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Quelques questions philosophiques

À propos de la nature des espèces & des extinctions

p. 407-441


Texte intégral

1Sauver les espèces, oui ! Mais que sont vraiment les espèces que l’on se propose de défendre ? Il est temps d’entrer dans les débats épistémologiques sur la connaissance que nous pouvons avoir des espèces et de leurs propriétés, débat qui débouchera à n’en pas douter sur des considérations plus proprement ontologiques. Forts de ces analyses fondatrices, nous pourrons revenir à la diversité des problèmes éthiques qui touchent les espèces.

2Commençons notre enquête par une question qui aurait pu être traitée dès le début de ce travail : qu’est-ce qu’une extinction127 ? Notre stratégie va consister, non à aborder le problème de front (qui serait le gage le plus sûr d’une accumulation de poncifs), mais à nous demander si l’extinction ne peut être rabattue en fin de compte sur l’idée de mort.

Extinction des espèces et mort des individus

3En parcourant la littérature au sujet des extinctions d’espèces depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours, on constate à quel point ce phénomène est difficile à enfermer dans des catégories ontologiques et épistémologiques clairement délimitées. En parallèle ou en complément à l’idée d’extinction et à sa définition, on voit régulièrement poindre des analogies avec l’idée de mort individuelle, « la mort des espèces » ou « le vieillissement des espèces » étant les expressions les plus fréquentes. Nous devons dès lors interroger le langage et comparer ces deux locutions, « extinction » et « mort » des espèces, pour comprendre dans quelle mesure elles sont substituables.

Analyse des usages sémantiques des mots « mort » et « extinction »

4En quoi l’extinction d’une espèce est-elle différente ou au contraire congruente avec la mort d’un individu ? Et à partir de là, que peut-on en déduire sur notre conception des espèces, sur le rapport individu/espèce, et en définitive sur notre relation éthique, morale et psychologique, nous humains, vis-à-vis de ces espèces disparues et de celles en train de disparaître en grand nombre sous nos yeux ? Afin de mettre en perspective cette question de la nature des extinctions et de son rapport avec l’idée de mort, un examen du bagage historique de cette notion nous paraît indispensable.

5Il existe une troisième expression, après celles d’« espèces perdues », rappelons-le, inventée par Bernard Palissy, et d’« espèces éteintes », que l’on rencontre assez fréquemment pour qu’elle mérite d’être prise en considération : il s’agit de l’expression « espèce morte ». Michel Adanson (1727-1806) ou encore Denis Diderot (1713-1784) font partie des premiers savants à en appeler à l’idée métaphoriquement chargée de « mort » pour parler de la disparition d’espèces : « De même que dans les règnes animal & végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit & passe ; n’en feroit-il pas de même des Espèces entières »128 ? À partir de cette époque, qui correspond à la reconnaissance quasi générale de l’existence des extinctions, la comparaison, au demeurant fort intuitive, entre extinction et mort n’a fait que se perpétuer, sans jamais être sérieusement remise en cause. Elle ressurgit ainsi dans une compilation scientifique contemporaine sur les extinctions du pléistocène, où il est tranquillement avancé qu’« étant donné le renouvellement évolutif (turnover), l’extinction est inévitable. Comme la mort pour les individus, rien n’est plus certain dans le futur d’une espèce que sa suppression finale »129. Robert Barbault, actuellement professeur d’écologie au Muséum National d’Histoire Naturelle, va même jusqu’à parler de « vieillissement des espèces »130. De son côté, l’éminent paléontologue américain, David Raup n’hésite pas à employer des expressions « chocs » pour expliquer les extinctions de masse au grand public : il parle ainsi d’espèces « tuées » et de « grande tuerie »131 ! Dans la même veine, l’écologiste François Ramade parle de « grand massacre » pour qualifier la vague actuelle d’extinctions132. Enfin, l’analogie envahit plus ou moins insidieusement tous les discours des écologues et des écologistes qui s’intéressent à la disparition de la biodiversité.

6La comparaison entre les idées de mort et d’extinction, dont l’ampleur et la systématicité vont au-delà de la simple métaphore pédagogique, peut recouvrir a priori deux significations distinctes : soit on insinue que les espèces ne sont que des sortes d’individus, et donc qu’elles meurent comme eux (nous verrons que c’est la solution qui a la faveur de ceux qui soutiennent que l’espèce est un individu ontologiquement parlant) ; soit qu’il existe un principe commun aux espèces et aux individus, bien que ces deux types d’entités soient ontologiquement distinctes, qui les soumet toutes les deux au phénomène de mort : en un mot, la vie (cette solution est favorisée par les tenants d’une approche fonctionnaliste de l’espèce). Enfin, on ne doit pas ignorer la dernière alternative qui revient à rejeter toute comparaison entre les notions de mort individuelle et d’extinction spécifique comme philosophiquement infondée. Nous démontrerons en quoi cette dernière solution a notre préférence tout en la nuançant.

7Choisir parmi ces interprétations nécessitera de se pencher sur la nature de l’espèce, ce que nous ferons un peu plus loin. Pour le moment, nous constaterons que les choses sont rarement simples en biologie, et que s’il n’y a qu’une seule « façon » de mourir pour les organismes individuels supérieurs que nous sommes (quelles que soient par ailleurs les causes de la mort), l’espèce peut quant à elle s’éteindre de plusieurs façons distinctes.

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Représentation schématique des 4 différents types d’extinctions.

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Corégone ou Lavaret
Illustration de Hartmann & Schmidt publiée à la fin du xviiie siècle.

Les modalités d’extinction

8Nous distinguons ici quatre modalités différentes d’extinction :

  • Une espèce peut tout d’abord cesser purement et simplement d’exister : c’est l’extinction démographique ;

  • Elle peut aussi s’hybrider avec une autre espèce interféconde, et produire ainsi à partir de deux espèces-mères une espèce-fille hybridogène. C’est par exemple le cas d’une espèce de poissons du lac Léman (les corégones)133 ;

  • La troisième façon de s’éteindre pour une espèce est de se transformer en une nouvelle espèce suite à des changements d’ordre écologique ou génétique, se traduisant par l’apparition d’un caractère apomorphe ; ce type d’extinction est aussi appelé « pseudo-extinction »134 ;

  • Enfin, une espèce peut s’éteindre en donnant naissance à deux ou plusieurs espèces-filles par des processus de spéciation allopatrique.

9Cette classification mérite quelques précisions. En effet, lorsque nous employons le terme extinction, nous nous référons, sauf précision supplémentaire, à l’extinction démographique totale. Or, ce type d’extinction peut être plus précisément considéré comme une double disparition : disparition de l’espèce, certes, mais aussi disparition du processus vital supporté par l’espèce et donc du rameau phylétique plus ou moins long dont elle constituait l’extrémité vivante. Les trois autres types d’extinction ne sont, au contraire, qu’une disparition simple : celle de l’espèce en tant qu’ensemble d’individus unis par des liens héréditaires et présentant des caractères morphologiques et génétiques particuliers. Le processus vital, supporté par une nouvelle espèce, se poursuit et se survit à lui-même. Afin de distinguer ces deux types d’extinction, on peut parler dans le premier cas d’extinction phylétique, et dans les trois autres cas d’extinction d’espèce non phylétique135.

10Remarquons surtout que dans les deux premiers cas d’extinction, le bilan des espèces est négatif puisqu’il disparaît plus d’espèces qu’il en apparaît. Dans les deux derniers cas, il est nul ou positif. Ceci explique que les écologues soient plus particulièrement préoccupés par les deux premiers types d’extinctions, qui provoquent une baisse de la biodiversité, même si dans le cadre d’une réflexion théorique sur le concept d’extinction, on ne peut omettre d’envisager toutes les occurrences possibles du phénomène. Cependant, par la suite nous analyserons en priorité les caractéristiques de l’extinction finale, phylétique ou encore démographique des espèces. Nous allons débuter par une présentation critique des trois différents critères d’extinction finale que nous avons répertoriés dans la littérature.

Les critères de l’extinction finale

L’extinction après la mort du dernier spécimen

11Il s’agit là sans conteste du critère le plus commun d’extinction, celui qui est adoptée notamment par les instances internationales de surveillance de l’environnement (PNUE, UICN, etc.) et qui sert de référence pour la grande majorité des écologistes. Voici pour information la définition adoptée pour la constitution de la liste rouge (red list) de l’UICN des espèces éteintes et en danger d’extinction136 :

EXTINCT (EX) : un taxon est éteint quand il n’existe raisonnablement plus aucun doute que le dernier individu soit mort. Un taxon est présumé éteint lorsque des enquêtes exhaustives au niveau des habitats connus et/ou supposés, à des périodes appropriées et sur toute l’étendue historique du taxon n’ont pas permis le recensement d’un seul individu.137

12Pour information, on peut aussi rajouter la notion d’« extinction à l’état sauvage » :

EXTINCT IN THE WILD (EW) : un taxon est éteint à l’état sauvage lorsqu’il survit seulement en culture, en captivité ou à l’état de population naturalisée loin de sa zone passée »138.

13Elle rappelle celle déjà annoncée par Hornaday en 1912139.

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Espèces éteintes ou en danger d’extinction
Dromaius minor (date d’extinction : 1822), photographie d’un spécimen conservé au Muséum national d’Histoire naturelle. Oryx (page de droite), cliché couleur d’Oryx dammah et planche d’Oryx leucoryx (illustration de Hawkins publiée en 1850).

L’extinction après la cessation du processus reproductif

14Ce deuxième critère d’extinction correspond à une idée présentée par Kevin De Queiroz selon laquelle l’espèce s’éteindrait après que le dernier couple a disparu, même s’il reste des individus d’un même sexe toujours vivants :

Eu égard à leur fin, les organismes finissent parfois par cesser de fonctionner comme des touts intégrés – c’est-à-dire par la mort. Les espèces peuvent finir d’une manière analogue, normalement dénommée extinction. Tout comme certaines cellules composant un organisme peuvent continuer à vivre après que celui-ci soit mort, certains organismes faisant partie d’une espèce peuvent continuer à vivre après que leur espèce soit éteinte. L’exemple le plus évident est celui des espèces composées d’organismes à reproduction sexuée obligatoire et sexes séparés, dans lesquelles les seuls survivants sont tous du même sexe140.

