La Biologie de la Conservation
p. 353-406
Texte intégral
1La biologie de la conservation (BC)1, en tant que science autonome, émerge dans les années 60-70 avec pour objet principal de comprendre, de prévoir et de prévenir les dommages subis par l’environnement (dont les extinctions d’espèces). Elle fait appel à des ressources scientifiques multiples : l’écologie et la biologie des populations, mais aussi la génétique, la systématique, la paléontologie, l’anthropologie, l’économie, etc.2) Nous allons cependant nous limiter ici à l’analyse épistémologique des concepts écologiques au sens large, en faisant appel au besoin à des résultats de la paléontologie.
Rappel historique
2La « préhistoire » de la conservation est à rechercher dans la gestion des ressources naturelles, et pour les espèces en particulier, du côté de la gestion du gibier, comme en témoigne la démarche d’Aldo Leopold aux États-Unis. En France, il n’est sûrement pas innocent que la fondation du premier parc national français (La Vanoise) soit en partie l’œuvre d’un chasseur, le docteur Couturier, qui voyait là l’occasion de constituer une gigantesque réserve de futurs trophées, chamois et bouquetins notamment !
3Pour ce qui est de la Biologie de la Conservation (BC) même, c’est à dire de la science qui étudie la biodiversité (aux niveaux génétique, spécifique, écosystémique, et même paysager) et les dynamiques d’extinction pour essayer de les enrayer, elle apparut à la fin des années 603 et se structura au cours des années 70. Cette science très récente s’inspira de l’écologie des communautés, de la biologie des populations et surtout de la biogéographie insulaire. Selon Grumbine4, l’objectif initial de la BC était d’intégrer les théories de la biogéographie insulaire aux pratiques de conservation. Cet objectif fut largement dépassé et la BC développa ses propres méthodes et ses propres théories. Pour ce qui est de l’aspect génétique, le pionnier de la génétique de la conservation (ou de la « conservation génétique »), Otto Frankel, s’inspira des préoccupations des agronomes qui commençaient à créer des banques de graines pour préserver la diversité génétiques des plantes susceptibles d’améliorer les cultivars existants. Il souligna pour sa part, et de façon visionnaire, la responsabilité éthique des généticiens dans la conservation de la diversité génétique et des processus évolutifs naturels5.
4Au départ cependant, l’un des objectifs de la BC était d’estimer la surface minimale d’une réserve naturelle pour garantir la pérennité des espèces et des écosystèmes ; puis cet objectif s’est progressivement focalisé sur la taille minimale des populations pour garantir leur viabilité, et plus récemment encore, sur les moyens de garantir son « évolvabilité » à long terme.
Architectonique de la BC
5Avant de présenter les méthodes et les concepts propres à la BC, sa nature fondamentalement pluridisciplinaire nous invite à explorer plus avant les sciences auxquelles elle emprunte principalement ses savoirs et ses méthodes. Pour reprendre un vocable aristotélicien, on peut dire que la BC constitue une science architectonique par rapport à la taxinomie, l’écologie, la biologie de l’évolution et de nombreuses sciences humaines comme la sociologie, l’économie, l’éthique, dans la mesure où elle constitue une fin pour ces sciences qui, dans le cadre de la BC, lui servent de moyens. Nous laisserons momentanément de côté les sciences humaines qui seront largement évoquées dans les chapitres de cet ouvrage consacrés à l’éthique environnementale. De même, nous ne reviendrons pas sur la place des extinctions et leur signification dans le cadre des sciences écologiques, que nous avons largement abordé dans les chapitres précédents. Nous nous focaliserons ici sur les deux pieds restants (taxinomie et évolution) du trépied scientifique qui, avec l’écologie, constitue l’architecture de la BC.
La taxinomie
6Avant de se poser les questions « comment conserver ? » et « pourquoi conserver ? », il est essentiel de se demander « que conserver ? » On retrouve ainsi au niveau des sciences de la conservation le même type de structuration que celui avancé par Ernst Mayr6 pour rendre compte de l’organisation de la biologie dans son ensemble, laquelle répondrait aussi à ces trois questions : quoi ? comment ? pourquoi ?
7Plus que dans d’autres sciences, les investigations qui permettent de répondre à la question « quoi ? » sont fondamentales en biologie, et il n’est guère étonnant qu’elles aient constitué historiquement la principale activité des naturalistes et des biologistes. Décrire et classer les espèces (et la biodiversité en général) constituent des activités essentielles sans lesquelles les observations et les communications les plus élémentaires des biologistes ne seraient possibles. Les disciplines biologiques en charge de ces recherches sont la taxinomie7 et la systématique. Bien que ces termes semblent interchangeables, la taxinomie consisterait en pratique à décrire, à nommer et à classer les formes de vie ainsi qu’à réfléchir aux méthodes de classification ; la systématique consisterait de manière plus générale à s’interroger sur l’organisation, l’histoire et l’évolution des formes de vie dans l’espace et dans le temps8. Nous ne poursuivrons pas ce débat plus loin, et nous utiliserons alternativement les termes de « taxinomie » et de « systématique », en favorisant ce dernier dans un cadre plus général. Nous ne présenterons pas non plus les fondements et les méthodes de la systématique dans la mesure où ces réflexions dépasseraient le cadre de cette enquête ; nous renverrons pour cela le lecteur vers des ouvrages spécialisés9. Nous restreindrons notre approche de la systématique à sa mission dans le cadre de la crise de la biodiversité actuelle et aux ressources précieuses qu’elle fournit à la BC pour identifier, répertorier et évaluer les entités biologiques en danger et à conserver.
8D’emblée, reconnaissons que l’ampleur de la tâche qui attend les taxinomistes est immense. Il ne s’agit pas moins que de décrire et de caractériser l’ensemble des formes de vie de notre planète ! Bien que ce programme de recherche ait été initié de manière systématique par Linné il y a plus de deux cent cinquante ans, au rythme actuel de découverte, il reste encore du travail pour plusieurs siècles. Le nombre total d’espèces actuellement décrites serait de l’ordre de 1,8 millions (il n’est même pas précisément connu !), loin en deçà des 5 à 30 millions d’espèces estimées sur notre planète (estimation elle-même incertaine)10. Comme le constate lucidement le systématicien Alain Dubois, « en plus d’être incomplètes, nos données taxinomiques sur les organismes vivants sont terriblement imprécises »11. La question qui se pose dès lors aux taxinomistes est : comment collecter de manière rapide et cohérente les informations nécessaires à un inventaire du vivant ? Les réponses à cette question fondamentale ne peuvent qu’émerger dans un espace scientifique déjà fortement contraint par des facteurs internes et externes : en premier lieu, le processus de disparition de la biodiversité, ensuite les changements conceptuels en biologie de l’évolution et en taxinomie qui modifient en permanence les définitions des catégories biologiques adéquates, la pression mise par les écologistes pour la collecte des informations utiles à la BC, sans compter les contraintes financières, humaines, institutionnelles, etc. Mais la taxinomie peut aussi compter sur l’apport des sciences de l’information, sur internet et les réseaux informatiques pour le partage et l’échange des données et sur les avancées de la génétique pour faciliter son travail.
9Reprenons d’abord les différentes étapes nécessaires à la création d’un inventaire de la biodiversité, outil indispensable pour toute mission de conservation d’ampleur. Ces étapes peuvent être résumées par dix actions : explorer, découvrir, décrire, catégoriser, classer, nommer, inventorier, diffuser, alerter, sauver.
10Il est peu d’épisodes de l’histoire des sciences plus fascinants et plus exotiques que l’exploration des faunes et flores lointaines par les naturalistes-voyageurs entre les xviie et xixe siècles. On pourrait croire que cette période héroïque de collecte et d’identification des produits du règne vivant par delà les mers lointaines avait réduit aujourd’hui la science des systématiciens à un patient et monotone travail de laboratoire. Or, l’état nettement fragmentaire de l’inventaire de la biodiversité oblige plus que jamais les systématiciens à se faire explorateurs. Ils sont en effet les mieux à même d’estimer le potentiel de la « récolte » de nouvelles formes de vie, en fonction des milieux les moins connus, des taxons les plus riches et les moins étudiés, de l’originalité des conditions écologiques, etc. De grandes expéditions scientifiques (et médiatiques) récentes soutenues par le Muséum National d’Histoire Naturelle témoignent des richesses biologiques encore inexplorées qui attendent la visite de taxinomistes chevronnées : la mission « Santo 2006 » a eu pour but de répertorier l’ensemble de la diversité spécifique d’une île de l’archipel des Vanuatu ; un projet similaire s’est déroulé en 2004 sur l’îlot corallien de Clipperton (Pacifique est) ; on peut encore citer les différentes missions du « Radeau des cimes » pour explorer la biodiversité de la canopée des forêts équatoriales12. L’exploration de la diversité du vivant ne se réduit toutefois pas à ce travail spectaculaire en terrain (plus ou moins) inconnu.
11La plupart des découvertes d’espèces sont en effet rarement le fait du hasard et résultent au contraire de stratégies et de techniques élaborées : les innovations des techniques génétiques et moléculaires permettent ainsi de démontrer que deux individus semblables morphologiquement possèdent en réalité des différences génétiques susceptibles de justifier la distinction de deux nouvelles espèces. Les méthodes d’échantillonnage sont constamment améliorées (par exemple les pièges à insectes, les instruments de pêche de grand fond, la nature des appâts, etc.) Une technique – il est vrai très peu « écologiquement correcte » – comme le fogging, qui consiste à pulvériser un nuage d’insecticide puissant au sommet des arbres de la forêt tropicale, a permis de montrer en 1982 que la faune entomologique de la canopée des forêts tropicales était sous-estimée de plusieurs ordres de grandeur13. Jusqu’à 90 % d’espèces d’insectes nouvelles ont pu être découvertes lors de l’échantillonnage d’une espèce d’arbre. Or, il existerait plus de 50 000 espèces d’arbres tropicaux...
12Par ailleurs, des facteurs particuliers permettent de soupçonner l’existence d’espèces inconnues : c’est le cas des milieux difficiles d’accès (par exemple les micro-habitats – i.e. trous dans du bois mort – ou les fonds sous-marins). C’est aussi le cas des cycles écologiques originaux : il existe ainsi des espèces « à éclipses » qu’on n’observe qu’à des décennies d’intervalle parce qu’elles n’apparaissent que suite à des évènements exceptionnels – feux de forêt par exemple. Enfin, les espèces rares sont plus difficiles à détecter ce qui autorise encore de nombreuses découvertes parmi ces dernières.
13La découverte de nouvelles espèces n’est pas exceptionnelle, même si elle reste rare parmi les taxons les plus connus (mammifères, oiseaux). Ainsi, en 2004 une nouvelle espèce de macaque, Macaca munzala qui vit dans une zone peu explorée du Nord-Est montagneux de l’Inde, a été découverte, événement qui ne s’était pas produit depuis plus d’un siècle14. En 1994, c’est un nouveau bovidé, le saola, qui est décrit au Vietnam, là aussi dans une zone montagneuse. Globalement, les systématiciens découvrent chaque année plus de 10 000 nouvelles espèces. La plupart de ces espèces sont des insectes, et avant tout des coléoptères qui représentent presque le quart des espèces décrites. Toutefois, au rythme actuel, il faudrait plusieurs siècles avant d’avoir décrit correctement l’ensemble de la biodiversité.
14Lorsque les échantillons sont récoltés, le travail du taxinomiste consiste justement à décrire selon un protocole précis les spécimens qui deviendront le « type » de l’espèce. Les taxinomistes s’appuient pour cela sur les caractères, ou attributs observables, des organismes afin d’établir un tableau des similitudes et des différences avec les types déjà connus. Lorsqu’elles sont disponibles, les informations sur l’éthologie et l’écologie de l’espèce sont précieuses dans un objectif de conservation.
15Après comparaison avec les taxons déjà décrits, les nouveaux organismes sont ensuite regroupés au sein de catégories de la hiérarchie linnéenne, sous-espèces, espèces, genre, etc. et un nomina en latin est attribué à toutes ces unités selon un système international de nomenclature. Les nouveaux taxons (famille, genre, espèce...) décrits sont enfin insérés dans la classification générale du vivant. Il est aujourd’hui largement admis que la classification la plus naturelle est de nature phylogénétique, c’est-à-dire qu’elle rend compte des liens de descendance et de parenté évolutive entre les êtres organisés. Chaque branche de l’arbre du vivant est un clade ou « taxon strictement monophylétique contenant un ancêtre et tous ses descendants »15. La taxinomie représente ainsi à la fois le langage de base de la biodiversité (par la nomenclature), particulièrement au niveau de la catégorie de l’espèce, et un dictionnaire où sont répertoriées, de manière ordonnée, toutes les occurrences d’espèces et plus généralement de taxons (par la classification). Grâce à la définition de standards internationaux, il est ainsi possible de comparer la richesse biologique de milieux tout à fait dissemblables ou encore d’évaluer l’originalité évolutive (la diversité « qualitative ») de certains taxons. Si une espèce représente à elle seule une famille particulière, on est en droit d’estimer qu’elle possède plus de valeur en termes de conservation qu’une espèce qui possède de nombreuses espèces-sœurs dans le même genre, toutes choses égales par ailleurs.
16Pour faciliter l’exploitation, la vérification et le recoupement des données taxinomique, il est nécessaire que les scientifiques réalisent ensuite des inventaires. Ceux-ci peuvent être de différente nature. Il existe d’abord des inventaires matériels, ou collections, qui regroupent les spécimens naturalisés, et notamment les types qui servirent à la première description scientifique d’une espèce. Le rôle des collections est irremplaçable pour documenter les biodiversités actuelle et passée. Les inventaires de données consistent à regrouper et à croiser toutes les données taxinomiques selon des axes cognitifs pertinents en termes scientifiques. Dans la perspective de rendre compte le mieux possible de l’état de la biodiversité, deux approches ont été proposées : la « All-Taxon Biodiversity Inventory (ATBI) » cherche à énumérer le nombre exhaustif d’espèces qui vivent sur un territoire donné (et de dimension limité). Son avantage est de faciliter par la suite la gestion écologique du territoire en question. L’autre approche, la « All-Biota Taxon Inventory (ABTI) » consiste à sélectionner un taxon ou un groupe monophylétique et à étudier extensivement l’ensemble des espèces qui le constituent indépendamment de leur localisation géographique. Celle-ci à la faveur de nombreux taxinomistes dans la mesure où elle suit une logique évolutive de systématicien, et où, selon Quentin Wheeler, elle faciliterait l’émergence d’une taxinomie « prédictive »16. Quoi qu’il en soit, les inventaires doivent ensuite être rendus disponibles pour la consultation et pour l’utilisation par d’autres scientifiques, et en particulier les non-taxinomistes. Les questions de gestion des bases de données, de mise en réseau, de standardisation et d’accessibilité des données taxinomiques sont cruciales pour une large diffusion et utilisation des informations sur les espèces.
17Le rôle des taxinomistes dans un cadre conservationniste ne s’arrête toutefois pas là dans la mesure où ils sont dans une relation privilégiée avec le monde biologique pour juger de l’abondance et de l’état écologique des taxons qu’ils échantillonnent sur le terrain. Ils peuvent aussi aider à définir les bonnes espèces indicatrices, celles qui témoignent de l’état d’un écosystème de par leurs propriétés biologiques et leur abondance. Par ce rôle de surveillance (monitoring) des entités biologiques, les taxinomistes constituent de précieux « lanceurs d’alerte », c’est-à-dire des scientifiques qui par leurs connaissances révèlent un risque jusque là invisible.
18Enfin, de par leur participation générale aux projets de conservation, et dans la mesure où eux-mêmes ont intérêt à protéger leur objet d’étude (la biodiversité), les systématiciens s’engagent de plus en plus dans les actions de sauvegarde des espèces.
19La taxinomie est une discipline fondatrice de la biologie de la conservation dans la mesure où elle définit et décrit les espèces qui sont l’objet d’attention primordial de la BC. Les connaissances taxinomiques permettent de donner sens aux formes biologiques et à leurs diversités en les décrivant dans le cadre historique d’une évolution partagée. Les autres vertus indéniables de la taxinomie sont la précision, ce foisonnement incroyable de détails biologiques nécessaires pour réaliser des classifications au plus près de la diversité intra-spécifique ; l’optimisation, dans une perspective conservationniste, par l’identification des taxons qui contribuent le plus à la diversité d’un milieu ; enfin, l’engagement des taxinomistes pour sauver la biodiversité en général.
20Pourtant les relations entre les taxinomistes et les biologistes de la conservation, et parfois les autres biologistes, sont loin d’être toujours apaisées et cela n’est pas sans conséquence sur les programmes et les résultats de la BC. Nous laisserons ici de côté les frictions qui relèvent du fonctionnement de la vie universitaire et les concurrences en termes économiques et institutionnels17, pour nous concentrer sur les divergences proprement théoriques entre, pour simplifier, d’un côté les taxinomistes et de l’autre les écologistes. L’un des marqueurs épistémologiques essentiels de ces différences d’approche est l’opposition entre entité et relation. Les taxinomistes regroupent les organismes dans des classes selon leur degré de ressemblance et de descendance commune. Il leur faut pour cela définir des catégories qui permettent de réaliser la classification la plus simple et la plus informative. Les écologistes s’intéressent au contraire aux relations entre organismes actuels et définissent des catégories en termes de rapports fonctionnels, et non pas historiques. Ces deux approches peuvent parfois se juxtaposer ; le plus souvent, elles se recoupent seulement partiellement. Par ailleurs, le but de l’écologiste est de rendre compte d’une dynamique fonctionnelle et surtout de l’anticiper par des prédictions scientifiques. Les valeurs scientifiques du taxinomiste se placent sur le plan de la précision descriptive et de la parcimonie inductive, c’est-à-dire le choix qui permettra de faire converger le plus de données en un système avec le minimum de présupposés. Les valeurs de l’écologiste sont au contraire la précision prédictive et le réalisme explicatif, qui permettront de relier les processus écologiques selon des liens causaux vérifiables et les plus robustes aux tentatives de falsification.
