologistes moléculaires et cellulaires, physiologistes, naturalistes, généticiens, écologistes, éthologistes, paléontologues, agronomes, pharmaciens, etc. ne peuvent exercer leur profession sans le concours essentiel des espèces et de leur diversité. Nous ne ferons que renvoyer ici à la métaphore du livre précieux à protéger des flammes de l’ignorance.
31Les espèces peuvent aussi avoir valeur d’inspiration113 pour ces scientifiques et leur permettre de faire de nouvelles découvertes. Elles peuvent aussi avoir valeur de modèle, à la fois au sens scientifique et au sens technique : on peut citer entre autres le copiage des formes hydrodynamiques ou aérodynamiques des animaux aquatiques et aériens pour la réalisation d’engins de transports. Enfin, la variété des espèces continuera sans doute longtemps à engendrer et entretenir la curiosité, qualité fondamentale du chercheur.
Valeur écologique (support de vie)
32La valeur écologique des espèces est évidemment essentielle, presque tautologique, puisque l’écologie est justement la science qui étudie les interactions entre les espèces et leur environnement. Nous entendons ici par « écologique » ce qui permet le support et le développement de la vie sur Terre. Cette valeur peut être comprise comme importante en elle-même et non centrée sur les humains ou comme relevant d’une perspective anthropocentrique ; c’est toutefois selon cette dernière acception que nous allons l’envisager quoique nous présentions plus loin des justifications en faveur de la première interprétation.
33Aucune culture humaine, aussi évoluée soit-elle ne peut se passer des services procurés par l’environnement, les écosystèmes et les espèces. Pour reprendre Takacs, « parmi ses nombreux talents, on attribue à la biodiversité la création du sol et la maintenance de sa fertilité, le contrôle global du climat, la réduction des fléaux agricoles, la maintenance de l’équilibre des gaz atmosphériques, la décomposition des matières organiques, la pollinisation des fleurs et des cultures, le recyclage des nutriments »114. Au niveau même de l’espèce, il est difficile de dire si celles-ci ne sont que les rivets qui permettent de faire fonctionner la biosphère (interprétation mécaniste réductionniste) ou si elles représentent les parties dont émergent des propriétés écologiques comme le contrôle des gaz atmosphériques ou la purification des eaux (interprétation holiste émergentiste). La deuxième solution nous semble la plus intéressante, mais de toutes façons, il nous semble suicidaire de ne pas valoriser au plus haut point les espèces pour ce service irremplaçable qu’elles rendent à l’humanité.
Valeur médicale
34Nous pouvons aussi valoriser les espèces pour les services qu’elles rendent aux êtres humains d’un point de vue médical. Cette valeur peut se rattacher à la valeur scientifique dans le monde occidental, mais la médecine a existé bien avant le développement des sciences. Les propriétés médicinales de nombreuses espèces (de plantes en particulier) sont venues au secours de nombreux maux dont souffre l’homme, et, dans toutes les civilisations, elles ont suscité la constitution d’un savoir extrêmement complexe et précieux.
35Nous nous tournons maintenant vers une variété de valeurs qui peuvent paraître moins essentielles que les précédentes, mais qui n’en sont pas moins déterminantes. En effet, l’homme est une espèce sociale et culturelle qui a autant besoin de la diversité des expériences et des produits naturels pour fonder sa culture que pour satisfaire à ses besoins biologiques primaires, que ce soit sur un plan culinaire, récréatif, esthétique, religieux, symbolique, etc.
Valeur récréative
36Les espèces domestiques constituent évidemment une source prépondérante de valeurs récréatives : l’agrément des animaux de compagnie, les chevaux pour les sports équestres, etc. Les plantes constituent aussi une source de loisir pour les férus de jardinage et de décoration. Mais, ce qui nous intéresse ici au premier chef est la valeur des espèces sauvages. Celles-ci sont certes à l’origine des espèces domestiquées, mais elles représentent aussi une source irremplaçable de services pour les loisirs ou la détente. Notons par exemple l’observation naturaliste de la nature et des animaux sauvages, l’ornithologie, la randonnée à pied, en canoë ou à cheval ; ajoutons aussi la joie de la découverte ou encore l’expérience roborative de la solitude au milieu de la nature. Enfin, nous allons être moins pointilleux que Norton115, et inclure de plein droit la chasse et la pêche au nom des activités récréatives qui valorisent directement les espèces sauvages, bien que ce point génère de nombreux conflits entre les différentes catégories d’usagers de la nature, notamment entre écologistes et chasseurs.
37Le mouvement de retour à la nature auquel nous assistons ne s’exprime pas seulement comme un loisir, mais aussi comme un besoin profond d’échapper à l’univers construit des hommes et des cités, comme un besoin de « re-création »116. Les services récréatifs que fournissent les espèces peuvent être estimés de façon économique, quoique cela pose des problèmes comme nous l’avons vu. Cependant, la valeur la plus importante de cette propriété ré-créative des espèces réside sans conteste en la possibilité de re-ssourcement et de re-naturalisation de l’homme.
Valeur esthétique
38Les raisons de cette attirance qu’exercent sur nous les espèces et les milieux sauvages résident en grande partie dans des émotions ou des sentiments que nous pouvons qualifier d’esthétiques. Avant d’aller plus loin, il paraît indispensable de se demander si la valeur esthétique relève bien d’une catégorie anthropocentrique ou s’il s’agit en fait d’une valeur intrinsèque aux objets. Cela revient s’interroger sur la place de la beauté dans la nature : est-elle uniquement dans l’œil de l’observateur ou fait-elle partie de l’essence des objets naturels ? Est-elle objective ou subjective ?
39Il a souvent été affirmé que les qualités esthétiques sont subjectives et donc arbitraires ; plus encore, comme l’affirme Norton, que « l’expérience esthétique de la nature est plus arbitraire que l’expérience artistique »117. La nature subjective de l’expérience esthétique confirmerait la nature anthropocentrique de cette valeur esthétique d’un côté, mais d’un autre côté, en affaiblirait la force, la rendant purement contingente et arbitraire. Il faut cependant relativiser cette dernière assertion dans la mesure où être fermement subjectiviste n’implique pas dénier toute valeur à l’art. Que la valeur esthétique des espèces satisfasse à des préférences ou à des penchants purement subjectifs ne leur ôte aucune prétention à une considération morale.
40Mais qu’entend-on en vérité par esthétique d’une espèce ? Dans un article classique sur la question, Lilly-Marlene Russow nous prévient que quelle que soit notre conception de l’espèce, « en aucun cas nous ne percevons, admirons et apprécions une espèce [...]. Ce que nous valorisons est l’existence d’individus avec certaines caractéristiques »118. Russow affirme par exemple que nous n’admirons pas l’esthétique de l’espèce Panthera tigris, mais bien la grâce et la beauté d’individus réels qui appartiennent à l’espèce tigre du Bengale.
41Cet argument comporte deux aspects positifs : d’abord, il combat l’idée d’essence propre et inhérente à chaque espèce. La valeur esthétique d’une espèce n’est pas une eidos, une idée au sens platonicien, mais bien la résultante de la valeur esthétique de ses individus. Rien n’empêche ainsi d’écarter de la sauvegarde un individu qui posséderait une mutation délétère qui modifierait et endommagerait ses qualités esthétiques. Ensuite, ce raisonnement permet de justifier la priorité de protection accordée aux espèces en danger, dans la mesure où celles-ci deviennent rares avant de s’éteindre et où la rareté augmente largement la valeur esthétique des individus. En effet, on valorise plus l’observation ou la rencontre avec un individu d’une espèce rare, par exemple un ours des Pyrénées, par rapport à une espèce plus abondante, le grizzly ou l’ours noir du Canada. De fait, l’ours des Pyrénées nécessite plus de protection et de soins que le grizzly.
42Mais cette vision de l’espèce nous semble trop réductrice. Elle correspond trop à celle d’un naturaliste ou d’un amateur de cabinets de curiosités. Elle envisage l’espèce détachée de son environnement, sans prendre en compte les propriétés émergentes qui résultent de la diversité des individus et de la biodiversité en général. Cette critique est notamment illustrée par le travail d’un artiste américain contemporain d’influence postmoderne, Mark Dion119. Dion est un artiste à la fois naturaliste et écologiste qui remet en cause par son travail les notions d’animal, de classification biologique, d’exposition muséographique120, et qui cherche à alerter le public sur le phénomène d’extinction d’espèces. Dans « The great Munich bug hunt » (1993) ou dans « A meter of Jungle » (1992), Dion collecte des échantillons d’insectes sur un tronc d’arbre mort et sur un sol tropical, et expose aux yeux du public ses découvertes classées dans des boîtes ou des fioles. Il est clair que la valeur esthétique du « mètre » de jungle est totalement différente antérieurement et postérieurement au travail de Dion, bien que les mêmes éléments soient exactement présents. Les qualités esthétiques des espèces vivantes, dans leur milieu, ne peuvent ainsi se résumer à la somme des qualités des individus qui les constituent. Il s’agit d’un manifeste en une sorte de holisme esthétique.
43Mais d’aucuns affirmeront, s’ils suivent les arguments de Russow, que si ce sont les qualités esthétiques des individus qui comptent, les humains peuvent très bien trouver des qualités esthétiques dans les espèces éteintes : « Il est possible que les humains puissent dériver une valeur esthétique d’une espèce éteinte, à travers la lecture de livres et en reconstituant leur physiologie et leur écologie grâce aux données fossiles »121. N’accorde-t-on pas, en effet, une grande valeur esthétique aux impressionnants squelettes de dinosaures conservés dans les muséums, ou encore mieux, aux individus naturalisés d’espèces disparues depuis peu (Thylacine, zèbre quagga, etc.) ? Le moment le plus touchant de la visite de la Grande Galerie de l’Évolution du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris ne consiste-t-il pas dans le face-à-face troublant avec les spécimens figés pour l’éternité de la salle des espèces menacées et des espèces disparues ?
44À ces interrogations, Eugene Hargrove, fondateur de la revue Environmental Ethics, et partisan d’une version « faible » de l’anthropocentrisme fondée sur l’esthétique122, a avancé une réponse décisive en faveur de la supériorité de la valeur esthétique des espèces vivantes123. Il prend pour référent la grotte de Lascaux dans le Périgord. Découverte à la fin de la deuxième guerre mondiale et ouverte pendant plusieurs années au public durant les années 50 et 60, la grotte dut être fermée à cause des maladies dites « vertes » et « blanches », qui détruisaient petit à petit les peintures, maladies déclenchées par la lumière et le CO2 produit par les visiteurs. Le projet d’en construire la réplique exacte à quelques centaines de mètres fut alors adopté. Grâce à des méthodes de triangulation la grotte fut recréée à l’identique et les dessins furent reproduits le plus fidèlement possible grâce à des techniques préhistoriques originales par des artistes spécialisés. Depuis le début des années 80, il est ainsi possible de visiter Lascaux II, la réplique exacte de Lascaux. Bien qu’il soit indéniable que visiter la copie n’a pas la même valeur que visiter l’original, Hargrove affirme que l’expérience est néanmoins rehaussée par le fait qu’on sache que les peintures originales existent, préservées pour des milliers d’années encore à quelques dizaines de mètres de la grotte factice.
45De même, l’expérience esthétique suscitée par l’observation d’une photo ou d’un animal naturalisé d’une espèce en danger est rehaussée par le fait de savoir qu’un animal similaire existe encore vivant, à l’état sauvage. L’existence de l’original rehausserait toujours la valeur esthétique de la copie. La valeur esthétique passe donc aussi par une expérience cognitive (savoir que l’original existe) et plus largement, les connaissances sur un objet d’art, naturel ou artificiel, nous aident à en apprécier la valeur. Cette appréciation de la copie rehaussée par l’idée que l’original est préservé s’oppose à l’appréciation de l’original en sachant qu’il sera bientôt détruit pour toujours. Hargrove relate l’anecdote d’une jeune femme qui s’enthousiasme lors de la visite touristique de peintures rupestres aux États-Unis à l’idée que ces fresques vont bientôt être détruites par la mise en eau d’un barrage. Alors que la plupart des touristes exprime fortement sa désapprobation à l’égard de ce vandalisme culturel, la jeune femme se réjouit à la pensée que dans de nombreuses années, elle sera peut-être l’une des dernières personnes vivantes à avoir vu ces peintures en vrai. Le caractère unique et rare de sa propre expérience esthétique augmenterait notablement la valeur qu’elle pourra attribuer subjectivement et a posteriori à celle-ci124.
46Ce type de raisonnement est certes très peu commun, sans doute à cause de son caractère ouvertement égoïste. Néanmoins, il ne doit pas être balayé d’un revers de main, car si la valeur d’une copie est valorisée à hauteur d’une expérience cognitive, l’existence de l’original, la valeur du manque de l’original sera aussi valorisée à la hauteur d’une autre expérience cognitive : celle de la reconnaissance de la rareté d’une expérience qui restera à jamais irréalisable dans le futur. Évidemment, la solution de Lascaux préserve une expérience esthétique remarquable pour les générations futures, ce qui n’est pas le cas lorsque l’original est détruit. Pourtant, d’un point de vue subjectif, l’absence d’une expérience esthétique est-elle aussi dramatique qu’il le semble ? Le manque risque en effet de décroître rapidement avec le temps. Comment calculer d’ailleurs la valeur négative du manque, de l’absence ? Est-elle si importante, tant on accepte fort bien que les objets qui possèdent une valeur « inestimable » soient eux aussi détruits ? Ne s’agit-il pas en effet d’une simple image de rhétorique vite détrompée par un travail de « deuil » ? Tout passe, « une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours » nous enseigne l’Ecclésiaste...
47Plutôt que de se lancer dans une évaluation fort téméraire de cette valeur du « manque », essayons de voir en quoi l’ingérence humaine dans le fonctionnement des espèces en modifie la valeur esthétique, problématique qui rejoint la question du naturel et de l’artificiel et celle de la valeur des espèces « non-naturelles » et « recréées ». David Quammen125 explicite ce point par l’image du « tapis persan » : comparons l’espèce à un tapis persan de très grande valeur. Supposons maintenant que nous découpions consciencieusement le tapis en 16 morceaux d’égale surface sans perdre un seul bout de tapis. On devrait alors pouvoir affirmer que la valeur des 16 morceaux est égale à la valeur du tapis original ; or, bien évidemment, il n’en est rien, le tapis n’a désormais presque plus aucune valeur. Il en est de même pour l’espèce : la valeur d’une espèce découpée en plusieurs petites populations par l’action de l’homme ne serait plus égale à la valeur de l’espèce originale indemne.
48Enfin, nous pouvons nous tourner de nouveau vers l’œuvre et la pensée de Mark Dion. Derrière son questionnement esthétique sur l’activité naturaliste, Dion s’interroge sur la raison d’être de l’histoire naturelle : s’agit-il d’une discipline sérieuse et grave, éclairant des vérités peu plaisantes à accepter (l’extinction des espèces) ou au contraire, ne s’agirait-il que d’une forme de divertissement, futile et folâtre, qui valoriserait simplement, comme dans le monde de Disney, l’ordre et la beauté de la nature (Taxonomy of non-endangered species) ? Dans le but de dénoncer cette inclination naturelle et marquée des scientifiques et des opinions publiques, Dion crée le montage Survival of the cutest (Who gets on the Ark ?)126. Dans une brouette sur laquelle sont écrits les faits les plus dramatiques sur les extinctions d’espèces, l’artiste a empilé tout un tas de peluches d’animaux pour enfants (ours, panda, éléphant, toucan, caribou, dauphin, zèbre, etc.) Le message de Dion est clair : va-t-on sauver toutes les espèces ou seulement celles qui ont la plus grande valeur esthétique pour les hommes, les plus « mignonnes » (cutest) ? Toute l’ambiguïté de la valeur esthétique anthropocentrique est là, dans ces quelques peluches, qui rappellent la distance grandissante des pôles de la nature et de la culture.
Valeur sociale (intégratrice, historique, symbolique)
49Aussi étrange que cela puisse paraître à première vue, les espèces sauvages peuvent aussi avoir une valeur sociale, en prise directe avec le cœur de nos institutions politiques.
50Dan Janzen, écologiste spécialiste de la biodiversité au Costa Rica, affirme que faire prendre conscience aux populations locales de la valeur des espèces qui existent dans leur pays et leur faire retrouver les usages ancestraux de celles-ci est un bien. Cela permet aux autochtones d’améliorer leur niveau de vie, les rend fiers et les conduit à une vie plus riche en significations et en implications127. Les programmes de sauvegarde des espèces ont ainsi pour but de réduire la pauvreté et la dépendance des populations humaines des pays du sud qui vivent dans des zones où une forte biodiversité est menacée. Il faut cependant observer que ce type de valeur que Takacs nomme « social amenity », qu’on pourrait traduire par « social-intégratrice », est secondaire. Par secondaire, nous entendons qu’il faut que la diversité soit déjà menacée et que des hommes aient jugé bon prima facie de la sauver sur la base d’autres valeurs, pour que ce type de valeur apparaisse et catalyse les forces déjà en jeu.