15Ce concept d’extinction et l’idée d’espèce qui lui est associé est clairement fonctionnaliste dans la mesure où il prend d’abord en considération le déterminisme des causes d’extinction et non pas les propriétés des entités qui composent l’espèce. Ce point est notamment confirmé par la définition de la catégorie d’« extinction fonctionnelle » (functional extinction) proposée par le CREO (Committe on Recently Extinct Organisms) : « L’extinction fonctionnelle, se référant à une population réduite qui n’est plus en mesure de se reproduire en quelque circonstance que ce soit, est une extinction inévitable. »141

16Il est toutefois indispensable de souligner que pour De Queiroz l’extinction fonctionnelle est plus qu’une extinction « inévitable », il s’agit bel et bien d’une extinction déjà « réalisée ». Lorsqu’il est question de vie et de mort au niveau de l’espèce, De Queiroz considère la vie de l’espèce non pas comme la somme vitale des organismes qui la composent, mais comme un processus se réalisant au niveau des relations entre les membres de l’espèce, c’est-à-dire au niveau proprement reproductif. L’extinction, telle que la décrit De Queiroz, provient de sa caractérisation de l’espèce comme lignée évolutive, plus précisément comme processus de transmission d’information génétique à la fois dynamique et spatio-temporellement illimité. Dans cette perspective, l’extinction et la mort constituent la fin de deux types de processus distincts (L’un uniquement au niveau de la lignée reproductive, l’autre au niveau de l’organisme) quoique tous deux de nature vitale.

17De Queiroz affirme que la signification du terme « extinction » devrait être limitée en conséquence : ainsi la fin d’une espèce suivant une bifurcation (ou cladogenèse) qui correspond à la quatrième modalité d’extinction que nous avons décrite précédemment, devrait s’appeler « distinction » selon la proposition qu’il fait, pour signifier clairement qu’il ne s’agit pas de la fin d’un processus vital au niveau de la lignée évolutive142.

18Par contraste avec la proposition de De Queiroz, nous considèrerons que l’espèce s’éteint, comme dans la définition classique, au moment où le dernier spécimen de l’espèce meurt, mais qu’elle est peut être considérée « virtuellement non éteinte » aussi longtemps que l’on possède l’information (génétique et biologique en général) susceptible de la faire revivre (ainsi que les techniques biotechnologiques adéquates)... Ce concept va s’éclairer avec la présentation du dernier critère d’extinction.

L’extinction après la disparition totale du dernier spécimen

19Ce type d’extinction, qui ne survient qu’après que le dernier spécimen, même mort, est détruit, se rencontre chez Lyell. Nous l’avons vu, Lyell ne déplore vraiment l’extinction du dodo que le jour où la dernière dépouille putréfiée d’un de ces oiseaux est jetée du muséum d’Oxford, le 8 janvier 1755143. C’est un peu finalement comme si la disparition de l’espèce ne devenait réellement effective pour les hommes que le jour où la forme et la constitution anatomique des spécimens s’évanouit ; comme si l’espèce était le synonyme de type ou d’apparence extérieure, ou plus précisément, comme si l’espèce existait avant tout sur le mode cognitif, une simple information dont disposent les humains pour structurer leur compréhension de la nature.

20Même si cette conception de l’extinction sous-jacente à la remarque de Lyell sur la disparition du dernier spécimen de dodo peut apparaître isolée et anecdotique, elle rentre dans la même catégorie, selon nous, qu’une conception de l’extinction avancée par le philosophe contemporain Alastair Gunn. Ce dernier a en effet réfléchi au trouble que jette sur notre conception de l’espèce l’idée qu’à l’époque des biotechnologies triomphantes, on puisse faire s’éteindre une espèce en effaçant l’information génétique de ses membres qu’on aurait sauvegardé sur support informatique, après que les individus réels aient déjà disparus144.

21Plusieurs arguments nous incitent à défendre ce rapprochement : premièrement, il s’agit de la transition théorique dans les sciences de l’évolution que nous avons mise en évidence avec le passage de la primauté de la forme à celle d’information (génétique). L’espèce, sa « nature », sa vitalité, son destin même, étaient auparavant jugés à partir des signes visibles de sa forme ; ils sont aujourd’hui estimés en fonction des données portées par son information génétique. Autres outils, autres signes, autres normes, mais la même finalité : cerner l’« essence » et la destinée de l’espèce.

22Le second point décisif qui nous invite à voir un même mode de pensée à l’œuvre chez Lyell et Gunn tient au fait que ces deux auteurs sont sans doute parmi les seuls à avoir soulevé la question de la recréation (ou résurrection) d’espèces éteintes. Lyell, comme nous l’avons souligné, proposa l’idée d’une renaissance des espèces selon un schéma de retour cyclique des époques de la Terre. Gunn, de son côté, est l’un des seuls philosophes ou écologistes contemporains à avoir abordé le problème de la recréation des espèces éteintes, rendue théoriquement possible par la réduction des caractéristiques des espèces à l’information génétique qu’elles portent.

23Voilà pourquoi, lorsqu’il est question de forme ou d’information, et non de vie d’une espèce, l’extinction ne peut se réduire à la simple mort des individus, mais doit aussi rendre compte de la terminaison du processus de reconnaissance et de transmission de l’information.

24Ces penseurs nous forcent à penser ce qui jusqu’à récemment semblait impensable : Les extinctions d’espèces devraient être considérées comme potentiellement réversible ! Bien que les écologistes déclarent qu’une extinction, c’est pour toujours, (et ils ont raison dans la mesure où ils parlent d’espèces « naturelles »), il n’est pas inconcevable d’imaginer faire revivre une espèce par des techniques artificielles. Cette idée, d’aucuns diront ce fantasme, n’est pas récente comme le révèlent Daszkiewicz et Aikhenbaum à travers les projets qui, depuis la fin du xixe siècle, ont proposé de faire revivre des espèces disparues, notamment par rétrocroisements entre espèces apparentées145. L’exemple le plus célèbre en ce domaine reste la supercherie nazie qui a consisté à faire croire que l’aurochs avait été reconstitué. Avec toute la prudence qui s’impose en termes de spéculations scientifiques, reconstituer un individu vivant à partir d’ADN ou de cellules prélevées sur les restes d’un animal ou d’une plante éteinte (et en bon état de conservation) sera sans doute possible d’ici une à quelques générations grâce aux avancées biotechnologiques. Sans en appeler à la science-fiction de Jurassic Park, d’anciens micro-organismes très simples comme le virus de la grippe espagnole de 1918 ont été récemment recréés146 et des sommes importantes d’argent sont d’ores et déjà investies dans des projets de résurrection de mammifères récemment éteints147. Mais pouvons-nous réellement parler de « résurrection » des espèces si les extinctions deviennent réversibles ? Que cela impliquet-il du point de vue de l’ontologie des espèces et des extinctions ? Peut-on construire un système d’interprétation du phénomène d’extinction sur ces bases ?

25En préambule à la réflexion sur la nature métaphysique des concepts d’espèce et d’extinction qui va suivre, nous souhaiterions quelque peu justifier notre approche qui découle de la position conceptuelle inconfortable du philosophe des sciences. Où se situe en effet la philosophie des sciences en tant qu’espace disciplinaire, plus particulièrement par rapport à la science ? S’agit-il de méta-science, réflexion tournée vers l’élucidation des grands principes et des valeurs qui fondent l’activité scientifique ? La philosophie des sciences prendrait place dès lors en amont ou à la base même de la science comme le présupposa Descartes, qui fit de la métaphysique les racines de son « arbre de la connaissance ». Au contraire, ne se placerait-elle pas en aval des sciences, tentant de reconstruire après coup la singularité des différentes logiques disciplinaires et de donner sens à la profusion des résultats scientifiques ? Où enfin, ne se situerait-elle pas résolument dans un « ailleurs » par rapport à la science, une pensée qui emprunterait librement au rayon des logiques, des problèmes et des données scientifiques afin de construire un discours autonome, sans aucune prétention normative ou visée reconstructrice ? Évidemment, il existe autant de styles de philosophie des sciences que l’on peut imaginer de positionnements théoriques entre science et philosophie ; pour notre part, nous revendiquerons une certaine marge de liberté entre la position du scientifique, travailleur de la preuve attaché à rendre compte du réel, et le philosophe, travailleur du concept attaché à faire sens du monde. Imaginer quelles conséquences métaphysiques découlent de la possible recréation des espèces après leur extinction ne constitue pas un simple exercice de science-fiction intellectualisante, une spéculation philosophique purement gratuite. Cette réflexion nous permettra de jeter un regard novateur sur la nature de l’espèce, la signification conceptuelle de l’extinction et d’ouvrir des pistes en matière d’éthique environnementale. Pour autant, l’écologiste ne devrait pas voir dans les réflexions qui suivent une légitimation de fait de la recréation d’espèces par des techniques biotechnologiques, et encore moins un appel au recours à cette technique contre le projet conservationniste actuel qui consiste d’abord à éviter l’extinction des espèces. Explorer le monde des possibles constituera toujours l’une des démarches privilégiées du philosophe pour reconstruire le réel et anticiper l’imprévu148.

De la résurrection des espèces : un nouveau regard sur la nature de l’espèce

Aperçu des techniques de recréation d’espèce

26Aborder en profondeur la question de la résurrection des espèces exige avant tout de comprendre comment une espèce peut être recréée et quelles technologies peuvent l’autoriser à revivre. La technique la plus prometteuse est sans conteste l’ingénierie génétique dont les possibilités ne semblent avoir pour limite que l’imagination. Même si cet optimisme techniciste est critiquable149, il n’est pas déraisonnable d’espérer voir un organisme entier reconstitué à partir d’un bout de peau ou de tissu conservé dans les muséums ou de façon naturelle, par le froid ou l’absence d’oxygène (dans les tourbes, l’ambre ou les sédiments, etc.) Le facteur critique et limitant reste évidemment l’accès à une information suffisante pour reconstituer l’espèce, autrement dit l’information génétique portée par l’ADN. À ce propos, il importe de mentionner les sévères limitations qu’entraîne une dégradation relativement rapide de l’ADN par rapport aux espoirs qu’avaient fait naître les premières expériences de décryptage d’ADN fossile. Ludovic Orlando, un spécialiste de paléogénétique, science récente qui étudie l’ADN ancien, souligne qu’on ne peut guère espérer déchiffrer correctement de l’ADN vieux de plus de quelques dizaines de milliers d’années, à la limite quelques centaines de milliers d’années pour de l’ADN conservé dans les meilleures conditions, celles des permafrosts (sols gelés) sibériens150. Par conséquent, la possibilité de recréer des espèces éteintes sera au mieux réservée à des espèces disparues récemment.

27Une fois que nous avons accès à l’information génétique (nucléaire et mitochondriale) que contient le génome d’un individu, nous savons qu’il est possible de convertir toute l’information qu’il contient en bits, unité minimale d’information selon la théorie de Shannon151, et de stocker cette information sans altération pendant un temps arbitrairement long, sur un dispositif informatique, un disque dur magnétique par exemple. On pourra toutefois se poser la question de la légitimité philosophique de cette analogie entre information au sens génétique et information au sens physique ; nous adopterons dès lors l’analyse de l’évolutionniste John Maynard-Smith qui affirme qu’il existe entre ces deux concepts d’information « un isomorphisme formel, pas seulement une analogie qualitative »152.