21Au-delà de ces divergences épistémologiques, les nombreux malentendus entre taxinomistes et conservationnistes proviennent du fait qu’ils emploient les mêmes termes pour parler d’entités différentes, dans des contextes différents, selon des pratiques elles-mêmes divergentes, comme si avec des mots similaires, ils parlaient deux langages différents. La non-congruence entre les entités désignées par le même terme d’« espèce » peut parfois avoir des conséquences significatives. Martha Rojas cite l’exemple du drimys de Nouvelle-Guinée, qui, selon le concept d’espèce employé, sera décrit par une ou trente espèces différentes18 ! Plus près de nous, Alain Dubois montre qu’en 1960 les zoologistes considéraient qu’il n’existait que deux espèces de grenouilles vertes en Europe, alors qu’en 1996, grâce à des données génétiques plus détaillées, on en dénombrait douze19. La couverture en termes de conservation sera évidemment variable, tout comme l’évaluation de la situation, où l’on aura potentiellement six fois plus d’espèces en danger d’extinction ! À ce niveau, Alain Dubois souligne avec justesse le rapport ambigu des conservationnistes avec la taxinomie, eux qui ne la tiennent pas pour une « vraie » science, car censée être trop descriptive, et qui dans le même temps acceptent sans réflexion ses listes d’espèces comme définitives20. Or, la taxinomie est une science qui évolue en permanence, dont les critères, les catégories et même la nomenclature – en phase d’être révolutionnée par le Phylocode21 – sont loin d’être figés. Lherminier et Solignac relèvent ainsi 146 définitions différentes de la notion d’espèce qui recoupent en partie les dizaines de concepts opérationnels qui furent utilisés par les taxinomistes en fonction des époques et des taxons22.
22Des divergences peuvent aussi apparaître sur le niveau minimal de variabilité à prendre en compte par conservationnistes et taxinomistes. D’un point de vue évolutif et écologique, cela peut fluctuer de la variété locale, à la race, à la sous-espèce ou encore à l’espèce totale, alors que le taxinomiste sera porté à considérer le niveau minimal de diversité comme « réel », donc comme important. Pour des raisons pratiques et notamment économiques, la conservation de l’espèce ne pourra parfois prendre en compte les nuances de la diversité intraspécifique. C’est notamment le cas dans les cas de réintroduction de populations allochtones pour renforcer les effectifs d’une population en déclin. Là où l’écologiste verra une action positive pour la préservation de l’espèce, le taxinomiste pourra y voir une atteinte à l’intégrité d’une sous-espèce par « pollution génétique ». C’est ce qu’ont reproché certains biologistes au fait de réintroduire des ours slovènes dans les Pyrénées alors que ces derniers sont plus proches génétiquement de la souche espagnole ou suédoise. Mais alors qu’un écologiste ne verra dans la pollution génétique qu’un problème à partir de l’instant où celle-ci affecte clairement la diversité génétique et réduit la viabilité d’une population par un phénomène d’outbreeeding ou maladaptation génétique, le taxinomiste y verra un mal en soi.
23En fin de compte, si on peut reprocher aux conservationnistes une méconnaissance simplificatrice de la taxinomie, on peut aussi regretter la tendance essentialiste de certains taxinomistes attachés à un idéal de naturalité des formes vivantes trouvant sa justification dans le respect inconditionnel de l’histoire évolutive, non perturbée par des artefacts humains. L’insistance sur la pureté génétique des populations peut malheureusement être mal interprétée, comme dans le cas controversé des réintroductions d’ours dans les Pyrénées, où la défense d’une non-interférence génétique peut cacher une haine de l’ours « étranger »23. Sur un autre plan lui aussi très symbolique, le débat homme-nature, certains taxinomistes vont être conduits à identifier toute atteinte à l’intégrité des entités taxinomiques comme une perte regrettable de « naturalité ». Lorsqu’il est question de biodiversité, il sera ainsi très peu tenu compte de la diversité modifiée par les humains : « Le refus de certains scientifiques à accepter la biodiversité générée par les humains comme faisant partie du concept peut être due à la tendance à voir dans la biodiversité les valeurs que les objets produits par l’homme ne possèdent pas »24. Dans la mesure où la classification des unités taxinomiques se fonde essentiellement sur leur histoire évolutive et leur origine, on peut comprendre l’insistance des taxinomistes à s’assurer que leur classification est juste en s’appuyant sur le concept de naturalité ; mais là encore, il serait regrettable que ce concept serve de repoussoir idéologique ; comme nous le verrons à la fin de cet ouvrage avec le développement de la notion de « sauvageté », on peut aussi envisager l’idée de naturalité en termes de fonctionnement et non pas seulement d’origine d’une entité du vivant.
24Comment finalement rapprocher conservationnistes et taxinomistes au-delà de ces divergences ? La taxinomie est indispensable au conservationniste et meilleure elle est, plus il sera à même de mener à bien sa mission d’évaluation des espèces et des milieux à conserver ainsi que des mesures à prendre. Il faut sans doute que les conservationnistes ne cessent d’interagir avec les taxinomistes et leurs concepts. Dans le même temps, les conservationnistes ont des besoins plus précis dans le domaine écologique notamment. Sans pour autant les distraire de leur activité première, il serait sans doute souhaitable que les systématiciens intègrent plus de données écologiques et éthologiques, et que pour cela, évidemment, des moyens financiers et humains leurs soient alloués.
25Il est certain qu’à l’heure où la biodiversité est gravement menacée, le projet de répertorier et d’étudier scientifiquement (pas simplement de « nommer ») l’ensemble des espèces de la planète devrait constituer une priorité absolue en vue de leur préservation. La taxinomie, dans une optique conservationniste, mais aussi en tant que science autonome, devrait fonctionner sur le modèle de la « big science ». Des équipes internationales, nombreuses et richement dotées, devraient se partager la surface du globe, des forêts les plus denses au fond marins les plus profonds, afin d’amasser et de traiter toutes les données disponibles. Les techniques modernes d’exploration et de communication devraient rendre possible la réalisation de cette tâche en quelques dizaines d’années. Si un projet de déchiffrage du génome humain a pu être mené à bien en quelques années, il nous faut résolument appeler aujourd’hui à une mobilisation urgente pour un « Speciome Project »25.
La théorie néo-darwinienne de l’évolution
26Le dernier pilier de la BC est la théorie de l’évolution dite théorie « néo-darwinienne ». Celle-ci résulte de l’intégration entre la théorie darwinienne de l’évolution et la génétique mendélienne par le biais de la génétique des populations. Comme le résume Jean Gayon, « la génétique des populations fournit le cadre méthodique homogène et suffisant pour toute science causale de l’évolution, et il n’en est pas besoin d’autre »26. Malgré sa beauté formelle, son abstraction mathématique a initialement rebuté les naturalistes qui ne comprenaient guère le sens des équations des trois grandes figures fondatrices de la théorie : Ronald A. Fisher (1890-1962), John B. S. Haldane (1892-1964) et Sewall Wright (1889-1988). Si la période « héroïque » de fondation de la génétique des populations se situe entre les années 1920 et le début des années 30, il fallut attendre quelques années pour que les principes et les conséquences de cette formalisation populationnelle de la théorie de l’évolution soient plus largement diffusées au sein de la biologie27. La véritable « synthèse » néo-darwinienne, dans sa visée d’unification théorique et d’intégration empirique des régions les plus diverses de la biologie naquit des entreprises convergentes de plusieurs grands savants : en premier lieu le généticien américain d’origine russe Theodosius Dobzhansky (1900-1975), à qui l’on doit ce fameux aphorisme : « rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution » et qui publia en 1937 un livre, tout à la fois synthèse et programme de recherche, dans lequel il s’appuyait sur des observations expérimentales et des données de terrain pour démontrer les perspectives théoriques qu’offrait l’intégration du schème mendélien à un programme d’explication darwinien du vivant28. Par la suite, on doit mentionner les contributions du zoologiste et systématicien Ernst Mayr (1904-2005), du paléontologue George Gaylord Simpson (1902-1984), du botaniste George Ledyard Stebbins (1906-2000), du biologiste Julian Huxley29.
27Sans entrer dans le détail des théories paléontologiques, il est toutefois indispensable de s’arrêter un instant sur l’influence déterminante de Simpson sur les questions ayant trait à l’extinction des espèces. Si Simpson est considéré à juste titre comme l’un des plus grands contributeurs aux théories de l’évolution du xxe siècle, il le doit indéniablement au fait d’avoir réintégré la paléontologie au darwinisme par le biais de la théorie synthétique.
28En effet, si rapidement après la publication de l’Origine des espèces la grande majorité des paléontologues s’est ralliée aux théories évolutionnistes, nombreux sont ceux qui, entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, se sont distanciés du darwinisme (en tant que théorie reposant sur le mécanisme de la sélection naturelle). Cette « éclipse du darwinisme », très marquée chez les paléontologues, a laissé la place à un foisonnement de théories d’inspiration néo-lamarckienne qui cherchaient à définir de grandioses et ultimes « lois » de l’évolution. Nous en avons eu un aperçu frappant avec les lois de complexification et de dégénérescence des espèces dont s’inspira Decugis. Une autre loi, celle dite de l’« évolution dirigée », ou orthogenèse, connut également un grand succès durant la première moitié du xxe siècle. Soutenue notamment par le biologiste allemand Gustav Eimer (1843-1898), la « loi » d’orthogenèse énonçait que « la transformation évolutive d’une espèce peut se dérouler selon une direction immuable, sans rapport avec l’utilité, et qui donc ne peut donner prise à la sélection »30. Eimer, comme bien d’autres biologistes à son époque, soutenait que la sélection naturelle opérait « à la marge », seulement au sein des espèces, alors que les origines et les successions d’espèces à l’échelle des temps géologiques obéissaient à d’autres lois, macroévolutives, qui s’imposaient à la sélection et qui pouvaient même se révéler non-adaptatives. Un des exemples les plus fameux d’évolution orthogénétique avait été fourni par le paléontologue américain Othoniel C. Marsh (1831-1899) qui avait reconstitué de manière linéaire l’évolution de la taille des ancêtres des chevaux en Amérique du Nord.
29Simpson porta un coup fatal à cette théorie en 1951 par la démonstration que les ancêtres des chevaux se répartissaient en fait sur de nombreuses lignées buissonnantes, dont la plupart s’était éteinte au cours de l’histoire. De manière générale, le coup de force de Simpson dans Tempo and Mode in Evolution en 1944, consista à engager la paléontologie dans une nouvelle trajectoire scientifique. Il inclut la paléontologie dans la synthèse néo-darwinienne en affirmant que tous les changements évolutifs, même les plus spectaculaires, devaient être interprétés en termes de mutation, de sélection et de dérive aléatoire au niveau génétique. Il réduisit ainsi à néant la distinction entre microévolution (ou évolution intra-spécifique) et macroévolution (ou évolution interspécifique). De ce fait, il délégitima l’idée même de « loi de l’évolution » dans la mesure où il n’existait d’autres mécanismes évolutifs que ceux formalisés par la génétique des populations. L’apport de la paléontologie à la synthèse néodarwinienne devenait dès lors essentiellement historique. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Simpson, la paléontologie devait se tourner vers l’étude des rythmes et des modalités de l’évolution, seule science évolutive capable de s’emparer de cette tâche, et laisser de côté les spéculations sur les lois et les mécanismes évolutifs. Si l’analyse et la vision de Simpson s’imposèrent largement dans les laboratoires de paléontologie31, et connurent un succès scientifique indéniable, elles eurent aussi des effets mitigés sur la prise en compte de la question des extinctions.
30D’un côté, la théorie finaliste du déterminisme interne contrôlant la durée de vie ou le parcours évolutif des espèces tomba en disgrâce. Après le dévoilement et la théorisation des interactions entre génétique mendélienne et évolution, plus aucun argument génétique ne pouvait être mis au crédit de cette théorie qui s’appuyait encore sur les dernières faveurs dont bénéficiait le néo-lamarckisme, notamment en France, et sur d’autres idéologies dissidentes plus problématiques encore. Mais d’un autre côté, la question des extinctions resta discrètement dans l’ombre de la scène néo-darwinienne. Nous avons souligné l’importance théorique du phénomène d’extinction dans l’argumentation de Darwin et les explications tout à fait satisfaisantes qu’il avance à propos de ce phénomène dans le cadre de sa théorie de la descendance avec modification par le moyen de la sélection naurelle. Nous avons aussi indiqué la relativement faible attention qui avait été portée ensuite aux extinctions, aussi bien par Darwin que par ses successeurs. À cet égard, les pères de la synthèse néodarwinienne, et plus particulièrement Simpson, ne font pas exception. Malgré même sa profession de paléontologue, c’est-à-dire de biologiste qui travaille sur des fossiles d’espèces et de lignées éteintes, Simpson, contrairement à Darwin, ne semble attribuer aucun rôle important aux extinctions dans l’évolution. Il mentionne juste qu’elles libèrent des opportunités évolutives nouvelles pour les espèces survivantes ; encore une fois, à l’opposé de Darwin, il ne voit pas dans la compétition interspécifique une cause répandue d’extinction. Selon David Raup, « il pensait que le remplacement d’un groupe par un autre se faisait généralement de manière passive »32. Simpson appuie cette hypothèse sur plusieurs exemples, comme celui des ichtyosaures qui ont disparu des millions d’années avant que la niche qu’ils occupaient soit investie par les cétacés. À vrai dire, Simpson s’intéresse peu aux causes des extinctions dans la mesure où cela reste en dehors du programme de recherche qu’il fixe à la paléontologie. Et le néodarwinisme dans son ensemble ne semble guère tenir les extinctions d’espèces pour un sujet de recherche.
31Il faudra finalement attendre les années 70, avec l’émergence de la paléontologie statistique représentée par Raup et Sepkoski, et le début des années 80 avec la résurrection du débat sur le catastrophisme et les impacts météoritiques dans les extinctions de masse, pour que les paléontologues et les biologistes de l’évolution s’intéressent enfin sérieusement aux causes, aux modalités et aux conséquences des extinctions d’espèce33. C’est aussi à la même période que les écologistes et les premiers biologistes de la conservation se penchent sur le phénomène d’extinction au niveau de la population et de l’espèce.
32Pour résumer, si en théorie la synthèse néodarwinienne a unifié les schèmes explicatifs propres à l’évolution des espèces en annulant la distinction entre micro-et macro-évolution, la réémergence de la question de l’extinction dans les années 70-80, qui avait été maintenue en sourdine jusqu’alors, a montré qu’en pratique les distinctions disciplinaires de la biologie fonctionnaient toujours sur le partage entre micro-et macro-évolution. La convergence d’intérêt relativement soudaine entre l’écologie et la paléontologie en faveur du problème des extinctions ne permit pas de parvenir à une théorie unifiée et détaillée des causes et des conséquences des extinctions. La théorie synthétique, basée sur le formalisme de la génétique des populations, est loin de rendre compte de tous les aspects de l’évolution, ce qu’elle ne prétend pas faire d’ailleurs. Le débat sur le néo-catastrophisme en paléontologie a par exemple soulevé la question de l’influence des événements cosmiques sur le cours de l’évolution terrestre, et, comme nous le verrons, les recherches en biologie de la conservation ont soulevé la question des rapports mutuels entre écologie et évolution.
33Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons tenter de dresser un panorama des théories récentes de l’extinction aux différentes échelles de l’évolution, en insistant plus particulièrement sur la place et le rôle épistémologique joués par la notion de causalité.
34Concernant les taxons au-dessus du rang de l’espèce, les schémas d’extinction de groupes entiers d’espèces firent appel à des techniques mathématiques de plus en plus sophistiquées avec l’avènement de la paléontologie statistique et s’éloignèrent des récits « qui font plaisir ». De nombreuses théories furent avancées parmi lesquelles nous ne retiendrons que les plus marquantes selon un ordre historique.
35Il y eut d’abord la proposition d’un processus d’extinction indépendant du temps, suivant une demi-vie déterminée. Cette idée avait été avancée comme nous l’avons vu par Lyell, mais elle fut reprise au xxe siècle par Van Valen, idée dont il se servit pour étayer le modèle de la « reine rouge »34. Ce modèle suppose que, pour un groupe uniforme sur le plan écologique, les probabilités d’extinction soient indépendantes du temps. Ce groupe se détériore ainsi à un taux stochastique constant, par analogie au modèle de désintégration des atomes radioactifs. Il en résulte notamment que le moment où une espèce s’éteint est indépendant du temps écoulé depuis son origine. Ce résultat proviendrait de la compétition évolutive entre les groupes. Les espèces qui n’évoluent pas aussi rapidement que les autres sont irrémédiablement éliminées. Cette hypothèse porte le nom de « reine rouge » en hommage au personnage de Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir qui vit dans un royaume où il faut courir à perdre haleine pour rester sur place. On s’attend par ailleurs à ce que l’intensité de la compétition soit proportionnelle à la diversité spécifique ; plus il y aurait de diversité, plus les espèces seraient forcées de « courir » vite pour rester sur place ; en définitive, plus le taux d’extinction augmenterait.