51Les espèces ont aussi une valeur historique dans la mesure où leurs existences sont coextensives de l’histoire humaine depuis quelques milliers d’années. Les espèces qui ont contribué au façonnement de l’histoire humaine méritent de ce fait autant notre respect que les monuments historiques. Ainsi, s’élèvent en France des voix pour laisser revenir des loups dans le parc naturel du Mercantour. Il se trouve déjà qu’ils rencontrent naturellement un habitat à leur convenance dans certaines parties des Alpes méridionales ; surtout, leur retour est souhaité par les gens qui estiment que les loups ont de tout temps fait partie de l’environnement humain et qu’ils ont participé à l’imaginaire collectif de notre société de manière indéniable128 : « le loup semble incarner plusieurs des traits des sociétés européennes de jadis et d’aujourd’hui »129. Dans la même veine, on essaie de sauvegarder les espèces européennes traditionnelles de légumes (courge, panais, navets, rave, etc.), avec lesquelles se nourrissaient nos ancêtres avant l’arrivée des fruits et légumes du Nouveau Monde (cf. planche Album Vilmorin en page suivante).
52Enfin, nombre d’espèces possèdent une valeur symbolique. La valeur symbolique ne peut être quantifiée économiquement, mais elle est d’une grande importance sur les mentalités humaines. On ne peut faire un décompte exhaustif des espèces qui servent de symbole à des entités sociales humaines (familles, tribus, associations, équipes sportives, régions, pays, etc.), mais bon nombre d’entre elles sont en voie de disparition et mobilisent de plus en plus de conservationnistes pour leur protection. Le cas le plus connu est le pygargue ou aigle à tête blanche américain, représenté sur tous les blasons des USA. Citons aussi le panda en Chine130, l’ours de Californie, le macareux de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO), etc.
53Les humains ou associations d’humains peuvent ainsi se rassembler autour des attributs d’un être de nature (liberté, force, courage, ruse, etc.) ou simplement en faire une bannière de ralliement. Ces éléments de nature sauvages associés à une culture nous rappellent en quelque sorte la nature sur laquelle tout a été construit. Comme l’annonce Rolston, la présence des symboles naturels est une constante des cultures humaines : « la capacité de la nature en termes de symbolisme culturel n’est pas un accident, mais constitue un point d’ancrage toujours présent au sein des myriades de cultures humaines »131. L’extinction de l’aigle américain rejaillirait sûrement sur tous les citoyens américains comme une honte et une indignité. Que serait en France l’impact symbolique de la disparition des cigognes d’Alsace ou des ours des Pyrénées ? Autant un symbole peut susciter fierté et reconnaissance, autant sa disparition pourrait entraîner un vide de sens et une honte diffuse dans l’esprit des populations humaines ainsi désorientées.
Valeur religieuse ou spirituelle
54La nature a toujours suscité l’émerveillement et la crainte, donnant lieu à des expressions de poésie, de philosophie ou encore de religion. La religion est née de la recherche spirituelle des hommes confrontés à un monde dont les phénomènes les dépassent. Depuis les origines de la pensée humaine, le divin est là pour expliquer la nature, à travers des mythes et des cosmogonies. Avec l’émergence de la science grecque et de la physique, comme nous l’avons déjà souligné, l’univers devient un cosmos, un ordre réglé par les lois divines. Pour Pythagore, il relève du nombre, pour Platon il est plutôt de nature géométrique ou encore, pour Aristote, le monde obéit à une finalité qui est de tendre vers l’excellence : « Entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré. »132
55Avec la modernité, deux grandes pensées s’opposent sur les rapports entre Dieu et la nature : nous avons d’abord l’image d’une nature comme objet, comme étendue et matière, créée par une pensée organisatrice suprême, dont elle se distingue complètement. Cette conception de la nature naturée, la natura naturata, cette Création obéissant aveuglément aux lois divines instituées dès l’origine, prend chez Descartes la forme d’un assemblage mécanique plus ou moins compliqué de « figures, grandeurs et mouvements » : « J’ai décrit cette Terre et généralement tout le monde visible, comme si c’était seulement une machine en laquelle il n’y eût rien du tout à considérer que les figures et les mouvements des parties »133. Le grand philosophe abolit par là même la distinction entre artefact et nature : « toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles »134. Dieu a créé la nature et l’a animée. Le mouvement se transmet ainsi de façon mécanique depuis l’origine : la nature vivante ne possède aucun principe actif autonome, aucun finalisme non plus, et en cela Descartes se démarque complètement de la pensée aristotélicienne.
56Mais cette extériorité entre Dieu et la nature est remise en cause rapidement après Descartes par Spinoza. L’idée de nature qu’il propose, une nature se produisant elle-même, s’identifiant à Dieu dans son immanence, se résume au célèbre aphorisme : Deus sive natura. La nature devient « naturante », natura naturans. Mais tout en s’autonomisant, en se générant elle-même, la nature entre dans le cadre divin de la nécessité. Rien n’est extérieur à la nature et à Dieu, tout devient donc nécessaire : « Les choses n’ont pu être produites par Dieu selon aucune autre modalité ni selon aucun autre ordre que l’ordre et la modalité selon lesquels elles furent produites ».135
57Ce ne sont là que quelques exemples tirés de la pensée occidentale qui affirment le lien entre le divin et la nature. On pourrait tout aussi bien citer les religions orientales (Hindouisme, Bouddhisme, etc.) ou faire référence aux cosmogonies de nombreux peuples indigènes de la planète. À partir du rapport métaphysique entre le divin et le naturel surgit l’idée d’une valeur religieuse propre à la nature et aux espèces, produite par le renversement de perspective qui s’opère à l’égard du lien Dieu-Nature. Une fois la religion ou le mythe solidement ancrés dans une société humaine, et affirmée la nécessité de l’assujettissement des phénomènes naturels au divin, la nature devient l’image du Dieu. Tout ce que ressent alors l’individu à l’égard de la nature, beauté, émerveillement, angoisse, surprise, amour, méditation est mis au crédit du divin et de la religion. En Occident, la théologie naturelle compta sans conteste parmi les courants de pensée les plus importants dans l’objectif de mettre en relief la beauté et les merveilles de la nature et de leur attribuer une valeur religieuse. Nous pouvons citer dans ce courant particulièrement en vogue au xviiie siècle et jusqu’aux théories évolutionnistes de Darwin, le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche136 et surtout la fameuse Histoire naturelle de Selborne de Gilbert White, curé de Selborne137.
58Mais les espèces ne présentent pas seulement une valeur religieuse au sens strict, une valeur pour une religion. En effet, une enquête aux États-Unis a montré qu’en moyenne, ceux qui n’assistent pas à des offices religieux valorisent plus la nature que les croyants pratiquants138. Les espèces sont aussi le lieu d’une valeur spirituelle indéniable qui touche tous les amoureux de la nature, qu’ils soient panthéistes, monothéistes ou agnostiques. Sans être rattachées à une religion instituée, les capacités d’étonnement et d’émerveillement de l’âme humaine conduisent également à attribuer une valeur inestimable à la beauté et à la spontanéité de la nature sauvage. En réaction aux abus de la modernité et à la logique performative et économique qui la domine, certains professent à travers cette contemplation spirituelle de la nature l’institution d’une sorte de religion naturaliste, qui transcenderait et fonderait ainsi l’éthique environnementale.
59Mais nous touchons là aux limites de la valeur spirituelle des espèces. Définie comme une valeur anthropocentrique, car reliée aux capacités d’abstraction et d’émerveillement de l’esprit humain, la valeur spirituelle conduit paradoxalement à la reconnaissance d’une valeur intrinsèque chez les autres espèces et les autres animaux ! En effet, une fois engagé sur la pente glissante de la spiritualité naturaliste, qui ne serait rapidement tenté d’attribuer au vivant et à la biodiversité un caractère sacré139 ? Or, ce serait là une façon indirecte de détruire toute l’argumentation anthropocentrique, puisque le sacré relève de considérations opposées à l’utilitarisme.
60La question qui s’impose dès lors à l’anthropocentriste est de savoir comment garder la valeur spirituelle du monde vivant et des espèces sans risquer de glisser subrepticement dans le mysticisme et le sacré ? La réponse de Wilson à ce problème est bien connue, c’est le concept matérialiste et anthropocentrique de biophilia.
Valeur « biophilique »
61Le néologisme « valeur biophilique » (biophilic value) a été repris à David Takacs140, qui désigne par là, en référence au concept explicité par Wilson, la dépendance spirituelle d’origine génétique des hommes envers la nature. Il s’agit en quelque sorte d’une valeur spirituelle particulière. Alors que la valeur spirituelle répond à la satisfaction d’un penchant général de l’esprit humain pour le mystique et le théologique, la valeur biophilique répond plus spécifiquement aux besoins naturels créés par les gènes pour assurer la survie de l’espèce humaine. Être entouré par du vivant permet d’assurer l’équilibre psychique et physique pour lequel nos gènes sont programmés après les centaines de milliers d’années d’évolution dans les écosystèmes les plus divers. Bien que le mot soit nouveau, l’idée ne l’est pas. Il s’agit en quelque sorte d’une extension du concept classique de « zoophilie », compris comme amour sentimental (et non physique !) des animaux141 ; Hugh Iltis affirmait déjà en 1970 : « Un environnement monotone produit des types d’ondes favorisant un état de fatigue [...] La diversité biotique, aussi bien que culturelle, peut être fondamentale d’un point de vue neurologique à la santé en général, qui constitue un des enjeux majeurs des discussions sur la qualité environnementale »142. Une étude a par exemple montré que les patients des hôpitaux qui avaient des chambres avec vue sur jardin récupéraient plus rapidement que les autres malades143.
62L’intérêt de cette valeur biophilique quant à la protection de la nature repose sur l’espoir que la satisfaction de ce besoin contribue directement à la protection de la Terre et de la diversité des espèces – et de notre espèce en particulier. Mais, rétorquerons les sceptiques, si cette biophilia est déterminée génétiquement et s’il s’agit d’un héritage de notre passé évolutif commun à tous, comment se fait-il que bon nombre de personnes ne ressente pas ce sentiment ? Comment expliquer alors qu’il existe tant de destructions environnementales ? Cette hypothèse biophilique ne serait-elle qu’une « just-so-story », explication ad hoc dont l’évolutionnisme regorge ? Quoi qu’il en soit, que ce penchant psychologique biophilique soit déterminé génétiquement ou qu’il soit avancé par les naturalistes, sorte de nouveaux prêtres de la religion naturaliste-conservationniste, pour diffuser leur message au plus grand nombre, il semble qu’on ne puisse que gagner en termes de conservation à être plus réceptif à la valeur spirituelle de la nature.
Critique des arguments anthropocentriques
63L’explicitation les différentes valeurs promues par l’anthropocentrisme doit être maintenant complétée par l’analyse des arguments philosophiques sous-tendant cette position. La critique de cette pensée pointera certaines insuffisances que nous avons déjà entrevues et dont le dépassement a conduit aux éthiques non-anthropocentriques144. Ces points fondamentaux se définissent comme trois arguments : l’argument de la conscience humaine, l’argument des Écritures et enfin l’argument évolutionniste.
64Nous avons vu au début de cette partie que l’anthropocentrisme reposait sur des fondements kantiens, à savoir que seuls les humains étaient doués de raison et que par conséquent seuls les humains, en tant qu’êtres rationnels, pouvaient se voir attribuer une valeur intrinsèque. Pour Norton, les arguments anthropocentriques n’affirment pas tant la valeur intrinsèque de l’homme par rapport à sa raison, mais plutôt par rapport à sa conscience, ou plutôt à la conscience qu’il a de lui-même (self-conscious)145. Une fois réduit, l’argument anthropocentrique par excellence s’énonce ainsi : la conscience de soi conduit à l’être moral ; seul un être moral peut avoir une valeur intrinsèque. Cette présentation de l’argument est valide, mais on peut en questionner les prémisses.
65D’abord, au niveau de la moralité, il est possible de distinguer le fait d’être un « agent » moral (moral agency) de celui de pouvoir être « considéré » moralement (moral considerability). L’agent moral est celui qui possède la capacité de se conduire de façon morale envers autrui, de se donner ses propres principes. Bien qu’il soit nécessaire de posséder une conscience réflexive pour accéder au statut d’agent moral, de nombreux êtres, qui ne sont pas des agents moraux parce qu’ils ne peuvent s’imposer à eux-mêmes de règle morale, ont cependant droit à une considération morale en fonction de leurs intérêts. Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux Droits de l’Homme. De nombreux humains ne sont pas des agents moraux, mais ont néanmoins droit à une considération morale (les jeunes enfants, les vieillards séniles, les handicapés mentaux, etc.)
66Il n’est pas non plus évident que seuls les êtres moraux possèdent une valeur intrinsèque. Norton cite par exemple le cas des œuvres d’art qui, aux yeux des esthètes, possèdent bien une valeur intrinsèque alors qu’elles ne sont ni des agents moraux, ni considérables moralement146. Au-delà du plaisir qu’elle peut procurer à un amateur d’art, l’œuvre possèderait une valeur par le seul fait qu’elle existe, en tant que témoignage du génie créatif humain. Norton concède finalement que l’argument selon lequel seul des êtres possédant une conscience réflexive ont une valeur intrinsèque est inconclusif et que ses manques ouvrent ainsi la voie à la valorisation intrinsèque d’espèces non-humaines.
67Historiquement, l’argument des Écritures est certainement celui qui a eu le plus d’influence en faveur de l’anthropocentrisme. Nous l’avons déjà vu, il est écrit dans la Genèse que Dieu créa l’homme à son image et le fit dominer les poissons, les oiseaux et les animaux qui rampent. On a par la suite déduit de cet argument de la « domination » que seuls les hommes ont une valeur intrinsèque. L’argument a été repris par Francis Bacon dans une perspective prométhéenne et par Descartes dans le fameux « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »147. Cependant, dans un article récent, Cecilia Wee conteste que le projet cartésien fût d’asservir la nature tel que cela ressort du projet moderne communément admis ; au contraire, elle montre que Descartes se rapprochait plus de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écocentrisme : ainsi, au niveau de la quatrième Méditation, lorsque Descartes essaie de comprendre l’origine de ses erreurs tout en s’assurant que Dieu ne le trompe jamais, il conclut qu’il n’est qu’une partie de l’univers et que ses erreurs font partie des desseins de Dieu qui le dépassent. De plus, il ressort des Passions de l’âme que la passion de l’amour proprement régulée est dirigée vers la préservation du tout formé par l’individu et l’objet désiré. L’individu place ainsi ses intérêts en deçà des intérêts du tout148. Par conséquent, l’amour de Descartes pour l’univers en entier dont il n’est qu’une partie laisse la possibilité d’un respect véritable pour les plantes et les animaux. On peut – et on doit même – comprendre l’aphorisme de Descartes comme une incitation au « bon usage » de la nature149 et non à son exploitation.
68Il faut toutefois reconnaître que c’est bien la thèse de la domination associée à la foi en la technique qui a permis à l’homme d’utiliser la nature à son gré, comme un moyen, et de s’en justifier (quoique cet argument ne puisse rendre compte complètement de la destruction de la nature perpétrée par les modernes car domination ne signifie pas destruction).
69En fin de compte, examiné philosophiquement et non historiquement, cet argument de l’autorité des Écritures ne tient pas. En effet, il s’agit d’abord, comme son nom l’indique, d’un argument d’autorité, forme invalide d’argumentation en philosophie s’il en est. Par ailleurs, la valeur des Écritures vient de leur origine : ce serait les mots de Dieu qui seraient retranscrits. Or, comment les commandements divins pourraient-ils aboutir à des actions négatives sur leur propre création (la disparition des espèces), ces commandements divins conduisant au pire à la destruction de la Création elle-même ? Notre but n’est pas d’écrire une théodicée environnementale, et ces arguments suffisent pour entrevoir ici les contradictions des arguments religieux soutenant l’anthropocentrisme.
70À notre époque, les justifications théologiques des arguments éthiques ont perdu de leur force, mais l’anthropocentrisme n’en est pas moins florissant. Il a en effet trouvé l’un de ses arguments les plus puissants dans les théories évolutives darwiniennes. Darwin lui-même aurait soutenu que « la sélection naturelle ne peut absolument pas produire la moindre modification dans une espèce pour le bien d’une autre »150. Comme W. H. Murdy l’a suggéré, le but d’une espèce est de survivre et de se reproduire, sinon, elle s’éteint. Par conséquent, « être anthropocentriste revient à affirmer que le genre humain doit être plus grandement valorisé que les autres choses dans la nature – par l’homme. Suivant la même logique, les araignées doivent être plus valorisées que les autres choses dans la nature – par les araignées »151. On peut répliquer à Murdy que si les araignées sont capables d’arachnocentrisme, il ne s’agit là que d’un instinct aveugle que l’homme domine du haut de plusieurs niveaux de conscience ; par ailleurs, l’arachnocentrisme n’a jamais menacé l’équilibre de la Terre et des espèces. Réduire l’anthropocentrisme à un instinct de conservation primaire et déterministe issu de la sélection naturelle n’a aucun intérêt et est même en contradiction avec l’idée d’éthique qui requiert la possibilité d’une liberté morale à sa base, d’un arrachement à la prédominance de l’instinct.