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Schéma de recréation d’une espèce par ingénierie biotechnologique.

28En appliquant la théorie de Shannon à la biologie, on peut assigner à chaque nucléotide d’une molécule d’ADN une information correspondant à 2 bits (un peu moins en pratique pour cause de redondance et de dépendance entre les suites de nucléotides). Cette information fait partie d’un programme composé de dizaine de milliers de gènes dont le but (il s’agit d’une propriété téléonomique) est de construire un organisme adulte. En ce sens, l’information génétique n’est pas une copie conforme en termes thermodynamiques de l’organisme, ni même de sa structure ou de sa forme ; il ne s’agit que de l’information qui fournit la « recette » pour fabriquer l’individu. Cette information pourrait toutefois ne pas être suffisamment pertinente en ce qui concerne notre analogie, car n’y a-t-il que l’ADN qui se transmette de génération en génération in vivo ? Non, on ne devrait pas non plus négliger la transmission du cytoplasme et des ARN de l’ovule, des états épigénétiques de l’ADN comme les états de méthylation ; enfin, on devrait prendre en compte la transmission des comportements non instinctifs par les parents pour les espèces supérieures. Comme Lewontin l’a souligné, le double brin d’ADN constitue une molécule inerte sans aucune activité catalytique, une sorte de molécule « morte ». Sans la complexe machinerie protéinique et enzymatique du noyau et du cytoplasme de l’œuf, qui « décode » et « interprète » l’information génétique, l’ADN n’est d’aucun secours. Voilà pourquoi toute tentative de recréation d’espèce doit aussi être basée sur la mise au point de ce que nous nommons un « support vital », le plus probablement un ovule énucléé issu d’une espèce proche phylogénétiquement de l’espèce disparue.

Le débat sur la recréation de l’espèce

29Fort de ces éclaircissement sur les techniques de recréation d’espèces, on peut désormais se concentrer sur les enjeux du débat proprement philosophique qui a émergé de cette nouvelle potentialité biotechnologique, débat qui recoupe largement celui sur le concept d’espèce comme nous allons le voir.

30Pour cela, nous allons revenir aux réflexions du philosophe néo-zélandais Alastair Gunn qui s’interroge sur la diversité des modes de transmission de l’information génétique en rapport avec la continuité spatiotemporelle de l’espèce : « cela fait-il une différence selon que l’information génétique d’une espèce soit stockée dans l’ADN ou sur une disquette ? »

31Gunn répond positivement à cette question – il y a bien une différence – en établissant une comparaison avec le clonage d’un individu particulier : un clone de Hitler (1889-1945)153, c’est à dire un individu ayant la même information génétique que Hitler, ne sera évidemment pas la même personne, et à cause de son environnement et d’effets épigénétiques, il témoignera très vraisemblablement d’un comportement différent. De même, si l’on recrée une espèce, son environnement écologique sera différent (surtout si le temps entre son extinction et sa recréation est long), et elle sera autre que si elle avait évolué naturellement. L’espèce que l’on reforme est donc différente.

32Dès lors, Gunn est conduit à rejeter l’analogie informationnelle qu’il avait introduite sur la base des conséquences de celle-ci. Pourtant, il y a dans ce raisonnement quelque chose de contre-intuitif que Michael Ruse a bien senti154. Recréer des clones exacts d’individus appartenant à une espèce et dire que ce n’est plus la même espèce simplement car la transmission de l’information génétique ne s’est pas faite « naturellement » est assez surprenant dans la mesure où cette conclusion se heurte aux concepts d’espèce les plus communs, comme le concept biologique de l’espèce avancé par Ernst Mayr, dans la mesure où les organismes recréés sont potentiellement interfertiles avec leurs ancêtres éteints. Il nous faut donc aller au-delà des intuitions, vers une démonstration bien plus rigoureuse qui intègre les réflexions actuelles sur la métaphysique des espèces.

33Il convient tout d’abord de rappeler quelques éléments essentiels sur les débats autour du concept d’espèce. Lorsqu’on parle d’« espèce », il est courant de distinguer trois niveaux de définition distincts :

34Le taxon d’espèce représente le groupe des individus réels qui constituent l’espèce. Le taxon est désigné par un nomina, par exemple Pan troglodytes pour le chimpanzé ou Mus musculus pour la souris. Un taxon spécifique est identifié par des caractères taxinomiques de différente nature qui lui sont propres, par exemple des caractères anatomiques comme la forme des genitalia155.

35La catégorie d’espèce correspond au niveau taxinomique sous lequel l’ensemble des taxons spécifiques est regroupé. La catégorie d’espèce est définie par différents critères, les plus connus étant les critères mixiologiques (d’interfécondité), de descendance, de ressemblance selon des données génétiques, morphologiques, etc. Il est commun que la catégorie d’espèce varie largement d’un groupe d’organismes à l’autre (par exemple l’espèce chez les bactéries et l’espèce chez les mammifères).

36Le concept d’espèce découle d’une réflexion philosophique sur la nature métaphysique des taxons spécifiques. Sans entrer dans les détails, deux grands types de concepts se trouvent régulièrement confrontés, l’espèce comme classe et l’espèce comme individu.

37Eu égard à cette dernière distinction, on doit remarquer que la position de Gunn découle largement de l’hypothèse qu’il fait sienne selon laquelle les taxons de niveau spécifique sont des individus. Cette thèse, initialement156 proposée par Michael Ghiselin157 et approfondie par David Hull158, tient les espèces pour des entités spatio-temporellement définies. En cela, elle généralise une vision matérialiste du vivant basée sur un ensemble d’inclusions hiérarchiques des parties dans le tout. Si tout biologiste reconnaît que l’ADN fait partie d’un noyau, qui fait partie d’une cellule, qui fait elle-même partie d’un tout cohésif qu’est un organisme, Hull et Ghiselin étendent cette chaîne d’inclusions au niveau spécifique pour faire des espèces les sommes méréologiques159 des organismes qui les constituent, et d’un point de vue métaphysique des individus. Ce concept d’espèce s’oppose à la conception traditionnelle qui fait de l’espèce une classe dont les organismes constituent des instances. L’appartenance à une classe est définie par la possession de propriétés caractéristiques. Selon une tradition que l’on peut faire remonter à Aristote, l’espèce biologique serait une classe spéciale, une classe naturelle (natural kind en anglais), définie par une essence. Une propriété essentielle, à l’opposé d’une propriété accidentelle, préexisterait aux individus et posséderait une réalité qui expliquerait le succès du concept d’espèce naturelle pour décrire et expliquer scientifiquement le monde. Cependant, l’imposition progressive du transformisme et de l’évolutionnisme a obligé à remettre en cause la nature essentialiste et atomiste de l’espèce. En effet, comment une espèce peut-elle à la fois posséder une essence et se transformer progressivement en une autre espèce ? L’une des réponses a consisté à admettre la nature arbitraire de la classe spécifique et à en appeler à une forme de nominalisme. Il serait simplement pratique pour les humains de regrouper plus ou moins arbitrairement les organismes dans des classes pour les recenser et les étudier.

38Revenons désormais au débat sur la recréation des espèces et à l’argument sur lequel s’appuie Gunn pour rejeter la possibilité de résurrection des espèces. Il avance que, de même qu’un individu cloné est différent de l’original à cause de son environnement spatio-temporel nécessairement distinct de l’original, une espèce recréée par le clonage d’individus éteints depuis longtemps sera différente à cause de l’environnement, c’est-à-dire des conditions écologiques, qui auront changé depuis l’extinction. En fait, l’argument peut s’exprimer simplement et brièvement par un contrefactuel : si l’espèce ne s’était pas éteinte, elle aurait évolué différemment ; donc l’espèce recréée est différente de l’espèce éteinte.

39Or, le raisonnement de Gunn est un paralogisme. Il joue en fait sur l’ambiguïté sémantique de « différent ». Dans le cadre du clonage d’un organisme individuel, Hitler II par exemple est considéré comme différent du Hitler original dans le sens de spatio-temporellement distinct – il s’agit d’une différence numérique ou numero differentia pour reprendre le terme scolastique. Dans le cadre de la recréation de l’espèce, il ne s’agit pas de numero differentia, mais de specie differentia, de différence dans les caractéristiques. Dit d’une autre manière, dans le premier exemple, différent signifie « quantitativement distinct » ; il s’agit d’une différence discrète ou absolue, de type tout ou rien. Dans le second exemple, différent signifie « modifié qualitativement » ; il s’agit d’un changement continu, avec une infinité potentielle de degrés. Ces remarques sont fondamentales dans la mesure où elles différencient clairement les espèces des individus et constituent un argument puissant pour la caractérisation des espèces comme classes. Il découle de cette mise au point que la question qui s’impose désormais est celle relative au degré de différence acceptable pour considérer qu’une espèce recréée est la même que celle qui s’est éteinte. Mais cette question devra être envisagée dans le cadre de l’espèce comme classe.

40Pour être juste, Gunn, dans son article de 1991, avait aussi envisagé cette possibilité qu’il exprimait ainsi : « Se pourrait-il qu’une espèce qui était une classe avec des membres à un temps T1 et qui était une classe sans membres (une classe « nulle ») à un temps T2, soit amenée à être une classe avec des membres à un temps encore ultérieur T3 ? »160 Il existe évidemment de nombreux exemples de classes qui deviennent vides, c’est-à-dire qui ne possèdent plus d’instances, et qui redeviennent non nulles par la suite. On peut ainsi citer la classe « Roi de France » qui a été successivement instanciée, puis vide, de nouveau instanciée, et qui est aujourd’hui vide. De plus, Gunn attire très justement l’attention sur le fait qu’une espèce éteinte n’est pas n’importe quelle classe nulle. « Gryphon » ou « Sphynx » dénotent des classes qui sont constamment nulles, car ces animaux fantastiques n’ont jamais existé (dans la réalité) – ce qui n’empêche pas de considérer que la classe « Gryphon » existe.... À l’opposé, dire qu’une espèce est éteinte, c’est énoncer un jugement à la lumière de son passé et aussi sur son futur, si l’on suit Gunn, car cela signifie que l’espèce va rester ad vitam eternam une classe nulle !

41On se trouve dans un cas d’étude où, à deux positions sur l’extinction des espèces (définitive ou non définitive), on cherche à associer deux concepts de l’espèce (classe ou individu). On obtient donc quatre positions distinctes : classe qui s’éteint définitivement, individ.

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Le Gryphon, chimére mais réalité de classe
Détail d’une illustration de Jan Jonston (milieu du xviie siècle).