36Cependant, des études plus récentes ont montré que ce n’est pas l’extinction, mais la spéciation qui est dépendante de la diversité35. Dès lors, le modèle selon lequel la spéciation serait dépendante du taux d’extinction serait battu en brèche. On aurait trop rapidement et à tort estimé que les espèces, une fois disparues, laissaient la place à de nouvelles, un peu comme on le pensait (là aussi à tort) pour les individus âgés laissant la place aux plus jeunes. En fait, après une extinction de masse qui réduit drastiquement la richesse spécifique, il existe une période de latence significative (recovery lag) pendant laquelle la biodiversité augmente peu et à un rythme lent, phénomène qui infirme l’existence d’un lien direct entre extinction et spéciation36. De façon globale, il a été depuis sérieusement remis en question que la compétition entre espèces, selon un modèle darwinien, soit la cause principale des extinctions au cours de l’histoire de la vie.
37Les théories paléontologiques néo-catastrophistes ont au contraire insisté sur la nature externe des causes d’extinction, du moins les extinctions les plus significatives à l’échelle géologique, comme les impacts météoritiques, la dérive des continents, les changements climatiques ou encore les épisodes de volcanisme intense.
38Si les extinctions ne sont pas sélectives, dans un sens positif, elles ne sont pas pour autant complètement aléatoires. David Raup a montré que le changement brutal des conditions de vie après un événement catastrophique imposait une forme de sélection, certes radicalement différente de celle qui avait présidé à l’évolution « normale » de l’espèce et totalement contingente, mais qui n’obéissait pas moins à des régularités empiriques observables37. Ainsi, lors de l’extinction K-T (crétacé-tertiaire), toutes les espèces de vertébrés terrestres de plus de 20 kg ont été anéanties ; quant aux autres, on peut dire qu’elles étaient « préadaptées », sans que cela n’ait été en aucun cas prévisible. Raup a étudié non seulement les mécanismes des extinctions, mais aussi, avec Sepkoski, les courbes de distribution de ces extinctions au cours de l’histoire38. Ils sont parvenus à identifier des cycles de pics d’extinctions, certains de ces pics correspondant à des extinctions de masse qui marquent des transitions géologiques majeures, d’autres étant plus modestes. Toute une littérature s’est développée pour expliquer ces cycles, notamment à partir de causes astronomiques. En 2005, un article a relancé ce débat en démontrant l’existence de cycles dans la diversité fossile de l’ordre de 62 millions d’années. Les auteurs n’invoquent pas moins de quatorze causes possibles pour expliquer cette observation39 !
39Si l’on analyse ces tentatives d’explication d’un point de vue épistémologique, on constatera que les causes invoquées ont toutes en commun de se vouloir proportionnelles à leur effet supposé. Prenons l’exemple des impacts météoritiques : l’ampleur des extinctions est censée être proportionnelle à l’énergie dégagée par la collision, et partant, avec la taille de la météorite. Pour reprendre une distinction proposée par Bergson, nous sommes dans le cadre d’un type de causalité par impulsion, dont l’un des archétypes est le choc élastique – la boule de billard qui en frappe une autre et lui transmet sa quantité de mouvement40. Au contraire, il existe un type de causalité où la quantité de l’effet est indépendante de celle de la cause, que Bergson nomme causalité par déclenchement, et que l’on trouve typiquement à l’œuvre dans l’étincelle qui déclenche l’explosion d’un baril de poudre. Ne se pourrait-il pas que les extinctions de masse relèvent de ce type de causalité ?
40C’est effectivement cette non-linéarité des réponses des écosystèmes et de la biodiversité aux perturbations qu’ont mis en évidence le physicien espagnol Ricard Solé et son collègue danois Per Bak41. En reportant le nombre d’extinctions (s) par intervalle de temps à la probabilité de cet événement P(s), ils ont obtenu une droite (avec des coordonnés logarithmiques sur les axes), signe qu’on se trouve en présence d’une loi de puissance (ou power law) :
41P(s) = s– t
42où t, l’exposant, représente la pente de la droite obtenue.
43Une distribution en forme de loi de puissance des probabilités de la taille des événements d’extinction signifie qu’il n’existe pas de taille caractéristique pour un événement d’extinction42 ; cela revient à dire que la dynamique de la biodiversité est sans échelle, ou chaotique, et qu’il est fortement probable que les mêmes mécanismes soient à l’œuvre dans le déclenchement des extinctions normales, dites « de fond », et des extinctions de masse. Ceci est encore corroboré par la nature fractale des données fossiles43.
44Comment rendre compte de cette dynamique chaotique des espèces ? On peut pour cela se référer à une théorie énoncée par Bak, Tang et Wiesenfeld en 1987 : les « systèmes critiques auto-organisés » ou SCAO (self-organized criticality en anglais)44, une des branches des sciences de la complexité. Leur exemple prototypique de SCAO est un tas de sable sur lequel on fait tomber petit à petit des grains de sable. Lorsque la pente du tas de sable atteint une certaine limite, le sable cesse de s’accumuler et des avalanches se déclenchent. Le sable va de nouveau s’accumuler et s’écouler sous forme d’avalanches autour de la pente moyenne du tas de sable, qui, en termes physiques, s’apparente à un « attracteur ». Bak et ses collaborateurs ont montré que les avalanches ainsi générées peuvent être de toute taille en théorie. « La fréquence des avalanches et leur amplitude sont liées par une loi dite de « bruit de scintillation » : plus l’avalanche est importante, moins elle est fréquente, et inversement »45. En théorie, lorsque le système est en phase « sur-critique », il suffit d’un seul grain de sable en plus pour déclencher une avalanche sur le tas de sable. Celles-ci permettent au système de dissiper l’énergie accumulée du fait des contraintes qui lui sont imposées (gravité, masse et rugosité des grains de sable, etc.) De plus, la pente critique du tas de sable n’est pas imposée de l’extérieur, mais dépend entièrement des paramètres du système. C’est en ce sens que la « criticalité » est dite auto-organisée.
45Ces systèmes critiques auto-organisés pourraient expliquer de nombreux phénomènes, de l’intensité des tremblements de terre aux inondations du Nil et aux cracks boursiers. De son côté, en travaillant sur des modèles informatiques de réseaux d’espèces en coévolution, Stuart Kauffman est parvenu à la conclusion qu’il existerait une sorte de « main invisible » qui stabiliserait l’évolution des écosystèmes et maximiserait leur fitness46. Dans des conditions définies, il a lui aussi observé des avalanches d’extinctions au cours de l’évolution des écosystèmes au sein desquels chaque espèce est en interrelation avec un nombre fixé d’autres espèces. L’introduction d’une nouvelle espèce peut par exemple perturber l’état stationnaire d’un écosystème et provoquer une extinction qui en entraînera d’autres par une « chaîne » d’extinctions. Per Bak s’est inspiré des idées de Kauffman pour modéliser un écosystème simple qui évoluerait comme un SCAO47. Le modèle inventé par Bak ne brille pas par son réalisme biologique, mais il a eu l’immense mérite de montrer qu’un « système consistant en de multiples unités en interaction et ayant une certaine mesure de fitness pouvait s’organiser lui-même autour d’un point critique qui permet à des chaînes d’extinction de toute taille de se produire »48. D’autres modèles par la suite ont montré qu’il n’était pas même besoin d’introduire de compétition entre espèces, donc de notion de fitness au niveau spécifique49. Ces modèles et ces simulations confortent l’intuition de Kauffman selon laquelle les écosystèmes s’auto-organiseraient autour une limite critique qui, entre chaos et ordre immuable, permettrait la coévolution de toutes les espèces, optimiserait la fitness globale du système et minimiserait même le taux moyen d’extinction50.
46Ces résultats apportent un éclairage radicalement nouveau sur les processus macroévolutifs et ne manquent pas de fasciner par la beauté de leur formalisme, leur simplicité conceptuelle et la portée de leurs conséquences scientifiques et philosophiques.
47Ces formalisations permettent notamment de déplacer la nature des débats touchant aux causes des processus macroévolutifs : la question n’est plus tant de savoir si les causes d’extinction sont de nature externe ou externe : ces modèles supposent des contraintes externes générales qui prennent parfois la forme de causes déclenchant une cascade d’extinction et se propageant de manière interne. Les deux types de causalité sont donc clairement impliqués, à supposer que le couple antinomique externe/interne fasse encore sens dans ce contexte systémique. Il est clair aussi que l’idée de proportionnalité entre cause et effet est remplacée par l’idée selon laquelle l’intensité d’une cascade d’extinction est inversement proportionnelle à sa fréquence. Cependant, dire que l’écosystème évolue à la manière d’un système dynamique qui dissipe de manière chaotique l’énergie qu’il a accumulée tout en s’auto-organisant soulève de nombreux points obscurs. Dans quelle mesure l’analogie entre énergie et fitness est-elle valable ? Comment rendre compte à un niveau « micro-causal » de cette notion de fitness spécifique (à ne pas confondre avec la fitness individuelle), notamment en termes écologiques ?
48Ces théories relancent aussi le débat autour du rôle de la sélection naturelle. Au lieu du débat traditionnel entre partisans et détracteurs de l’importance de la sélection naturelle au niveau macroévolutif, Kauffman propose un modèle théorique qui lie de manière très étroite auto-organisation et sélection naturelle à tous les niveaux. Ces deux processus avanceraient de conserve, la sélection naturelle ne pouvant fonctionner qu’avec des entités définies au sein d’un système déjà auto-organisé : « L’auto-organisation pourrait bien être la précondition de l’évolvabilité même »51. Au niveau supérieur, celui de la communauté d’espèces, la sélection naturelle au niveau individuel faciliterait à son tour l’auto-organisation de la communauté, et permettrait de limiter l’impact des chaînes d’extinction. Il n’en reste pas moins qu’en théorie une seule disparition d’espèce pourrait un jour déclencher une extinction de masse, voire l’extinction totale de la vie sur Terre, comme le fameux battement d’aile de papillon qui déclencherait un ouragan à l’autre bout de la planète selon la théorie du chaos. Cette perspective ne peut laisser le philosophe indifférent, lequel, comme Stuart Kauffman, se donne la liberté d’adopter une attitude stoïque face à ce destin inéluctable de l’extinction.
49Toutefois, il convient de souligner à quel point ces développements théoriques sont loin d’être supportés empiriquement, en particulier à cause de la difficulté à obtenir des séries de données fiables. De plus, les données paléontologiques doivent toujours être maniées avec prudence ; ainsi, la courbe d’extinction des familles d’ammonoïdes ne relèverait pas d’une structure fractale comme il avait été avancé en 1997 par Solé et ses collègues dans Nature52, ce qui fragiliserait la légitimité de l’application de la théorie des SCAO aux systèmes écologiques. La dynamique des espèces dans la biosphère ne se résume sans doute pas uniquement à un système chaotique critique. Une chose est sûre, entre cycles, chaos et catastrophes, les spéculations sur les extinctions qui ont jalonnées l’histoire de la vie sur notre planète ne sont pas près de s’éteindre !
50Si l’on abandonne désormais le point de vue macro- pour se placer du point de vue microévolutif, celui des individus au sein de l’espèce, il a paru clairement à partir de la synthèse néo-darwinienne que les mécanismes conduisant à l’extinction définitive relevaient simplement de l’incapacité de l’espèce à s’adapter par le mécanisme de la sélection naturelle à un environnement biotique et abiotique changeant de façon plus ou moins rapide. De manière générale, depuis l’acceptation consensuelle du néodarwinisme, les biologistes sont passés de la compréhension du monde naturel et des espèces par le recours à leur forme à la compréhension par des éléments internes : la génétique avant tout, et la notion de hasard surtout. Jean Gayon nous rappelle que dans le cadre de la théorie évolutionniste moderne, basée sur les deux assertions essentielles selon lesquelles l’évolution est un changement dans la composition génétique des populations et que la sélection naturelle est la force majeure qui oriente ce changement, la notion de forme n’a plus aucun intérêt théorique53.
51Ce constat n’en paraît que plus pertinent lorsqu’on l’applique aux explications des extinctions. Dysharmonies de croissance, ornementations excessives, hypertrophies constituaient pour Decugis et nombre de ses collègues des signes flagrants de la fatigue vitale supportée par quelques espèces sur le point de s’éteindre. Que n’a-t-on dit sur les cornes hypertrophiées du Tricératops, sur l’air balourd et ridicule du Dodo, sur le gigantisme du Megatherium ou du Mammouth, autant de stigmates d’une mort spécifique prochaine, révélée à ces biologistes devins qui savaient lire entre les lignes de l’arbre évolutif. La théorie néodarwinienne sonna le glas de ces interprétations fantaisistes et la forme passa au second rang dans l’interprétation de l’évolution. Elle n’est pas complètement absente néanmoins ; elle permet encore de signaler des hyperspécialisations écologiques, facteurs aggravants en cas de crise environnementale ou, discrètement, de désigner les méfaits de la consanguinité.
52De manière surprenante, il ne faudrait pourtant pas en déduire que les évolutionnistes n’ont plus juré que par les effets du hasard et de la sélection naturelle. Le critère de la forme s’est « internalisé » si on peut dire, et s’est transformé en une croyance infaillible au dogme généticiste. La forme est morte, vive le génome !
53Cela devient manifeste à travers la génétique de la conservation, cette discipline qui, comme nous le verrons, joue un rôle de plus en plus important en biologie de la conservation. Plus remarquable encore, on trouve chez Gould54, et surtout chez Mayr, pourtant un des pères fondateurs de la synthèse moderne, une croyance déconcertante en un déterminisme génétique capable d’expliquer les extinctions :
Je pense qu’il y a, d’une façon ou d’une autre, corrélation entre l’extinction et la cohésion du génotype. Bien sûr, le taux de mutation devrait être approximativement le même chez les différentes espèces d’organismes. Cependant, certaines d’entre elles ont un génotype si bien intégré et rendu si inflexible, qu’il ne peut plus engendrer les écarts à la norme permettant un changement dans l’utilisation des ressources ou dans la réponse à un concurrent ou un pathogène.55
54Un exercice de pensée très simple démontrera que le discours n’a guère changé, et qu’en fin de compte, seul le critère a évolué : il suffit simplement de remplacer dans le texte de Mayr le terme « génotype » par celui de « forme » Le déterminisme le plus caricatural a la vie dure : autrefois, il résultait de considérations finalistes ; aujourd’hui, d’un puissant réductionnisme génétique. La tentative la plus récente, et sûrement l’une des plus baroques qu’il nous ait été donné de découvrir, de défense des déterminants génétiques de la « vie » de l’espèce repose sur le mécanisme d’érosion des télomères56. Dans un article publié en 2004, Reinhard Stindl rappelle tout d’abord le rôle du processus de raccourcissement télomérique dans la sénescence cellulaire et la limitation des divisions cellulaires – phénomène baptisé « horloge mitotique » (mitotic clock) – pour extrapoler directement l’existence d’un phénomène comparable au niveau de l’espèce, hypothèse qu’il qualifie du néologisme « horloge spécifique » (species clock). Au cours des générations, les télomères auraient tendance à se raccourcir progressivement ; au bout d’une certaine période, le raccourcissement serait tel qu’il provoquerait une instabilité chromosomique générale à même de conduire soit à un phénomène de recombinaison chromosomique et de spéciation, soit à l’extinction ! Cet article aurait tout d’une farce pour amuser les scientifiques de l’évolution, tant on y relève les poncifs du genre – les insuffisances de la théorie néodarwinienne, les espèces vieillissantes, etc. – jusqu’à une référence élogieuse à la théorie de la « sénilité raciale » d’Alpheus Hyatt (1838-1902), l’un des plus éminents paléontologues orthogénistes et néo-lamarckiens américains. Mais en tant que philosophe des sciences du vivant attaché à des méthodes reposant sur une raison critique, voire inquiète, nous ne pouvons rester neutre face à ces hypothèses irrationnelles et totalement infondées dans les faits (Comment et pourquoi les télomères se raccourcissent-ils au cours des générations ? Comment et pourquoi se régénèreraient-ils après une spéciation ?) et qui dissimulent mal certains penchants finalistes. Nous verrons qu’il n’est pas de place pour le fatalisme en biologie de la conservation, même si le pessimisme fort compréhensible de certains scientifiques peut exercer une attraction en ce sens. Comme nous le montre l’article de Stindl, lointain avatar de la pensée de Decugis, il est un obstacle épistémologique contre lequel les évolutionnistes n’ont pas fini de se battre, c’est celui qui consiste à laisser toute sa place au hasard dans les processus d’évolution du vivant.
Caractéristiques de la biologie de la conservation
Une science appliquée
55Comment définir la biologie de la conservation ? Tout d’abord, il s’agit à bien des égards d’une science appliquée ; c’est-à-dire d’une science censée utiliser les résultats de sciences plus fondamentales dans le cadre d’une problématique particulière ou d’un champ d’investigation plus technique. Mais comme dans la plupart des sciences appliquées, il devient en réalité rapidement difficile de distinguer deux niveaux de science (l’un purement fondamental et l’autre purement appliqué). La BC a développé ses propres théories et donc ses propres outils fondamentaux, non réductibles aux sciences « mères ».