71Cependant Murdy avance une position assez déconcertante et non dépourvue d’une certaine subtilité à la lumière des débats précédents sur l’anthropocentrisme : « je peux affirmer que toutes les espèces ont une valeur intrinsèque, mais je vais agir comme si je valorisais ma propre survie et celle de mon espèce plus prioritairement que la survie des autres animaux et plantes »152. La croyance en la valeur intrinsèque des êtres vivants ou des espèces est en réalité un stratagème par lequel les humains se trompent eux-mêmes, de la sorte qu’ils sont finalement amenés à agir pour l’intérêt à long terme de l’humanité. Les arguments moraux qui n’apparaissent pas au premier degré, en théorie, anthropocentriques (l’affirmation de la valeur intrinsèque des autres espèces par exemple) relèveraient bien en pratique d’un anthropocentrisme élargi.
72La difficulté principale de l’argumentation de Murdy réside dans son emploi d’un argument qui commet le fameux paralogisme naturaliste, qui déduit un devoir être d’un fait. En effet, il suppose tacitement que si les hommes, comme tous les membres des autres espèces, ne s’évertuaient pas à perpétuer leur espèce, la sélection cesserait d’exister ; or, le fait qu’elle continue étant une bonne chose, il faut que les hommes agissent pour le bien de leur espèce. Certains verront dans cet argument une réminiscence du darwinisme social et s’empresseront de montrer que la sélection n’est pas toujours souhaitable et bonne conseillère153. Il nous semble plus judicieux de noter qu’en réalité la sélection naturelle s’exerce toujours au niveau des individus ou au mieux, au niveau des groupes apparentés (parentèles), et qu’il s’agit d’un processus aveugle qui opère pour le gain immédiat des individus et de leurs gènes. Parler d’une espèce qui cherche à se perpétuer, et qui pour cela élabore des stratégies à long terme, revient à tenir une argumentation finaliste. Or, sans même critiquer l’existence hypothétique d’une théorie de l’évolution finaliste des espèces, cette vision de l’évolution s’oppose directement à une stricte détermination darwiniste sur laquelle justement Murdy se base.
73Force est de reconnaître cependant que la raison humaine, avec sa possibilité d’anticiper le futur et de modifier le monde, a conduit aux désastres environnementaux que nous constatons, et que seule cette même raison pourra justement nous permettre d’anticiper de futures catastrophes et de les éviter. D’un point de vue global, comme l’écrit Norton, cela nous conduit à reconnaître qu’« on doit attendre de chaque espèce qu’elle utilise au mieux le répertoire des talents et des comportements dont elle dispose ; les humains possèdent une conscience rationnelle et ils devraient aussi l’utiliser »154. Mais, comme le note Norton, rien ne nous dit pourquoi un individu devrait choisir par idéal de protéger le futur de la race humaine au détriment de ses propres intérêts. D’autres arguments, non darwiniens, doivent être invoqués, si bien que l’hypothèse de Murdy, selon laquelle le darwinisme promeut la survie de l’espèce humaine comme un but central et que les idéaux altruistes doivent être interprétés comme des moyens en vue de cette fin, dévoile la vacuité de ses fondements.
La vulnérabilité théorique de l’anthropocentrisme
74Nous allons désormais discuter, non pas d’un argument fallacieux en faveur de l’anthropocentrisme, mais d’un de ses inconvénients les plus rédhibitoires. Si, grâce à quelques contorsions philosophiques, l’anthropocentrisme peut s’accommoder de valeurs non-anthropocentriques, telles que les valeurs sacrées ou intrinsèques des autres espèces, il ouvre aussi une voie directe à une dévalorisation radicale des êtres de nature à même de supporter les arguments des opposants à la protection de la nature. En ce sens, l’anthropocentrisme peut conduire à sa propre condamnation de l’éthique !
75Déjà, intégrer dans une éthique des valeurs économiques et rapporter l’évaluation des faits à un calcul coûts/bénéfices peut apparaître à plus d’un problématique en tant que morale. Il a par exemple été reproché à John Stuart Mill de baser sa morale utilitariste sur l’égoïsme et donc de n’être pas une morale véritable, ce qu’il a essayé de réfuter, mais sans vraiment y parvenir, dans L’utilitarisme (1863). Mais il y a pire…
76À un niveau non plus seulement théorique, mais stratégique, celui qui concerne les formes d’argumentation, une des erreurs manifestes des scientifiques et des philosophes qui prônent le développement de l’éthique environnementale tient à leur croyance que l’idée même de sauver la biodiversité ou les espèces en danger ne pose pas de problème et ne se discute pas ; que seuls les bases éthiques de cette norme se discutent et non son existence même. Ce présupposé est souvent implicitement ou explicitement assumé comme le montre cette sentence de Norton : « à un certain niveau, ce but [la protection de la biodiversité] n’est pas controversé – il n’existe pas d’avocats de la destruction des espèces ou de l’accélération de la perte des espèces »155 ; ou encore les deux premières phrases de l’ouvrage de Rolston, Environmental Ethics : « que l’on puisse douter du fait qu’il faille une éthique de l’environnement ne peut venir que de la part de ceux qui ne croient en aucune éthique du tout. Car les humains sont évidemment aidés ou blessés par les conditions de leur environnement »156. Malheureusement, l’évidence ne plaide pas en faveur de l’optimisme de Norton ou Rolston. S’il est compréhensible que les naturalistes, les biologistes ou les philosophes de l’environnement ressentent de façon violente et indignée les atteintes faites à la nature, ils devraient plus prêter attention aux comportements et aux sentiments des autres humains, qui pour des raisons sociales ou éducatives ne perçoivent pas les dégradations de l’environnement avec la même sensibilité.
77L’analyse historique que nous avons menée montre clairement qu’au contraire l’idée de protection des espèces ne va pas du tout d’elle-même. Il suffit de se référer à la position de Cuvier qui refuse d’accepter les atteintes faites au milieu et les extinctions d’origine humaine. Il n’est pas non plus possible de tout imputer à l’ignorance, comme l’illustre le cas typique d’Auguste Comte, qui en son temps n’hésitait pas à promouvoir l’extermination d’espèces non utiles157, justement sur la base d’un utilitarisme réducteur. Dans un deuxième temps, on constatera qu’il subsiste encore de nos jours une frange de scepticisme par rapport au catastrophisme affiché des écologistes. Témoin, l’Appel de Heidelberg signé en contrepoint de la conférence de Rio par des scientifiques qui voyaient dans le catastrophisme ambiant une menace pour la rationalité et la science moderne158. Le manque de données et les extrapolations parfois hasardeuses des scientifiques pro-conservation ont aussi servi de faire-valoir à des opposants à l’idée de biodiversité et de crise environnementale comme l’économiste Julian Simon159 ou le statisticien Björn Lomborg160. Enfin, citons le cas de Luc Ferry qui dans un essai-pamphlet161, aux figures rhétoriques certes très affinées mais aux données et aux analyses très lacunaires et inexactes, s’emploie à démolir les projets d’éthique environnementale au nom d’une prétendue « écologie humaniste ».
78Les quatre exemples cités (Auguste Comte, l’Appel de Heidelberg, Julian Simon et Luc Ferry) ont tous en commun une prise de position au nom de la défense de l’humanité ou de l’humanisme contre l’idée d’un obscurantisme écologiste. C’est donc au nom des mêmes valeurs que celles qui régissent l’anthropocentrisme (l’utilitarisme, la raison) et des mêmes méthodes (l’économie, la science, etc.) que ces auteurs peuvent nier l’importance de la crise écologique ou de l’éthique, ce qui, indéniablement, simplifie leur travail argumentatif. Christopher Stone a suggéré que la crise environnementale était due justement à une position anthropocentrique forte. L’anthropocentrisme porte par conséquent cette contradiction interne d’être à la fois l’origine de la crise et de s’en réclamer le remède.
79Au contraire, les éthiques non-anthropocentriques n’autorisent pas un tel terrain d’entente, propice aux glissements anti-environnementaux. Ces éthiques font des sceptiques ou des opposants à la crise environnementale de vrais « ennemis » dans toute leur altérité, au sens de Carl Schmitt. Il n’y a dès lors plus simple discussion, mais bien confrontation. Le choix d’une éthique environnementale doit être basé sur une part d’arbitraire : soit on possède des sentiments altruistes envers les espèces en danger, soit on n’en possède pas. Le terme « ennemi » peut ici être entendu dans l’acception utilisée par Latour162, à savoir comme celui qui est exclu momentanément des débats, non celui qui est menaçant ou criminel. En effet, il est nécessaire de garder un contrepoids à la perspective environnementale afin de ne pas sombrer dans ce que d’aucuns dénoncent comme « l’écofascisme », danger certes possible, mais qui pour l’heure reste un épouvantail bien hypothétique, brandi seulement par quelques thuriféraires de l’orthodoxie morale.
80Les critiques de la part de mouvements émergents non-anthropocentrés ne se sont pas fait attendre à ce niveau-là. Arne Naess163, leader historique de la Deep Ecology, ou Richard Routley164 ont recherché une éthique totalement nouvelle, en rupture avec « le chauvinisme humain ». Partisans d’une vision révolutionnaire des rapports homme-nature, ils prônent l’abandon pur et simple de nos cadres de pensées humanistes modernes, qui, dans la mesure où ils nous ont conduit à la crise actuelle ne peuvent dès lors prétendre nous sortir de l’ornière. Quels que soient les dommages qu’entraîne pour la vie humaine la disparition des espèces, l’idée qu’il y a là un tort direct fait à la nature, un mal en soi, est omniprésente. Bien qu’il ne soit pas évident de rendre raison de cette idée, les penseurs qui se réclament du courant biocentriste se sont néanmoins attelés à cette tâche.
81Dans ce qui suit, seront présentés les deux courants principaux des éthiques non-anthropocentriques que l’on peut rassembler sous les termes de biocentrisme et d’écocentrisme. Nous y intégrerons aussi plus de nuances en suivant la classification de John Baird Callicott qui distingue dans un de ses articles trois (voire quatre) théories différentes parmi les éthiques non-anthropocentiques165 :
La théorie néo-kantienne (ou biocentrique stricte) dont les représentants principaux sont Paul Taylor, Robin Attfield et Holmes Rolston.
La théorie des défenseurs de la « libération animale » (ou pathocentrisme) avec pour leaders Peter Singer ou encore Tom Regan.
La théorie leopoldienne (ou écocentrique) dont la figure emblématique est Aldo Leopold et dont John Baird Callicott est le représentant essentiel avec aussi W. Godfrey-Smith, Richard et Val Routley.
La théorie de l’auto-réalisation (Self-realized ou encore Deep Ecology) fondée par Arne Naess, avec pour disciples Georges Sessions, Michael Zimmerman, Warwick Fox.
Le biocentrisme : peut-on passer d’une morale des individus à une morale des espèces ?
82À quoi revient le fait d’attribuer une valeur aux individus vivants en eux-mêmes ? J. Baird Callicott166 cite le cas d’Edwin P. Pister167, biologiste américain, qui mit toute son énergie dans une entreprise fort originale : sauver le « Devil’s Hole pupfish », poisson endémique des trous d’eau du désert californien, pas plus gros que le pouce et sans intérêt pour les pêcheurs. Las de devoir sans cesse justifier l’objet de son combat, Pister finit par trouver la réponse à ceux qui lui demandaient à propos de ses poissons : « en quoi est-il bon » ? Il leur retournait simplement la réponse : « et vous, en quoi êtes-vous bon » ? Voilà sans doute résumée l’ambition de l’éthique environnementale biocentrique, attribuer aux entités naturelles une valeur intrinsèque qui était jusque là réservée aux seuls humains. Mais alors, de nombreuses questions surgissent : comment attribuer une valeur intrinsèque et sur quels critères ? Quelles entités peuvent y prétendre : individus, espèces, écosystèmes, etc. ? Et en premier lieu, qu’est-ce qu’une valeur intrinsèque ?
83Une remarque s’impose avant d’examiner en détail les réponses biocentristes à ces interrogations. Nous avons débuté notre présentation des théories éthiques par l’anthropocentrisme. Or, ce choix n’est pas neutre. Comme le constate Norton168, c’est l’échec des tentatives successives à fonder clairement l’anthropocentrisme qui conduisit à la recherche de bases alternatives, non-anthropocentriques. Il faut donc considérer, à la suite d’Anthony Weston, que l’élaboration de ces éthiques reste très dépendante du contexte globalement anthropocentrique du débat : « c’est parce que nous percevons désormais la nature comme globalement réduite à une collection de “moyens” en vue de fins humaines que l’insistance sur l’idée de nature comme “fin en elle-même” semble la seule réponse possible »169.
La valeur intrinsèque des organismes
84Le problème de la valeur montre bien que l’anthropocentrisme reste à la source des débats environnementaux. Une valeur, d’un point de vue moderne et kantien, ne peut être conférée que par un individu doué de raison, c’est-à-dire un sujet, donc ipso facto un humain. Elle ne constitue en rien une propriété de l’objet ; toute valorisation exprime un acte intentionnel par lequel le sujet attribue une qualité (seconde comme dans la terminologie de Locke, et non-naturelle pour Moore170) utilitaire, esthétique ou morale à un objet. Kant écrit ainsi que « sans les hommes, la création toute entière ne serait qu’un simple désert, inutile et sans but final »171.
85L’homme peut justifier sa valeur, comme l’écrit Catherine Larrère, en se représentant « nécessairement lui-même comme étant au principe de ses actions, comme un “principe subjectif d’actions humaines”, une fin en soi »172. Le fondement de ce principe, nous rappelle Kant, est le suivant :
Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble [...]. Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives [...] ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin en soi-même173.
86Par conséquent, les êtres qui ne sont que des moyens en vue d’une fin, laquelle découle d’inclinations ou de besoins, n’ont qu’une valeur relative ou conditionnelle. Seuls les êtres qui sont une fin en soi, c’est-à-dire qui sont capables de se représenter eux-mêmes en tant que fin par un jugement réfléchissant, possèdent une valeur absolue ou objective, car seuls les êtres raisonnables font partie d’un monde intelligible174. C’est cette valeur que nous nommons aussi valeur « intrinsèque ».
87Nous avons cependant vu dans la critique de l’anthropocentrisme qu’on pouvait remettre en question le fait qu’il faille nécessairement être un agent moral pour être un patient moral, en nous référant par exemple aux cas d’humains incapables de jugement moral. Bien que ces actions soit théoriquement en accord avec la théorie kantienne, le fait d’éliminer des handicapés mentaux dénués de raison ou d’utiliser des nouveaux-nés dans des expériences médicales mortelles ne sont heureusement pas accepté par les « ethical humanists »175 ou humanistes kantiens. Il est donc possible de briser la réciprocité morale à la base de la valeur intrinsèque, et de reconnaître à des êtres qui possèdent une fin en eux-mêmes cette même valeur intrinsèque indépendamment de leurs capacités réflexives ou rationnelles et de la conscience qu’ils pourraient en avoir.
88Dès lors, en modifiant et en élargissant la notion de patient moral afin d’inclure des êtres non doués de raison, il est envisageable de conférer aux animaux et aux plantes une valeur « intrinsèque ». Deux philosophes en particulier, Paul Taylor et Holmes Rolson, ont cherché à étendre le schéma kantien aux entités naturelles. Mais en quoi les êtres vivants peuvent-ils relever du domaine des fins ?
89Selon Rolston, il suffit d’observer la nature pour se laisser convaincre qu’il s’agit en réalité d’un univers entier de finalités concurrentes en conflit permanent :
Les organismes sont des systèmes qui s’auto-entretiennent ; ils grandissent et sont irritables en réponse à des stimuli. Ils se reproduisent et le développement de l’embryon est particulièrement remarquable. Ils résistent à la mort. Ils établissent une barrière prudente et aussi semi-perméable entre eux-mêmes et le reste de la nature ; ils assimilent les matériaux de leur environnement en fonction de leurs besoins. Ils produisent et maintiennent un ordre interne à l’encontre des tendances désorganisatrices de la nature extérieure176.
90Les êtres vivants en tant que tels témoignent de stratégies adaptatives et tendent vers une fin ultime : se conserver afin de transmettre ses gènes. Ces stratégies sont des moyens mis au service de fins. Tout être vivant est donc une fin en soi. « Il s’agit, par le fait même, d’une valeur, à la fois au sens biologique et philosophique du terme, d’une valeur intrinsèque parce qu’elle est inhérente, ou intérieure, à l’organisme »177.