42Parmi ces quatre solutions, deux seulement sont logiquement valides, la deuxième et la troisième. En effet, un individu apparaît et disparaît, il est spatio-temporellement défini par un principe d’unicité (in-dividuum en latin – ce qui ne peut être divisé)161. En ce qui concerne le second cas, une classe, par définition (en tant que construction cognitive qui n’existe qu’en tant que représentation) est intemporelle – ce qui n’est en rien contradictoire avec le fait qu’elle puisse posséder des instances temporellement définies. Il est remarquable à ce sujet que les essentialistes aristotéliciens (Linné, Bonnet, etc.) et les nominalistes (Lamarck et même Darwin, qui malgré ses doutes, a laissé la possibilité logique d’une extinction non définitive162) dont le concept d’espèce s’apparentait à une classe logique (naturelle ou non) aient toujours refusé l’idée d’extinction définitive. Il nous faut désormais explorer les conditions sous lesquelles on peut considérer qu’une espèce conçue comme une classe peut être ressuscitée.

43Supposons donc que l’on possède l’information génétique complète g0 d’un individu i0 de l’espèce E.

44Supposons maintenant que i0 meure et que l’on souhaite créer un individu identique : on obtiendra de fait un individu nouveau et différent que l’on va nommer i1. Il peut nous arriver de confondre deux jumeaux qui se ressemblent beaucoup (qui portent donc la même information génétique), on ne prétendra jamais pour autant qu’il s’agit du même individu. Il en est de même pour les clones.

45Désormais, nous allons nous intéresser, non pas aux individus, mais aux espèces auxquelles ils appartiennent. Comment pourrait-on affirmer que si l’on réalise des clones de i0 à partir de son information génétique stockée, on obtiendra des individus n’appartenant pas à l’espèce E ? Très peu d’arguments semblent aller en ce sens. Il est vrai qu’apparaissent en pratique des changements épigénétiques significatifs au cours du processus de clonage163 (compris comme la création d’une chimère nucléo-cytoplasmique) qui pourraient aller jusqu’à évoquer un processus de spéciation. Cela semble cependant tout à fait improbable, et même si des réarrangements cytogénétiques se produisent, alors ils entrent dans le cadre d’un événement de spéciation classique. Un autre facteur, l’environnement, pourrait modifier profondément l’expression du génotype, résultant en un phénotype inconnu. Mais là encore, il est peu commun parmi les naturalistes de faire des espèces phénotypiques (phenospecies) de « vraies » espèces. Un clone de l’espèce E appartiendra ainsi toujours à l’espèce E.

46Par conséquent, si l’on prend maintenant le cas de figure où i0 qui était le dernier représentant de son espèce, meurt, un individu i1 recréé à partir de l’information génétique de i0 n’appartiendra nécessairement à l’espèce E. Une espèce peut donc s’éteindre, aussi longtemps qu’on le souhaite, et réapparaître autant de fois qu’on le souhaite, elle reste toujours la même espèce.

La résurrection des espèces : ni un paradoxe, ni un faux problème

47L’une des premières objections à cette démonstration pourrait être de nature nihiliste : si l’on fait l’hypothèse que l’espèce est une classe, et dans la mesure où depuis l’avènement de la pensée évolutionniste, celle-ci ne peut être tenue pour réelle sur la base de la possession d’une essence, alors on en déduira que l’espèce se doit d’être interprétée de manière nominaliste, un simple nom sous lequel sont regroupés des organismes possédant quelques traits communs. Si l’espèce est ainsi vidée de sa substance, notre raisonnement ne revient-il pas à jouer simplement avec les mots ? À l’extrême, pourquoi ne pas se débarrasser tout simplement du concept d’espèce164 ? Nous répondrons qu’il nous paraît justifié de conserver le concept d’espèce, ne serait-ce que pour des raisons de cohérence conceptuelle, même si la notion d’espèce doit en permanence être révisée en fonction des récentes transformations de la taxinomie165. Un peu à la manière du concept de « gène » qui est régulièrement remis en cause, nous pensons que le concept d’espèce doit être conservé pour son efficacité pragmatique basée sur des raisons cognitives166, bien que sa validité épistémologique soit discutable.

48Dans ce contexte, il semble nécessaire de rappeler la liste des conditions pratiques qui permettent à une espèce de s’éteindre et de réapparaître :

49Il est nécessaire de posséder le génome d’au moins un individu de l’espèce E et les techniques biotechnologiques permettant l’expression de ce génome dans une machinerie cellulaire appropriée comparable à celle de l’espèce E.

50L’information génétique doit pouvoir être stockée et transmise sans altération.

51La transmission artificielle de l’information génétique est équivalente à la transmission naturelle.

52Il découle de ces points des conséquences métaphysiques importantes sur les relations entre gènes et espèce :

53Un génome appartient à une et une seule espèce.

54La réciproque n’est pas vraie : une espèce ne peut se résumer à un seul génome (le génome du type qui a servi à décrire l’espèce par exemple). Une espèce présente toujours une diversité génétique et allélique (réelle ou potentielle) qui peut être résumée sous l’expression d’« ensemble génomique » (genomic cluster).

55L’information génétique contenue dans un génome est suffisante pour déterminer l’espèce à laquelle un organisme appartient.

56La notion d’espèce ne se réduit pas à celle d’information génétique dans la mesure où la notion d’espèce ne fait sens qu’en tant qu’ensemble d’organismes individuels. Sans individus, une espèce est équivalente à une classe nulle. Afin que des organismes individuels existent et survivent, il est nécessaire qu’un environnement adéquat existe aussi.

57L’avant-dernière proposition est sans aucun doute la plus importante et aussi la plus controversée. Il est ici indispensable de la justifier et de se prémunir contre de mauvaises interprétations : cette affirmation n’induit pas que nous défendions le déterminisme génétique dans le sens où les gènes expliqueraient entièrement les caractères biologiques d’un organisme. Les interactions entre les gènes, les conditions épigénétiques et l’environnement peuvent produire des caractères très variables, ce que l’on désigne par « plasticité phénotypique ». Cela ne signifie pas non plus qu’il existe une sorte de « loi naturelle » au niveau génétique qui nous permette d’attribuer sur la base de cette seule information et en première intention un génome à une espèce. Il faudra toujours prendre en considération des informations additionnelles (généalogiques, écologiques, de ressemblance, etc.) pour arriver à une décision. En ce sens, l’identification d’un taxon spécifique n’échappe pas à une certaine part d’arbitraire. Le génome n’est pas une essence. En fait, l’information génétique nous sert avant tout à manipuler l’espèce grâce aux biotechnologies. En ce sens, la vision de l’espèce ici proposée pourrait être qualifiée d’« interactive » plutôt que de « descriptive » comme les définitions traditionnelles (évolutionnistes, phylogénétiques, phénétiques, etc.)

58Finalement, nous soutiendrons que sur la base des hypothèses précédentes, nous aboutissons à une notion conceptualiste de l’espèce. Chaque espèce en tant que classe est définie par une propriété, un logos en termes aristotéliciens, l’information portée par l’ADN – ce qu’Ereshefsky nomme une classe basée sur une analyse ensembliste (cluster analysis) en l’occurrence une similitude génétique167. Mais ce regroupement ensembliste ne peut s’apparenter à une essence. Il résulte plutôt de notre interprétation du fonctionnement du vivant par recours à la notion d’information.

59À partir de là, ne peut-on encore déceler un paradoxe dans notre démonstration générale de la recréation des espèces ? Nous souhaitions en effet démontrer qu’il était possible de répondre positivement à la question de Gunn, à savoir si une espèce ne s’éteignait pas complètement au moment où l’information génétique de ses individus était effacée d’un disque de stockage informatique. Cela signifierait qu’aussi longtemps que l’information génétique est disponible et exploitable, l’espèce continue à exister. Pourtant, on pourrait rétorquer à cela que l’espèce ne disparaît pas vraiment (puisque l’information génétique est l’espèce) ce qui invalide l’argument de recréation de novo de l’espèce.

60Ce paradoxe provient, nous semble-t-il, d’une mauvaise appréciation de ce qui constitue une espèce. En effet, est-ce que l’information génétique d’une espèce constitue une instance ou un membre de l’espèce ? La réponse est clairement négative. L’information génétique constitue seulement un critère (quoique décisif) de l’espèce qui nous aide à déterminer si un organisme appartient ou non à une espèce. Nous nous démarquons ainsi clairement de la position des tenants de l’espèce comme individu pour qui le génome est dans un rapport méréologique avec l’espèce, le génome comme une infime partie de l’espèce !

61Ainsi, on peut affirmer sans paradoxe qu’une espèce E peut s’éteindre et réapparaître, dans la mesure où lorsque nous disons « l’espèce E », nous ne faisons aucune hypothèse à l’égard de son existence réelle. L’expression « espèce E » dénote un ensemble de propriétés abstraites ou conceptuelles. Lorsqu’il n’existe plus d’instances de la classe E (i.e. Mammuthus primigenius, l’espèce mammouth), on dit que cette espèce est éteinte parce qu’il s’agit d’une classe nulle, ce qui n’a rien à voir avec son existence en tant que classe. Aucune espèce ne disparaît « réellement » lorsqu’une information génétique stockée sur un disque magnétique est effacée. En fin de compte, nous espérons avoir démontré que la notion d’extinction n’est pas équivalente à celle de mort individuelle. Lorsque nous parlons d’espèce, nous ne nous référons pas aux propriétés fonctionnelles qui soutiennent un processus vital, mais seulement à l’instanciation d’une classe particulière. Cependant, il y a bien « quelque chose » qui meurt lorsqu’une espèce s’éteint, au-delà de la mort du dernier organisme. Il s’agit de l’interruption de la population. Nous précisons ci-dessous notre vision conceptualiste des entités supra-individuelles en distinguant nettement et au niveau ontologique deux entités qui sont trop souvent confondues : l’espèce et la population.

Distinction ontologique entre population-individu et espèce-classe

62Nous allons montrer qu’avec la population et l’espèce nous avons en réalité affaire à deux entités ontologiquement (et pas seulement empiriquement) distinctes, et que bien des incompréhensions seraient évitées si ces deux termes n’étaient si souvent confondus.

63Une bref coup d’œil aux textes de quelques philosophes reconnus de la biologie, Dawkins, Hull ou encore Ghiselin, montre qu’ils ne se posent pas vraiment la question de savoir s’il existe une distinction autre que quantitative entre espèces et populations. Pour eux, la seconde n’est qu’une partie de la première et les deux termes se recoupent largement. Hull affirme ainsi « que les unités relativement grandes reconnues par les taxinomistes, comme les espèces, évoluent ou que des unités beaucoup moins extensives comme les populations soient les unités évolutives effectives est une question ouverte »168. Nous pensons au contraire qu’il existe une différence ontologique fondamentale entre l’espèce et la population, bien que parfois espèce et population puissent être cœxtensives, comme lorsqu’il ne reste plus qu’une population de l’espèce considérée.