56Par ailleurs, la BC est appliquée en ce sens qu’elle est orientée vers l’action et non seulement vers la compréhension des phénomènes. En résumé, la BC serait la mise en application des concepts descriptifs de l’écologie. Mais en tant que discipline orientée vers l’action, en tant que technique et que pratique, la BC exige des critères spécifiques et originaux, non déterminables par la simple science écologique : elle doit ainsi suivre des normes qui émergent de la nature vivante de son objet, ce qui nous rappelle la distinction opérée par Georges Canguilhem entre physiologie et pathologie dans le domaine de la médecine. Dans la mesure où la BC constituerait une sorte de clinique des entités écologiques, des populations et des espèces, on pourrait lui rapporter cette analyse de la part du grand philosophe de la médecine selon laquelle « la clinique n’est pas une science et ne sera jamais une science, alors même qu’elle usera de moyens à efficacité toujours plus scientifiquement garantie. La clinique ne se sépare pas de la thérapeutique et la thérapeutique est une technique d’instauration ou de restauration du normal, dont la fin [...] échappe à la juridiction du savoir objectif »57. Le rapprochement intuitif entre BC et médecine est fort tentant, ne serait-ce que pour des raisons pédagogiques, et ressurgit régulièrement dans les débats environnementalistes ; pourtant nous montrerons plus loin qu’il n’est sans doute pas si évident de démontrer la pertinence de la comparaison entre dégradations environnementales et maladies ou entre extinction et mort, comparaison que Canguilhem lui-même aurait réprouvé par la limite stricte qu’il assignait au concept d’individualité58. Il n’en reste pas moins que comme la médecine, la BC doit aussi composer avec des normes étrangères aux sciences théoriques sur lesquelles elle s’appuie, comme juger des possibilités et des effets de ses actions par des critères de faisabilité, d’efficacité, voire même de rentabilité.
Une science orientée
57Mais selon certains conservationnistes et philosophes, la BC n’est pas seulement une science appliquée : elle est bien plus, elle est évaluative et engagée ; les biologistes de la conservation doivent constamment réaffirmer leur mission, qui consiste à protéger la nature, à affirmer que la biodiversité est bonne, à ne pas seulement décrire l’état des écosystèmes, mais à promouvoir activement leur protection59. La BC ne doit pas se voiler la face en se réfugiant derrière l’idéologie néo-positiviste selon laquelle les seules bonnes sciences sont celles qui sont neutres et sans valeurs ; au contraire, c’est en affirmant la valeur de l’objet qu’elle étudie et qu’elle défend que la BC accède le mieux à la mission qui doit être la sienne : celle de comprendre la crise environnementale, de juger de l’état de la nature et de réfléchir aux solutions à mettre en œuvre pour remédier à cette situation et préserver les espèces et la biodiversité en général.
58La BC est clairement une science normative dont la nature est intimement liée à l’éthique environnementale qui lui sert de guide à travers les valeurs et les représentations qu’elle discute.
Une science de crise
59Mais plus encore qu’une science appliquée et normative, la biologie de la conservation est une science de crise60. Selon Michael Soulé, la BC est un peu à l’écologie ce que la chirurgie est à la physiologie, ou ce que la biologie du cancer à la biologie générale. Comme dans toute discipline de crise, le temps se révèle comme le facteur limitant crucial et la rapidité des conclusions implique de tolérer un degré d’incertitude parfois élevé. Enfin, les considérations pragmatiques prennent le pas sur les réflexions théoriques ; le choix des moyens ne se mesure pas à l’aune d’une quelconque cohérence théorique, mais plutôt en regard de l’efficacité et de la capacité de ceux-ci à atteindre l’objectif visé de conservation.
Une science holiste et pluridisciplinaire
60En tant que discipline interdisciplinaire, elle se doit aussi d’être synthétique, voire d’être holiste au sens où l’entend Soulé, c’est à dire de considérer les entités écologiques comme des touts intégrés, et cela sur plusieurs plans. La crise environnementale que subit la biodiversité résulte de l’interaction entre les actions humaines et l’environnement, lequel à la fois conditionne et réagit aux premières. Cette crise se définit par conséquent comme une sorte d’objet hybride entre homme et nature, science et politique. La complexité de cet objet, ou plutôt de cette collection hétéroclite d’humains et de non-humains61, n’est pas réductible à l’une ou l’autre de ses composantes, n’est pas divisible en parties autonomes qui pourraient être analysées indépendamment les unes des autres. Voilà pourquoi Soulé invoque la nécessité du recours à une épistémologie holiste pour arriver à rendre compte de la nature de la crise environnementale et des solutions pour remédier à cette même crise.
61Cette approche holiste de la conservation doit être affirmée aussi bien d’un point de vue épistémologique – la connaissance du tout est plus importante que la connaissance de la somme des parties – que d’un point de vue moral ou éthique – la valeur du tout est irréductible à la somme de la valeur des parties. En affirmant suivre des principes holistes, les biologistes de la conservation entendent souvent se démarquer des gestionnaires de la faune sauvage et des partisans des droits des animaux, lesquels insistent au contraire soit sur la valeur instrumentale, soit sur la valeur intrinsèque inaliénable de chaque individu.
62Les biologistes de la conservation se réfèrent aussi au concept de holisme dans un second sens, sans doute plus discutable : « la seconde implication du terme holiste est la supposition que les approches multidisciplinaires seront finalement les plus fructueuses »62. S’il est indéniable que la BC est fondamentalement et nécessairement interdisciplinaire, cela ne garantit pas qu’elle soit holiste en ce sens. Il existe au contraire nombre de sciences interdisciplinaires basées sur des méthodes et des concepts totalement réductionnistes : la biologie moléculaire constitue à cet égard un contre-exemple convaincant.
63Par ailleurs, il n’est pas superflu de noter que si la BC, selon Michael Soulé, l’un de ses porte-parole les plus influents, se définit résolument en opposition avec une philosophie réductionniste et trop analytique, elle n’en repose pas moins sur des disciplines complètement réductionnistes comme la génétique ou la biologie des populations. Pour résumer la situation épistémologique de la BC, on peut avancer qu’il s’agit d’une science multidisciplinaire, focalisant autour d’elle une grande diversité de méthodes et d’approches largement réductionnistes, dont elle tire et combine les éléments en une synthèse holiste afin de répondre au mieux à la crise environnementale. Soulé l’affirme lui-même : « En pratique, une méthodologie réductionniste, comprenant la recherche en autoécologie, est la meilleure manière d’établir la structure holiste des communautés ».
64Pour convaincantes qu’elles soient, les explications de Soulé ne sont en rien des réponses définitives à la discussion sur la nature holiste de la BC ; elles constituent au contraire une base stimulante pour approfondir la discussion. Notons d’abord que l’utilisation du terme « réductionnisme », par opposition à celui de « holisme » est quelque peu abusive. On emploie effectivement la notion de « réduction » dans une acception très large qui dépasse largement l’originale qui avait seulement trait à la réduction de principe d’une théorie scientifique à une autre : par exemple, la réduction de la chimie à la physique, ou la réduction de la génétique mendélienne à la génétique moléculaire63. Par une extension abusive, on a attribué à ce programme épistémologique empirico-logiciste d’unification des explications scientifiques l’objectif d’expliquer toutes les sciences par des méthodes physicalistes et, par la suite, d’expliquer tous les niveaux du réel par des données et des lois physique de très bas niveau. Réductionnisme est ainsi devenu synonyme de mécanicisme, d’atomisme ou encore de méthode analytique64.
65Par ailleurs, il existe une asymétrie constitutive au sein du débat holisme-réductionnisme : les arguments en faveur du réductionnisme sont basés sur des affirmations d’existence (le fait que l’on puisse relier plusieurs champs d’investigation par des lois et des méthodes analytiques communes), alors que l’invocation du holisme se réalise à partir de l’impossibilité de réduire un champ d’appréhension du réel à un autre de niveau supérieur. Ainsi, il sera fait appel à l’existence de propriétés systémiques ou émergentes afin de rendre compte de cette irréductibilité du tout à ses parties65. Mais dans la mesure où la méthode analytique, qui consiste à sectionner et à approfondir un domaine de recherche par une spécialisation croissante, est fertile, il n’est requis aucune explication holiste, laquelle ne peut que se greffer sur des données et des théories obtenues de manière analytique.
66Par conséquent, au niveau de la BC, la question n’est pas de savoir si toutes les données nécessaires à la réalisation de son programme de recherche doivent être obtenues par des méthodes holistes, mais si, in fine, l’explication des conséquences écologiques de la crise écologique et des actions à promouvoir ne doit pas reposer sur le postulat de l’existence de propriétés émergentes propres à l’ensemble de la biodiversité et de la nature entière, homme inclus.
67Au niveau des espèces et du problème des extinctions, la question revient à s’interroger sur la nature du processus de déclin de la population et sa conséquence finale. N’y a-t-il pas là plus que la somme des facteurs écologiques et génétiques déterminant le destin démographique de l’espèce ? Dans quelle mesure l’espèce présente-t-elle une organisation et une intégration avec des propriétés émergentes ? Le système espèce-environnement dans lequel s’inscrit le déclin de l’espèce n’est-il pas lui-même intégré à un niveau supérieur ?
68Force est de constater que ces questions ne sont pas nouvelles et qu’elles rappellent immédiatement l’organicisme écologique de Clements ou encore la coopération harmonieuse des communautés animales chez Allee. Mais elles prennent place dans un débat aux dimensions nouvelles, le concept de biodiversité par exemple qui dépasse les approches mono-spécifiques et à un seul niveau. Par ailleurs, loin de retomber dans les anciennes généralisations hâtives et inflations théoriques de l’organicisme, les discussions contemporaines sur le holisme se basent sur des concepts épistémologiques, issus de la philosophie analytique, aux portées conceptuelles limitées et nuancées comme ceux de « supervenience » (survenance) ou de « downward causation » (causalité descendante) ; ce dernier concept nous aidera plus particulièrement à analyser la question de l’évolution des petites populations.
Méthodes et structures de la BC
69Quelles espèces et quelles entités écologiques sont en danger et pourquoi ? Que préserver et comment ? Voilà les deux modes généraux de questionnement qui ressortissent à la BC. À la première question, on peut répondre par une investigation sur les causes des extinctions. Pour répondre à la deuxième question, on ne pourra pas faire l’économie d’un débat éthique et politique, nécessairement modéré par les limites des sciences et des techniques de conservation.
Structure de la BC
70En tentant de répondre au premier type de problème posé à la BC, c’est-à-dire celui de l’identification et de l’ordonnancement des causes et de leurs effets sur les populations et les espèces sauvages, cette discipline s’est progressivement structurée selon deux axes majeurs66 : le premier est le paradigme des « petites populations » (small-population paradigm) et le second, le paradigme des « populations déclinantes » (declining-population paradigm).
71Afin de mieux comprendre les éléments du débat, il n’est pas inutile de présenter d’abord les concepts causaux relatifs aux processus d’extinction. Mais pour cela faut-il encore expliciter ce que nous entendons par « cause » et prolonger au niveau microévolutif le débat que nous avons initié à propos des causes macroévolutives au chapitre précédent. Nous allons voir en effet que ces causes sont multiples et multiformes, et loin de correspondre à l’idée claire de relation déterministe directe entre deux phénomènes, le premier étant la cause et le second l’effet. Signalons d’abord, à la suite de Anne Fagot-Largeault67, que l’explication causale réduit un événement nécessaire à un événement accidentel : une cause d’extinction est telle que : elle peut ne pas se réaliser ; si elle ne se réalise pas, les chances de l’extinction sont nulles ou plus faibles ; si elle se réalise, l’extinction se produit, sauf à prendre des mesures de conservation adéquates. Le principe de cause devient opératoire seulement en tant qu’élément déterminant de l’explication scientifique, à savoir la déduction d’un énoncé phénoménal à partir d’autres énoncés empiriquement testables.
72Par ailleurs, les causes peuvent être discriminées suivant plusieurs critères relatifs notamment à leur proximité, dans le réseau ou la chaîne causale, de l’effet final (l’extinction de l’espèce). On peut ainsi distinguer des causes lointaines et des causes prochaines, aussi bien sur un plan temporel que spatial, ou encore des causes directes et indirectes si on considère la notion de cause sur un mode plus formel68.
73Dans le cadre du paradigme des petites populations, ce sont avant tout les causes directes ou prochaines d’extinction qui sont étudiées, alors que les études concernant les espèces déclinantes s’attachent surtout à comprendre l’effet des causes lointaines ou indirectes.
L’étude des petites populations
74Nous insisterons en premier lieu sur le fait que les causes d’extinction directes, pour des raisons qui tiennent essentiellement à la structure populationnelle et quantitative des espèces, sont largement de nature statistique et probabiliste. Sans entrer dans le débat sur la part du déterminisme et de l’ignorance humaine dans la compréhension de la nature par des modèles probabilistes, nous ne pouvons que constater notre impuissance à prévoir précisément les résultats des processus écologiques gouvernant la survie des espèces.
75Un tel processus, dont le résultat est en partie dû au hasard est dit « stochastique ». La stochasticité constitue la part de variabilité d’un phénomène due à la chance ou au hasard69.
76Ces causes probabilistes peuvent être regroupées selon les trois grandes classes suivantes : stochasticité démographique, stochasticité environnementale, stochasticité génétique.
77On entend par stochasticité démographique les conséquences du hasard dans le destin des individus d’une population par rapport aux paramètres démographiques moyens attendus. Pour expliciter cette notion, prenons le cas limite d’une espèce sexuée dont il ne resterait plus qu’un couple et donnant naissance à deux descendants. En supposant un sex-ratio équilibré (autant de chance d’avoir un mâle qu’une femelle), il y a 50 % de chance que l’espèce s’éteigne, c’est à dire qu’il n’y ait plus que deux mâles ou deux femelles à la génération suivante. Si nous prenons maintenant une population de 50 couples, par un simple calcul combinatoire, on calcule alors que la probabilité d’extinction n’est plus que de 1,577 x 10-30 ! On constate ainsi que les très petites populations sont beaucoup plus exposées aux coups du hasard et aux risques d’extinction que les grandes populations à paramètres démographiques égaux (fécondité et survie). Plus la population est petite, plus les variations dues au hasard peuvent être dangereuses pour le sex-ratio ou pour le nombre de recrues annuelles. Ainsi la variance (Vr) du taux d’accroissement de la population (r) augmentet-elle de manière quasi exponentielle avec la baisse de la taille de la population, si bien que r peut subir des variations erratiques plus prononcées, risquant de réduire la population à zéro70.
78La stochasticité environnementale fut définie par Robert May71 pour rendre compte des effets de l’environnement au cours du temps sur les variables démographiques. Cette cause est clairement de nature externe alors que la stochasticité démographique est de nature interne, étant inhérente au fonctionnement même de la population. Les variations de l’environnement, qu’elles soient de nature climatique, biologique (invasion de proies, de compétiteurs, de parasites, etc.), ou catastrophique (éruption volcanique, feu de forêt, etc.) ajoutent de la variance au taux de croissance r et aussi au taux de fertilité f, si bien qu’à partir d’un certain niveau de variance environnementale (Ve), la probabilité de survie de la population, aussi grande soit-elle, tend vers zéro à l’infini72.
79Des exemples de populations disparues suite à une catastrophe ont malheureusement été récemment recensés : c’est le cas de la dernière espèce de papillon bleu d’Angleterre qui disparut suite à une sécheresse sévère, ou encore le perroquet de Puerto Rico qui ne résista pas longtemps aux conséquences dramatiques d’un ouragan tropical.
80Avant d’aborder l’importance des causes génétiques en conservation, nous rappellerons rapidement quelques points de génétique des populations. Cette discipline postule l’existence d’entités discrètes portant l’information génétique (les gènes). À chaque gène est associé un locus, c’est-à-dire un emplacement sur un chromosome, lequel locus peut être exemplifié sous plusieurs formes géniques, des allèles. La génétique des populations n’étudie pas l’expression des gènes et des différents allèles chez un individu, tâche assignée à la biologie du développement et à l’« EvoDevo » ; elle s’intéresse seulement à la transmission des gènes et à l’évolution des fréquences alléliques au sein de la population. Elle a ainsi permis de déterminer qu’uniquement quatre « forces » influent sur l’évolution de cette fréquence allélique au cours des générations :
- La mutation, par laquelle de nouveaux allèles sont produits
- La sélection, qui joue sur la valeur sélective des allèles
- La migration d’individus extérieurs à la population
- La dérive génétique
81La dérive étant due à un phénomène de tirage aléatoire des gènes au sein de la population, elle devient préoccupante dans les petites populations. Elle est directement due au hasard ou plutôt à un processus aléatoire73. Si l’on représente la transmission des gènes d’une génération à une autre par un tirage aléatoire des allèles de la nouvelle génération dans le pool d’allèles de la génération mère, selon la loi d’Hardy-Weinberg, la fréquence des allèles reste identique. Mais ce résultat ne vaut qu’en supposant une population de taille suffisamment grande pour que la loi des grands nombres s’applique. Or, dans une petite population ce tirage aléatoire s’apparente à un échantillonnage suivant une loi binomiale de paramètres 2N et p0, N étant la taille de la population et p0 la fréquence initiale de l’allèle. La conséquence de ce phénomène est que la fréquence de l’allèle fluctuera à chaque génération en suivant une sorte de « marche au hasard », appelée « chaîne de Markov » par les mathématiciens. Mais la fréquence finira soit par se fixer, c’est à dire atteindre la fréquence 1, soit par disparaître, la fréquence 0 au bout d’un certain temps qui est proportionnel à la taille de la population. Plus la taille de la population est faible, plus le temps de fixation est réduit et plus la dérive génétique risque d’appauvrir la diversité génétique de la population.
