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Réflexion éthique sur l’extinction d’espèce

p. 445-448


Texte intégral

1La question morale à la base de cette partie tient, dans sa formulation la plus simple, à estimer et à expliquer ce qu’il y a de « bien » ou de « mal » à ce qu’une espèce s’éteigne. Nous allons dans un premier temps présenter quelques notions essentielles d’éthique avant d’expliciter les fondements des principaux courants d’éthique environnementale, branche de la morale en plein développement depuis une trentaine d’années, qui traite du rapport moral entre les hommes et leur environnement. Fort de cette analyse, nous pourrons esquisser le cadre d’une conception de la nature et de l’environnement qui puisse pleinement tenir compte de la spécificité de notre objet, l’espèce et son devenir.

2Une définition classique, celle du Lalande, est la suivante : « Science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique au jugement du bien et du mal ». À la suite d’Hegel, on a distingué deux types d’éthique, Moralität (morale théorique) et Sittlichkeit (moralité des mœurs), distinction sur laquelle s’appuie Catherine Larrère dans Les philosophies de l’environnement. La Moralität est la recherche d’un principe moral universel et abstrait qui s’applique au niveau individuel. Au contraire la Sittlichkeit est la recherche d’une morale concrète étendue à une communauté de mœurs1. C’est ainsi qu’il est parfois de tradition en France de distinguer morale et éthique. L’éthique constituerait l’ensemble des prescriptions qui règlent pratiquement la vie en société. Par contraste, la morale constituerait l’ensemble des réflexions sur les fondements des propriétés, des valeurs et des normes morales. Pour notre part, nous préférerons parler indifféremment de morale et d’éthique, suivant en cela l’exemple d’Anne Fagot-Largeault et de nombre de philosophes moraux contemporains.

3En revanche, nous nous référerons plus volontiers à la différence entre éthique et méta-éthique. À la suite des philosophes moralistes anglo-saxons, il est courant de distinguer éthique normative et méta-éthique suivant les définitions suivantes : « L’éthique normative a pour objet la détermination des états de choses bons ou mauvais et celle des actions qu’il est d’un point de vue moral bon ou mauvais d’accomplir »2. La méta-éthique est l’étude de la signification des termes moraux, de leur justification et du statut métaphysique des propriétés morales.

4Enfin, une dernière précision s’impose avant d’aborder l’éthique environnementale, c’est la distinction entre éthique appliquée et éthique théorique. Depuis les années 60, on assiste à l’apparition de champs de la philosophie morale consacrés à l’application de l’éthique à des secteurs nouveaux : ce sont les éthiques appliquées : bioéthique, éthique des affaires, éthique environnementale, éthique de la science, éthique agroalimentaire, etc. Elles se donnent des visées prescriptives plus que réflexives et sont historiquement situées dans un contexte social et technique défini.

5Il n’en reste pas moins que les réflexions en éthique appliquée peuvent être très théoriques ; parfois, au contraire, on a reproché aux philosophes de s’emparer de problématiques sociales et de s’impliquer dans l’application pratique de leur recommandations au-delà de ce que préconise la prudence philosophique. La plupart des réflexions en éthique appliquée consistent à définir une axiologie et une déontologie qui permettent de régler les pratiques sociales et techniques dans les champs concernés. Pour cela, il est souvent fait appel à des disciplines philosophiques connexes : l’ontologie, l’épistémologie, la sociologie, l’histoire, etc. Mais, il nous semble réducteur de classer l’éthique environnementale uniquement dans la catégorie « éthique appliquée ». Certes, l’environnement en tant qu’objet et lieu de pratiques humaines est le cadre premier de l’éthique environnementale. Cependant, celle-ci cherche en étendant le champ de la morale au-delà des limites humaines à repenser en profondeur la place et l’action de l’homme dans le monde et pourrait constituer en cela un changement de vision du monde, une éthique dépassant le cadre strict de la modernité aux visées bien plus globalisantes qu’une éthique appliquée restrictive.

6Le monde de l’après-guerre a vu le développement fantastique de la technologie au plan industriel et agricole, ainsi que l’augmentation corrélée des besoins en énergie. La population humaine a connu une croissance exponentielle grâce aux progrès de la médecine, de l’hygiène et de l’agriculture ; plusieurs milliards d’individus se sont ainsi ajouté à l’humanité en quelques décennies. Mais, l’enthousiasme des « trente glorieuses » a été assombri par la perspective d’une crise environnementale majeure. Bien que les soucis envers l’intégrité de la faune ou du milieu soient apparus bien avant le xxe siècle, c’est à partir des années 70 qu’une réflexion morale sur ces sujets s’est progressivement élaborée en Amérique du Nord, en Europe et en Australie3.