64La position conceptualiste que nous soutenons – présentée et défendue extensivement par Mahner et Bunge169 en particulier – implique en effet un dualisme ontologique qui repose sur la distinction entre deux natures différentes d’entités, les organismes-individus réels et les classes-espéces abstraites : « Seuls les organismes individuels sont réels, c’est-à-dire des individus concrets qui existent indépendamment de tout sujet connaissant [...] Les espèces et les autres taxons sont des concepts, quoique non arbitraires et pourvus d’utilité, dans la mesure où ils représentent des points communs objectifs entre les organismes : ce sont des classes naturelles »170.

65Mahner et Bunge reconnaissent immédiatement que le concept de « classe naturelle » (natural kind) doit être modifié en vertu de la reconnaissance du processus d’évolution, et lui substituent pour cela le concept de « classe biologique ». Nous ne présenterons pas ce concept en détail, mais nous soulignerons qu’il repose sur un arrière-plan réaliste revendiqué qui puise sa légitimité dans une sorte de nécessité logique. Pour notre part, nous sommes prêts à faire des concessions à l’inévitable arbitraire de la détermination des classes spécifiques dans la mesure où cette dernière ne remette pas en cause notre conception instrumentaliste de l’arrière-plan théorique qui autorise la recréation des espèces. Cette position instrumentaliste puise ses racines dans le réalisme expérimental de Ian Hacking171 et se trouve exposé plus récemment et dans le domaine biologique par le philosophe Gilbert Hottois. Ce dernier critique en effet « la notion de genre ou d’espèce naturel(le) [qui] est tout à fait inadéquate pour décrire les objets d’une science interventionniste, opérative, artificieuse et productrice de ses objets »172. Il qualifie ainsi d’interactifs173 ces genres qui peuvent être modifiés artificiellement. En ce sens, il nous rappelle que l’une des dimensions les plus importantes de la science actuelle n’a guère à voir avec les théories scientifiques et leur langage, mais avec la signification épistémologique de la technique, qui est bien plus qu’une théorie « incarnée ». Il s’agit du facteur qui nous permet d’aller au delà des phénomènes naturels et spontanés et ainsi de questionner le monde jusque dans ses tréfonds. L’instrumentalisme souligne le fait que les propositions scientifiques ne devraient pas être jugées vraies ou fausses, mais jugées à partir de leurs effets et par la possibilité qu’elles offrent au scientifique de manipuler le monde dans la mesure où la connaissance constitue aussi un pouvoir.

66Dans les paragraphes qui suivent, nous allons explorer la signification de ce conceptualisme interactif dans le cadre de la recréation des espèces disparues.

67Rappelons encore une fois que l’aspect fondamental de cette vision est la stricte distinction ontologique entre les concepts d’espèce et de population. Comme Mahner et Bunge le précisent, la relation entre les taxons est une relation d’inclusion ensembliste (⸦)174. La relation d’appartenance (Є) est seulement valide entre les organismes et la classe ultime, l’infima specie, autrement dit l’espèce. Quant aux populations, ou biopopulations comme les nomment Mahner et Bunge, elles sont composées d’organismes dans une relation méréologique de partie au tout. On peut ainsi distinguer deux types de hiérarchies intégrées, une de nature taxinomique, qui regroupe tous les taxons, et une de nature réelle ou éco-évolutive, composée d’entités matérielles ou d’individus, depuis la cellule jusqu’à la biosphère en passant par les organismes et les populations.

68Cette distinction ontologique peut être supportée au niveau empirique par quelques faits propres à la théorie évolutive comme le remarquent Mishler et Donoghue :

Dans beaucoup de groupes botaniques et dans quelques groupes zoologiques, les processus évolutifs [...] se produisent essentiellement à une petite échelle (même lorsque extrapolés sur plusieurs générations) relativement au niveau traditionnel de l’espèce. Dans de tels groupes, les unités dans la nature qui sont plus comme des individus sont en fait les populations locales s’interfécondant, et par conséquent, l’unité taxinomique de base (l’espèce) est couramment plus inclusive que l’unité évolutive de base (les populations). Cela signifie que beaucoup de taxa reconnus aujourd’hui comme des espèces sont au mieux des entités historiques175.

69Cet argument ne saurait cependant à lui seul justifier notre position.

70Les populations doivent être envisagées comme des touts évoluant, intégrés et organisés, du moins présentant des interactions spécifiques, notamment sexuelles dans les espèces bisexuées, mais aussi en termes éthologiques, en termes de stratégies alimentaires, de défense contre les prédateurs, de cohésion spatiale. On peut voir les populations comme des individus spatio-temporellement limités au sens où le défend David Hull, même si l’intérêt de cette caractérisation métaphysique est assez limité ; le premier souci métaphysique lorsqu’il est question de populations (ou pire de métapopulations) réelles consiste sans aucun doute à caractériser la population en tant qu’unité dynamique indépendante176.

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Parallèle entre deux types de classification

71Au contraire, une espèce est une classe, c’est-à-dire « un ensemble dont l’appartenance est déterminée par un prédicat ou une conjonction de prédicats »177. Mahner et Bunge ajoutent que dans la mesure où l’identification d’une espèce repose avant tout sur la description des organismes qui la composent, un taxinomiste « devrait travailler avec toute propriété dont il dispose, aussi bien morphologique, physiologique, génétique, développementale, qu’éthologique »178. Nous approuvons ce point de vue ; toutefois, dans notre approche instrumentaliste des transformations du vivant, le critère génétique est de loin le plus important en tant que seul facteur opératoire, et devrait inciter à relier l’espèce à un « espace génétique » contenant les allèles actuels et potentiels de l’ensemble des individus qui appartiennent et qui appartiendront à l’espèce. Ce type de fonction empirique (et non nomologique au sens où il n’existe pas de loi pour définir précisément cet espace) qui lie une espèce à un espace génétique ne doit en rien être confondu à une réduction. Une espèce n’est pas un espace génétique ou un cluster de gène, bien que cela semble aller dans le sens de l’idée selon laquelle certaines séquences génétiques (genetic barcodes) puissent fournir une identification instantanée d’une espèce179. En réalité, la séquence en question a été choisie parce que son degré de variation correspond de manière contingente au niveau de divergence conventionnellement attribué au rang d’espèce dans la hiérarchie taxinomique.

72À ce stade de notre démonstration, nous allons récapituler les points importants de notre approche destinée à donner une vision globale et cohérente de la possibilité de recréer des espèces éteintes. Des populations homogènes vivant dans une niche donnée et un certain cadre spatio-temporelle appartiennent à une classe biologique, une espèce, déterminée. À ce stade, il est important de prendre en compte la mise en garde de Lherminier et Solignac selon laquelle l’écologie nous permet seulement de décrire une espèce, mais certainement pas de la définir180. Pour ces deux auteurs, à la différence de ce que laissait supposer Gunn, l’environnement, même changeant de manière irréversible, ne justifie pas de définir une nouvelle espèce. Bien qu’il n’existe pas de relation non équivoque entre les adaptations écologiques ou les caractères d’un organisme et ses gènes, on peut toutefois attribuer à un organisme un critère intérieur et relativement fiable d’appartenance à une espèce, la nature de son génome. Si ce même génome est conservé, et dans la mesure où l’on dispose des techniques biotechnologiques adéquates, alors on peut espérer recréer l’espèce si celle-ci disparaît. Il est vrai que dans ce cas, la technique permet de faire du génome l’essence de l’espèce dans un sens tout à fait aristotélicien à cause du déterminisme génétique supposé au niveau de l’espèce. Ou plutôt, on pourrait affirmer que l’information génétique de l’espèce devient une pure essence, intemporelle et absolue, le temps de sa suspension temporelle. Comme si la technique humaine créait une pure virtualité comparable à la dunamis aristotélicienne. Mais dès que l’espèce redevient une réalité, instanciée par des organismes vivants, l’essence disparaît comme un spectre ; on entre à nouveau dans le domaine de la vie, de la dynamique, de la continuité, du désordre. Ces organismes et ces populations nouvelles regagnent leur place dans le monde écologique et sont le lieu d’un véritable processus de vie autonome à leur niveau. L’ensemble des populations qui composent une espèce peut en effet être assimilé à une forme vivante dans la mesure où, par la succession des générations et le phénomène de sélection naturelle, l’espèce intègre dans les acides nucléiques de l’information sur son environnement. Plus qu’une forme passive, l’espèce s’in-forme ainsi en permanence et de façon active sur son environnement en s’y adaptant. L’extinction d’une espèce (du point de vue des populations qui la composent) constitue ainsi l’arrêt d’un processus thermodynamique évolutif extrêmement complexe181.

Les « degrés » d’extinction

73Il était important d’avoir établi une différence claire entre les notions de population et celle d’espèce, d’avoir amené à la conscience cet écart, cette déhiscence entre le réel et le formel avant de retourner au rapport entre mort et extinction. Nous allons emprunter avant cela un détour par la notion de « degré » d’extinction, et d’abord discuter de l’extinction des populations que nous distinguerons clairement de l’extinction spécifique.

74Comme nous l’avons soutenu, si les populations sont des individus, alors l’extinction, ou plutôt la disruption d’une population, ne se rapprocherait-elle pas de la mort d’un organisme ? Nous allons répondre à cette question en nous référant à la discussion sur la mort des individualités biologiques avancée par Jack Wilson182 :

75Une population peut s’éteindre avec la mort de ses membres. Dans ce cas-là, l’extinction peut être identifiée à la « mort » de la population, entendue comme la mort finale de l’individu.

76Une population peut aussi s’éteindre avec la cessation de toutes les relations effectives entre les membres de la population (comme lorsque chaque membre d’une population émigre vers des populations différentes). Nous nous retrouvons dans un cas comparable à celui avancé par De Queiroz, d’extinction fonctionnelle. Mais la population est-elle vraiment « morte » ? Oui dans le sens où la vie a été « suspendue » comme l’écrit Van Inwagen183. Cette situation évoque clairement l’état de cryptobiose chez les organismes184. L’individu reste numériquement et matériellement identique, mais il n’existe plus de relations fonctionnelles entre ses parties. Pour une population, on peut considérer que celle-ci revivra si les relations écologiques et évolutives sont recréées entre les mêmes organismes que ceux qui la composaient auparavant.