82Par ailleurs, dans une population diploïde (cas de loin le plus fréquent en BC), ce n’est pas seulement la diversité allélique qui va plonger, mais l’hétérozygotie de la population va aussi diminuer fortement entraînant une perte du polymorphisme génétique et donc, une baisse potentielle de l’adaptabilité à un environnement changeant.
83Un autre phénomène contribuant à la perte d’hétérozygotie dans une petite population est la consanguinité. En effet, si une population maintient un effectif réduit durant de longues générations, la probabilité qu’un individu s’accouple avec un autre ayant avec lui un ou plusieurs ancêtres communs va augmenter. Par un calcul de combinatoire, on montre que plus la population est petite, plus le coefficient de consanguinité augmente et plus le polymorphisme diminue. Lorsque la population atteint un trop fort taux de consanguinité, ses variables démographiques (viabilité des individus, survie, fécondité) sont affectées, ce que l’on nomme « dépression de consanguinité ». Il est notamment connu que l’accumulation de mutations délétères non létales dans les petites populations contribue à la dépression de consanguinité en diminuant la fitness de la population. La fitness diminuant, la taille de la population continue de baisser, entraînant à son tour une augmentation de la consanguinité. Ce cycle infernal peut ainsi rapidement conduire à une extinction catastrophique de l’espèce74. D’autres paramètres génétiques, tel que l’existence de gènes d’auto-incompatibilité, peuvent aussi entraîner les espèces rares dans une spirale de l’extinction, comme en témoigne l’exemple paradigmatique d’une plante de la région narbonnaise, la centaurée de la Clape75.
84Un dernier facteur important, le fardeau génétique, est dû à « la présence dans la population d’individus ayant des valeurs sélectives différentes entraînant une diminution de la valeur sélective globale, par rapport à une population où tous les individus auraient le meilleur génotype »76. Une part importante du fardeau est provoquée par des mutations délétères qui produisent des individus « tarés ». Une autre part, le fardeau de ségrégation, est produite par la réapparition de génotypes moins favorisés suite à la ségrégation mendélienne.
85Les petites populations obligent les biologistes de la conservation à prendre en compte des effets qui d’habitude sont négligés dans l’étude des populations de grande taille comme les effets réciproques entre génétique et démographie. Par exemple, dans les petites populations, on assiste malheureusement de manière très fréquente à des « vortex d’extinction », phénomènes qui rentrent dans le cadre phénoménologique de ce que l’on a appelé « effet Allee ». Ils sont produits par des rétroactions (feedbacks) positives entre les effets de la dépression de consanguinité, la stochasticité démographique et la dérive génétique. Globalement, plus une population devient petite, plus les effets du hasard et de la génétique deviennent délétères et plus il devient difficile à la population de quitter cette zone dangereuse.
Les populations déclinantes
86Expliciter la différence de perspective entre le paradigme des petites populations et celui des populations déclinantes sera peut-être plus aisé grâce à l’aide d’une métaphore. Comparons donc l’objectif des conservationnistes à celui d’un banquier ou d’un économiste cherchant à éviter la ruine des épargnants. À bien des égards cette métaphore est plutôt ironique, mais en même temps, elle rend compte des rapprochements naturels entre écologie et économie. Dans le premier cas donc, notre économiste essaierait de comprendre tous les facteurs qui font qu’un petit épargnant, celui qui possède dès le départ une faible quantité d’argent, risque facilement de se ruiner. Il y a fort à parier que si un épargnant avec un faible pécule joue par exemple à la bourse, c’est-à-dire dans un environnement où l’espérance des gains et des pertes est élevée, il ait une plus forte chance de perdre tout son argent que s’il le place sagement dans un placement sans risque.
87Dans le deuxième cas, notre économiste chercherait plutôt à comprendre comment des épargnants riches se sont engagés dans des investissements ou des opérations économiques qui leurs font perdre inexorablement de plus en plus d’argent. Par exemple, comment s’ils ont emprunté, le retour sur investissement ne leur permet pas de compenser l’intérêt du prêt. Dans ce deuxième cas, ce n’est donc pas tant le risque de ruine à court terme qui est inquiétant, mais la pente négative de la courbe d’évolution de la richesse.
88Il en est de même pour l’étude des populations déclinantes. Celles-ci ne sont pas vraiment directement menacées d’extinction, mais leur étude permet de prévenir la formation de populations rares et de petite taille, qui, elles, sont vraiment les plus en danger. Les causes qui rendent compte de l’évolution négative de ces populations ont été regroupées par Jared Diamond77 sous le terme de « quatuor infernal » (evil quartet) :
- la surexploitation des espèces ;
- la destruction et la fragmentation des habitats ;
- l’impact des espèces introduites ;
- les chaînes d’extinction.
89Ces causes ne sont pas homogènes dans la mesure où certaines dépendent directement des actions humaines et d’autres plus indirectement, quoique toutes, en ce qui concerne la crise actuelle, soient en dernier ressort de nature anthropique. Elles sont malheureusement trop bien connues et nous n’allons pas nous y attarder.
90Précisons tout de même que, d’un point de vue économique, la surexploitation des espèces dans le système capitaliste qui est le plus répandu à la surface de la planète n’incite pas à une gestion précautionneuse et durable des populations. Bien au contraire, le mécanisme économique dit du « discount rate » par lequel un bénéfice futur est diminué pour estimer sa valeur actuelle, rend le pillage d’une population plus rentable que son maintien par une limitation des captures78. Par exemple, le bénéfice que pourra tirer l’industrie baleinière dans cinquante ans si les baleines sont protégées jusque là possède aujourd’hui une valeur dérisoire. Au contraire, si l’industrie tue les dernières baleines bleues actuelles, les vend très cher, et ensuite réinvestit l’argent dans une autre activité, l’espérance de gain dans cinquante ans est incommensurable !
91La destruction et la fragmentation des habitats sont gravement préjudiciables à cause de leur impact direct sur le nombre d’espèces en fonction de la relation surface/espèces mise en lumière par la biogéographie insulaire. Au niveau des continents, la perte des espèces n’est peut-être pas si importante que ce que les calculs théoriques prédisaient79. Néanmoins l’effet de bordure consécutif à la fragmentation croissante des habitats pour cause d’aménagement humain est un facteur très nocif qui doit aussi être pris en compte80.
92Les invasions d’habitats par des espèces introduites par l’homme ont généralement des conséquences catastrophiques lorsqu’elles se produisent sur des écosystèmes endémiques ou insulaires. Sur les continents au contraire, malgré des dégâts initiaux parfois importants, les espèces introduites finissent généralement sous la pression de la sélection naturelle par « rentrer dans le rang »81. On peut aussi inclure dans cette catégorie le risque posé par la « pollution génétique », ou contamination par hybridation d’une population sauvage ou indigène par des populations importées par l’homme ou domestiques. Certaines de ces pollutions introduisent des gènes maladaptatifs dans la population souche et provoquent une réduction de sa viabilité. Ces pollutions peuvent aussi avoir des effets sur le statut de la population à conserver, car certains conservationnistes considéreront certaines populations « hybrides » moins intéressantes à préserver que des populations censées être complètement « naturelles ». Mais il s’agit d’une problématique qui touche directement à l’éthique sur laquelle nous reviendrons.
93Enfin, les extinctions secondaires, consécutives à l’extinction d’une première espèce qui en entraîne d’autres par une chaîne d’extinctions sont sans doute les plus dévastatrices, mais également les plus discrètes. Ces extinctions secondaires ou co-extinctions suivent surtout l’extinction d’« espèces-clés », appelées ainsi à cause de leur rôle stratégique dans les écosystèmes. L’extinction d’une espèce de mammifères de grande taille risque d’en entraîner des dizaines d’autres, malheureusement beaucoup plus discrètes : celles des espèces commensales, parasites, etc. On estime par exemple que si les éléphants s’éteignent, ce sont plusieurs espèces d’insectes coprophages vivants grâce à leurs excréments qui vont disparaître82. D’autres espèces à risque important de co-extinction sont celles qui ont un régime alimentaire très étroit comme les herbivores et les prédateurs spécialisés ou les espèces mutualistes. Grâce à des méthodes statistiques, Lian Pin Koh et ses collègues ont estimé en 2004 qu’au moins 6300 espèces en danger de co-extinction devaient être rajoutées à la liste rouge de l’UICN qui comptait déjà 15 000 espèces83.
94Dans un document publié conjointement par le World Resources Institute et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement84, six causes d’extinction et d’appauvrissement de la biodiversité considérées comme plus lointaines sont citées. Elles se situent tout à fait en amont du réseau de causalités qui conduit aux extinctions d’espèces, lesquelles extinctions ne sont évidemment pas le seul effet négatif engendré par ces causes. Elles relèvent toutes en dernier ressort de l’action, de l’organisation et finalement de la responsabilité des sociétés humaines, notamment occidentales et développées.
- La croissance élevée et non soutenable de la population humaine et de la consommation des ressources naturelles ;
- La réduction continue de la gamme de produits manufacturés provenant de l’agriculture, de la foresterie et de la pêche ;
- Des systèmes économiques et politiques qui ne prennent pas en compte l’environnement et ses ressources ;
- L’inégalité dans la propriété, la gestion et le partage des avantages liés à l’usage et à la conservation des ressources biologiques ;
- Des systèmes législatifs et institutionnels favorisant l’exploitation non durable ;
- L’insuffisance des connaissances et de leurs applications.
95Il existe enfin des facteurs aggravant l’extinction d’une espèce, qu’on ne peut à proprement qualifier de « causes » dans la mesure où ces seuls facteurs ne peuvent à eux seuls entraîner d’extinction. Mais leur présence peut précipiter la disparition de l’espèce lorsqu’une cause d’extinction est déjà à l’œuvre.
96L’UICN85 relève neuf facteurs aggravants essentiels (souvent corrélés entre eux) qui exposent davantage à l’extinction les espèces concernées. Sont recensés : une faible capacité de dispersion, un fort degré de spécialisation, une niche écologique étroite, une population peu variable génétiquement, un statut écologique en fin de chaîne trophique, un faible taux de survie adulte, une faible longévité et un faible taux d’accroissement intrinsèque.
97On peut rajouter la structure populationnelle de l’espèce : les espèces peuvent être soit représentées par quelques grandes populations largement isolées les unes des autres, soit par de petites populations en constante communication. Ce dernier système a été dénommé « métapopulation » ou population de population. Les paramètres permettant de décrire une métapopulation sont le nombre de patch (p) occupés par chaque petite population ainsi que les taux de migration entre chaque population (m) et les taux d’extinction au niveau de chaque patch (e). La structure métapopulationnelle a été étudiée d’un point de vue génétique par Wright86 et d’un point de vue démographique par Andrewartha & Birch87 dans les années 1940-50, mais le modèle théorique décrivant l’évolution des métapopulations n’a été formalisé qu’au début des années 70 par Levins88. Or, selon Hanski et Gilpin, une métapopulation avec des taux suffisamment élevés d’extinction et de recolonisation serait plus résistante qu’une population unique de même taille89.
98Parmi les facteurs aggravant les risques d’extinction d’une espèce, on peut enfin ajouter tous ceux qui entrent dans le cadre de l’effet Allee. Du point de vue de la croissance de la population, l’effet Allee se définit comme un mécanisme entraînant une relation positive entre un élément de la fitness individuelle et la taille ou la densité de la population. L’effet Allee désigne majoritairement un effet comportemental, par exemple le fait qu’à partir d’une certaine densité l’espèce exhibe un comportement de défense coordonné contre les prédateurs ; alors que par comparaison un individu seul sera beaucoup plus vulnérable à la prédation. Cela inclut aussi la thermorégulation sociale (comme chez les marmottes), la réduction de la consanguinité, la vigilance contre les prédateurs, la modification de l’environnement ou construction de niche90, la facilitation sociale de la reproduction, etc.91
99Comme nous l’avons déjà souligné, l’effet Allee peut inversement devenir très désavantageux lorsque la population atteint une taille ou une densité inférieure critique (le point K-sur la courbe 1. Cf. page 300), et ainsi précipiter une extinction rapide de l’espèce. C’est ainsi qu’on explique notamment l’extinction fulgurante du pigeon migrateur américain (Ectopistes migratorius).
Minimum Viable Population (MVP)
100La structuration de la BC selon les deux paradigmes des petites populations et des populations déclinantes soulève une question cruciale : à partir de quelle limite une population est-elle petite ? C’est pour répondre à cette question, mais aussi pour fournir des normes de gestion des populations que les scientifiques ont construit le concept de population viable minimum ou MVP en anglais.
101Il trouve sa source dans les premières mesures conservationnistes du siècle dernier qui consistaient à mettre en réserve des parties de territoire et d’écosystème afin d’en assurer la protection et l’intégrité. La question qui se posait était celle de la surface minimale de la réserve pour garantir la santé ou la viabilité de l’écosystème et des espèces qu’il supportait. À partir de la fin des années 70, avec la prise de conscience de la disparition croissante d’espèces et de la diminution des populations sauvages, la problématique se déplaça vers l’estimation de la taille ou de la densité minimale de la population afin de garantir sa survie ou sa viabilité92. Encore faut-il expliciter ce que l’on entend par « viabilité ». Selon Michael Soulé, il y a quelques décennies, viabilité signifiait seulement persistance à court terme des populations dans un environnement stable, principalement en termes de dynamique de la population. Par la suite, les biologistes de la conservation ont élargi cette notion en prenant en compte les effets génétiques et les variations stochastiques de l’environnement93 et en intégrant une dimension évolutive à plus long terme94.
102Pour certains cependant, la notion de MVP paraît trop restrictive et éthiquement questionnable, en ce qu’au lieu de promouvoir la conservation de populations vigoureuses et abondantes, elle cherche seulement à éviter l’extinction à court terme des espèces. Un peu comme si un médecin, au lieu de prescrire un traitement pour que ses malades recouvrent la santé, prescrivait le minimum pour qu’ils n’aillent pas plus mal et qu’ils survivent tant bien que mal à la maladie95.
103Quoi qu’il en soit, le concept de MVP a permis de définir une règle empirique et en partie approximative (quoique basée sur de savants calculs), et qui marqua indubitablement l’esprit des conservationnistes et des gestionnaires de la nature. Il s’agit de la règle des « 50/500 ». Cette règle stipule que la consanguinité est maintenue à un niveau tolérable, non rapidement létal pour la population, à partir de 50 individus reproducteurs (nombre qui correspond par ailleurs au seuil d’influence de la stochasticité démographique), et que 500 est le minimum pour assurer une variance génétique suffisante pour garantir l’adaptabilité évolutive de la population.
104Notons d’emblée que 50 et 500 désignent la population efficace d’un point de vue génétique (Ne) et non la population totale. En fonction du nombre de juvéniles et du biais du sex-ratio, la population réelle doit au moins compter trois ou quatre fois ce nombre d’individus. On peut donc affirmer qu’en deçà de 100-150 individus, une population isolée est « petite ».
105Bien évidemment, cette règle uniquement basée sur des considérations génétiques ne tient aucunement compte de la variabilité immense des idiosyncrasies spécifiques propres aux comportements ou aux conditions de vie des espèces. Pour être rendu opératoire, le concept de MVP doit être apprécié au cas par cas, ce qui n’est pas toujours aisé, compte tenu du peu de recul expérimental et théorique de la BC.
L’analyse de viabilité des populations (PVA)
106Une fois déterminés les causes et les facteurs entrant en jeu dans les processus d’extinction, ainsi que dotés d’une norme de conservation, même encore frustre, les biologistes de la conservation peuvent enfin se consacrer à la tâche de diagnostic qui leur incombe en tant que « praticiens » de l’environnement et des populations. Cette phase se nomme l’analyse de viabilité des populations (Population Viability Analysis ou PVA).
107Elle consiste à estimer la durée de vie escomptée de l’espèce jusqu’à son extinction, ou plutôt la chance qu’elle a de disparaître dans un intervalle donné. Cette analyse s’appuie évidemment sur les données concernant le passé de la population, ses caractéristiques propres, et anticipe aussi sur les risques qui peuvent surgir dans le futur. L’objectif d’une PVA est d’estimer T, le temps moyen jusqu’à l’extinction.
108Sans entrer dans les détails techniques, qui atteignent rapidement une complexité mathématique redoutable, deux stratégies peuvent être employées afin de déterminer T. Soit la construction d’estimateurs, c’est-à-dire de formules intégrant toutes les données pertinentes, souvent approximées grâce aux théories de la diffusion. Voici par exemple, un estimateur proposé par Russell Lande96 pour tenir compte de l’accumulation des mutations moyennement délétères sur les petites populations :
109t = (r0 T/U) (e4Nes - 1) / 4 Nes2
110avec U le taux de mutation génomique moyennement délétères par génération, T le temps de génération moyen, r0 le taux d’accroissement malthusien de la population, N e l’effectif efficace de la population, et s le coefficient de sélection des mutations.
111L’autre stratégie consiste à modéliser le devenir des populations en créant des modèles informatiques plus « réalistes », dans lesquels on rentre plusieurs équations rendant compte de l’évolution des variables démographiques et génétiques de la population. On fait ensuite « tourner » le modèle, et grâce à un algorithme de simulation de type Monte Carlo, on obtient une estimation du temps moyen d’extinction. Des logiciels déjà prêts existent pour cela : VORTEX ou ULM97.
112De façon globale, les résultats obtenus par ces logiciels « ready-made », déjà prêts, semblent être plus précis et plus faciles d’accès pour des utilisateurs des méthodes de conservation sur le terrain. Néanmoins, ils offrent moins de flexibilité que les estimateurs qui peuvent être constamment remodelés ; par ailleurs, l’ajout de variables complémentaires pour rendre les calculs plus précis augmente de façon exponentielle les temps de calcul, ce qui est un biais dans toutes les méthodes de simulation.