91Cette valeur que Rolston qualifie d’« objective », car elle n’est pas l’objet d’une expérience mentale, est simplement découverte dans la nature, et non inférée par un raisonnement. Par conséquent, les individus de toutes les espèces ayant des intérêts à réaliser leurs fins, ceux-ci perçoivent le monde en fonction de ce qui est bon ou non pour ces fins. Dans le but de promouvoir leur réalisation, ils possèdent leurs propres standards qui obéissent à certaines normes biologiques. Comme le dit Rolston, « every organism has a good-of-itskind »178, un « bien-pour-soi ». En pointant cette propriété de valorisation spontanée, Rolston évite de dériver le moral du biologique. Il universalise simplement la notion de fin en soi, qui devient dès lors tout autant biologique que morale.
92À la suite de Rolston, Paul Taylor a aussi insisté sur la valeur que conférait la propriété de disposer d’un bien pour soi, valeur qu’il nomme « inherent worth » (valeur ou dignité inhérente). Certains auteurs comme Callicott font une différence entre valeur intrinsèque et valeur inhérente – pour Callicott, intrinsèque correspond à une valeur objective et indépendante de toute valuation ; inhérente signifie que la valeur est attribuée par un évaluateur extérieur, mais à l’objet en lui-même, non pour sa valeur instrumentale par exemple179. Pour Taylor toutefois, ces deux termes sont complètement synonymes.
93Cependant, Taylor développe une version du biocentrisme légèrement différente de celle de Rolston, et incontestablement plus radicale. En effet, Rolston a cherché à intégrer toutes les valeurs intrinsèques (humaines et non-humaines) en un seul système et a proposé en conséquence un schéma biocentriste hiérarchique au sein duquel l’homme occupe toujours la plus haute place. Rolston a qualifié ce système de « bio-systemic and anthropo-apical »180. Par contraste, Taylor rejette violemment tout « chauvinisme humain ». La philosophie qu’il développe, l’éthique du respect pour la nature insiste sur le point suivant : « [la vue selon laquelle nous] regardons les humains comme étant supérieurs en valeur inhérente par rapport à toutes les autres espèces est complètement sans fondements, à la base, rien de plus que l’expression d’un biais irrationnel en notre faveur »181.
94Taylor souhaite au contraire développer un biocentrisme offrant une valeur forte et égale à tous les individus vivants, indépendamment de leur classification biologique, de leur conscience, de leur sensibilité ou de leur expérience du plaisir ou de la douleur. Tout comme Rolston, il voit des fins dans la nature, et affirme qu’une valeur inhérente doit être attribuée à tout individu qui existe comme « centre de vie téléologique » (teleological center of life)182.
95Mais revenons un instant à Kant, pour lequel existe en tant que fin en soi tout être capable de se représenter, de façon intelligible et réflexive, les limites de son action envers autrui selon une loi morale. De façon nettement plus extensive, Rolston et Taylor s’appuient sur une notion de « fin » qui dénote l’idée d’un projet, d’une téléonomie, qui reste obscur à l’être lui-même. Le constat « il y a des fins dans la nature » ne peut-il pas être ramené, en fin de compte, à celui-ci : nous, êtres humains doués d’intelligibilité, sommes en train de projeter sur la nature une vision finaliste – fondée par exemple sur le primat de l’auto-conservation183 – qui lui serait étrangère. Pour résumer, le passage de Kant et du concept d’une fin pour soi et en soi à une finalité simplement pour soi chez les moralistes biocentristes, n’annule-t-il pas en partie les fondements de leur extensionnisme ?
96L’argumentation rigoureuse de Taylor souffre de quelques zones d’ombre. Les « centres de vie téléologiques » possèdent tous une caractéristique qui leur est propre, celle de posséder un « bien pour soi » distinct. Mais il s’agit là d’une description objective, certes centrale, mais non suffisante pour attribuer une valeur inhérente (an inherent worth). Taylor dénie effectivement « qu’il y ait une connexion logiquement nécessaire entre le concept d’un être possédant un bien pour soi et le concept de la valeur inhérente »184. En effet, on peut reconnaître le bien propre d’un individu et « nier que des agents moraux aient le devoir d’encourager ou de protéger ce bien, ou même de s’abstenir d’y faire obstacle »185. Donc la démarche de Taylor implique un passage problématique de l’être (le bien-pour-soi des centres de vie téléologique) au devoir-être (l’attribution d’une valeur inhérente). Taylor opère en fait ce passage de façon indirecte. Selon le terme employé par Norton, il emploie la stratégie qui consiste à « dénier la différence (disanalogy) avec les humains »186. Que désigne cette tactique argumentative ? Taylor persuade indirectement le lecteur qu’il n’y a aucune raison de ne pas attribuer une valeur inhérente aux individus, quelle que soit leur espèce, dans la mesure où cette valeur est attribuée aux hommes, et que par principe, les hommes ne sont pas supérieurs aux autres espèces comme centres de vie finalisés.
97Cette argumentation apparaît problématique en ce qu’elle ne fournit aucune définition positive de la valeur intrinsèque (ou inhérente), mais seulement une image par défaut, somme toute assez vague : ce qui fait que les humains et les non-humains ne peuvent être considérés seulement de façon instrumentale. Par ailleurs, comme le souligne Norton, cette théorie paraît supporter un type de valeur sans réelle force prescriptive : « Étant donné l’étendue et la variété incroyables des formes de vie, les similitudes perceptibles disponibles pour fonder la théorie de Taylor apparaissent minimales »187.
98Mais, la critique la plus pertinente du biocentrisme téléologique (aussi bien celui de Rolston que celui de Taylor), toucherait à sa dimension pratique. S’il devait définir une déontologie en accord avec son axiologie, le biocentrisme se heurterait rapidement à son impraticabilité réelle dans la mesure où il obligerait tout bonnement à cesser de vivre. La position de Taylor est à ce point de vue exemplaire par sa radicalité : « Tuer une fleur sauvage, lorsque ce geste est pris en et pour lui-même, est aussi mal, toutes choses étant égales par ailleurs, que le fait de tuer un humain »188.
99Cette éthique, qui évoque fortement la vénération de la vie du docteur Schweitzer ou encore la philosophie schopenhauerienne de la volonté, amène au même type de paralysie du jugement moral. Comment respecter la valeur de tous les êtres vivants si nous souhaitons encore nous nourrir, nous vêtir, nous défendre, en un mot survivre ? Et, après tout, la nature elle-même, ne respecte guère les valeurs : n’apparaît-elle pas comme une guerre de tous contre tous, une jungle où seule la loi de la sélection naturelle compte ? Douleur, peste, carnage et mort violente y sont la règle !
100Concédons toutefois que le biocentrisme nous invite à une prise en compte plus respectueuse des êtres vivants indépendamment de leur valeur instrumentale. Certes, nous continuerons à tuer les rongeurs nuisibles et la « vermine », mais nous construirons aussi des petits tunnels sous les autoroutes (des « crapauducs » !) pour permettre le passage en sécurité des crapauds, hérissons, mulots et autres « compères » des contrées rurales. Ainsi, « on prend en considération que l’espace n’est pas uniquement occupé par les humains, qu’il donne lieu à de multiples usages qu’il faut pouvoir rendre compatibles » comme le note Catherine Larrère189. Enfin, par toute une série de règles (non-malfaisance, non-interférence, loyauté, etc.) et par une doctrine des vertus, Taylor essaie d’élaborer une casuistique à même de régler les conflits qui surgissent inévitablement de l’affirmation de plusieurs valeurs concurrentes.
Biocentrisme et considération morale des espèces
101Le biocentrisme individualiste s’attache à défendre les êtres vivants pour eux-mêmes ; soit, mais pour revenir au problème central de notre exposé, la question éthique des extinctions d’espèces, il nous paraît nécessaire de nous interroger sur le rapport entre le biocentrisme et les espèces. Si les êtres vivants, devenus des centres téléonomiques, se sont vu attribuer une valeur intrinsèque, en est-il de même des espèces ?
102À suivre les intentions de Taylor et Rolston, il semblerait que ce soit le cas. Nous allons néanmoins regarder de plus près l’argumentation de Taylor et reporter à la fin du chapitre l’examen de la théorie de Rolston. En effet, cette dernière est originale et des plus importantes pour notre étude, mais elle s’émancipe du cadre restreint du biocentrisme.
103Paul Taylor affirme clairement qu’il souhaite attribuer une valeur intrinsèque aussi bien aux individus qu’aux espèces et aux écosystèmes190. Toutefois, la valeur des espèces ou des entités supra-individuelles est en fait dérivée de la valeur inhérente des individus qui les composent. Selon une conception atomiste et additive de la valeur, la valeur intrinsèque d’une espèce serait égale à l’agrégation des valeurs intrinsèques des individus qui la composent.
104Cette solution n’est pourtant pas sans poser de nombreux problèmes. D’abord, inférer que les espèces, et plus particulièrement les espèces en danger, possèdent une valeur intrinsèque à partir du constat que leurs individus en possèdent une, ne constitue pas une évidence. Nous allons voir dans la partie suivante que cette critique est défendue notamment par Joel Feinberg, Peter Singer ou encore Tom Regan (les « animal liberationists »). Ensuite, cela revient à réduire les processus écologiques à des conceptions bien trop simplistes. Croire qu’en protégeant les individus en vertu de leur valeur ont protégera par la même les espèces et les écosystèmes témoigne d’une méconnaissance de la complexité de l’environnement. Lorsqu’on souhaite compenser des déséquilibres écologiques en défaveur de certaines espèces, il est parfois obligatoire de recourir à des éliminations sélectives de populations ou d’individus. Rolston cite le cas le l’île San Clemente au large des côtes californiennes méridionales, où, pour sauver trois espèces de plantes en danger, il a fallu abattre deux mille chèvres sauvages introduites par les hommes au début du xixe siècle191. Une telle stratégie préservationniste ne peut être envisagée dans le cadre du biocentrisme strict de Taylor, où elle impliquerait que l’on puisse éliminer pareillement les populations humaines surabondantes et surconsommatrices ! Enfin, ne serait-ce qu’attribuer une valeur spéciale aux individus d’espèces rares ou en voie de disparition est contraire au biocentrisme, car cela revient à attribuer une valeur à l’individu en fonction du collectif auquel il appartient, et à exercer une discrimination par rapport aux individus d’autres espèces, non en danger. Comme le précise Norton, cela se résume à nier la spécificité du biocentrisme : « Lorsqu’on justifie un traitement différentiel des individus en raison du statut de leur espèce, on traite les individus comme des moyens dans le but de la préservation des espèces et on dénie le fait qu’ils soient des fins en eux-mêmes »192.
105L’extension du schéma kantien traditionnel des fins-en-soi aux animaux, aux plantes et aux autres espèces non-humaines ne semble donc pas garantir la constitution d’un cadre moral adéquat à la prise en compte des espèces en danger de disparition. Des auteurs traditionnels du droit et de l’éthique animale comme Peter Singer ou Tom Regan se démarquent des réflexions de Rolston et Taylor à qui ils reprochent le fait d’attribuer une valeur intrinsèque aux animaux. Plutôt que de baser leur théorie sur la vie en tant que finalité, ces auteurs préfèrent reprendre des critères utilitaristes basés sur la sensibilité et la conscience de la douleur et du plaisir. Avant d’envisager plus loin la possibilité de conférer des droits aux espèces, nous allons parcourir rapidement la question du droit des animaux telle qu’ils l’abordent.
La question du droit des animaux
106Le cas du droit des animaux ou, au moins de leur considération morale, est loin d’être simple et homogène. Car, comme pour la valeur intrinsèque, si droit il y a, les courants philosophiques autorisent plusieurs types de fondements possibles. Le thème fédérant cependant les philosophes impliqués dans ces débats est leur recherche, tous à leur manière, d’une extrapolation aux animaux des schémas moraux élaborés pour l’homme. En ce sens, Callicott, les qualifie d’« extensionnistes de la première période » par rapport à Taylor et Rolston qui sont des « extentionnistes de la deuxième période »193. Les premiers cherchent à faire entrer uniquement les animaux dans une communauté morale, alors que les seconds cherchent un principe juridique plus large qui permette la prise en compte de tous les êtres vivants.
107Joel Feinberg fut l’un des premiers philosophes contemporains à s’être intéressé au problème du droit des animaux. Il a d’abord remarqué qu’on ne pouvait pas appliquer la notion de droit juridique aux animaux car celle-ci requérait de la part du sujet raison et liberté afin de prendre connaissance de la règle et de disposer du choix de s’y conformer ou non. Il préféra donc définir le droit194 d’un point de vue plus subjectif, en termes de morale, c’est à dire comme une norme restreignant l’action. L’intérêt qui fonde le droit pour Feinberg relève de la « vie conative », ce qui, selon lui, exclut les choses et aussi les plantes. Seuls les êtres qui présentent au moins des buts, « des tendances latentes, [des] croissances orientées ou [des] accomplissements naturels »195 ont une vie conative. Cette approche qui à l’avantage d’attribuer des droits aux animaux, n’inclut cependant pas un droit de principe à la vie et en ce sens reste un biocentrisme « faible ».
108Pour ce qui est des espèces (animales ou même végétales), Feinberg ne transige guère puisqu’il les considère comme de « simples collections de choses qui ont quelques traits importants en commun ». Ne possédant pas d’intérêts, les espèces ne peuvent donc prétendre à la possession de droits dans le sens où l’entend Feinberg. Il n’exclut pas toutefois que nous puissions avoir des obligations indirectes envers les espèces lorsque celles-ci sont menacées ; Feinberg souhaite en réalité que soit institué un but ultime, supérieur aux droits des animaux, qui est la sauvegarde de l’équilibre fragile de la planète pour les générations futures196.
109Tom Regan, pour sa part, tente de donner un sens plus fort aux droits des animaux, ce qui, en contrepartie, exclut de la sphère morale beaucoup plus d’êtres vivants. Dans la mesure où Regan cherche à montrer que la mort est un mal irréversible (même si le bien-être de l’individu n’en a point pâti), il distingue la « valeur inhérente » propre à chaque agent moral de la valeur intrinsèque. Le critère de démarcation est de pouvoir être caractérisé comme subject-of-a-life, ce qui implique la conscience de soi et le fait de pouvoir se représenter une certaine anticipation de l’avenir197. Le champ de la considération morale se rétrécit nettement chez Regan par rapport à Feinberg, pour ne plus concerner que les mammifères supérieurs, et les primates en particulier. En contrepartie, ceux-ci bénéficient de droits forts appuyés sur une cause « solide » : pour les animaux bénéficiant de droits, Regan fait en effet montre d’une radicalité certaine, qui va même au-delà des positions de Peter Singer que nous examinerons plus loin : interdiction des élevages pour la viande et la fourrure, de la chasse et des expérimentations animales, obligation du végétarisme, etc. !
110En ce qui concerne l’environnement, Regan réaffirme qu’une éthique doit avant tout être de nature individualiste. Sans entrer dans les détails de son argumentation, il appelle au respect du principe préservationniste fondé sur l’intuition : « letting be », « laisser être » ! Il faut laisser vivre la faune sauvage. Mais encore une fois, les espèces n’ont pas de droits, et il est même exclu que des animaux d’espèces en voie de disparition aient plus de droits que les autres198. Regan, en citant Leopold, alla même jusqu’à qualifier ses théories de « fascisme environnemental », dans la mesure où elles autoriseraient le sacrifice les droits des individus à ceux jugés supérieurs de la communauté. Mais, il s’agissait avant tout d’une critique du holisme à laquelle Callicott s’empressa de répondre par un appel à la modération199.
111Peter Singer est connu bien au-delà des cercles philosophiques en tant que partisan de la « libération animale » (animal liberationist). Singer, en réalité, ne se soucie pas tant du droit des animaux que de leur bien-être (welfare). Le philosophe australien est un moraliste utilitariste qui part d’une pétition de principe contre l’idée chrétienne du caractère sacré de la vie, et plus particulièrement de la vie humaine. Il s’insurge aussi contre la notion de valeur intrinsèque telle qu’elle peut exister chez Schweitzer ou Taylor, et plus encore, telle que la conçoivent les partisans de la Deep Ecology, comme Naess ou Fox, qui n’hésitent pas à l’appliquer aux espèces, aux écosystèmes, voire à la biosphère. Enfin, contrairement à Feinberg et Regan, il ne raisonne pas en terme de droits des animaux ; son objectif est plutôt de « prendre les intérêts des animaux au sérieux ».