77Une population peut ainsi s’éteindre par une mort à deux niveaux différents (intra-et inter-organismique), et dans le dernier cas peut éventuellement redevenir une entité vitale si l’on recrée les relations fonctionnelles entre les organismes qui la composent. Par contre, une population ne peut pas être recrée après une mort des organismes qui la composent comme dans le premier cas. En effet, si l’on réalisait des clones à partir du génome des derniers spécimens de la population, il s’agirait de nouveaux organismes et ainsi la population de clones serait une autre population, au sens matériellement et numériquement distincte. Ainsi, nous obtenons deux modalités différents de « mort » populationnelle – terme que nous préférerons dans ce cas-là à celui d’extinction.

78Pour ce qui est de l’extinction des espèces – cette fois le terme n’est pas interchangeable avec celui de mort – nous avons déjà décrit quatre modalités d’extinction, trois critères d’extinction et nous présentons maintenant ce que nous désignons par trois degrés conceptuels d’extinction.

79Le premier degré correspond à l’extinction « objective » d’une espèce, lorsque celle-ci devient une classe nulle (qu’il s’agisse d’extinction phylétique ou non).

80Le second degré d’extinction est rendu possible par notre scénario de recréation possible de clones d’une espèce disparue à partir du génome d’un organisme. Ce second degré d’extinction concernerait la disparition de l’information génétique nécessaire pour recréer l’espèce. Mais, aussi longtemps que, pour des raisons techniques, on peut espérer faire revivre un individu d’une espèce éteinte, on pourrait qualifier cette espèce de « virtuellement non-éteinte », terme à la connotation aristotélicienne dans lequel le virtuel ne témoigne pas d’un telos naturel, mais bien d’une finalité humaine et technique. Ce n’est que quand cette possibilité de résurrection a disparu que l’espèce devient « définitivement » éteinte.

81Enfin, le troisième et dernier degré d’extinction est en rapport avec l’extinction de la « signification » de l’espèce. Plus que d’organismes et de génomes en attente d’être sauvés par des humains en quête de rédemption écologique, les espèces possèdent leur propre signification en tant que membres de notre univers perceptif, cognitif et symbolique. Une espèce pourrait ainsi s’éteindre (pour nous humains) dans le sens où elle existe en tant que catégorie abstraite – « bonne à penser » comme l’a démontré Levi-Strauss185 — et disparaît de notre conception du monde à la manière d’une perte d’informations, de représentations, de repères. C’était probablement à ce type d’extinction que fut sensible Lyell lorsqu’il parla de la disparition du dodo, comme Strickland et l’ensemble des naturalistes qui veulent enrichir et préserver notre connaissance des espèces avant que celles-ci ne disparaissent. Combattre ce dernier type d’extinction, cette disparition de l’espèce en tant que structure de la pensée et que réserve infinie d’informations, passe aussi par la protection des cultures humaines dites traditionnelles ou premières et leur interprétation si riche du monde supportée par les catégories naturelles.

82Nous souhaitons que l’ontologie conceptualiste de l’extinction et la vision duale (réelle/abstraite) des entités biologiques que nous avons développées aident à penser les défis qui attendent le futur de l’humanité, entre espoirs biotechnologiques et sombre réalité écologique. Nous espérons avoir mis un peu d’ordre dans les concepts qui touchent à l’extinction. Nous avons pour cela identifié quatre modalités différentes d’extinction ; nous avons indiqué que le critère fonctionnaliste d’extinction convient à la disparition d’entités réelles, c’est-à-dire des populations, pour lesquelles il est plus justifié de parler de mort ; nous avons essayé de penser la possible recréation des espèces en montrant que de la dialectique entre le monde des abstractions et des classes et celui des entités réelles et des individus émergeait le concept de « virtualité », soutenu par une approche instrumentaliste de la vie, en partie subordonnées à la volonté et à la finalité humaines. En faisant des espèces des classes interactives, nous mettons au jour les capacités transformatrices de l’homme sur la « nature de la nature », ce qui comme nous le verrons plus loin, nous permettra de dépasser certaines apories constitutives des débats d’éthiques environnementale, notamment le débat naturel-artificiel. Car le but de cette réflexion ne résidait pas tant dans sa volonté de vouloir « prévoir l’impossible » que dans celui de dépasser les possibles actuels.

83Pour clôturer ce chapitre à teneur philosophique, il nous a paru important d’approfondir la question des relations métaphysiques entre mort et extinction.

Vie, mort et extinction

Analyse des causes évolutives de la mort

84Avant de comparer mort et extinction, il n’est pas inutile d’éclaircir la question souvent obscure de la « raison » de la mort et du rapport entre l’individu et son espèce par rapport au renouvellement des générations.

85Sur la question parsemée d’embûches épistémologiques de la « raison » de la mort individuelle, Beutler estime que « des mutations qui sont avantageuses pour l’individu, permettant une vie potentiellement éternelle, seraient probablement néfastes pour l’espèce et entraîneraient son extinction »186. Comme l’ont montré André Klarsfeld et Frédéric Revah187, de telles assertions générales sont entachées de graves imprécisions. Alfred Russel Wallace soulignait déjà à la fin du xixe siècle qu’une espèce qui serait constituée d’organismes potentiellement immortels et ne se reproduisant pas serait forcément conduite à l’extinction étant donné le risque nécessairement non nul dans un monde d’où la contingence ne peut être bannie d’accidents mortels.

86Les données d’observation et d’expérience sur des populations aussi bien naturelles qu’artificielles ne laissent subsister aucun doute : la grande majorité des organismes pluricellulaires subit une phase de sénescence au cours de laquelle la probabilité de mourir augmente188. Cette sénescence, est d’origine génétique, donc évolutive. Est-ce à dire que la sénescence et une mort précoce de l’organisme sont activement « sélectionnées » ? Ce n’est en réalité pas aussi simple que cela. Deux hypothèses principales ont été avancées pour expliquer le phénomène de sénescence :

87Ce phénomène serait la conséquence d’une accumulation, au sein du génome des espèces, de mutations délétères à effets tardifs. Plus l’effet d’une mutation chez un organisme est tardif, plus la force de sélection qui l’élimine est faible car cette mutation touche moins d’individus, lesquels se sont déjà reproduits. Les âges les plus avancés deviennent ainsi progressivement une sorte de « poubelle génétique » où s’accumulent les effets de mutations faiblement contre-sélectionnées. L’autre effet possible, proposé par Georges C. Williams, se nomme pléiotropie antagoniste, et reprend sur un plan évolutif l’adage selon lequel « on n’a rien sans rien »189 ! Les mutations avantageuses dans la période juvénile et ayant des effets négatifs plus tard dans le cycle vital seront néanmoins favorisées. Comme le précise Gouyon, « les gènes, dans leur course à la reproduction, auraient évolué pour fabriquer des véhicules de plus en plus performants, au prix de leur longévité »190.

88Mais, il existe des espèces où les individus ne subissent aucun phénomène de sénescence parce que leur valeur sélective augmente constamment avec l’âge, comme dans le cas des procaryotes et de certains animaux et végétaux191. La mort n’existe absolument pas pour éviter l’extinction de l’espèce ou pour le bien de l’espèce. La mort individuelle est une conséquence inévitable de la vie, qu’elle soit plus ou moins hâtée selon les stratégies évolutives des espèces. Mais, les deux phénomènes (extinction et mort) ne sont pas aussi clairement reliés qu’une doxa mal informée des théories évolutives néo-darwiniennes l’a longtemps laissé croire. À ce sujet, les personnes qui pensent que la mort individuelle est un mal nécessaire pour un plus grand bien, la survie de l’espèce, se trouvent logiquement confrontées à l’utilité des extinctions d’espèces au niveau supérieur et il est alors à craindre des dérives finalistes, voire mystiques. Pour Maurice Marois, ancien président de la Société de Thanatologie, ces espèces qui disparaissent « souffrent la mort pour un plus grand bien de la vie », et « l’échec [que représente la mort] est dépassé par la subordination à un dessein plus vaste, subordination des individus à l’espèce, des espèces au grand dessein mystérieux de la vie »192.

89Les espèces ne sont effectivement pas immortelles, et bien au contraire, elles ont une longévité à peu près définie, en moyenne de quatre millions d’années et ne dépassant guère les dix millions d’années selon les données paléontologiques disponibles193. Mais n’y a-t-il pas d’exceptions à cette règle empirique comme le suggérerait l’existence d’espèces dites « fossiles » ? Rien n’est moins sûr ; en effet il est tout à fait erroné de considérer que les espèces fossiles, comme le cœlacanthe ou les limules, soient identiques depuis des dizaines ou des centaines de millions d’années. Ces espèces ne sont pas plus vieilles que les autres espèces de poissons ou d’arthropodes. Elles ont seulement la particularité d’avoir conservé des caractères écologiques et morphologiques ancestraux. En définitive, seule la lignée des espèces est potentiellement immortelle, mais les espèces, quel que soit leur type d’extinction, ne durent pas éternellement comme le laisse accroire le fallacieux exemple des espèces fossiles.

90Mais la raison de leur finitude temporelle n’a absolument rien à voir avec un quelconque dessein supérieur ou transcendant. Elle est le résultat d’une part de l’existence d’une « horloge moléculaire »194, qui modifie en permanence la structure des acides nucléiques et des protéines selon une loi de probabilité dont la cause est encore mal déterminée, et d’autre part, des accidents écologiques qui induisent inévitablement des changements et des renouvellements de faune et de flore.

91Comme Klarsfeld et Revah, nous pensons donc qu’il faut résister à la tentation de vouloir forcément attribuer une fonction ou une utilité à la mort, et a fortiori lorsque l’on se situe au niveau des espèces et de l’extinction. L’explication évolutive et scientifique de la mort nous éclaire quant aux rapprochements qui peuvent ou non être opérés avec l’extinction. Mais cette approche n’épuise pas les rapprochements ou au contraire les divergences perceptibles entre mort et extinction.

Approche phénoménologique de la distinction entre mort et extinction

92Prendre en compte le rapport que l’on peut avoir avec la mort, les éléments psychologiques qui amènent à prendre conscience du fait de la mort, les éléments philosophiques aussi qui permettent de se représenter la mort et de vivre avec, tous ces points sont autant de piste pour appréhender l’espace irréductible qui sépare ces deux types d’absence d’être. Car, la mort et l’extinction se rapprochent et iraient même jusqu’à se confondre en tant qu’absence : sentiment de vide, vertige du néant, idée du rien. De l’être, quel qu’il soit, on perçoit un passage vers le non-être, du quelque chose vers le rien. Mais a-t-on vraiment affaire au même néant, à la même absence ? Certes, la question ressemble à un non-sens (comment le néant pourrait-il être double ? On ne sait même pas si le néant peut être depuis Parménide). Pourtant, si l’absence, en tant que néant, ne se détermine qu’en fonction de l’être qui disparaît, et de la connaissance que nous en avons, force est de constater qu’il y a sans doute autant de types d’absence que de types d’être.