113En fait, on se trouve ici en présence de deux approches radicalement distinctes dans leur philosophie de l’évaluation des temps de persistance des populations. Bien que dans les deux cas on obtienne un chiffre qui ne soit qu’une estimation, c’est-à-dire une moyenne issue de calculs prenant en compte des effets stochastiques, dans un cas ce chiffre est obtenu par une méthode analytique alors que dans l’autre cas, il s’agit d’une méthode plus holiste.
114L’estimateur tente de garder seulement les variables pertinentes pour son objet, et « intègre », à la fois au sens mathématique et au sens figuré, ces variables en une courbe censée décrire l’évolution d’une variable d’état du système particulièrement pertinente. Les variables descriptives, phénoménales (fertilité, survie, etc.) du système (la population) sont analysées puis intégrées à des niveaux supérieurs d’explication du système, lesquelles finalement sont résumées en une seule variable décrivant la totalité du système. Pour reprendre l’opposition chère aux théoriciens de la complexité, les estimateurs cherchent à simplifier des systèmes qu’ils considèrent comme compliqués (et non complexes) afin d’expliquer une variable du système.
115Au contraire, dans le cas des modélisations, le système est envisagé dans sa complexité irréductible, et le but de la modélisation est de prendre en compte tous les facteurs de complexité (intrication des niveaux causaux, des types de hasard, boucles de rétroaction...) afin de rendre intelligible le comportement du système du point de vue de la compréhension (et non plus de l’explication)98. Rappelons que pour Jean-Louis Le Moigne, la modélisation est « l’action d’élaboration et de construction intentionnelle, par composition de symboles, de modèles susceptibles de rendre intelligible un phénomène perçu complexe »99.
116Dans le cas de la modélisation par logiciel et méthode Monte Carlo, le but n’est pas de réduire le nombre de variables. Au contraire, l’état d’évolution au cours du temps de chaque variable est décrit fidèlement et chaque variable instanciée en fonction de ses interactions au cours du temps avec les autres variables. On suit ainsi l’évolution de la population comme on suivrait le fonctionnement d’un organisme avec à chaque fois les valeurs correspondantes à chacune de ses variables vitales. Pour donner une valeur moyenne aux résultats obtenus en tenant compte des effets du hasard, on réitère un nombre considérable de fois la modélisation, ce qui est le but du processus Monte Carlo, et il ne reste plus alors qu’à relever le temps moyen au bout duquel chaque population simulée s’est éteinte.
117Cette seconde solution est plus mécaniste sans conteste et paraît plus fidèle à la réalité ; mais ne s’agit-il pas d’une réalité trompeuse, le modèle de départ étant forcément une simplification de la réalité ? Simplification ou plutôt construction de la réalité comme le revendique Le Moigne, en plaçant la théorie de la modélisation sous la bannière des épistémologies constructivistes. Car la simplification d’un système complexe (et non d’un système compliqué) est pour cet épistémologue une véritable mutilation de la réalité100.
118Par ailleurs, la modélisation présente un atout important : elle constitue une méthode de raisonnement par laquelle on peut explorer des contrefactuels et anticiper les conséquences de projets d’actions possibles. On peut ainsi modifier facilement les variables sur lesquelles le biologiste peut influer afin de définir un ou plusieurs scénarios de conservation.
119Mais alors se pose cruellement la question de la validation de ces PVA à tout gestionnaire qui doit comparer les données théoriques à celles issues de la surveillance de la population étudiée. Selon Tim Coulson, les PVA doivent être utilisées avec beaucoup de précaution ; il faudrait en particulier s’assurer que les données de départ sur l’histoire et l’évolution de la population sont de bonne qualité, et que par la suite, la distribution de l’espèce ne soit guère modifiée dans le futur. Or, comme le futur est imprévisible par définition, surtout pour des populations sauvages, on perçoit rapidement les limites des PVA101.
120La dernière question qui se pose est celle de savoir si les populations constituent réellement des systèmes complexes ou si elles sont simplement compliquées. Nous rencontrons là un cas de figure particulièrement original dans la mesure où suivant la taille de la population et la qualité de son environnement, il semble que nous ayons affaire à des entités de nature distincte.
121Les mécanismes d’évolution des populations de grande taille sont aisément compréhensibles. Les changements démographiques peuvent être modélisés par une matrice de Leslie selon un processus tout à fait déterministe102. Les changements génétiques, bien que statistiques, suivent des lois de probabilité facilement prévisibles. Seul l’environnement peut constituer une source d’incertitude importante. C’est aussi le cas lorsque les populations sont en compétition et présentent des valeurs de leurs variables vitales supérieures à certaines limites : comme l’a montré Robert May, l’évolution de la population peut alors suivre une dynamique de chaos déterministe. Néanmoins, dans la plupart des cas, l’évolution des populations de grande taille est facilement prévisible et compréhensible.
122Bien différent est le cas des populations de petite taille. Les prédictions sur le futur de la population deviennent plus aléatoires, la population peut suivre des dynamiques imprévisibles sans pour autant être chaotiques. Des phénomènes de seuil et de rétroaction entre variables peu corrélées en temps normal apparaissent. Plusieurs niveaux de hasard se télescopent : destin aléatoire des fréquences alléliques et des variables démographiques, contingence des variables environnementales, etc. La population devient-elle plus compliquée à comprendre ou alors devient-elle complexe ? Nous retrouvons ici une dichotomie conceptuelle proche de l’opposition traditionnelle entre les idées de Fisher et celles de Wright en génétique des populations103. Alors que Fisher, de par sa conception élémentariste de la sélection génique, raisonnait sur des populations potentiellement infinies dans le but d’en déduire une loi déterministe de changement évolutif – son fameux « théorème fondamental de la sélection naturelle » – Wright, soucieux de rendre compte de l’inventivité du processus de sélection naturelle et de l’émergence de singularités évolutives, avait proposé une théorie de l’« équilibre fluctuant » (shifting balance theory) qui était par nature plus attachée aux interactions entre éléments géniques et niveaux de sélection, ainsi qu’aux effets irréductibles de la dérive dans des petites populations évoluant de manière semi-indépendante. Les interactions entre complexes géniques à des niveaux hiérarchiques différents devaient permettre l’émergence de dynamiques complexes selon un plus ou moins grand nombre de degrés de liberté.
123Dans ce débat, nous suivrons la voie ouverte par Wright, et nous soutiendrons l’idée que des événements de nature complexe émergent dans les petites populations en arguant du fait qu’avec la baisse des effectifs de la population, les caractéristiques propres à chaque individu et à son environnement influent beaucoup plus directement et beaucoup plus profondément sur la viabilité de la population dans son ensemble.
124C’est la même idée que l’on retrouve exprimée selon nous dans l’« effet de fondation » (founder effect) exposée par Ernst Mayr en 1963. Quelques individus fondateurs, par les caractéristiques propres à leur génome, souvent positives par rapport à l’environnement, influent de façon déterminante sur la nature et le devenir de populations et d’espèces entières, ce qui est beaucoup moins envisageable dans des populations de grande taille, où même les individus « exceptionnels » sont perdus dans la masse génétique des individus normaux. Il en est de même pour les petites populations, sauf que c’est souvent l’inadaptation due à des processus environnementaux ou génétiques de quelques individus qui rétroagit négativement sur le destin de la population. La plus forte intrication ou dépendance entre les caractéristiques individuelles et populationnelles, caractéristiques de niveaux phénoménaux différents, indique clairement l’émergence d’un système complexe, ou plutôt l’irréductibilité croissante de la complexité du système populationnel, inhérente à toute population quelle que soit sa taille, à des lois probabilistes ou analytiques déterministes. Nous serions dans une situation comparable à celle que rencontre la mécanique pour des cas de complexité intermédiaire. Les lois déterministes de la mécanique newtonienne permettent de prévoir la dynamique d’un système simple composé d’un objet, ou de deux objets en interactions. À l’autre extrémité, un système composé par un très grand nombre d’entités en interactions (comme les atomes d’un gaz) obéissent aux lois probabilistes de la mécanique statistique ; le système se comporte de manière entièrement prévisible à l’échelle de ses variables phénoménologiques caractéristiques, comme la température en ce qui concerne un gaz isolé. C’est en fait au niveau de la méso-complexité (supérieure ou égale à trois corps en interaction) qu’émergent des comportements imprévisibles et chaotiques, malgré même le caractère déterministe des lois de la mécanique newtonienne. Nous sommes alors dans un cas de chaos déterministe. Comparaison n’est pas raison et il n’est pas certain que nous soyons exactement dans le même cas pour l’évolution des petites populations ; mais, il est indiscutable que celles-ci peuvent exhiber des comportements beaucoup plus instables que les grandes populations, ce qui constituera toujours un défi à la fois théorique et pratique pour les conservationnistes.
Mise en œuvre et application des stratégies de conservation
125Il s’agit là de la dernière mission de la biologie de la conservation, son application aux problèmes concrets rencontrés par les populations sur le terrain.
126Caughley a souligné une asymétrie problématique entre les deux paradigmes de la biologie de la conservation : on a d’une part un paradigme des petites populations intensément théorique où la virtuosité des calculs et des modèles n’a souvent rien à envier aux sciences physiques, mais qui peine à trouver des vérifications expérimentales fiables. D’autre part, le paradigme des populations déclinantes souffre d’un déficit inverse : beaucoup de données empiriques et d’expériences sur lesquelles s’appuyer, mais un manque certain de formalisation théorique. Les méthodes de protection des populations déclinantes, outre qu’elles sont bien évidemment dirigées vers la cessation des actions humaines nocives pour l’environnement, sont surtout empiriques et peinent encore à intégrer toutes les dimensions théoriques soulevées par les études sur les petites populations.
127Pour ce qui est des petites populations, ce paradigme a suscité un immense intérêt et une production théorique intense, surtout dans le domaine génétique. Mais la récolte de données expérimentales n’a pas suivi l’explosion des études théoriques et le besoin de validations empiriques lors de mises en pratique se fait nettement sentir. La validation des approches théoriques par des données empiriques fut parmi d’autres l’objet d’une étude tentant d’évaluer la part de l’influence génétique dans l’extinction de plusieurs populations de bighorn sheep suivies pendant 50 ans104.
128Le principal problème de la gestion des petites populations tient en ce qu’elle n’autorise guère les erreurs. Les conséquences sont souvent fatales pour la population et donc pour l’espèce. Par ailleurs, une fois l’espèce éteinte, les leçons qu’on pourra en tirer ne profiteront évidemment pas à l’espèce concernée et elles ne seront pas toujours directement transférables à d’autres cas de déclin. Enfin, l’extinction en elle-même, la mort des derniers individus d’une population, n’est que de peu d’intérêt d’un point de vue scientifique. Une meilleure approche consiste à étudier les quasi-extinctions à la fois en théorie et surtout en pratique105.
129Le paradigme des petites populations s’est cependant révélé d’une efficacité pratique remarquable pour la gestion de populations et d’espèces en captivité ou encore pour la conservation ex situ, comme les banques de gènes, les zoos, les jardins botaniques, ou encore les réserves de petite taille. Pour des populations animales captives, la génétique de la conservation a fixé des objectifs et des normes pour conserver la viabilité et la diversité génétiques des espèces concernées. Par exemple, l’objectif communément admis que se sont fixés arbitrairement les généticiens consiste à conserver 90 % de la variabilité génétique d’une population à l’échéance de 200 ans.
130En fonction de la longueur intergénérationnelle, on peut calculer ainsi la taille de la population à maintenir, et mettre sur pied un plan de croisements raisonnés afin de limiter la consanguinité. Ce chiffre de 90 % peut paraître important, pourtant, il ne correspond qu’à une diversité équivalente à une dizaine de fondateurs106. Et cela seulement sur 200 ans. Comparé à l’échelle temporelle de l’évolution, cette durée apparaît malheureusement bien courte, même si pour les gestionnaires, elle est immense.
131En résumé, les généticiens de la conservation ont élaboré des stratégies de protection de la diversité génétique remarquables en gérant les espèces sur le mode de métapopulations dont chaque petite population serait dans un zoo ou une réserve. Les échanges d’animaux et de gamètes entre zoos ont été largement favorisés, la taille des populations a été souvent augmentée et dans la mesure du possible, ont été établis des corridors entre réserves pour permettre des migrations naturelles entre sous-populations, même si le fameux débat SLOSS (Single Large Or Several Small) n’est pas complètement clos107. Mais avec de plus en plus d’espèces sauvegardées artificiellement (du moins celles qui ont la chance de pouvoir s’adapter à la captivité), et vraisemblablement destinées à rester de nombreuses générations en captivité avant de pouvoir être éventuellement réintroduites, la question se pose de ne pas « désadapter » les animaux de leur environnement naturel. Il faut certes que ceux-ci ne perdent pas leurs comportements et leurs instincts sauvages, et surtout qu’ils ne perdent pas les gènes qui garantissaient leur adaptation à l’état sauvage. Or, ce challenge reste plus difficile à relever que celui de la simple préservation quantitative de l’hétérozygotie et de la diversité génétique des espèces.
132Les résultats sont aussi au rendez-vous pour les conservationnistes ex situ. De nombreuses espèces sont maintenant sous contrôle et quelques unes ont même pu être réintroduites comme la poule des bois de Lord Howe en Australie, l’oryx d’Arabie ou encore la loutre en Europe108.
L’avenir de la biologie de la conservation
133Comme le soulignait déjà Michael Soulé en 1992, il semble que la biologie de la conservation dans son ensemble et la génétique de la conservation aient parfois du mal à se comprendre et à collaborer en paix. D’autres tensions existent aussi entre l’approche écologique de la conservation du point de vue de l’écosystème et du point de vue de la biodiversité. De nombreux efforts sont réalisés cependant pour faire converger ces considérations écologiques et évolutives109. Nous préférons donc insister ici sur les difficultés récurrentes de compréhension entre généticiens et biologistes de la conservation.
134Les travaux et les réflexions séminales d’Otto Frankel sur la génétique de la conservation ne rencontrèrent initialement qu’un faible écho chez les biologistes de la conservation pour plusieurs raisons : d’abord bien des biologistes n’étaient pas familier avec le jargon de la génétique et surtout avec ses méthodes quantitatives et mathématiques. Après l’exemple des difficultés rencontrées dans les années 20 par les biologistes des populations, il faut croire que l’opposition des naturalistes, et des biologistes en général, à la mathématisation de leur discipline soit une constante psychologique de l’esprit naturaliste. Mais la génétique a aussi rencontré des résistances de la part de ceux qui entouraient encore cette discipline de relents de racisme et d’eugénisme ; enfin, l’introduction de la génétique bousculait des pratiques et des certitudes acquises, difficiles à modifier sur le champ110. Mais à partir des années 80, la génétique de la conservation est devenue incontournable. Elle a conduit à la règle de la MVP des 50/500 qui connut un grand succès, même si par la suite une course à celui qui annoncera les chiffres minima les plus élevés s’empara des conservationnistes.
135Suite au succès de la BC dans les années 90, amplifié par la conférence de Rio qui instaura la protection de la biodiversité en une priorité mondiale, de nombreux programmes de conservation furent lancés et selon certains généticiens111, la BC devint de plus en plus orientée vers l’économie, la philosophie et la politique, reléguant de facto la génétique au second plan. Pourtant, en 1994, Graeme Caughley remarque déjà que la moitié des pages des ouvrages de BC sont consacrés à la génétique. Qui plus est, la beauté formelle des modèles et des théories présentées font que ces chapitres sont ceux qui retiennent le plus l’attention des lecteurs exigeants. Et Caughley de mettre en garde les étudiants et les professionnels de la conservation à attribuer en fin de compte la majorité des extinctions aux causes génétiques. Les généticiens réalistes comme Kent Holsinger112 reconnaissent le rôle limité de la génétique face aux causes lointaines anthropogéniques et déterministes de destruction de la biodiversité.
136Toutefois, depuis cette période, on assiste à une sorte de « coup de force » scientifique de la part des généticiens. Ceux-ci semblent prendre de plus en plus de distance avec la conservation « vulgaire » et revendiquer haut et fort contre les autres courants largement empiristes de la BC, la rigueur et l’objectivité scientifique de leur discipline. Une revue spécialisée, Conservation Genetics a vu le jour en 1999 et quelques livres de référence qui autonomisent clairement la génétique de la conservation au sein de la BC ont été publiés. Mais au-delà de l’aspect de prime abord sociologique de cette rivalité, opposant (même si nous avons conscience que ce n’est pas aussi simple) les théoriciens aux praticiens, conservationnistes in-situ contre ex-situ, et cela sans doute pour des questions de prestige scientifique et de course aux financements, se cache une réelle fracture épistémologique et même éthique.