112À la suite de Bentham, il part de l’interrogation fondamentale à propos des animaux : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni : peuvent-ils parler ? Mais bien : peuvent-ils souffrir ? »200. La sensibilité (sentience) est ainsi la condition nécessaire pour avoir des intérêts : « la conscience, ou les capacités d’une expérience subjective sont une condition à la fois nécessaire et suffisante pour avoir un intérêt »201. Pour Singer, la ligne de démarcation éthique entre animaux susceptibles d’être « libérés » ou non se situe quelque part entre « une crevette et une huître ». Mais, une fois les animaux affublés d’intérêts, ceux-ci doivent dès lors être pris en compte de façon égale, quelle que soit leur espèce, humaine comprise. Les plaisirs et les souffrances des animaux et des humains doivent être intégrés dans les calculs d’utilité. Grâce à cette critique du spécisme, Singer dénonce l’élevage d’animaux pour la nourriture. Comme Regan, Singer est adepte du végétarisme et critique la chasse, les expérimentations animales, etc. Par contre, si tous les intérêts sont égaux, les vies, elles ne le sont pas. En remettant en cause l’idée du caractère sacré de la vie humaine, Singer autorise à tuer des individus humains qui ne sont pas, ou plus, des personnes morales dans les cas extrêmes, comme les nouveau-nés gravement handicapés ou les malades dans un état végétatif irrémédiable.
113Par rapport à la protection de l’environnement et des espèces, l’éthique de Singer n’est pas des plus explicites. Selon lui, les décisions humaines en matière d’environnement doivent prendre en compte les effets des actes sur les animaux susceptibles d’en pâtir et d’en souffrir. Mais ce conséquentialisme utilitariste est limité aux animaux ; au désespoir des environnementalistes, il ne prend pas en compte les plantes, les espèces, ou les écosystèmes en tant que tels. Notre philosophe, combattant pour un anti-spécisme radical, reconnaît cependant que les espèces les plus menacées doivent être protégées en priorité. Mais c’est par un recours à des raisons indirectes, anthropo-centrées ou zoocentrées (c’est-à-dire au bénéfice d’autres animaux)202 qu’il cherche à se justifier. Il est clair pour Singer que seules les entités qui possèdent une conscience et des intérêts peuvent être l’objet de considération morale dans la mesure où l’on ne peut calculer les dommages causés à une entité non subjective. Toutes les espèces qui se situent dans le bas des tableaux taxinomiques sont par conséquent automatiquement exclues du champ de son éthique203. Qui plus est, il n’est pas vraiment question ici des espèces en tant que telles mais, une fois de plus, seulement des animaux qui leurs appartiennent.
114Le biocentrisme au sens large (un regroupement de tous les auteurs précédemment étudiés, Rolston, Taylor, Feinberg, Regan et Singer qui sont tous bio-centristes dans la mesure où ils attribuent une valeur ou un droit à des individus vivants non-humains) échoue et même refuse d’attribuer un droit ou une valeur intrinsèque aux espèces. Au-delà de la difficulté à élargir au plus d’entités possibles le cercle des droits ou des considérations morales sans pour autant perdre la puissance de ceux-ci, le problème général du biocentrisme lorsqu’on tente de l’appliquer aux entités supra-individuelles réside dans sa nature fondamentalement individualiste. La question cruciale du passage du droit des individus au droit des espèces ne peut manquer de se poser. Une des solutions à ce problème passe par la théorie écocentrique, laquelle est basée sur la valorisation d’une figure emblématique, l’Oikos (la demeure), encore dénommée « communauté biotique ». Mais avant d’aborder l’écocentrisme, il est intéressant de s’attarder quelques instants sur des théories qui, bien qu’elles n’appartiennent pas à proprement parler au registre éthique classique, se situeraient quelque part entre le biocentrisme et l’écocentrisme, si tant est qu’elles devraient absolument trouver place dans une classification philosophique. Il s’agit des courants de la Deep Ecology et de l’écoféminisme.
Deep Ecology et Écoféminisme
115José Prades204 situe le courant deep ecology d’Arne Naess dans le biocentrisme ; Botzler et Armstrong205 incluent au contraire la deep ecology dans l’écocentrisme, tout comme Luc Ferry dans son Nouvel ordre écologique. La confusion sur la nature de ce mouvement trouve son origine dans ses objectifs et son analyse des problèmes écologiques. En effet, la deep ecology ne s’estime pas relever directement de considérations propres à l’éthique environnementale. Tout d’abord, la deep ecology n’est pas une théorie mais plutôt un mouvement social ou politique de personnes qui partagent les mêmes interrogations face aux valeurs dominantes de la société occidentale. Ensuite, Naess et ses disciples206 se sont départis de l’approche scientifique et ont cherché à redéfinir les rapports politiques, sociologiques entre l’homme et la nature à partir de courants de pensée basés sur des réflexions sur l’être, le lien, la totalité, comme les mystiques orientales, le bouddhisme, les mythes des sociétés amérindiennes, voire le christianisme. La deep ecology s’insère ainsi dans une problématique normative d’épanouissement personnel et récuse l’idée même d’éthique de l’environnement. Par conséquent, les positions métaphysiques ou religieuses des sympathisants de la deep ecology peuvent se révéler très hétérogènes, voire même totalement contradictoires ; un matérialiste darwinien écologiste et un théologien chrétien créationniste peuvent tous les deux soutenir un égal changement radical et révolutionnaire de notre rapport à l’environnement, l’un sur la base de la beauté de la théorie de l’évolution, l’autre sur le respect absolu de la création divine ! Il est cependant juste de souligner que la deep ecology a eu (et a encore) une influence réelle, positive ou négative, sur les penseurs de l’éthique environnementale. Par ailleurs, la question du maintien des espèces non-humaines est explicitement abordée, ce qui rend son étude d’autant plus intéressante.
116Arne Naess, fondateur historique de ce mouvement, est apparu dans le débat environnementaliste au début des années 70 avec un article remarqué : « The shallow and the deep, Long range ecology movement »207. La deep ecology se situe par rapport au mouvement écologiste réformiste ou « shallow » (superficiel) comme un mouvement radical, révolutionnaire qui tente de redéfinir complètement les rapports de l’homme à la nature. Sous la forme d’un manifeste en huit points, Naess appelle à la reconnaissance des liens primordiaux qui relient les êtres vivants, à un égalitarisme biocentrique et à l’élargissement du moi à travers des cercles successifs jusqu’à l’inclusion totale de la nature208. Cette « self-realization » orientée vers l’harmonie entre l’être et le monde environnant conduit à la fois à une plénitude personnelle (différente cependant de l’hédonisme utilitariste) et à une sagesse écologique.
117Par exemple, le point no 2 de la plate-forme spécifie : « la richesse et la diversité des formes de vie contribuent à la réalisation de ces valeurs [valeur intrinsèque et valeur inhérente] et constituent elles aussi des valeurs en elles-mêmes. » Ou encore le point no 3 : « les humains n’ont aucunement le droit de réduire cette richesse et cette diversité si ce n’est pour satisfaire des besoins vitaux ». Il faut bien voir que ces préceptes ne découlent pas d’une théorie philosophique formelle, mais sont basés sur les émotions et les inclinations des militants, la plus contestée de ces inclinations étant le mythe puissant du retour romantique aux origines forcément édéniques et iréniques !
118La deep ecology est résolument holiste et se rapproche en ce sens des analyses de Callicott, Stone, Rolston ou encore Johnson à propos des espèces. Cependant dans leur volonté œcuménique de rassembler les militants environnementaux, les deep ecologists passent rapidement sur les problèmes théoriques et philosophiques qui surgissent dans les analyses précédemment citées, comme les conflits d’intérêts entre entités. Car, à la différence de l’écocentrisme par exemple, la deep ecology rejette toute hiérarchisation du monde et des valeurs. On est ramené à un monisme rigoureux où « le dualisme entre les hommes et le reste de la nature doit être rejeté »209 comme le note Georges Sessions. Cette position se traduit au niveau des espèces par un égalitarisme axiologique : toutes les espèces se voient attribuer exactement la même valeur. Il serait en théorie aussi immoral de provoquer l’extinction d’une espèce d’éléphants que de lombrics...
119C’est prendre alors le risque que « le règne de l’immanence absolue s’installe », pour reprendre une expression de François Ost, et que le monde de la nature écrase celui de la culture. Car l’homme a beau étendre à l’univers entier la sphère du Soi, il n’en reste pas moins homme, c’est-à-dire un animal culturel et social. Le risque que fait peser la deep ecology (à l’inverse de l’écocentrisme comme nous allons le voir) est qu’il faille un jour choisir entre la nature non-humaine et la nature humaine !
120Dans un article paru dans la revue Environmental Ethics, Ariel Salleh se demande si l’écoféminisme n’est pas encore plus révolutionnaire (ou profond) que la deep ecology210. Certes, les écoféministes approuvent dans leur ensemble le mouvement de la deep ecology et son appel à la libération de la nature des étreintes anthropiques d’origines industrielle, économique et culturelle, mais elles souhaitent encore plus. Elles (ou « ils » car il existe aussi des hommes écoféministes) souhaitent en effet ajouter une reconnaissance de l’inégalité de traitement entre les genres (gender) et contraindre les hommes à reconnaître que la déconstruction des « logiques de domination » ne se borne pas au seul domaine naturel, mais qu’elle inclut aussi la question féministe.
121Aussi surprenant que cela puisse paraître, le terme « éco-féminisme » a été créé par une philosophe française au début des années 70, Françoise d’Eaubonne (1920-2005)211. Nous constatons en effet que les fondements de l’éthique environnementale se situent indubitablement dans la philosophie anglo-saxonne et que les débats environnementaux se déroulent très majoritairement dans les pays anglophones ; et ce constat vaut aussi pour l’écoféminisme. La singularité de son origine méritait dans ce contexte d’être soulignée, d’autant que le combat de Françoise d’Eaubonne a été peu reconnu en France, son entreprise intellectuelle s’étant toujours opposée à de nombreuses résistances (même si l’écoféminisme a connu un succès fulgurant à l’exportation, sur les campus nord-américains notamment.)
122Sur quoi se base donc l’écoféminisme ? Au risque de caricaturer, l’écoféminisme cherche à démontrer que la domination de la nature dans les sociétés patriarcales occidentales va de pair avec la domination des femmes, par une identification métaphorique entre le féminin et le naturel. Ainsi, Karen Warren, une des théoriciennes du mouvement présente et défend la position écoféministe selon laquelle « les gens sont dans l’erreur lorsqu’ils dominent la nature dans son ensemble ou en partie (animaux individuels, espèces, écosystèmes, montagnes), pour la même raison que la subordination des femmes à la volonté et au pouvoir de l’homme représente un mal. Elle revendique le fait que toutes les féministes doivent s’opposer aux deux types de domination car elles sont toutes deux l’expression de la même « logique de domination »212.
123De son côté, Françoise d’Eaubonne partit en quête de l’origine de ce lien éco-féministe à l’aide d’une généalogie de la domination patriarcale. La première mutation qui engagea l’évolution du modèle de société néolithique égalitaire vers le patriarcat, nous dit-elle, a été l’appropriation par les hommes de l’agriculture : « à l’origine, l’agriculture était l’affaire des femmes. Il ne s’agissait pas d’un matriarcat, sorte de patriarcat renversé. La femme, mère et agricultrice, travaillait au sein de petites communautés familiales, dans une économie de type communiste primitif. Le grand renversement s’est opéré avec la découverte de la charrue et de l’irrigation. L’agriculture est devenue sédentaire, avec l’appropriation du sol qu’il fallait défendre face aux tiers »213.
124La seconde mutation, que nous avons aujourd’hui du mal à imaginer, fut la découverte du processus de la paternité. En effet, les primitifs croyaient en une intervention divine et ne faisaient pas de lien direct entre les rapports sexuels et la grossesse des femmes. Seule, affirmait Françoise d’Eaubonne, l’observation par les hommes des animaux domestiqués et les balbutiements de l’amélioration génétique permirent d’établir le lien direct entre copulation et fécondation !
125La suite est devenu un topos classique de l’écoféminisme : « c’est ainsi que les hommes se sont appropriés les deux ressources qui appartenaient aux femmes : l’agriculture et la fécondité. Tous les problèmes actuels, qu’il s’agisse de l’épuisement des ressources ou de l’explosion démographique, en découlent »214. On remarquera en effet qu’à l’époque du développement de l’agriculture dans les quelques foyers originels (Mésopotamie, Extrême-orient, Afrique, Amérique du sud, etc.), on relève conjointement de nombreuses extinctions d’espèces. C’est aussi la période de la mise en place des premières monnaies d’échange et du développement initial du commerce. On peut aussi y voir les débuts de la rationalisation et de la valorisation économique des ressources naturelles, mouvement patriarcal par excellence, dont on a vu au chapitre « anthropocentrisme » la partialité et les méfaits en terme environnementaux. Les conséquences pour les militantes écoféministes d’aujourd’hui sont non moins logiques : « Les femmes doivent impérativement reprendre en mains la propriété de leurs corps qui leur a été volée par le patriarcat. Il est par ailleurs urgent de relier la lutte pour les droits des femmes à celle pour la défense de la nature, violée par le patriarcat. Elles doivent aujourd’hui organiser la résistance du charnel contre le virtuel »215.
126La question des espèces n’a rien de centrale dans cette théorie ; à la suite d’une radicalisation de la deep ecology, l’écoféminisme insiste en priorité sur le lien qui relie les femmes à la protection des espèces. Nous noterons cependant que comme « nature », « espèce » est un mot féminin, aussi bien en français qu’en Allemand (eine Art) ou en Espagnol (una especie). Qui plus est, l’espèce rappelle de nombreuses images liées au féminin : la fertilité, la naissance et la mort, la forme, l’éternité, etc. Si les concepts avaient un genre, il semble donc indubitable que celui d’espèce se range du côté du féminin.
127L’écoféminisme offre aussi aux questions de conservation et de préservation de l’environnement une perspective originale à travers la morale du « care », que l’on peut traduire par « soin » ou « sollicitude ». Carol Gilligan caractérise cette attitude du care, qu’elle identifie d’abord dans les jeux des petites filles, et qui est tournée vers la relation, l’attachement et l’attention à l’autre dans sa particularité et sa singularité comme complémentaire de la perspective universaliste et abstraite de la justice qu’évoquent les jeux et l’univers masculin216. Le care mériterait sans doute plus de place en éthique environnementale pour compléter les approches abstraites orientées vers les droits et les valeurs des espèces, par des questions relatives aux relations aux êtres de nature, aux conditions de mise en œuvre des politiques de conservation, aux soins donnés aux animaux lors d’opérations de transfert ou de prélèvement de gamètes potentiellement traumatisantes. Le souci du care appelle à insuffler plus d’empathie et de sentiments dans l’éthique environnementale.
128Mais en cela l’écoféminisme n’est pas isolé ; nous allons voir en effet que l’écocentrisme, courant de pensée qui se réclame du holisme, se fonde en partie sur une théorie des sentiments moraux pour ensuite substituer aux intérêts individuels les intérêts jugés supérieurs de la communauté.
L’écocentrisme : la communauté biotique
129Dans un article polémique devenu fameux, « Animal liberation : a triangular affair »217, John Baird Callicott rejette simultanément, et sans ménagement, l’anthropocentrisme et le courant de « libération animale » dans leurs prétentions à fonder une éthique environnementale. À ces deux courants qu’il dénomme « ethical humanism » (humanisme éthique) et « humane moralism » (moralisme humain), il oppose la Land Ethic avec ses fondations écologiques et darwiniennes. Il affirme de façon provocatrice et quelque peu misanthrope la primauté de la communauté biotique en tant que source de valeurs pour une véritable éthique environnementale ! Cet article fit grand bruit dans la communauté des philosophes environnementaux et conduisit même Tom Regan à parler de « fascisme » environnemental à l’égard des théories de Callicott, alors professeur assistant de philosophie à l’Université du Wisconsin à Stevens Point (située près du célèbre « Comté des Sables » qui servit de cadre au Sand County Almanach de Leopold).
Les bases conceptuelles de l’écocentrisme
130Néanmoins, Callicott jetait ainsi les bases de l’écocentrisme contemporain, qui permet de dépasser la dualité anthropocentrisme/biocentrisme. Inspiré par la morale des sentiments de David Hume (1711-1776), dont on peut suivre la trace chez Adam Smith (1723-1790) et Charles Darwin (1809-1882) dans La descendance de l’homme, c’est dans l’œuvre d’Aldo Leopold que l’écocentrisme trouve ses véritables racines.
131« Ressentir pour connaître afin de respecter », telle pourrait être la devise de l’éthique écocentrique. Il faut avant tout lire l’Almanach d’un comté des sables218 comme un éveil à la beauté de la nature, et si les traits anthropomorphiques que Leopold prête souvent aux êtres naturels peuvent faire sourire le lecteur, ils ont surtout pour but de l’émouvoir.
132Catherine Larrère souligne à quel point connaissances et sentiments sont liés dans cette perspective. La science écologique permet en effet de « donner forme au sentiment »219, de lui indiquer des buts. Loin de contrevenir à la fameuse recommandation humienne de ne pas dériver un ought d’un is, c’est le ought (devoir être), sous la forme de l’émotion, de la passion envers les êtres de nature qui précède le is (être)220.