93Quel type d’absence est donc la mort ? La mort, d’abord, ne concerne que des êtres vivants. Mais elle ne peut se réduire à l’absence d’êtres vivants. Absence physique d’abord : je suis absent de chez moi ; pour autant, je ne suis pas mort. Je suis ailleurs, mon corps est ailleurs, et non pas mort. À ce sujet, l’absence indéfinie du corps est parfois pire que la mort comme en témoigne les familles de disparus (mais c’est une autre question, celle du deuil, que nous aborderons plus loin).

94Il n’y a pas non plus d’êtres vivants sur la Lune. Pour autant y a-t-il eu « de la mort », si on peut parler ainsi, sur ce satellite ? Non ! Bien que l’on entende parfois dire que la lune est une planète « morte », cette expression métaphorique cache malencontreusement le fait que la Lune n’a jamais porté le moindre processus de mort d’être vivant, tout simplement parce qu’elle ne porta jamais d’être vivant. La mort est forcément postérieure, consécutive, à la vie d’un être vivant. À cet égard, personne ne dit jamais qu’avant de naître, il était mort ; même si cette personne n’était évidemment pas vivante, pas « encore » vivante comme on précise souvent.

95La mort est donc l’absence d’un être vivant au sens où elle entérine le passage d’un état de vie à un état de non-vie. Sans nous plonger dans les débats classiques sur la connaissance subjective de la mort195, celle-ci ressemble en substance à un changement d’état. Mais, autant il est facile de faire reposer la caractérisation de la mort sur la disparition de la vie, autant il reste à définir précisément ce qu’est la vie.

96Concédons toutefois que la définition de la mort en tant qu’oblitération définitive de la vie « vécue », en tant que disparition de la conscience, qu’évanouissement du monde perceptif et intellectif, ne soulève guère de contestation. La mort est avant tout un phénomène subjectif et qualitatif, au sens de qualia ou plutôt de désincarnation des qualias : sons, images, odeurs, couleurs, sensations disparaissent pour autant que nous, vivants, puissions en juger. Ce qu’il y a de quantitatif dans le passage de la vie à la mort, les données physiologiques que mesurent les médecins, ne sont que des traces, des signes qu’ils traquent pour reconnaître « objectivement » l’état de mort, mais ne sont en rien la mort.

97En fin de compte, la mort est impalpable, qualitative, et « connaissable »196 uniquement sur le mode de la subjectivité ; pourtant, on dit que la mort « rôde », on sent sa présence, on la redoute et on la conjure comme une personne. La mort en tant que telle se donne à voir comme un vide insupportable ; la représentation de la mort est donc là en quelque sorte pour compenser ce vide.

98Toutefois, en regard de l’extinction, la mort constitue un terrible déséquilibre phénoménal pour l’observateur. La mort est le passage d’un état de vie à un état de non-vie, mais le corps, en tant qu’élément organique, matériel, réel, reste. Souvent, à part quelques signes caractéristiques (la rigidité et la blancheur cadavérique), l’intégrité corporelle demeure. Cette présence de la forme de l’être humain (ou même animal) rappelle obstinément l’essence de la personne, alors même que sont existence n’est plus. La mort, ce néant subjectif, est bien présente pour les autres, dans ce corps qui reste, pire même, qui évolue selon son rythme naturel de cadavre : putréfaction, décomposition, désagrégation, etc. La mort est donc un vide excessivement « plein », une sorte de déséquilibre saturé des sens, un conflit et un affront permanent pour la conscience dont le deuil est la voie de résolution.

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Le jardin de la mort (« Kuoleman puutarha »)
Représentation allégorique de la mort par le peintre symboliste Hugo Simberg.

99L’extinction aussi se traduit par une envoûtante sensation de vide, de manque, d’absence, sans aucun doute encore plus forte que la mort ; et paradoxalement, moins prégnante, beaucoup plus discrète. Car contrairement à la mort, l’extinction ne laisse absolument rien derrière elle, que du néant. Car l’extinction est de nature purement quantitative et relationnelle. Pas de corps, pas de matière, que le passage d’une certaine quantité d’individus au niveau zéro, pire, à l’ensemble vide. Et qui dit absence d’individus, dit absence de relations, d’interactions, plus rien. Les plus sceptiques rétorqueront : et les spécimens conservés, et les fossiles, ne sont-ils justement pas quelque chose qui témoigne de l’existence d’une espèce et de son statut éteint ? Certes, mais ces fossiles représentent avant tout la mort d’individus anciens plutôt que l’extinction d’espèces. Les fossiles en eux-mêmes, par leur définition et par leur présence, sont le témoignage direct de la mort d’organismes anciens. Ce n’est que par les signes qu’ils portent que l’on peut déduire leur nature, leur espèce ; ce n’est que par comparaison, de manière indirecte, selon un raisonnement scientifique complexe et construit que l’on peut s’assurer de l’extinction de l’espèce à laquelle ils appartenaient.

100L’extinction va au-delà de la mort ; d’un point de vue ontologique, c’est la mort de la vie et de la mort. La mort se donne à voir et s’exhibe cruelle, tapageuse, outrancière et effrayante. L’extinction au contraire se dérobe, se dissimule, se fait oublier. Il aura fallu des millénaires à l’homme pour prendre conscience de son existence. Il faut encore à notre époque des années (trente officiellement) pour être sûr de la disparition totale d’une espèce, car l’absence passe facilement inaperçue. Mais gardons-nous des métaphores faciles : l’absence n’est pas la mort, la mort n’est pas l’extinction. Ce n’est qu’au terme d’un long cheminement cognitif que l’homme peut enfin s’assurer de l’existence de ce vide, de ce néant qu’est l’extinction.

101Beaucoup d’animaux perçoivent la mort, même s’il est permis de douter qu’ils puissent se représenter la leur, mais seuls les hommes peuvent percevoir l’extinction : « L’homme est l’être par qui le néant vient au monde »197. Sartre avait doublement raison : seul l’homme est capable de se représenter non seulement sa propre finitude, mais aussi la finitude et le vide de l’espèce s’éteignant. Mais l’homme est aussi l’espèce par laquelle le néant des autres espèces vient au monde, comme nous le rappelle d’un point de vue empirique la crise environnementale que nous vivons.

102L’homme reconnaît les extinctions, il reconnaît aussi parfois sa responsabilité lorsque ayant abusé de la liberté technique dont il s’est doté, il détruit les autres formes de vie, inutilement bien souvent. Mais peut-il aller jusqu’à faire le deuil de ce qui devient une absence totale, un phénomène dont ne restent que quelques témoignages fantomatiques, fossiles, représentations, traces ? Nous aborderons ce point dans la prochaine partie, car elle entre déjà dans la sphère morale.

103Dans notre monde, si les espèces s’éteignent, elles ne meurent pas ! Seuls des organismes et des populations meurent. Nous ne pouvons évidemment pas faire renaître ceux-ci, mais nous pouvons espérer en créer d’autres qui leur ressembleront, ou même qui leur seront identiques, si nous avons des raisons de croire que c’est bon pour la nature. Mais pour cela nous obéissons toujours aux lois de la nature que nous ne faisons que prolonger. De notre vision de la nature, naît une action informée par l’éthique sur cette même nature. C’est finalement de l’adéquation entre le voir (irréel et scientifique) et l’agir (réel et éthique) que dépend notre accord avec la nature ; voilà pourquoi il était essentiel, avant d’aborder l’éthique, d’analyser ce nœud biologique entre le voir et l’agir qu’est l’espèce.

Notes de bas de page

127 De nombreuses réflexions de ce chapitre sont inspirées de l’article suivant : Delord (Julien), « The nature of extinction », Studies in history and philosophy of biological and biomedical sciences, vol. 38, 2007, pp. 656-667.

128 Diderot (Denis), Pensées sur l’interprétation de la nature, 2ème éd., Paris : [s. n.], 1754, p. 190.

129 Martin (Paul S.) & Klein (Richard G.) (sous la dir.), Quaternary Extinctions : a Prehistoric Revolution, Tucson : University of Arizona Press, 1984, x + 892 p.

130 Barbault (Robert), Des Baleines, des bactéries et des hommes, Paris : Odile Jacob, 1994, 239 p. (Sciences).

131 Raup (David M.), De l’extinction des espèces…, op. cit.

132 Ramade (François), Le grand massacre, l’avenir des espèces vivantes, Paris : Hachette, 1999, 287 p. (Sciences).

133 Henry (Jean-Pierre), « Quelles stratégies de la conservation ? », Biofutur, vol. 211, 2001, pp. 30-33.

134 Cf. Van Valen (Leigh), « A new evolutionary law », op. cit. Cette qualification de « pseudo-extinction » est quelque peu abusive selon nous, car il s’agit bien d’une extinction d’espèce véritable, simplement différente de l’extinction par cessation définitive d’existence sans descendance.

135 Cf. Raup (David M.) & Stanley (Steven M.), Principles of Paleontology, New York : W.W. Norton & Co., 1971, x + 388 p.

136 International Union for Conservation of Nature, IUCN red list categories - prepared by the IUCN Species Survival Commission, as approved by the 40th meeting of the IUCN Council, Gland, Switzerland, 30 November 1994, Gland : IUCN, 1994, 21 p.

137 Voir le site web : www.redlist.org. Italiques rajoutés.

138 Ibid.

139 Cf. supra p. 336.

140 De Queiroz (Kevin), « The General Lineage Concept of Species and the Defining Properties of the Species Category », in Wilson (Robert A.), Species New Interdisciplinary Essays, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1999, pp. 49-89 (p. 70).

141 http://creo.amnh.org/goals2.html : Le CREO est rattaché au Muséum Américain d’Histoire Naturelle. Son but est d’évaluer toutes les données sur les extinctions récentes afin d’en tirer des conclusions sur les processus et les taux d’extinctions actuels.

142 De Queiroz (Kevin), op. cit., p. 83, note 21.

143 Cf. supra p. 233.

144 Gunn (Alastair S.), « The Restoration of Species and Natural Environment », Environmental Ethics, vol. 13, 1991, pp. 291-310.

145 Daszkiewicz (Piotr) & Aikhenbaum (Jean), Aurochs, le retour… d’une supercherie nazie, Paris : Histoire, Sciences, Totalitarisme, Éthique et Société, 1999, 160 p.

146 Tumpey (Terrence M.), Basler (Christopher F.), Aguilar (Patricia V.), Zeng (Hui), Solórzano (Alicia), Swayne (David E.), Cox (Nancy J.), Katz (Jacqueline M.), Taubenberger (Jeffery K.), Palese (Peter) & García-Sastre (Adolfo), « Characterization of the reconstructed 1918 spanish influenza pandemic virus », Science, vol. 310, 2005, pp. 77-80.