137Les conservationnistes, à la suite de Michael Soulé, ont revendiqué la nature holiste et multidisciplinaire de la BC. Pour Soulé, l’éthique est au cœur même de la conservation ; la conservation est une science qui valorise : elle n’est pas seulement descriptive, elle est normative : « La diversité des organismes est bonne [...] La complexité écologique est bonne [...] L’évolution est bonne [...] La diversité biotique a une valeur intrinsèque »113
138Or, cette remise en cause de la prétendue neutralité de la science a été mal vue par certains scientifiques. À l’inverse des conservationnistes venant de l’écologie, cette science subversive et « molle », les généticiens, portés par les fabuleuses avancées de la biologie moléculaire et par un réductionnisme triomphant, ont décidé d’envahir le champ d’investigation des conservationnistes, la biodiversité, en avançant l’argument qu’in fine la diversité biologique serait réductible à la diversité génétique114 ! Plutôt que de se laisser englober dans une science normative et holiste, les généticiens ont décidé d’affirmer leur foi scientiste en se lançant dans des programmes d’étude et de conservation largement réductionnistes, loin de toute idée de synthèse holiste. Malheureusement, ils semblent avoir oublié en chemin, le questionnement éthique qui sous-tendait la réflexion de l’article de Frankel qui fonda leur discipline : « Est-ce que la continuation de l’évolution des espèces sauvages a une valeur pour l’homme autre qu’utilitaire ? »115 Et plus particulièrement, comment évaluer la responsabilité des généticiens face à la préservation de la diversité génétique et leur contribution à une éthique environnementale ? En favorisant la diffusion d’un réductionnisme génétique étriqué et en se contentant de gérer la survie des espèces sauvages comme des ressources biologiques, beaucoup de généticiens (pas tous heureusement !) trahissent l’esprit de la conservation. L’alternative qui leur reste est la suivante : soit retourner à des études foncièrement non-appliquées dans le cadre de la génétique théorique de l’évolution en prenant leur distance de toute visée conservationniste, soit accepter une certaine part d’hétéronomie au sein du projet conservationniste. À moins que les rêves de science éthique, engagée et holiste des fondateurs de la BC, Ehrenfeld, Frankel et Soulé ne fassent long feu... D’un point de vue scientifique, le plus grand danger que fait courir la fascination scientiste pour la « beauté » formelle de la génétique, est que celle-ci transforme la BC en RANA ou « Recherche Appliquée Non Applicable » pour reprendre la terminologie de Bruno Latour116. Souhaitons que cela n’arrive pas.
Conclusion sur la biologie de la conservation
139Pour conclure cette revue, on ne peut que reprendre les chiffres alarmants du constat établi par les spécialistes de biologie de la conservation : selon Edward O. Wilson117, sur les 10 à 80 millions d’espèces qui existent, une centaine mourrait actuellement par jour. Il parle de massive bleeding, d’hémorragie massive, au niveau planétaire. Si rien n’est fait d’ici 2025, 25 % des espèces pourraient complètement disparaître. S’agit-il d’une catastrophe majeure devant laquelle nous sommes impuissants ? Ou, au contraire, une analyse scientifique et philosophique des extinctions pourrait-elle nous aider à circonscrire le phénomène ?
140Les chercheurs scientifiques, en permanence confrontés à l’inconnu et à l’incertitude dans le cadre de leur travail sont, en général, d’un naturel optimiste ; sinon, comment pourraient-ils faire face à tant de questions et de doutes sans renoncer au dur labeur qui les attend ? Pourtant, la crise environnementale qui couve depuis plusieurs siècles et qui se déchaîne depuis seulement quelques décennies arrive parfois à décourager les naturalistes les plus volontaristes devant l’ampleur du phénomène. Certains se posent, à juste titre, la question de l’utilité de leurs recherches, lorsque celles-ci portent sur des espèces très menacées et pratiquement condamnées, lorsque leur combat pour la protection d’une espèce rencontre parfois plus d’hostilité ou d’indifférence que de soutien de la part des politiques, lorsque les incertitudes autour de leurs résultats et de leurs méthodes exigeraient la mobilisation de moyens financiers qu’ils n’auront jamais, lorsque scientifiquement leur travail est dévalorisé faute d’être « fondamental », etc.
141La BC, telle que nous venons de la décrire, ressemble beaucoup à une discipline thérapeutique, une sorte de médecine des populations et des espèces malades. On retrouve les étapes décisionnelles de la médecine : anamnèse, auscultation ou récupération des données, analyse, diagnostic, traitement, évaluation. Mais il s’agit aussi d’une discipline très jeune, confrontée à une épidémie terrible. Les controverses théoriques sont légions, les paradigmes peu fixés, les pratiques peu sûres ; mais la réalité, elle, n’attend pas. C’est l’urgence ! Alors que la médecine a mis des siècles, des millénaires même à se constituer en un corps de doctrines et de pratiques coordonnées, la conservation n’a guère plus de quelques décennies de recul. La fixation des priorités est pleine de dilemmes : recherche, évaluation, sauvetage ? Un peu comme si Claude Bernard ou Pasteur avaient eu leur laboratoire installé au milieu d’un hôpital militaire sur le front d’une guerre. Est-ce le moment de faire des recherches théoriques ? Ne faut-il pas mieux soigner les blessés ? Mais sans la recherche, les blessés seront toujours aussi mal soignés !
142Comme le confie Philippe Bouchet118, parfois le découragement s’empare du conservationniste. La tentation de fermer les yeux sur les menaces environnementales que personne ne cherche vraiment à juguler est grande. Pourquoi ne pas s’enfermer dans son laboratoire afin d’étudier ce qui reste encore de la biodiversité comme d’un témoignage pour la postérité ? Les naturalistes, il est vrai, ont d’illustres prédécesseurs dans cette voie, de Strickland qui, à défaut de pouvoir sauver les espèces, recommandait de « préserver sur les étagères de la science les connaissances sur ces organismes éteints et en train d’expirer »119, jusqu’à Réaumur (1683-1757), qui au nom d’une humble science chrétienne, assignait au savant le devoir d’« observer, admirer, et se taire »120. Si pour les scientifiques d’aujourd’hui la foi en une recherche de la connaissance pour la connaissance (la science pour la science) a heureusement remplacé l’injonction religieuse, il n’en demeure pas moins que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, de trop nombreux écologistes, naturalistes, généticiens et autres biologistes ont choisi de se taire sur tout autre considération que celles relevant directement de la recherche scientifique. Or, nier à la science toute responsabilité, toute éthique, est à notre avis la pire attitude qui puisse être choisie.
143Selon Robert Peters, une des preuves de la faiblesse de l’écologie, en tant que science, est l’aggravation de la crise environnementale121. Dire que l’écologie n’est pas assez dotée et que les problèmes dépassent son domaine de compétence constitue aussi une excuse pour l’inaction ! Peters estime que les écologistes devraient plus influencer les politiques en s’impliquant eux-mêmes plus fortement dans les politiques de gestion de l’environnement. Réaffirmons cette norme issue de la BC, à savoir que tout bon écologiste ou conservationniste doit avant tout être un homme ou une femme engagé pour la protection de la biodiversité et contre l’extinction des espèces. Pourrait-on accepter d’un médecin qu’il ne souscrive point au serment d’Hippocrate, qu’il ne s’engage pas à combattre la maladie, à atténuer la douleur et à sauver des vies humaines ? Pourquoi devrions-nous accepter que les écologistes, les taxinomistes, les généticiens, les évolutionnistes, tous les scientifiques qui étudient la biodiversité dans son ensemble ou en partie ne s’engagent pas pour sa conservation ? David Ehrenfeld, un des plus ardents défenseurs de la biologie de la conservation, affirme en ce sens que « les biologistes de la conservation peuvent réaliser des découvertes scientifiques importantes et opportunes, mais ils doivent abandonner la croyance que la science elle-même constitue une solution. La science de la conservation doit s’inscrire dans une procédure réflexive critique, comme le fait la médecine, et surveiller son efficacité au sein de la communauté humaine dans sa globalité. »
144Faut-il dès lors une nouvelle manière d’articuler science et engagement, science et application, ou bien une nouvelle science, ou tout simplement moins de science ?
145Certains philosophes, comme Kate Soper, défendent l’idée que, puisque ce sont la science et la technique qui sont responsables de la crise écologique que nous vivons, ce sont elles justement qui peuvent nous en sortir (sans pour autant nous décharger de nos responsabilités en tombant dans un optimisme positiviste infondé)122. Soper pense que ce n’est pas plus de mysticisme écologique dont nous avons besoin, mais plus de science écologique. Pourtant, après ce que nous avons vu au cours du siècle passé, durant lequel la science écologique a pu ignorer le problème des extinctions jusqu’à ces toutes dernières décennies, et après le (très) lent retournement idéologique des naturalistes et des scientifiques face à la menace d’extinction, alors que nombre d’entre eux possédaient tous les éléments théoriques (darwinisme, écologie naissante, etc.) et pratiques (connaissances naturalistes) pour se mobiliser dès la fin du xixe siècle, on peut légitimement s’interroger sur le rôle en général de la science dans un problème de civilisation d’un tel ordre.
146L’étude et la surveillance des espèces posent parfois de véritables dilemmes éthiques. La logique de la science et de la recherche est fondée sur un seul principe moral : la connaissance est bonne ! Mais ne mettons-nous pas, dans certains cas, les espèces menacées plus en danger en essayant de les connaître ? L’écologie, comme l’a très justement remarqué Bruno Latour, « prétend protéger la nature et la mettre à l’abri de l’homme, mais, dans tous les cas, cela revient à inclure davantage les humains qui interviennent encore plus souvent, de façon encore plus fine, encore plus intime et avec un appareillage scientifique encore plus envahissant »123. Ainsi, ces dernières années, de nombreux écologistes, parmi lesquels l’un des plus prestigieux en la personne de Sir Robert May, se sont inquiétés de l’impact négatif que pouvait avoir la recherche écologique sur des populations fragiles124. Ainsi, Michel Gauthier-Clerc a montré que le marquage des manchots dans le cadre du suivi de leurs déplacements avait un effet direct sur leurs chances de survie et de reproduction, sans parler du biais que cet effet entraînait sur les résultats des enquêtes scientifiques125. Pour le moins, il est temps que les chercheurs en écologie s’engagent dans des réflexions quant à l’éthique de leur discipline et promeuvent des règles de « bonne conduite » environnementale.
147En fin de compte, l’argument le plus critique à l’égard de la poursuite d’une recherche écologique de plus en plus invasive se trouve chez Nietzsche, dont certaines idées peuvent être interprétées comme une critique sévère de toute éthique de la conservation ; à propos du savoir Nietzsche nous prévient :
Notre instinct de connaissance est trop développé pour que nous puissions encore apprécier le bonheur sans connaissance. […] La connaissance s’est transformée chez nous en passion qui ne s’effraye d’aucun sacrifice et n’a, au fond, qu’une seule crainte, celle de s’éteindre elle-même. […] La passion de la connaissance fera peut-être même périr l’humanité ! […] Oui, nous haïssons la barbarie, – nous préférons tous voir l’humanité périr plutôt que de voir la connaissance revenir sur ses pas !126
148Passion pour la connaissance contre extinction des espèces, et ultimement de l’espèce humaine : le sombre pronostic de Nietzsche, comme souvent, justifie sa position de nihiliste. Pourtant, nous voulons croire qu’il existe une voie médiane entre le pessimisme scientophobe le plus noir et l’optimisme technophile le plus béat, et nous souhaitons pour cela avancer à la lumière des concepts issus de l’éthique environnementale.
149Mais avant d’embrasser les débats éthiques, il nous faut absolument clarifier quelques points essentiels ayant trait à la définition du concept d’extinction d’espèce et en particulier à la nature métaphysique des entités que nous n’avons pas cessé d’invoquer depuis le début de cet ouvrage : qu’est-ce qu’une espèce ? Que signifie son extinction ? Nous verrons que certaines réponses quelque peu inédites ne manqueront pas de stimuler la suite de notre réflexion.
Notes de bas de page
1 Nous emploierons souvent le sigle « BC » à la place de Biologie de la Conservation.
2 Temple (Stanley A.), « Conservation Biology : New Goals and New Partners for Managers of Biological Resources », in Decker (Daniel J.), Krasney (Marianne E.), Goff (Gary R.), Smith (Charles R.) & Gross (David W.) (sous la dir.), Challenges in the Conservation of Biological Resources : a Practitioner’s Guide, Boulder : Westview Press, 1991, pp. 45-54.
3 La revue Biological Conservation parut pour la première fois en 1968.
4 Grumbine (R. Edward), Ghost Bears. Exploring the Biodiversity Crisis, Washington DC : Island Press, 1992, p. 29.
5 Frankel (Otto H.), « Variation - the Essence of Life », Proceedings of the Linnean Society of New South Wales, vol. 95, 1970, pp. 158-69 ; Frankel (Otto H.), « Genetic Conservation : Our Evolutionary Responsibility », Genetics, vol. 78, 1974, pp. 53-65. Voir aussi à ce sujet Soulé (Michael E.) & Mills (L. Scott), « Conservation Genetics and Conservation Biology : a Troubled Marriage », in Sandlund (Odd Terje), Hindar (Kjetil) & Brown (Anthony H. D.) (sous la dir.), Conservation of Biodiversity for Sustainable Development, Oslo : Scandinavian University Press, 1992, pp. 55-69.
6 Mayr (Ernst), Qu’est-ce que la biologie ? [trad. de l’anglais (États-Unis) par Blanc Marcel], Paris : Fayard, 1998, 344 p. (Le Temps des sciences).
7 On préférera « taxinomie » à « taxonomie », dans la mesure où le premier terme est étymologiquement plus juste (du grec taxis- qui signifie « ordre ») alors que le deuxième, bien que plus fréquent, est un anglicisme basé sur une étymologie plus discutable (taxonomy).
8 Novacek (Michael J.), « The meaning of systematics and the biodiversity crisis », in Eldredge (Niles) (sous la dir.), Systematics, Ecology, and the Biodiversity Crisis, New York : Columbia University Press, 1992, pp. 101-108.
9 Pour une solide introduction, Cf. Lecointre (Guillaume) & Le Guyader (Hervé), Classification phylogénétique du vivant, 2ème éd., Paris : Belin, 2001, 543 p.
10 May (Robert M.), « L’inventaire des espèces vivantes », in Le Guyader (Hervé) (sous la dir.), L’évolution, Paris : Belin ; Pour la Science, 1997, 192 p. (Bibliothèque scientifique).
11 Dubois (Alain), « The relationships between taxonomy and conservation biology in the century of extinctions », Comptes rendus Biologies, vol. 326, Suppl. 1, 2003, pp. 9-21.
12 Hallé (Francis), Le radeau des cimes, Paris : Lattès, 2000, 282 p.
13 Erwin (Terry L.), « Tropical forests : Their richness in Coleoptera and other Arthropod species », The Coleopterists Bulletin, vol. 36, no 1, 1982, pp. 74-75.
14 Sinha (Anindya), Datta (Aparajita), Madhusudan (Mysore Doreswamy) & Mishra (Charudutt), « Macaca munzala : A new species from western Arunachal Pradesh, Northeastern India », International journal of primatology, vol. 26, no 4, 2005, pp. 977-989.
15 Lecointre (Guillaume) & Le Guyader (Hervé), Classification phylogénétique..., op. cit., p. 523.
16 Wheeler (Quentin), « Systematics, Overview », in Levin (Simon Asher) (sous la dir.), Encyclopedia of Biodiversity, San Diego : Academic Press, 2001, vol. 5, p. 583. À l’encontre de ce point de vue, Dubois (Alain), « The relationships between... », op. cit., pense que l’idée de rendre la taxinomie “prédictive” n’est pas pertinente.
17 Sur ce sujet, Cf. Dubois (Alain), « The relationships between... », op. cit.
18 Rojas (Martha), « The species problem and conservation : what are we protecting ? », Conservation Biology, vol. 6, no 2, 1992, p. 173.
19 Dubois (Alain), « The relationships between... », op. cit.
20 Ibid.
21 Voir par exemple Donoghue (Michael) & Gauthier (Jacques), « Implementing the PhyloCode », Trends in Ecology and Evolution, vol. 19, 2004, pp. 281-282.
22 Lherminier (Philippe) & Solignac (Michel), De l’espèce [préf. de Gayon Jean], Paris : Syllepse, 2005, p. 112.
23 Benhammou (Farid), « Des Hommes, des Ours, des Montagnes », Pour, vol. 179, 2003, pp. 49-54.
24 Koricheva (Julia) & Siipi (Helena), « The Phenomenon of Biodiversity », in Oksanen (Markku) & Pietarinen (Juhani) (sous la dir.), Philosophy and Biodiversity, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, p. 47.
25 L’idée de Speciome Project est une allusion au projet de séquençage complet du génome humain intitulé Genome Project, cf. Handwerk (Brian), « Team races to catalog every species on Earth », National Geographic News, 2002, March 5 [en ligne] : http://news.nationalgeographic.com/news/2002/03/0305_0305_allspecies.html
26 Gayon (Jean), Darwin et l’après-Darwin : Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Paris, Éditions Kimé, 1992, p. 332.
27 Sur l’histoire de la génétique des populations et de la synthèse « néo-darwinienne », Cf. Gayon (Jean), Darwin..., op. cit., et Provine (William B.), The Origins of Theoretical Population Genetics, Chicago : The University of Chicago Press, 1971, xi + 201 p. (The Chicago history of science and medicine).
28 Dobzhansky (Theodosius), Genetics and the Origin of Species, New York : Columbia University Press, 1937, xvi + 364p.
29 Cf. Mayr (Ernst), Systematics and the origin of species, New York, Columbia University Press, 1942. Simpson (George G.), Tempo and Mode in Evolution, New York, Columbia University Press, 1944. Stebbins (George L.), Variation and Evolution in Plants, New York : Columbia University Press, 1950, xix + 643 p. Huxley (Julian), Evolution, the Modern Synthesis, London : Allen & Unwin, 1942, 645 p. Julian Huxley est le petit-fils de Thomas H. Huxley, compagnon de Darwin, et frère du romancier Aldous.