133L’écologie instruite de la théorie de l’évolution place l’homme comme compagnon des autres espèces au sein de ce que Leopold nomme, par analogie, la « communauté » biotique. Mais la communauté telle que l’entend « Leopold le chasseur », c’est à dire l’ensemble des points de vue subjectifs des animaux et des végétaux, ces « centres téléonomiques » comme on dirait dans une perspective biocentrée, n’est pas suffisamment objective comme fondement éthique ; la communauté, afin qu’on puisse la considérer en toute objectivité, doit inclure la « montagne » qui lui sert de support : « seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup »221. « Penser comme une montagne » revient, dans le cas de Leopold, à transcender son point de vue de chasseur, qui voudrait que les loups disparaissent pour mieux chasser les cerfs, et à se mettre à la place de la montagne pour comprendre que les prédateurs limitent les cerfs qui mettraient sinon ses pentes à mal par l’érosion. Élargir « les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou, collectivement, la terre », voilà ce que Leopold présente comme la « Land Ethic » ou « Éthique de la terre ».
134Il faut bien voir que cette éthique s’oppose au biocentrisme et à la valeur intrinsèque en ce qu’elle est subjective, dans la mesure où il y a toujours un sujet évaluateur ; comme le défend Callicott : « il n’y a pas de valeur sans évaluateur ». « La valeur est, en tout état de cause, projetée sur les objets ou événements naturels par les sentiments subjectifs des observateurs »222. Toute valeur intrinsèque, pour Callicott, trouve sa source dans les sentiments et les émotions humaines et est projetée sur les objets naturels. Si tout d’un coup, toute conscience disparaissait de la Terre, il n’y aurait plus ni bien ni mal, ni beauté ni laideur, ni morale ni injustice, « seul des phénomènes impassibles resteraient »223.
135Parce que seulement l’homme demeure à l’origine de la valeur, lui l’unique espèce capable de bâtir une éthique, cette dernière est anthropogénique (mais pas anthropocentrique). C’est en ce sens que, parfois, Callicott qualifie cette valeur intrinsèque de « truncated » (tronquée). Cette conception de la valeur intrinsèque est critiquée par les défenseurs du biocentrisme et de la valeur intrinsèque « intégrale ». Pour Rolston, par exemple, la valeur est située potentiellement dans l’objet lui-même, et c’est l’homme qui la découvre ou non, en entrant en interrelation avec l’objet, par une sorte d’échange dialectique. Rolston prend pour illustration le cas d’une espèce disparue : « les trilobites qui s’éteignirent avant que les humains n’évoluent, étaient (potentiellement) valorisables intrinsèquement »224. Nous objecterons cependant qu’il s’agit là d’un autre problème d’éthique, celui de la relation aux espèces déjà disparues225.
La communauté biotique
136La notion de communauté a évolué depuis le Néolithique, elle est passée de la tribu au village puis à la nation et enfin aujourd’hui au « village global » qu’est la planète. On range ainsi souvent dans l’écocentrisme l’hypothèse Gaïa du savant anglais James Lovelock. Celui-ci considère la planète Terre (Gaïa en Grec) comme un être vivant, un gigantesque organisme. Mais l’idée n’est pas nouvelle ; Hésiode, au VIIIe siècle avant J.-C., célébrait déjà Gaïa, « la Terre au large sein, résidence à jamais inébranlable des êtres vivants »226. Lovelock fonde sa théorie sur des techniques ultramodernes, mesures chimiques de l’atmosphère et modélisation des cycles des éléments chimiques, pour démontrer la singularité du fonctionnement de la Terre par rapport aux planètes « mortes » du système solaire.
137La Terre peut en effet être considérée comme une entité du fait qu’elle possède des propriétés émergentes qu’il était impossible de déduire de la somme de ses parties ; le fonctionnement de l’atmosphère, mais aussi la tectonique des plaques, apparaissent comme des extensions dynamiques de la biosphère elle-même. L’hypothèse Gaïa constitue une alternative, de l’aveu même de l’auteur, à la vision pessimiste qui voit dans la nature « une forme primitive à dominer »227. Le fait par exemple qu’il y ait des volcans sous-marins le long des dorsales océaniques, ce qui permet le recyclage du dioxyde de carbone (CO2), est un phénomène dont on peut dire qu’il est exploité et entretenu par le biote – le monde vivant – pour la satisfaction de ses besoins collectifs228. L’hypothèse Gaïa, qui est aussi héritière des conceptions du géochimiste russe Vernadsky sur la biosphère, est surtout de nature scientifique. De cette hypothèse et des progrès récents dans les sciences de la Terre (géodynamique, géochimie, astrophysique,) certains essaient de dériver ce qu’ils appellent une « géoéthique » ; il s’agit tout simplement, pour paraphraser Leopold de « penser comme la Terre » et d’inscrire nos actions non pas seulement dans le respect de la communauté biotique locale, mais dans celui de la Terre, comme entité globale autonome dont il faut respecter l’intégrité et l’évolution.
138Cette éthique qui trouve sa valeur suprême dans la notion d’équilibre se veut résolument holiste et globale. Elle est écocentrique dans son essence, et constitue ainsi le maillon planétaire de l’écocentrisme classique. En effet, une éthique écocentrique doit logiquement varier en fonction de la taille de l’Oïkos choisie. À cet égard, certains vont même jusqu’à considérer d’ores et déjà l’environnement extra-terrestre et les planètes proches comme de nouveaux sujets d’éthique environnementale229 ! Pour en revenir à des considérations plus « terre à terre », c’est justement la relativité de l’éthique écocentrique en fonction des échelles choisies, avec les incontournables conflits d’intérêts engendrés, que n’ont pas manqué de soulever les critiques. Leopold nous invite à « penser comme une montagne », mais pourquoi pas comme un bassin versant, une prairie ou une cordillère de montagnes ?
139En fait, répondrait Leopold, l’éthique de la terre230 implique une hiérarchie de valeurs. « Ce sont les communautés les plus proches et les plus vénérables, ainsi que leurs membres qui ont priorité »231. C’est au niveau des communautés plus petites, mais complexes, des unités géographiques et des paysages, dont l’homme fait partie (et non des écosystèmes au sens de milieux homogènes232) que naît ce « sentiment de fraternité avec les autres créatures ». Les devoirs de chacun envers la communauté sont contextuels, mais le principe éthique ultime qui règle la vie des individus doit être « l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté »233 même si aujourd’hui, en suivant les progrès de l’écologie, on peut valoriser avec Callicott, la diversité biologique et les perturbations naturelles de la communauté. Donc, selon les circonstances, les entités valorisées pourront être les individus, les espèces, l’atmosphère ou la Terre entière. Au pluralisme moral de Norton234, Callicott oppose ainsi la pluralité des communautés et des devoirs à son égard235.
Ecocentrisme et espèces
140Dans la perspective écocentrique, la valorisation éthique porte avant tout sur la communauté biotique, entité réticulée et intégrée dans laquelle l’homme, espèce parmi d’autres, mais informée par ses sentiments et la science, doit s’exercer à une retenue morale pour l’intérêt global de la communauté. Mais, en tant que communauté de bas niveau, l’espèce risque d’être réduite en grande partie à une valeur instrumentale, certes indépendante des intérêts humains, donc non anthropocentrique, mais instrumentale par rapport à la communauté globale ou à l’écosystème236.
141Pourtant, après avoir concédé que les communautés et les espèces constituent des ressources pour les hommes, Aldo Leopold affirme « leur droit à continuer d’exister et, par endroits du moins, à continuer d’exister dans un état naturel »237. La préservation des espèces semble donc s’inscrire naturellement dans l’extension de l’éthique que propose Leopold. Nous verrons cependant que Callicott, se penchant à son tour sur le problème de la valeur des espèces, et en tant que professionnel de la philosophie, rejette l’application du concept de « droit » aux espèces, nuance que Leopold, naturaliste avant tout, ne pouvait sans doute saisir. Il n’en reste pas moins, que dès ses origines, l’écocentrisme intègre la dimension morale du rapport aux espèces.
142Nos devoirs varient suivant l’espèce considérée, son rôle dans la communauté, son état de « santé », etc. L’éthique de la terre est avant tout circonstancielle. Mais il est clair que la destruction d’une espèce pose problème comme pour le pigeon voyageur américain, décimé en quelques années de la fin du xixe au début du xxe siècle par les colons américains : Leopold s’étonne finalement que cet oiseau ne soit pas disparu plus tôt tant les ravages qu’il occasionnait et son mode de vie étaient incompatibles avec le développement de la société moderne. Pourtant, maintenant qu’il est éteint, nous en portons le deuil. Peut-être ne sommes-nous pas sûr d’avoir gagné au change, entre plus de confort technique et moins de diversité, de beauté et d’exubérance naturelle238.
143Pour Leopold, l’extinction d’une espèce n’est pas mauvaise en elle-même. Elle n’est éthiquement condamnable que si la communauté en pâtit. Mais justement, comme l’existence de toutes les espèces garantit l’« intégrité et la stabilité » de l’écosystème, il y a fort à parier que la disparition d’une espèce porte atteinte à la valeur de la communauté. L’éthique de la terre serait en théorie plus laxiste dans le cas où une espèce en remplacerait une autre et viendrait à peu près occuper la même niche que la précédente. De là à ce que certains essaient de faire passer pour une simple conséquence de la loi de la sélection naturelle les disparitions d’espèces qui sont presque toujours faussées par l’influence directe ou indirecte des effets anthropiques, il n’y a qu’un pas qui, à notre avis, ne devrait pas être franchi.
144Pour en revenir à Leopold, au pionnier conquérant et à la chaîne « sol-vache-maïs-fermier », celui-ci oppose la chaîne « sol-chêne-cerf-Indien » et l’indigène qui vit depuis des générations en harmonie avec l’environnement dans lequel sa propre mythologie l’intègre complètement239. Il n’y a pas chez Leopold de séparation nette entre nature et culture ou nature et artifice. Ainsi, pour illustrer un usage harmonieux de la nature, il prend l’exemple des pionniers du Wisconsin qui utilisèrent les marais pour faire pousser du foin : « Hommes et bêtes, plantes et sol vivaient dans une tolérance mutuelle, pour le bénéfice de tous. Le marais aurait pu continuer à produire du foin, des poules de prairie, des cerfs, des rats musqués, de la musique de grues et des canneberges jusqu’à le fin des temps. »240
145Si l’homme et la communauté vivent en harmonie, même au détriment de quelques espèces, alors il n’y a rien à redire. En revanche, si l’homme porte le deuil d’autres espèces, « ressent l’amour de ce qui fut »241 comme un chagrin, un manque, alors c’est le signal moral, le sentiment, qui l’informe qu’il a mal agi.
146Callicott pose de son côté explicitement la question de la valeur des espèces dans un l’article central pour notre propos : « On the intrinsic Value of non-human species ». Il y aborde également le problème du droit des espèces que nous traiterons dans le chapitre suivant. Il cherche à évaluer les théories qui peuvent rendre compte d’une valeur intrinsèque des espèces et explicite sa propre conception du problème, théorie qu’il nomme « bio-empathy ». Après son rejet de la notion de droit des espèces, il refuse également la théorie du conativisme sous laquelle il regroupe les défenseurs du respect pour la vie, autrement dit, les biocentristes. Il reprend en partie les critiques que nous avons soulevées plus haut et conclut que si ceux qui tiennent la vie pour une Volonté ou un conatus méritant vénération protègent les espèces, il ne s’agit là que d’un effet indirect et détourné de leur valorisation des individus.
147Callicott reconnaît cependant à une théorie religieuse, le « J-theism », la possibilité d’assurer aux espèces une considération morale pour elles-mêmes. Ce courant du christianisme peut être déduit de la version J de la Genèse. Cette version, dite de « Yahwé », la plus ancienne parmi les trois narrations successives fondatrices du récit biblique daterait du ixe siècle av. J.-C. Moins rationnelle et moins humaniste que les suivantes, en particulier la version P dite du « Prêtre », elle fait dire à Dieu de placer l’homme « dans le Jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »242 au lieu de « dominer » les créatures terrestres, « le rôle d’Adam est d’être le gardien ou le serviteur de la création »243. Dans cette version édénique, Dieu semble se soucier de la pérennité de la Création comme d’un tout. C’est seulement par les fautes et les abus des hommes qui soumirent les animaux et cherchèrent à exterminer les vermines que l’ire divine conduisit au Déluge et à l’épisode de l’Arche de Noé. Dans cette métaphysique de la nature, les individus naissent et meurent, mais seule la forme – le genre ou l’espèce – persistent et importent vraiment. La destruction d’une espèce constituerait ainsi dans ce « J-theism » un péché considérable, un déni du fiat divin.
148Pourtant, cette théologie est insatisfaisante pour plusieurs raisons. Elle ne peut être adoptée que par les chrétiens, ce qui condamne de facto sa prétention à l’universalité. Ensuite, au sein même des exégèses chrétiennes, elle passe largement pour marginale, voire pour hérétique, même si elle semble avoir inspiré des penseurs aussi importants pour le mouvement conservationniste que John Muir ou David Ehrenfeld. Ce dernier, nous l’avons souligné, fait référence au « Noah principle » (Principe de Noé) pour justifier la préservation de toutes les espèces, indépendamment de leur utilité ; quant à Muir, il défend le droit des espèces en avançant que toutes les créatures « font partie de la famille de Dieu, non-déchues, non-dépravées, et dont Dieu prend soin avec la même sorte de tendresse et d’amour qu’il accorde aux anges dans le ciel et aux saints sur Terre »244.
149En définitive, si l’on souhaite séculariser l’éthique environnementale et lui chercher des bases philosophiques et non théologiques, il ne reste que l’écocentrisme tel que le définit Callicott pour considérer pleinement la valeur des espèces. Au lieu de s’appuyer sur la raison et l’individualisme comme la plupart des moralistes modernes utilitaristes (d’influence benthamique) ou déontologistes (d’influence kantienne), Callicott trouve son inspiration dans les œuvres de Hume et de Darwin. Le premier lui permet de bâtir une éthique sur les sentiments ; le second l’autorise à envisager non pas l’individu, mais le groupe, ou la communauté comme objet moral.
150L’établissement de la morale sur les sentiments et les émotions par Hume a en partie été discrédité à la suite du travail de Kant, qui de façon rigoriste, fonda une morale uniquement sur la raison pratique la plus abstraite, guidée par une volonté autonome vers l’accomplissement du devoir. Comment donc assurer après Kant l’objectivité d’une morale basée sur des sentiments et des inclinations subjectives ? Qui plus est, le sentiment le plus prégnant en toute personne n’est-il pas l’égoïsme, antinomie fondamentale de toute morale ?
151La réponse à ces questions ne se trouve pas dans un raisonnement abstrait, mais dans l’étude de l’histoire évolutive d’Homo sapiens. Darwin lui-même avait compris qu’un des problèmes clés dans l’application de ses théories évolutionnistes à l’espèce humaine concernait l’explication de la moralité et des comportements altruistes. S’il existe, comme on le constate empiriquement, des émotions ou des sentiments sociaux qui génèrent des comportements positifs (gentillesse, pitié, affection, entraide, etc.) à l’égard de membres d’un même groupe, c’est avant tout par l’effet de la sélection naturelle. Dans La Descendance de l’Homme, Darwin note que chez l’espèce humaine, où l’investissement parental est long, plus l’amour parental envers les enfants est fort, plus ceux-ci ont de chances d’être favorisés et de propager à leur tour cet amour parental. De même, à travers ce qu’on nomme la sélection de parentèle, des individus apparentés peuvent former un groupe au sein duquel les sentiments sociaux permettent d’assurer la valeur sélective (fitness) du groupe, son adaptation aux conditions extérieures, sa domination sur des groupes moins cohésifs, et in fine, la transmission des gènes aux descendants. Par exemple, une tribu humaine où le meurtre, la tricherie et le vol seraient la norme ne durerait pas longtemps. Mais, comment assurer la diffusion des instincts sociaux au-delà de la tribu si l’apparentement devient négligeable ? Darwin répond : « au fur et à mesure que l’homme avance en civilisation, et que de petites tribus sont unifiées en de larges communautés, la simple raison dicterait à chaque individu d’étendre ses instincts sociaux et sa sympathie envers tous les membres de la même nation malgré le fait qu’ils soient des inconnus pour lui [et non apparentés génétiquement] »245. Parmi toutes les autres espèces, seul l’homme est en mesure de transcender sa nature biologique grâce à la culture et de développer ainsi un véritable altruisme. Une éthique humienne-darwinienne a clairement vocation à dépasser l’égoïsme individualiste qui fonde les autres morales modernes et à en appeler ultimement aux sentiments et à la coopération.