147 Vincent (Catherine), « Le tigre de Tasmanie, naturellement plus mort que vif », Le Monde, 1er juin 2002.

148 Cf. Debru (Claude), Le possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, Paris : PUF, 2003, X + 440 p.

149 Ehrenfeld (David), « Life in the Next Millenium : Who Will be Left in the Earth’s Community ? », in Kaufman (Les) & Mallory (Kenneth), Last Extinction, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 1986, p. 175.

150 Orlando (Ludovic), L’anti-Jurassic Park : Faire parler l’ADN fossile, Paris : Belin ; Pour la science, 2005, 271 p. (Regards). Comme son titre l’indique, l’objectif du livre d’Orlando est de démontrer l’inanité du mythe Jurassic Park, celui de la recréation d’espèces disparues depuis des millions d’années, et au contraire, de révéler au public tout ce que la paléogénétique peut apporter à la science en termes de reconstruction d’arbres phylogénétiques, de connaissances paléoenvironnementales, d’identification de maladies anciennes ou encore de résolution d’énigmes historiques. L’auteur pense que le rêve de « zoo préhistorique » est à oublier compte tenu des difficultés techniques que pose le clonage d’espèces disparues. Soit. Et il appelle aussitôt à préserver les espèces de l’extinction plutôt que d’espérer les voir ressusciter. Pour sincère que soit la position d’Orlando, elle n’empêche pas moins d’explorer les conséquences métaphysiques de la possibilité de recréation d’espèces que nous poursuivons, qui à son tour éclairera nos positions éthiques.

151 Shannon (Claude E.) & Weaver (Warren), The Mathematical Theory of Communication, Urbana : University of Illinois Press, 1949, VI + 117 p.

152 Maynard-Smith (John), « The Concept of Information in Biology », Philosophy of Science, vol. 67, 2000, pp. 177-194.

153 Il s’agit de l’exemple fourni par Hull (David L.), « A Matter of Individuality », in Sober (Elliott) (sous la dir.), Conceptual Issues in Evolutionnary Biology, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 1994, pp. 193-215 et Stamos (David), « Buffon, Darwin and the Non-individuality of Species-A Reply to Jean Gayon », Biology & Philosophy, no 13, 1998, pp. 443-470.

154 Ruse (Michael), « The Species Problem », in Wolters (Gereon) & Lennox (James G.) (sous la dir.), Concepts, Theories, and Rationality in the Biological Sciences : the Second Pittsburgh-Konstanz Colloquium in the Philosophy of Science, University of Pittsburgh, October 1-4, 1993, Konstanz : UVK-Universitäts verrlad Konstanz ; Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1995, p. 183. Michael Ruse réagit la verve qui lui est propre au débat sur la recréation des espèces (traduction personnelle) : « Franchement, ce type de discussion [sur l’irréversibilité des extinctions] s’appuie un peu trop sur des intuitions à mon goût... S’il arrive qu’un jour je sois avalé par un Tyrannosaure recréé, alors je sais quelle intuition serait la bonne. Si cela ressemble à un canard, si cela cancane comme un canard, si cela pond des œufs comme un canard, alors... ! »

155 Cf. Lherminier (Philippe) & Solignac (Michel), De l’espèce, op. cit., p. 136.

156 En termes généraux, le débat classe/individu remonte au Moyen Âge et à la très scolastique « querelle des universaux » qui, pour simplifier, vit s’affronter trois positions principales comme tentatives de réponse à la question de Porphyre (232-303) sur l’existence en eux-mêmes, i. e. en tant que concepts universels, des genres et des espèces : la position réaliste soutient que les universaux constituent une réalité en eux-mêmes ; le nominalisme soutient qu’il ne s’agit que de mots désignant une classe d’individus, seuls réalités existantes ; pour reprendre l’expression d’un botaniste du xixe siècle, « les espèces ne sont pas filles de la nature, mais filles de l’esprit humain ». Quant au conceptualisme, dérivé de la pensée aristotélicienne, il soutient que les universaux existent dans l’esprit à partir de la considération de ce qu’ont en commun les individus. Cf. Libera (Alain de), La querelle des universaux : de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris : Éditions du Seuil, 1996, 512 p. (Des Travaux).

157 Ghiselin (Michael), « A Radical Solution to the Species Problem », Systematic Zoology, vol. 23, 1974, pp. 536-544. Repris in Ereshefsky (Marc) (sous la dir.), The Units of Evolution Evolution : Essays on the Nature of Species, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 1992, pp. 279-291.

158 Hull (David L.), « Are Species Really Individuals ? », Systematic Zoology, vol. 25, 1976, pp. 174-191 ; Hull (David L.), « A Matter of Individuality », op. cit.

159 Cf. Brogaard (Berit), « Species as individuals », Biology and Philosophy, vol. 19, 2004, pp. 223-242. « Méréologique », du grec meros, partie ; qualifie la relation d’appartenance qui lie l’élément à l’ensemble, la partie au tout.

160 Gunn (Alastair S.), op. cit., p. 298.

161 Pour l’analyse de l’étymologie, Cf. Gayon (Jean), « The Individuality of the Species : a Darwinian Theory ? – From Buffon to Ghiselin and Back to Darwin », Biology & Philosophy, vol. 11, 1996, pp. 215-244.

162 Stamos (David), « Buffon, Darwin… », op. cit.

163 Ceci est particulièrement remarquable chez les bovins clonés. Cf. De Montera (Béatrice), Boulanger (Laurent), Taourit (Sead), Renard (Jean-Paul) & Eggen (André), « Genetic identity of clones and methods to explore DNA », Cloning Stem Cells, vol. 6, no 2, 2004, pp. 133-139.

164 Cf. Mishler (Brent), « Getting Rid of Species ? », in Wilson (Robert A.), Species New interdisciplinary Essays, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1999, pp. 307-315.

165 Ereshefsky (Marc), The Poverty of the Linnean Hierarchy : A Philosophical Study of Biological Taxonomy, Cambridge : Cambridge University Press, 2001, 316 p.

166 Hey (Jody), Genes, categories, and species : The evolutionary and cognitive causes of the species problem, Oxford ; New York : Oxford University Press, 2001, xvii + 217 p.

167 Ereshefsky (Marc), The poverty..., op. cit., p. 102.

168 Hull (David L.), « A Matter of Individuality », op. cit., p. 94. Nous soulignons.

169 Mahner (Martin) & Bunge (Mario A.), Foundations of biophilosophy, Berlin ; New York : Springer, 1997, xviii + 423 p., chap. 7.

170 Ibid., p. 214.

171 Hacking (Ian), Concevoir et expérimenter : thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales [trad. de l’anglais par Ducrest Bernard], Paris : Christian Bourgois, 1989, 458 p. (Epistémè essais).

172 Hottois (Gilbert), Philosophies des sciences, philosophie des techniques [préf. de Fagot-Largeault Anne], Paris : Odile Jacob, 2004, p. 64.

173 Cette notion de « genre interactif » ne devrait pas être confondue avec celle proposée par Ian Hacking in The Social Construction of What ? [Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1999, x + 261 p.] qui concerne des personnes ou des groupes de personnes conscients de leur propre catégorisation par la société et capable de rétroagir symboliquement selon cette classification. Hottois insiste plus sur la dimension technoscientifique de l’interaction, conception plus proche de Concevoir et expérimenter de Hacking.

174 Mahner (Martin) & Bunge (Mario A.), Foundations..., op. cit., p. 230.

175 Mishler (Brent) & Donoghue (Michael), « Species Concepts : a Case for Pluralism », Systematic Zoology, vol. 31, no 4, 1982, p. 497.

176 Cf. Gannett (Lisa), « Making populations : Bounding genes in space and time », Philosophy of Science, vol. 70, 2003, pp. 989-1001.

177 Mahner (Martin) & Bunge (Mario A.), Foundations..., op. cit., p. 226.

178 Ibid., p. 233.

179 Hebert (Paul D. N.), Cywinska (Alina), Ball (Shelley L.) & deWaard (Jeremy R.), « Biological identifications through DNA barcodes », Proceedings of the royal society London B, vol. 270, 2003, p. 1512.

180 Lherminier (Philippe) & Solignac (Michel), De l’espèce, op. cit., p. 417. En paraphrasant Kant, ces deux auteurs affirment que « la relation écologique n’est pas déterminante au sens diagnostique, mais qu’elle est réfléchissante ».

181 Cf. Kauffman (Stuart A.), The Origins of Order..., op. cit.

182 Wilson (Jack), Biological individuality : the identity and persistence of living entities, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1999, xii + 137 p.

183 Van Inwagen (Peter), Material beings, Ithaca : Cornell University Press, 1990, viii + 299 p.

184 Cf. Wilson (Jack), Biological Individuality..., op. cit., et aussi Tirard (Stéphane), « Cryptobiose et reviviscence chez les animaux, le vivant et la structure », Études sur la mort, no 124, 2003, pp. 81-89.

185 Levi-Strauss (Claude), La Pensée sauvage, Paris : Plon, 1962, II + 393 p. + [8] p. de pl.

186 Beutler (Ernest), Perspectives in Biology and Medicine, vol. 29, 1986, pp. 175-179.

187 Klarsfeld(André) & Revah (Frédéric), Biologie de la mort, Paris : Odile Jacob, 1999, 288 p.

188 Cf. Rose (Michael), Evolutionary Biology of Aging, New York : Oxford University Press, 1991, ix + 221 p.

189 Cf. Gouyon (Pierre-Henri), Henry (Jean-Pierre) & Arnould (Jacques), Les Avatars…, op. cit.

190 Ibid., p. 255.

191 Voir l’exemple du homard dans Klarsfeld (André) & Revah (Frédéric), La Biologie…, op. cit.

192 Marois (Maurice), « Genèse de l’apparition de la vie et de la mort », in Chabanis (Christian) (sous la dir.), La Mort, un terme ou un commencement, Paris : Fayard, 1982, 441 p. (p. 42).

193 Raup (David M.), De l’extinction des espèces..., op. cit.

194 Zuckerkandl (Emile) & Pauling (Linus), « Molecular Disease, Evolution, and Genic Heterogeneity », in Kasha (M.) & Pullman (B.), Horizons in Biochemistry, New York : Academic Press, 1962, pp. 189-225.

195 Cf. Jankélévitch (Vladimir), La Mort, Paris : Flammarion, 1966, 426 p. (Nouvelle bibliothèques scientifique).

196 Jankélévitch se demande justement en quel sens on peut affirmer que la mort est connaissable, puisque dès qu’elle survient, les conditions de possibilité de la pensée et du savoir s’évanouissent. Jankélévitch (Vladimir), La mort, op. cit., p. 39.

197 Sartre (Jean-Paul), L’Être et le Néant, Paris : Gallimard, 1943, p. 60 (Bibliothèque des idées).

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