30 Devillers (Charles), « Orthogenèse », in Tort (Patrick) (sous la dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris : PUF, 1996, vol. 3, pp. 3305-3306.
31 Malgré des résistances, encore une fois en France, de quelques néo-lamarckiens comme P. P. Grassé.
32 Raup (David M.), « The Role of Extinction in Evolution », in Fitch (Walter M.) & Ayala (Francisco J.) (sous la dir.), Tempo and Mode in Evolution : Genetics and Paleontology 50 Years after Simpson, Washington DC : National Academy Press, 1995, p. 111.
33 Cf. Glen (William) (sous la dir.), The mass-extinction debates. How Science Works in a Crisis, Stanford : Stanford University Press, 1994, xiv + 370 p.
34 Van Valen (Leigh), « A New Evolutionary Law », Evolutionary Theory, vol. 1, 1973, pp. 1-30.
35 Alroy (John), « Equilibrial Diversity Dynamics in North American Mammals », in McKinney (Michael L.) & Drake (James A.) (sous la dir.), Biodiversity Dynamics : Turnover of Populations, Taxa, and Communities, New York : Columbia university press, 1998, pp. 232-287.
36 Cf. Kirchner (James W.) & Weil (Anne), « Delayed biological recovery from extinctions throughout the fossil record », Nature, vol. 404, 2000, pp. 177-180 ; Solé (Ricard V.), Montoya (José M.) & Erwin (Douglas H.), « Recovery after mass extinction : evolutionary assembly in large-scale biosphere dynamics », Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, vol. 357, 2002, pp. 697-707.
37 Raup (David M.), De l’extinction des espèces. Sur les causes de la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres [trad. de l’anglais par Blanc Marcel ; postface de Gould Stephen Jay], Paris : Gallimard, 1993, 233 p. (NRF Essais).
38 Raup (David M.) & Sepkoski (J. John Jr.), « Mass Extinctions in the Marine Fossil Record », Science, vol. 215, 1982, pp. 1501-1503.
39 Rohde (Robert A.) & Muller (Richard A.), « Cycles in fossil diversity », Nature, vol. 434, 2005, pp. 208-210.
40 Bergson (Henri), L’évolution créatrice [1ère éd. 1907], 9ème éd., Paris : PUF, 2001, p. 73 et sq. (Quadrige).
41 Solé (Ricard V.), Manrubia (Susanna C.), Benton (Michael) & Bak (Per), « Self-Similarity of Extinction Statistics in the Fossils Record », Nature, vol. 388, 1997, pp. 764-766.
42 Nunes Amaral (Luis A.) & Meyer (Martin), « Environmental Changes, Cœxtinction, and Patterns in the Fossil Record », Physical Review Letters, vol. 82, no 3, 1999, p. 652.
43 Cf. Drossel (Barbara), « Biological evolution and statistical physics », Advances in Physics, vol. 50, no 2, 2001, Chap. 4.1.3.
44 Bak (Per), Tang (Chao), Wiesenfeld (Kurt), « Self organised criticality : An explanation of 1/f noise », Physical Review Letters, vol. 59, no 4, 1987, pp. 381-384.
45 Ikonicoff (Roman), « La fin chaotique des espèces vivantes », Science & Vie, no 962, novembre 1997, pp. 74-81.
46 Kauffman (Stuart A.), The Origins of Order : Self Organization and Selection in Evolution, New York : Oxford University Press, 1993, XVIII + 709 p.
47 Cf. Bak (Per), How Nature Works : The Science of Self-Organized Criticality, New York : Copernicus, 1996, XIII + 212 p.
48 Drossel (Barbara), « Biological evolution... », op. cit.
49 Nunes Amaral (Luis A.) & Meyer (Martin), « Environmental Changes... », op. cit.
50 Kauffman (Stuart A.), At home in the universe : the search for laws of self-organization and complexity, New York ; Oxford : Oxford University Press, 1995, p. 232.
51 Ibid., p. 185.
52 Kirchner (James W.) & Weil (Anne), « No Fractals in Fossil Extinction Statistics », Nature, vol. 395, 1998, pp. 337-338.
53 Gayon (Jean), « La marginalisation de la forme dans la biologie de l’évolution », Bulletin de la SHESVIE, vol. 5, no 2, 1998, pp. 133-168.
54 Cf. Gould (Stephen Jay), « The meaning of punctuated equilibrium and its role in validating a hierarchical approach to macroevolution », in Milkman (Roger) (sous la dir.), Perspectives on evolution, Sunderland : Sinauer Associates, xi + 241 p., pp. 83-104.
55 Mayr (Ernst), Histoire de la biologie, Paris : Fayard, 1989, p. 572.
56 Stindl (Reinhard), « Is Telomere Erosion a Mechanism of Species Extinction ? », Journal of experimental zoology, vol. 302B, 2004, pp. 111-120. Les télomères sont des filaments d’ADN répété en bout de chromosome qui auraient un rôle protecteur important.
57 Canguilhem (Georges), Le normal et le pathologique, Paris : PUF, 1966, p. 153.
58 Cf. Gayon (Jean), « The Concept of Individuality in Canguilhem’s Philosophy of Biology », Journal of the History of Biology, vol. 31, no 3, 1998, pp. 305-325.
59 Barry (Dwight) & Œlschlaeger (Max), « A Science for Survival : Values and Conservation Biology », Conservation Biology, vol. 10, no 3, 1996, pp. 905-911.
60 Soulé (Michael E.), « What Is Conservation Biology ? », BioScience, vol. 35, no 11, 1985, pp. 727-734.
61 Pour reprendre la terminologie de Latour (Bruno), Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La Découverte, 2001, 382 p. (Armillaire).
62 Soulé (Michael E.), « What Is Conservation… », op. cit., p. 728.
63 Ce programme de recherche a été initié par Nagel (Ernest), The Structure of Science : problems in the logic of scientific explanation, Indianapolis : Hackett, 1961. Voir le chapitre 11 « The reduction of theories ».
64 Bergandi (Donato), « Les antinomies épistémologiques entre les réductionnismes et les émergentismes », Revue Internationale de Systémique, vol. 12, no 3, 1998, pp. 225-252.
65 Andersen (Hanne), « The History of Reductionism versus Holistic Approaches to Scientific Research », Endeavour, vol. 25, no 4, 2001, pp. 153-156.
66 Caughley (Graeme), « Directions in Conservation Biology », Journal of Animal Ecology, vol. 63, 1994, pp. 215-244.
67 Fagot-Largeault (Anne), Les Causes de la mort : Histoire naturelle et facteurs de risque, Paris : Vrin, 1989, p. 1.
68 Une clarification à propos de la notion de cause : la distinction entre causes prochaines et causes lointaines ou évolutives, souvent opérée depuis qu’elle a été énoncée par Ernst Mayr, n’est pas pertinente ici dans la mesure où l’espèce en tant qu’entité subissant le processus d’évolution n’est pas elle-même programmée en vue de l’évolution d’une entité supra-spécifique. Cf. Mayr (Ernst), « Cause and effect in biology », Science, vol. 134, 1961, pp. 1501-1506.
69 Schaffer (Mark), « Minimum Viable Populations : Coping with Uncertainty », in Soulé (Michael E.) (sous la dir.), Viable Populations for Conservation, Cambridge : Cambridge University Press, 1987, pp. 69-86.
70 Caughley (Graeme), « Directions… », op. cit., p. 217.
71 May (Robert M.), Stability and Complexity in Model Ecosystems, Princeton : Princeton University Press, 1973, ix + 235 p.
72 Caughley (Graeme), op. cit., p. 218.
73 Gayon (Jean), « Le hasard dans la théorie évolutionniste moderne : une analyse philosophique », Bulletin de la SHESVIE, vol. 1, no 1, 1994, pp. 4-16.
74 Cf. Frankham (Richard), Ballou (Jonathan D.) & Briscoe (David A.), Introduction to Conservation Genetics, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2002, XXI + 617 p.
75 Olivieri (Isabelle), « L’évolution vers l’extinction », Biofutur, no 211, 2001, pp. 34-37.
76 Gouyon (Pierre-Henri), Henry (Jean-Pierre) & Arnould (Jacques), Les Avatars du gène : la théorie néodarwinienne de l’évolution, Paris : Belin, 1997, p. 157 (Regards sur la science).
77 Diamond (Jared), « Overview of Recent Extinctions », in Western (David) & Pearl (Mary C.) (sous la dir.), Conservation for the Twenty-first Century, New York : Oxford University Press, 1989, pp. 37-41.
78 Clark (Colin Whitcomb), Mathematical Bioeconomics : the optimal management of renewable resources, New York : John Wiley & Sons, 1976, xi + 352 p.
79 Mann (Charles C.), « Extinction : Are Ecologists Crying Wolf ? », Science, vol. 253, 16 août 1991, pp. 736-738.
80 Budiansky (Stephen), « The Doomsday Myths », U.S. News & World Report, 13 décembre 1993, p. 87.
81 Larrère (Raphaël), communication personnelle.
82 Hanski (Ilkka) & Cambefort (Yves) (sous la dir.), Dung Beetle Ecology, Princeton : Princeton University Press, 1991, xii + 481 p.
83 Koh (Lian Pin), Dunn (Robert R.), Sodhi (Navjot S.), Colwell (Robert K.), Proctor (Heather C.) & Smith (Vincent S.), « Species Coextinctions and the Biodiversity Crisis », Science, vol. 305, 2004, pp. 1632-1634.
84 World Resource Institute, Programme des Nations-Unies pour l’Environnement & Union Internationale pour la Conservation de la Nature, Stratégie mondiale de la biodiversité. Propositions pour la sauvegarde, l’étude et l’utilisation durable et équitable des ressources biotiques de la planète [trad. de l’anglais par Roche Pierre & Chauvet Michel], éd. française, [Paris] : Bureau des ressources génétiques ; [s. l.] : Comité français pour l’UICN, 1994, VIII + 259 p.
85 World Conservation Monitoring Center (sous la dir.), Global Biodiversity : Status of the Earth’s Living Resources, London ; New York : Chapman & Hall, 1992, xviii + 585 p.
86 Wright (Sewall), « Breeding Structure of Populations in Relation to Speciation », American Naturalist, vol. 74, 1940, pp. 232-248.
87 Andrewartha (Herbert George) & Birch (L. Charles), The Distribution and Abundance of Animals, Chicago : Chicago University Press, 1954, xv + 782 p., chap. 14.
88 Levins (Richard), « Extinction », in Gesternhaber (Murray) (sous la dir.), Some Mathematical Problems in Biology, Providence : American Mathematical Society, 1970, pp. 77-107.
89 Hanski (Ilkka) & Gilpin (Michael E.), Metapopulation Biology : Ecology, Genetics and Evolution, San Diego, CA : Academic Press, 1997, xvi + 512 p.
90 Cf. Odling-Smee (F. John), Laland (Kevin N.) & Feldman (Marcus W.), Niche construction : the neglected process in evolution, Princeton, Princeton University Press, 2003, XII + 472 p.
91 Stephens (Philip A.) & Sutherland (William J.), « Consequences of the Allee Effect for Behaviour, Ecology and Conservation », TREE, vol. 14, no 10, 1999, pp. 401-405.
92 Soulé (Michael E.), Viable Populations..., op. cit., p. 3.
93 Ibid.
94 Ferrière (Régis), Dieckmann (Ulf) & Couvet (Denis) (sous la dir.), Evolutionary Conservation Biology, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, XVI + 428 p.
95 Soulé (Michael E.), Viable Populations..., op. cit., p. 4.
96 Lande (Russell), « Risk of Population Extinction from Fixation of New Deleterious Mutations », Evolution, vol. 48, no 5, 1994, pp. 1460-1469.
97 Legendre (Stéphane) & Clobert (Jean), « ULM : Unified Life Model, a Software for Conservation and Evolutionary Biologists », Journal of Applied Statistics, vol. 22, 1995, pp. 817-834
98 Cf. en particulier Le Moigne (Jean-Louis), Modélisation des systèmes complexes, Paris : Dunod, 1999, 178 p. (Sciences Humaines).
99 Ibid.
100 Revendication en partie auto-incompatible avec la pratique de la modélisation, le modélisateur étant forcément obligé de se situer à un niveau de réalité phénoménologique, réduisant ainsi les variables de niveau inférieur. Dans le cas de la modélisation de l’évolution des petites populations, un cas typique de simplification est la réduction du hasard mutationnel et de ses effets à deux variables : U ou μ, le taux de mutation et s, la valeur sélective de ces mutations.
101 Coulson (Tim), Mace (Georgina M.), Hudson (Elodie) & Possingham (Hugh), « The Use and Abuse of Population Viability Analysis », TREE, vol. 16, no 5, 2001, pp. 219-221.
102 Caswell (Hal), Matrix Population Models, Sunderland : Sinauer Associates, 1989, xiv + 328 p.
103 Cf. Gayon (Jean), Darwin..., op. cit, chap. IX.
104 Delord (Julien), Étude de la viabilité des petites populations par intégration des paramètres génétiques et démographiques, Mémoire de DEA d’écologie [Couvet Denis (sous la dir.)], Paris : Institut National d’Agronomie Paris-Grignon, 1998, 51 p.
105 Engen (Steinar) & Saether (Bernt-Erik), « Predicting the Time to Quasi-Extinction for Populations Far Below their Carrying Capacity », Journal of Theoretical Biology, vol. 205, 2000, pp. 649-658.
106 Soulé (Michael E.), « What Is Conservation... », op. cit., p. 732.
107 Cf. à ce sujet Soulé (Michael E.) & Mills, « Conservation Genetics… », op. cit. Le débat consiste à savoir s’il vaut mieux plusieurs petites populations de type métapopulations ou une grosse population ; selon les circonstances, la réponse varie.
108 Caughley (Graeme), « Directions… », op. cit., p. 232 et passim.
109 Hughes (Jennifer B.) & Petchey (Owen L.), « Merging Perspectives on Biodiversity and Ecosystem Functionning », TREE, vol. 16, no 5, 2001, pp. 222-223.
110 Soulé (Michael E.) & Mills (L. Scott), « Conservation Genetics… », op. cit., pp. 57-58.
111 Landweber (Laura) & Dobson (Andrew P.) (sous la dir.), Genetics and the Extinction of Species ; DNA and the Conservation of Biodiversity, Princeton : Princeton University Press, 1999, p. xiii.
112 Holsinger (Kent E.), Mason-Gamer (Roberta J.) & Whitton (Jeannette), « Genes, Demes, and Plant Conservation », in Landweber (Laura) & Dobson (Andrew P.) (sous la dir.), op. cit., pp. 23-46 (p. 24).
113 Soulé (Michael E.), « What Is Conservation… », op. cit., pp. 730-731.
114 Avise (John C.) & Hamrick (J. L.) (sous la dir.), Conservation Genetics : Case Histories from Nature, New York : Chapman & Hall, 1996, xvii + 512 p. Dans l’introduction de ce livre de référence, Avise avance avec assurance qu’« en fin de compte, la biodiversité (le sujet ultime d’intérêt pour la conservation) est la diversité génétique » (italique dans le texte). On peut sans doute taxer Avise d’excès d’enthousiasme plus que d’ignorance, mais force est de reconnaître l’influence bien réelle du réductionnisme génétique.
115 Frankel (Otto H.), « Genetic Conservation… », op. cit., p. 62.
116 Latour (Bruno), Le Métier de chercheur : Regard d’un anthropologue, Paris : INRA, 1995, pp. 88-90. Il nous semble que l’ambiguïté qu’entretient la génétique au sein du paradigme conservationniste est dans une certaine mesure comparable à la position que tentent de préserver certains programmes de recherche au sein d’organismes de recherche publics français. Continuer à faire des recherches et de la science en se soustrayant à la fois à la compétition scientifique fondamentale internationale et à la compétition industrielle en R & D. De même, les généticiens se soustraient en partie aux règles de la recherche purement théorique en génétique tout en souhaitant se démarquer des exigences pratiques de la BC. (Cette remarque est inspirée d’une conversation avec le professeur Denis Couvet (MNHN) qui considère que certains généticiens de la conservation reconnus ne sont pas compétents en génétique théorique !)
117 Wilson (Edward O.) (sous la dir.), BioDiversity, Washington : National Academy Press, 1988, xiii + 521 p.
118 Philippe Bouchet est Professeur de zoologie au Muséum National d’Histoire Naturelle. Propos recueillis lors d’un entretien réalisé en février 2002.
119 Cf. supra p. 248.
120 Cité par Roger (Jacques), Les sciences de la vie..., op. cit., p. 248.
121 Peters (Robert H.), A Critique for Ecology, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1991, xiv + 366 p. (p. 10).
122 Soper (Kate), What Is Nature ? Culture, Politics and the Nonhuman, London : Blackwell Publishers, 1995, 304 p.
123 Latour (Bruno), Politiques de la nature..., op. cit.
124 Cf. May (Robert M.), « Ethics and amphibians », Nature, vol. 431, 2004, p. 403 ; Spear (John R.), « Minimum impact research », Conservation biology, vol. 18, 2004, p. 861.
125 Gauthier-Clerc (Michel), Gendner (Jean-Paul), Ribic (Christine A.), Fraser (William R.), Woehler (Eric J.), Descamps (Sébastien), Gilly (Colin), Le Bohec (Céline) & Le Maho (Yvon), « Long-term effects of flipper bands on penguins », Proceedings of the Royal Society of London B, vol. 10, 2004, p. 1098.
126 Nietzsche (Friedrich), Aurore [1ère éd. 1881], Paris : Mercure de France, 1919, § 429, p. 333.
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