7Richard Routley4, par exemple, est parti de la constatation que les éthiques occidentales traditionnelles n’inscrivaient pas en principe l’environnement dans le cadre de leurs considérations habituelles. À quel type de questionnement l’éthique environnementale est-elle donc censée fournir des réponses ? En quoi est-elle spécifique ? Supposons, nous dit Routley, que, suivant un scénario catastrophe, l’augmentation des radiations nucléaires dans l’atmosphère condamne un jour la reproduction de l’espèce humaine, devenue stérile. Selon la tradition occidentale, le dernier homme, n’ayant plus aucun devoir envers ses congénères ou envers les générations futures, pourrait détruire s’il le souhaitait l’ensemble de la nature sans que cela ne soit mal ou moralement condamnable. C’est pour limiter le comportement des hommes dans une telle situation par exemple qu’il appelle de ses vœux une nouvelle éthique environnementale en 1973.

8Il s’en est suivi de nombreux débats, des publications importantes, l’apparition de nouvelles revues philosophiques comme Environmental ethics en 1979, et la délimitation de nouveaux sujets de réflexion. Ce mouvement, quasi exclusivement constitué de philosophes, est allé de pair avec l’émergence de partis « verts » en politique, la constitution de la biologie de la conservation en science et l’apparition de nombreuses ONG pro-environnementales, étendant de fait les limites de la réflexion bien au-delà de la philosophie et de la science.

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Raphaël Larrère

9L’éthique environnementale est aussi partie à la recherche de ses racines philosophiques dans l’histoire des rapports entre l’homme et la nature. Lynn White Jr.5 a ainsi publié un article qui a fait date dans l’histoire des idées et a marqué le point de départ de tout un courant d’études historiques sur l’environnement. Catherine et Raphaël Larrère posent clairement les jalons grecs (épicurisme, platonisme, stoïcisme), chrétiens et modernes (Descartes, Spinoza, Rousseau) de cette évolution6. Au moment où fleurissent les critiques philosophiques postmodernes au sens large (Latour, Serres, etc.), il est clair que la définition de l’éthique environnementale a permis de jeter un regard neuf sur l’histoire de la philosophie et des idées.

10N’en déplaise à certains, l’éthique environnementale n’est pas qu’un mouvement rétrograde d’écologistes misanthropes et passéistes, il s’agit aussi d’un terrain propice aux réflexions résolument novatrices en matière d’éthique et de philosophie. En effet, lorsque Aldo Leopold7 énonçait en 1949 qu’« une éthique, écologiquement parlant, est une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour l’existence [et] trouve son origine dans la tendance des individus ou des groupes interdépendants à mettre au point des modes de coopération », n’était-il pas déjà sur la piste des « fondements naturels de l’éthique »8, cette pierre de touche de la morale contemporaine ? S’interroger sur les limites morales de l’humanité, sur la naturalité des hommes et sur les formes de conscience animales ou végétales, tout cela ne contribue-t-il pas à remettre en cause des positions figées, à réviser les prétentions de la raison et à dévoiler des dogmatismes anthropocentriques, ces ennemis de la philosophie ? Mais laissons pour le moment ces questions, qui, comme nous le verrons, sont essentielles pour notre entreprise qui est d’inscrire les espèces dans un cadre éthique.

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Aldo Leopold

11Nous initierons cette réflexion éthique par les arguments et les métaphores avancés par les scientifiques dans le but de provoquer une prise de conscience chez le grand public des dangers pesant sur la biodiversité. Comme nous le verrons, ces arguments, avant tout choisis à l’aune de leur efficace, ne sont pas nécessairement soutenus par une construction philosophique des plus solides ; c’est pour remédier à cela que, dans le chapitre suivant, nous aborderons plus en détail les différents courants de l’éthique environnementale, où nous analyserons en profondeur la place qu’ils réservent aux espèces dans leur système de valorisation du monde naturel. Enfin, dans le dernier chapitre, nous argumenterons pour une conception plus personnelle de l’idée de conservation et des normes qui doivent la guider à travers le concept de « sauvageté ».

Notes de bas de page

1 Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Principes de la philosophie du droit [1ère éd. 1820], Paris : Flammarion, 1999, 2e partie, §105-114, et 3e partie, §142-157. Cité par Larrère (Catherine), Les philosophies de l’environnement, Paris : PUF, 1997, p. 17 (Philosophies).

2 Griffin (James), « Méta-éthique », in Canto-Sperber (Monique) (sous la dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris : PUF, 1996, xxii + 1719 p.

3 Callicott (John Baird), « Éthique de l’Environnement », in Canto-Sperber (Monique), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op. cit., pp. 498-501.

4 Routley (Richard), « Is there a Need for a New Environmental Ethics ? », in Bulgarian Organizing Commitee (sous la dir.), Proceeding of the xvth World Congress of Philosophy (Varna, Bulgaria), Sofia : Sofia Press Production Centre, 1973, vol. 1, pp. 205-210.

5 White Jr. (Lynn), « The Historical Roots of our Ecological Crisis », Science, 10 Mars 1967, pp. 1203-1207.

6 Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël), Du bon usage de la nature : Pour une philosophie de l’environnement, Paris : Aubier, 1997, 355 p. (Alto).

7 Leopold (Aldo), Almanach d’un comté des sables [1ère éd. 1948], Paris : Garnier-Flammarion, 2000, 290 p.

8 Changeux (Jean-Pierre) (sous la dir.), Fondements naturels de l’éthique, Paris : Odile Jacob, 1993, 336 p.

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