152Influencé par le darwinisme, aussi bien scientifiquement que moralement, Leopold, comme nous l’avons vu, reprend l’extension darwinienne des limites de la communauté pour y englober toutes les autres espèces. Ultimement, les espèces de la Terre sont toutes apparentées et sont le fruit d’une seule et unique aventure biologique sur cette petite planète perdue dans l’espace, ce « spaceship earth ». Ainsi sensibilisés par cet « représentation cognitive en expansion de la nature »246, nous sommes dans la mesure de ressentir une sympathie désintéressée pour les autres espèces, de les envisager comme un tout faisant partie d’un tout supérieur (la communauté) et de leur attribuer une valeur intrinsèque. Dans cette optique, Callicott défend le fait que l’axiologie humienne-darwinienne ne se réduise pas à un relativisme émotionnel, dans la mesure où les vérités morales objectives peuvent être fondées par un « consensus of feeling » ; en pratique, c’est aussi la seule éthique à assigner une valeur intrinsèque propre aux espèces non-humaines247 !
153Enfin, pour gagner définitivement son brevet d’éthique environnementale, cette théorie « bio-empathique » doit répondre au critère de Routley : condamne-t-elle moralement ou non une destruction d’espèce perpétrée par le dernier des hommes sur Terre ? La réponse est oui ; sans aucune restriction, et même sans que le fait qu’il s’agisse du dernier homme ne fasse la moindre différence. Nous sommes tous apparentés, en tant qu’espèces, et tous compagnons dans l’odyssée de l’évolution. Si l’espèce humaine doit disparaître, comme d’ailleurs 99 % des autres espèces l’ont fait avant nous, il est de notre devoir moral de préserver le devenir des autres espèces – lesquelles renferment d’ailleurs la majeure partie du patrimoine génétique humain et nos gènes ancêtres ou cousins. Certes, elles ne possèderont plus aucune valeur intrinsèque au sens où l’entend Callicott, car plus aucun humain ne sera là pour leur attribuer cette valeur ; mais, un homme est soumis jusqu’à sa mort à la valorisation du monde et aux contraintes d’une morale des sentiments ; et après tout, peut-être qu’une nouvelle conscience réflexive émergera de ce nouveau monde et se mettra, elle aussi, à transcender ses instincts égoïstes et à valoriser la nature pour elle-même
Les critiques de Bryan Norton
154Bryan Norton, contributeur déterminant aux débats sur l’éthique environnementale et sur la préservation des espèces, a aussi endossé le rôle de critique assidu de l’écocentrisme à la Callicott. Il déclare tout d’abord que, contaminée par la passion de Callicott pour la préservation des espèces, sa conception de la valeur intrinsèque des espèces a été plus facilement expliquée que justifiée. Il s’appuie ici sur la critique classique des arguments moraux de Hume. Expliquer une éthique par les sentiments sur lesquels elle repose, comme l’horreur que provoque le meurtre dans toutes les cultures, est une chose. On peut effectivement arriver à un « consensus of feeling », mais cela n’explique en rien comment nous arrivons à un tel « horizon intellectuel »248. Passant sur le flou de cette expression, Norton estime que cela conduit à court-circuiter un débat possible avec les anthropocentristes et à placer la position de Callicott au-dessus de toute justification morale. Dans la mesure où la critique de Norton mérite considération, il nous semble qu’on peut y répondre de deux manières.
155Si Norton sous-entend que la position de Callicott comprend une part d’arbitraire ou de flou qu’une éthique basée sur la raison ne posséderait point, on ne peut le suivre dans son raisonnement. D’abord, toute morale est fondée ultimement sur une décision arbitraire. Kant, parangon de la raison et archétype du moraliste moderne, choisit de baser la loi morale sur un impératif catégorique strict et de n’accorder aucune considération au bonheur. Bien, mais les présupposés de son système sont discutables et discutés : une telle morale est-elle applicable dans les faits ? N’exprime-t-elle pas simplement l’influence piétiste de Kant ? L’essentialisme qui conduit Kant à placer l’homme au dessus des autres espèces n’est-il pas problématique ? Le problème de la justification d’une morale dépasse en définitive, largement les limites de la simple discussion sur la théorie de Callicott, et on ne peut lui reprocher de ne pas clarifier ce qui a fait de tout temps l’objet de débats philosophiques intenses. Callicott reconnaît d’ailleurs lucidement que le concept de « valeur intrinsèque » par exemple n’est pas sans poser problème : « La valeur intrinsèque n’est pas moins mystérieuse que la notion de droit naturel. En effet, elle est franchement métaphysique »249. Secondairement, si Norton reproche à Callicott d’empêcher tout débat avec l’anthropocentrisme, rappelons-nous que les éthiques non-anthropocentriques se sont justement constituées en réaction aux limites conceptuelles de l’humanisme. Et c’est avec l’objectif déclaré d’éviter ce glissement sur la pente dangereuse qui mène de l’anthropocentrisme à l’anti-naturalisme, source de la crise environnementale, que l’écocentrisme cherche résolument à se situer sur le terrain des sentiments et du holisme.
156Si maintenant Norton, comme le laisse entendre la phrase suivante, « il n’existe pas de croyances partagées sur la question de l’extension du champ d’application des sentiments moraux »250, reproche à Callicott que sa théorie, n’étant pas assez justifiée, elle ne peut être appliquée pour manque de force normative, on se réfèrera alors à la réponse indirecte de celui-ci dans un article ultérieur251. Callicott y expose le grief qui revient souvent dans les propos de ses détracteurs : le fait que sa théorie soit descriptive, mais non normative ou prescriptive. Sa réponse s’appuie sur la distinction entre une normativité au sens kantien ou moderne, basée sur une raison coercitive ou sur l’égoïsme, et la normativité qu’il défend, construite sur une dimension cognitive. Par là, il suppose que les normes et les valeurs sont avant tout culturelles et qu’elles doivent être justifiées par les faits. En se basant sur Hume, Callicott nous informe que la raison et la science doivent nous servir à découvrir les connexions des causes et des effets afin de permettre la satisfaction de nos sentiments. La science nous indique des raisons évolutives et écologiques pour justifier les sentiments que nous pouvons ressentir envers les espèces, et une fois intégrés à la culture, ils sont logiquement suffisants pour rendre l’écocentrisme normatif.
157Toutefois, le réquisitoire anti-écocentrique de Norton ne s’arrête pas là ; il n’omet pas de souligner les conséquences antihumanistes de l’écocentrisme, dommageables à une acceptation large de cette éthique. En effet, le holisme moniste de l’écocentrisme conduirait à ne valoriser les individus humains que dans la mesure où ceux-ci contribueraient au fonctionnement harmonieux de l’écosystème. Or, c’est bien malheureusement le contraire qui se produit dans beaucoup de cas, puisque justement ce sont les humains qui constituent la cause de l’extinction des espèces et de la destruction des écosystèmes. Logiquement, cela devrait conduire à l’élimination des individus ou des populations humaines qui constituent un risque majeur pour les espèces en danger ! Évidemment, à part pour quelques environnementalistes radicaux – comme Edward Abbey auquel fit parfois référence Callicott ! – cette conséquence est inacceptable pour l’opinion publique. Norton en tire la conclusion qu’on devrait plutôt se tourner vers une théorie holiste pluraliste, attribuant aussi bien une valeur aux individus qu’aux entités supérieures. Malheureusement, cette théorie pluraliste et holiste des valeurs reste encore à construire.
158Finalement, pour des raisons pragmatiques – le temps presse et cessons de le perdre en arguties stériles autour des systèmes éthiques sinon ce seront des dizaines de milliers d’espèces qui disparaîtront d’ici la fin du xxie siècle – Norton rejette malgré leur intérêt les théories nonanthropocentriques qu’il juge encore peu claires et mal justifiées252.
159Faut-il donc en revenir à une éthique anthropocentrique, même faible, comme le préconise Norton, pour pallier la faiblesse du biocentrisme et de l’écocentrisme ? Nous serions tentés de répondre par la négative et d’en rester à l’écocentrisme qui emporte notre sympathie, entre autres raisons pour ses potentialités à inclure harmonieusement les espèces dans la sphère morale. Mais s’il est inacceptable en pratique par la société, comment faire ? L’idée pragmatique de pluralisme, défendue par Norton, mais aussi par Christopher Stone ou Peter Wenz253 rebute Callicott qui se fait fort de défendre une conception cohérente et unifiée de l’éthique, en un mot, moniste. Ainsi, dans la hiérarchie des entités qui composent le monde (gènes, cellules, organismes, populations, écosystèmes, etc.) et dans la pluralité des niveaux éthiques (et non des éthiques), il subsiste toujours une place pour la moralité humaine dans le système même de la Land Ethic comme le souligne Callicott : « Au lieu d’annuler l’éthique sociale qui nous est familière, l’éthique de la terre crée de nouvelles obligations, moins urgentes, envers de nouveaux êtres qui nous sont moins intimement apparentés. »254 L’écocentrisme nécessite encore des débats afin d’établir les parts respectives de la morale humaine traditionnelle et de la Land Ethic englobante. Tout est question de discernement et de prudence, de phronesis pour reprendre le terme emprunté à la sagesse aristotélicienne, mais nous pensons que la base de discussion est solide et riche de promesse.
Les éthiques environnementales et l’extinction
160Fort de cette analyse, somme toute classique, des éthiques environnementales, pouvons nous estimer que la question de l’éthique des espèces a été couverte ? Avons-nous rencontré une éthique qui satisfasse à des objectifs tels que la pleine insertion morale de la problématique spéciste et la constitution de normes pour la pratique conservationniste ?
161Le bilan de cette synthèse est en réalité mitigé. En effet, le constat sur les valeurs en éthique environnementale fait la part belle à la pluralité : pour les anthropocentristes, le destin d’une espèce ne dépend que de la valeur que lui attribuent les hommes en fonction de leurs desseins. Autant telle extinction pourra être gravement dommageable, autant telle autre sera neutre, voire souhaitable. La préservation de l’espèce ne représente en rien une norme morale. Pour les biocentristes, au contraire, toutes les espèces doivent être également préservées, non pas tant pour elles-mêmes, mais comme collections d’organismes, animaux ou végétaux dont on doit respecter la vie et le bien-être. Enfin, pour les écocentristes, ce n’est pas vraiment l’espèce qui est le sujet moral principal, mais plutôt la communauté ou l’écosystème. Certaines espèces peuvent même disparaître ou s’éteindre sans aucun problème, pourvu qu’il s’agisse d’un phénomène « naturel » par lequel la communauté retrouve un nouvel équilibre, aussi valable que l’ancien. Peut-être est-il par conséquent nécessaire de raisonner en termes de « droits des espèces » plutôt que de valeurs...
Notes de bas de page
77 Norton (Bryan G.), Why Preserve Natural Variety ?, op. cit.
78 Callicott (John Baird), « Environnement », in Canto-Sperber (Monique) (sous la dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op. cit.
79 Larrère (Catherine), Les philosophies..., op. cit.
80 Cf. Rolston (Holmes), Environmental Ethics, Philadelphy : Temple University Press, 1988, xiii + 391 p.
81 Taylor (Paul W.), Respect for Nature : a theory of environmental ethics, Princeton : Princeton University Press, 1986, ix + 329 p.
82 Norton (Bryan G.), Toward Unity among Environmentalists, New York : Oxford University Press, 1991, XVI + 287 p.
83 Callicott (John Baird), « Environnement », op. cit.
84 Cf. supra Ehrenfeld (David), The Arrogance of Humanism, op. cit.
85 Routley (Richard) [aussi connu sous son vrai nom : Sylvan] & Routley (Val) [aussi connue sous le nom de Plumwood], « Against the Inevitability of Human Chauvinism », in Goodpaster (Kenneth) & Sayre (Kenneth M.), Ethics and the Problems of the 21st Century, Notre Dame : University of Notre-Dame Press, 1979, p. 56.
86 Ferry (Luc), Le Nouvel ordre écologique : l’arbre, l’animal et l’homme, Paris : Grasset, 1992, 274 p.
87 Kant (Emmanuel), Fondement de la métaphysique des mœurs, section II, Paris : Delagrave, 1993, p. 149.
88 Kant ne qualifie jamais les valeurs attribuées aux choses d’instrumentales. Néanmoins, cette extrapolation semble largement justifiée dans la mesure où il parle de « valeur relative, celle de moyens » ; or, l’instrument a pour fonction d’être un moyen en vue d’une fin : moyen et instrument sont presque synonyme dans ce sens-là. De même Kant ne parle pas de valeur intrinsèque, mais de valeur absolue. Là encore, le rapprochement ne semble poser guère de problème, même si la notion de valeur intrinsèque semble située dans un système de valeurs déjà défini, alors que l’idée de valeur absolue souligne plutôt, en amont, l’idée de fondement de ce système de valeurs, de ce principe moral suprême.
89 Norton (Bryan G.), Why Preserve… ?, op. cit. p. 135.
90 « Duties to persons concerning species », in Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 126. Nous soulignons.
91 Feinberg (Joel), « The Rights of Animals and Unborn Generations », in Blackstone (William T.) (sous la dir.), Philosophy and Environmental Crisis, Athens : University of Georgia Press, 1974, p. 56.
92 Rolston (Holmes), Environmental ethics, op. cit., p. 6. Rappelons que le préfixe « éco », identique dans « écologie » et « économie » provient du grec oikos qui signifie « maison », « demeure ».
93 Ibid., p. 5.
94 Comme l’indique le Lalande à l’article « Valeur » : « le sens primitif [de valeur] paraît avoir été celui de vaillance, courage (“La valeur n’attend pas le nombre des années”, Corneille, Le Cid, II, 2) ». (valour et value en anglais).
95 Randall (Alan), « Human Preferences, Economics and the Preservation of Species », in Norton (Bryan G.) (sous la dir.), The Preservation of Species, op. cit.
96 Fisher (Anthony C.), « Economic Analysis and the Extinction of Species », Report No. ERG-WP-81-4, Berkeley : Energy and Resources Group, University of California, 1981. Cité par Norton (Bryan G.), Why Preserve… ?, op. cit., p. 37.
97 Freeman III (Myrick A.), « Economics », in Jamieson (Dale) (sous la dir.), A Companion to Environmental Philosophy, Malden (Mass.) : Blackwell publishers, 2001, p. 285 (Blackwell companions to philosophy ; 19).
98 Cf. Pierce (Christine) & Van De Veer (Donald) (sous la dir.), People, Penguins and Plastic Trees : Basic Issues in Environmental Ethics, Belmont : Wadsworth, 1995, p. 240.
99 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 38.
100 Ibid., pp. 64-72.
101 Une externalité est un effet externe induit par un acte de production ou de consommation sur l’utilité d’un autre agent, sans que cet effet se répercute sous forme de prix. L’exemple le plus typique d’externalité négative est la pollution.
102 Cf. Norton (Bryan G.), Sustainability. A Philosophy of Adaptive Ecosystem Management, Chicago : University of Chicago Press, 2005, VIII + 607 p. Dans cet ouvrage, Norton remet aussi en cause la doctrine de la « durabilité faible » (weak sustainability) soutenue par l’économiste Robert Solow et qui repose justement sur le principe de substituabilité générale entre objets naturels et objets manufacturés.
103 Freeman III (Myrick A.), « Economics », op. cit., p. 289.
104 Cf. Birnbacher (Dieter), La Responsabilité envers les générations futures, Paris : PUF, 1994, chap. 7 « Problèmes d’application », p. 225.
105 Iltis (Hugh H.), Doebley (John F.), Guzman M. (Rafael) & Pazy (Batia), « Zea diploperennis (graminae) : a New Teosinte from Mexico », Science, vol. 203, 1979, pp. 186-188.
106 Costanza (Robert), Arge (Ralph d’), Groot (Rudolf de), Farberk (Stephen), Grasso (Monica), Hannon (Bruce), Limburg (Karin), Naeem (Shahid), O’Neill (Robert V.), Paruelo (Jose), Raskin (Robert G.), Suttonkk (Paul) & Belt (Marjan van den), « The value of the world’s ecosystem services and natural capital », Nature, vol. 387, 1997, pp. 253-260.
107 Fox (Warwick), Toward a Transpersonal Ecology, Boston : Shambala, 1990, xv + 380 p.
108 Callicott (John Baird), « Environnement », op. cit., p. 498.
109 Norton (Bryan G.), « Environmental Ethics and Weak Anthropocentrism », Environmental Ethics, vol. 6, 1984, pp. 131-148.
110 Barel (Yves), La société du vide, Paris : Seuil, 1984, 267 p. (Empreintes).
111 Weber (Jacques), « Pour une gestion sociale des ressources naturelles », in Compagnon (Daniel) & Constantin (François) (sous la dir.), Administrer l’environnement en Afrique : gestion communautaire, conservation et développement durable, Paris : Karthala, 2000, pp. 79-105.
112 Ollagnon (Henry), « Une approche patrimoniale de la qualité du milieu naturel », in Mathieu (Nicole), Jollivet (Marcel) (sous la dir.), Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, Paris : L’Harmattan, 1989, p. 265.
113 « Inspirational value ». Cf. Takacs (David), The Idea…, op. cit., p. 197.
114 Ibid., p. 199.
115 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 99.
116 Cf. Rolston (Holmes), Environmental ethics, op. cit., pp. 7-8.
117 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 114.
118 Russow (Lily-Marlene), « Why do species matter ? », Environmental ethics, vol. 3, 1981, p. 110.
119 Voir la très belle présentation de ses œuvres par Corrin (Lisa Grazioce), Kwon (Miwon) & Bryson (Norman) (sous la dir.), Mark Dion, London : Phaidon, 1997, 160 p.
120 Baker (Steve), The Postmodern Animal, London : Reaktion, 2000, 207 p. (Essays in art and culture).
121 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., note 34, p. 115.
122 Hargrove avance ainsi que « les fondements historiques ultimes de la préservation de la nature sont d’ordre esthétique ». Cf. Hargrove (Eugene C.), Foundations of environmental ethics, Denton : Environmental Ethics Books, 1996, p. 168.
123 Ibid, p. 90.
124 Hargrove (Eugene C.), Foundations…, op. cit., pp. 165-166.
125 In Préface de Quammen (David), The Song of the Dodo : Island Biogeography in an Age of Extinctions, New York : Scribner, 1996, 702 p.
126 Ibid., p. 13.
127 Takacs (David), The Idea…, op. cit., pp. 212-213.
128 Larrère (Raphaël), « Ours des Pyrénées et loup du Mercantour : un problème d’éthique appliquée », in Fagot-Largeault (Anne) & Acot (Pascal) (sous la dir.), L’Éthique environnementale, Chilly-Mazarin : Éditions Sens, 2000, pp. 143-166.
129 Delort (Robert) & Walter (François), Histoire…, op. cit., p. 165.
130 Rappelons à ce sujet qu’un homme qui tue un panda peut être condamné à mort en Chine !
131 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 14. Cf. supra l’analyse primitiviste de la première partie de ce travail.
132 Aristote, Parties des animaux [trad. du grec et annoté par Le Blond Jean-Marie ; introd. et mis à jour par Pellegrin Pierre], Paris : Flammarion, 1995, I, v, 645a21-25.
133 Descartes (René), Les Principes de la philosophie. 4e partie, Paris : chez Henry Le Gras, 1647, § 188.
134 Ibid., § 203.
135 Spinoza (Baruch), Éthique [1ère éd. 1677], [trad., édité et annoté par Misrahi Robert], Paris ; Tel-Aviv : Éditions de l’Éclat, 2005, p. 88.
136 Pluche (Antoine), Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle..., À Paris : chez la veuve Estienne, 1735, p. 132 (note 31).
137 White (Gilbert), The Natural History of Selborne, London : T. Bensley, 1789, vi + 468 p.
138 Cf. Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 25.
139 Cf. Takacs (David), The Idea…, op. cit., p. 254 : spiritual value.
140 Takacs (David), The Idea…, op. cit., p. 217.
141 Cf. Chapouthier (Georges), Au bon vouloir de l’homme, l’animal, Paris : Denoël, 1990, 260 p. (Médiations).
142 Iltis (Hugh), Loucks (Orie L.) & Andrews (Peter), « Criteria for an Optimum Human Nature », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 26, no 1, p. 4.
143 Ulrich (Roger S.), « View through a Window May Influence Recovery from Surgery », Science, vol. 224, 1984, pp. 420-421.
144 Les arguments exposés sont en grande partie inspirés du chapitre 7 de l’ouvrage de Norton (Bryan G.), Why Preserve...?, op. cit.
145 Norton (Bryan G.), Why Preserve… ?, op. cit., p. 137.
146 Ibid., p. 138.
147 Descartes (René), Discours de la méthode, 6e partie [1ère éd. 1637], Paris : Vrin, 1987, p. 62.
148 Wee (Cecilia), « Cartesian Environmental Ethics », Environmental Ethics, vol. 23, 2001, pp. 275-286.
149 Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël), Du bon usage…, op. cit., p. 59.
150 Murdy (William H.), « Anthropocentrism : A Modern Version », Science, vol. 187, 1975, p. 1168. Cité par Norton (Bryan G.), Why Preserve…, op. cit., p. 144.
151 Ibid.
152 Ibid., p. 1169.
153 Norton (Bryan G.), Why Preserve…, op. cit., p. 148.
154 Ibid, p. 149.
155 Cf. Norton (Bryan G.), Searching for Sustainability, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, chap. 7 : « Biological Resources and Endangered Species : History, Values and Policy ».
156 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 1. Italiques rajoutées par moi.
157 Cf. supra, première partie, chapitre p. 250.
158 Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël) (sous la dir.), La Crise environnementale : colloque sur la crise environnementale et ses enjeux : Éthique, science et politique, Paris (France), 13-15 janvier 1994, Paris : INRA éditions, 1997, pp. 7-8 (Les colloques ; 80).
159 Simon (Julian) & Wildavsky (Aaron), « Facts, not Species, Are Imperiled », New York Times, 13 May 1993, p. A23.
160 Lomborg (Björn), The Skeptical Environmentalist : measuring the real state of the world, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2001, xxiii + 515 p.
161 Ferry (Luc), Le Nouvel ordre écologique..., op. cit.
162 Latour (Bruno), Les Politiques de la nature, op. cit., cf. par ex. pp. 273-275.
163 Naess (Arne), « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement. A Summary », Inquiry, no 16, 1973, pp. 95-100.
164 Routley (Richard), « Is there a Need for a New Environmental Ethics ? », op. cit., pp. 205-210.
165 Callicott (John Baird), « The Case against Moral Pluralism », Environmental Ethics, no 12, 1990, pp. 99-124.
166 Cf. Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p 19.
167 Pister (Edwin Philip), « Species in a Bucket », Natural History, no 102, 1993, pp. 14-19. Le titre de l’article est un clin d’œil à l’une des expéditions de Pister, dans laquelle il se retrouva avec deux seaux d’eau dans les mains contenant les derniers survivants d’une espèce de poissons qu’il sauva ainsi de l’extinction !
168 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 151.
169 Weston (Anthony), « Before Environmental Ethics », Environmental Ethics, vol. 14, no 4, 1992, p. 323.
170 Cf. Moore (George Edward), Principia Ethica [1ère éd. 1903], [trad. de l’anglais par Gouverneur Michel], Paris : PUF, 1998, 370 p.
171 Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, op. cit., « Méthodologie du jugement téléologique », § 86.
172 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 24.
173 Kant (Emmanuel), Fondements de la métaphysique des mœurs [1ère éd. 1785], Paris : Delagrave, 1993, IIe section, p. 149.
174 Ibid.
175 Nous tirons cette expression et ces arguments de l’article polémique de Callicott (John Baird), « Animal Liberation : a Triangular Affair », in Callicott (John Baird), In Defense of the Land Ethic, Albany : SUNY Press, 1989, p. 18.
176 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 97.
177 Rolston (Holmes), Conserving Natural Value, NewYork : Columbia University Press, 1994, p. 173. Cité par Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit.
178 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 101.
179 Cf. Callicott (John Baird), « Intrinsic Value, Quantum Theory and Environmental Ethics », in Callicott (John Baird), In Defense…, op. cit., p. 161.
180 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 73.
181 Taylor (Paul W.), « The Ethics of Respect for Nature », Environmental Ethics, vol. 3, 1981, pp. 215-216.
182 Ibid., p. 201.
183 Voir la thèse soutenue par Robert Spaemann de « l’inversion de la téléologie » : Spaemann (Robert), « Téléologie de la nature et action humaine », Études phénoménologiques, nos 23-24, 1996, pp. 43-63.
184 Taylor (Paul W.), « The Ethics… », op. cit., p. 204.
185 Taylor (Paul W.), Respect for Nature..., op. cit., p. 72. Traduit par Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 28.
186 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 52.
187 Ibid., p. 164.
188 Taylor (Paul W.), « In Defense of Biocentrism », Environmental Ethics, vol. 5, 1983, p. 242.
189 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 32.
190 Taylor (Paul W.), « The Ethic of Respect… », op. cit., p. 198.
191 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 141.
192 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 165.
193 « First-phase-extensionism ». Callicott (John Baird), « The Search for an Environmental Ethic », in Regan (Tom) (sous la dir.), Matters of Life and Death : New Introductory Essays in Moral Philosophy [3ème éd.], New York : McGraw Hill, 1993, pp. 322-382.
194 La notion de droit dans son application aux êtres de nature en général sera discutée un peu plus loin.
195 Feinberg (Joel), « Can Animals Have Rights ? », in Regan (Tom) & Singer (Peter) (sous la dir.), Animal Rights and Human Obligations, Englewood Cliffs : Prentice Hall, 1976, p. 191. Cité par Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 51. On peut noter cependant que cette définition est assez ambiguë et pourrait en fait s’appliquer au monde végétal sans réelles difficultés…
196 Cf. Goffi (Jean-Yves), Le Philosophe et ses animaux : du statut éthique de l’animal, Nîmes : Éd. Jacqueline Chambon, 1994, pp. 218-219 (Rayon philo).
197 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 52. Il faut ici faire une distinction entre ce que Regan nomme valeur inhérente (inherent goodness) et l’expression de Taylor (inherent worth). La valeur inhérente de Regan a rapport avec ce que signifie être un « subject-of-a-life », en l’occurrence un mammifère supérieur, ce qui est beaucoup plus restreint que tous les êtres vivants comme chez Taylor qui sont des « teleological centers of life ».
198 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 53.
199 Callicott (John Baird), « Holistic Environmental Ethics and the Problem of Ecofascism », in Callicott (John Baird), Beyond the Land Ethic…, op. cit.
200 Bentham (Jeremy), Introduction aux principes de la morale et de la législation [1ère éd. 1789], p. 389. Traduit de l’anglais in Ferry (Luc) & Germé (Claudine) (sous la dir.), Des Animaux et des hommes : anthologie des textes remarquables, écrits sur le sujet, du xve siècle à nos jours, Paris : Le livre de poche, 1994, vii + 536 p. (Biblio essais).
201 Singer (Peter), « Not for Humans Only : the Place of Nonhumans in Environmental Issues », in Goodpaster (Kenneth E.) & Sayre (Kenneth M.), Ethics and Problems…, op. cit., p. 194.
202 Cf. Goffi (Jean-Yves), Le Philosophe…, op. cit., p. 222.
203 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 160.
204 Prades (José A.), L’Éthique de l’environnement et du développement, Paris : PUF, 1995, 128 p. (Que sais-je ?).
205 Botzler (Richards G.) & Armstrong (Susan J.) (sous la dir.), Environmental ethics. : divergence and convergence, New York : McGraw-Hill, 1993, xvii + 570 p.
206 Devall (Bill) & Sessions (George), Deep Ecology, Salt Lake City : G. M. Smith, 1985, p. 437.
207 Naess (Arne), « The Shallow and the Deep... », op. cit., pp. 95-100. Pour une traduction française de la pensée écologique d’Arne Naess, cf. Naess (Arne), Écologie, communauté et style de vie, Paris : Éditions MF, 2008, 376 p.
208 Cf. l’article « Deep Ecology » dans le manuel de Jamieson (Dale) (sous la dir.), A Companion..., op. cit.
209 Devall (Bill) & Sessions (George), Deep Ecology, op. cit., p. 255.
210 Salleh (Ariel Kay), « Deeper than Deep Ecology : the Eco-feminist Connection », Environmental Ethics, vol. 6, 1984, pp. 339-345.
211 Eaubonne (Françoise d’), Écologie, féminisme : révolution ou mutation ?, Paris : Éditions ATP, 1978, 223 p. (Actualité temps présent). Le terme écoféminisme est apparue en fait sous sa plume en 1974, puis elle y a consacré ce livre quatre ans plus tard.
212 Feldman (Susan), « Some Problems With Ecofeminism », Paideia [en ligne : http://www.bu.edu/wcp/Papers/Envi/EnviFeld.htm.]
213 Eaubonne (Françoise d’), « Écologie et féminisme : révolution ou mutation », Silence, no 220-221, été 1998.
214 Ibid.
215 Ibid.
216 Gilligan (Carol), In a Different Voice : psychological theory and women’s development, Cambridge (Mass.) ; London : Harvard university press, 1982, 184 p.
217 Callicott (John Baird), « Animal Liberation : a Triangular Affair », Environmental Ethics, vol. 2, 1980, pp. 311-328.
218 Leopold (Aldo), Almanach..., op. cit.
219 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 35
220 Ibid., p. 36.
221 Penser comme une montagne », in Leopold (Aldo), Almanach..., op. cit., p. 168.
222 Callicott (John Baird), « On the Intrinsic Value of Nonhuman Species », in Norton (Bryan) (sous la dir.), The Preservation of Species, Princeton : Princeton University Press, 1986, p. 143.
223 Ibid.
224 Rolston (Holmes), Environmental Ethics, op. cit., p. 114.
225 Cf. Smith (Mick), « Environmental Anamnesis : Walter Benjamin and the Ethics of Extinction », Environmental Ethics, vol. 23, 2001, pp. 353-376. Cf. l’analyse de cet article ci-dessous p. 570.
226 Lovelock (James), La Terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa [trad. de l’anglais par Couturiau Paul & Rollinat Christel], [1ère éd. 1979], Paris : Flammarion, 1993, p. 9 (Champs).
227 Ibid., p. 32
228 On sait en effet aujourd’hui que sans la présence de ces volcans, qui recyclent la matière organique déposée sur les plaques océaniques en subduction, il n’y aurait pas de CO2 dans l’atmosphère pour établir un effet de serre ; l’atmosphère de la Terre – comme ce fut le cas pour Mars – se serait trop refroidie, et il n’y aurait donc plus eu de vie possible sur Terre. Pour boucler le cercle, sans la vie, qui permet d’entretenir le cycle de l’eau, le phénomène de tectonique des plaques tendrait à s’arrêter.
229 Marshall (Alan), « Ethics and the Extraterrestrial Environment », Journal of Applied Philosophy, vol. 10, no 2, 1993, pp. 227-236.
230 « Éthique de la terre » est la traduction un peu cavalière de Land ethic. Il faut en effet se méfier de la polysémie et des sous-entendus que peut revêtir « terre » en français. Ainsi, il ne faut pas confondre « éthique de la terre » avec ce que nous venons de nommer « géoéthique », qui en anglais se dirait plutôt « Earth ethic ». Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël), Du bon usage..., op. cit., p. 346, rejettent également « Éthique de la Terre » avec un grand T en ce que cette traduction transformerait « l’éthique pluraliste et circonstancielle de Leopold […] en norme universelle ».
231 Callicott (John Baird), « Environnement », op. cit., p. 500.
232 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 113.
233 Leopold (Aldo), Almanach…, op. cit., p. 283.
234 Norton (Bryan G.), Toward Unity..., op. cit.
235 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 112.
236 De façon globale, l’écocentrisme tend à défendre une vision holiste de la communauté comme l’ont fait Leopold et surtout Callicott. Il faut d’abord comprendre que le terme de communauté employé par Leopold est une métaphore : en effet, les communautés sont d’habitude monospécifiques, ce qui enlève à la « communauté biotique » un certain nombre de propriétés, comme la coopération pour la reproduction et la défense.
237 Leopold (Aldo), Almanach…, op. cit., p. 258.
238 Ibid., p. 144.
239 Larrère (Catherine), Les Philosophies…, op. cit., p. 64.
240 Leopold (Aldo), Almanach…, op. cit., chap. « Élégie des marais », p. 132.
241 Ibid., chap. « À propos d’un monument au pigeon », p. 148.
242 Genèse 2 : 15.
243 Callicott (John Baird), « On the Intrinsic… », op. cit., p. 138.
244 Muir (John), Our National Parks, Boston : Houghton Mifflin Co., 1901, p. 57. Cité par Callicott (John Baird), « On the Intrinsic… », op. cit., p. 138.
245 Darwin (Charles), The Descent of Man and Selection in Relation to Sex [1ère éd. 1872], 2nde éd., New York : J. A. Hill, 1904, p. 124. Cité par Callicott (John Baird), Ibid., p. 149.
246 Callicott (John Baird), Ibid., p. 152.
247 Hormis le J-theism, qui peut être considéré comme une éthique complémentaire et non concurrente, les deux ne se situant pas dans le même registre de la pensée.
248 « Intellectual horizon », in Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 175.
249 Callicott (John Baird), « On the intrinsic… », op. cit., p. 136.
250 Ibid.
251 Callicott (John Baird), « Can a Theory of Moral Sentiments Support a Genuinely Normative Environmental Ethics ? », in Callicott (John Baird), Beyond the Land Ethic…, op. cit., pp. 99-115.
252 Norton (Bryan G.), Why Preserve…?, op. cit., p. 182.
253 Stone (Christopher D.), Earth and other ethics : the case for moral pluralism, New York : Harper & Row, 1987, viii + 280 p. Wenz (Peter S.), Environmental justice, Albany : State University of New York Press, 1988, xiv + 368 p.
254 Callicott (John Baird), « The Search for an Environmental Ethic », op. cit., pp. 375-376.
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