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Le dix-neuvième siècle

De la reconnaissance objective des extinctions aux premières mesures de conservation

p. 185-287


Texte intégral

1La fin du xviiie et le début du xixe siècle sont le théâtre de bouleversements profonds dans les sciences des êtres vivants avec le passage progressif de l’histoire naturelle à la biologie. Pour retracer cette transition brusque entre les deux époques, personnifiée par l’œuvre du grand Cuvier, nous nous appuierons sur l’analyse de Michel Foucault qui voit là le passage de l’episteme classique à l’episteme moderne. Mais avant d’étudier les déterminants épistémologiques de cette nouvelle période et leur influence sur le concept d’extinction d’espèce à travers les œuvres maîtresses de Cuvier et Lamarck, nous ne pouvons omettre de commenter les propos se rapportant à la question des extinctions chez le grand philosophe de Königsberg, Emmanuel Kant (1724-1804).

Emmanuel Kant et les extinctions

2Pour Michel Foucault, Kant marque aussi par son entreprise critique la fin de l’épisteme classique, celle d’une correspondance parfaite et infinie entre les représentations et le monde, entre les mots et les choses. En se plaçant en deçà du système de représentation par son approche transcendantale, qui replace le sujet au centre de l’interrogation philosophique, Kant tout en cherchant officiellement les origines et les limites de nos facultés de sensation et de connaissance, n’en sape pas moins les fondements de cette gnoséologie typique du xviiie siècle. Avant de nous plonger dans les filets de l’Histoire et de la Vie, ces mailles interprétatives du monde caractéristiques du xixe siècle, et leur liens avec le concept d’extinction, il n’est pas superflu de relire la Critique de la faculté de juger téléologique378, qui tient lieu dans l’œuvre kantienne de philosophie biologique, en l’interprétant par rapport à l’idée d’extinction.

3Dans la première partie de la Critique de la faculté de juger, Kant vise à travers son analyse du jugement esthétique à clarifier d’un point de vue transcendantal les rapports entre la finalité subjective, celle des jugements de goût, et la raison. Dans la deuxième partie de sa troisième critique, c’est à la finalité objective et matérielle de la nature que Kant se confronte, laquelle, démontre-t-il, ne peut être seulement comprise par le seul effet mécanique des causes s’enchaînant les unes à la suite des autres, mais par la mobilisation d’une sorte d’idée régulatrice, d’un principe heuristique, celui d’une téléologie ou cause finale.

4Dans l’Analytique de la faculté de juger téléologique, Kant pointe les différents types de finalité à l’œuvre dans la nature : la finalité relative, d’une part, celle qui relève de la simple utilité pour les hommes, comme le fait que tel fleuve charrie des limons fertiles pour leurs champs, et la finalité naturelle, d’autre part, celle qui est jugée objective. L’enjeu de l’Analytique est d’arriver à distinguer clairement les différents types de finalité et à en affirmer la nécessité dans l’appréhension du fonctionnement du monde vivant par rapport au seul principe mécaniste de causalité. Kant prépare ainsi le terrain à l’énoncé de l’antinomie de la faculté de juger réfléchissante qui oppose les deux maximes suivantes : La première selon laquelle toute production de choses matérielles doit être jugée possible suivant de simples lois mécaniques et la seconde, selon laquelle, au contraire, il existe certaines choses matérielles qui ne peuvent être jugées possibles qu’en recourant à des lois non mécaniques, à savoir, le principe des causes finales.

5Pour présenter ce qu’il entend par finalité naturelle et pour ensuite l’expliciter, Kant cite plusieurs exemples, qui seront ensuite classés selon les différents types de finalité qu’il est possible de distinguer, et en premier lieu la finalité externe ou relative de la finalité interne.

6Le premier type de finalité naturelle, la finalité externe, que nous qualifierions aujourd’hui d’écologique, est le principe selon lequel chaque maillon de la chaîne alimentaire est à la fois moyen et effet des maillons qu’il dévore et par lesquels il est dévoré (« comment l’herbe est nécessaire au bétail, comment celui-ci est nécessaire à l’homme comme moyen de son existence »379). Un autre exemple de finalité externe ou relative, réside dans l’hypothèse que si l’homme devait nécessairement exister sur terre, alors les conditions du milieu, les végétaux, les animaux qui lui permettent de vivre deviennent des moyens de son existence, et par conséquent des fins relatives à son existence. Kant nous met en garde au paragraphe 63 contre ce type de finalité qui n’autorise pas à porter des jugements téléologiques absolus, mais au mieux, des hypothèses de recherche, comme aujourd’hui nous l’envisageons dans le cas de l’équilibre proie-prédateur.

7Le deuxième type de finalité, interne celui-là, est énoncé ainsi par Kant : « une chose existe comme fin naturelle quand elle est cause et effet d’elle-même »380. On peut, comme le fait Kant, citer à titre d’exemple l’être vivant, qui est à la fois cause et effet de la perpétuation de l’espèce à laquelle il appartient :

Un arbre produit un autre arbre selon une loi naturelle connue. Mais l’arbre qu’il produit est de la même espèce ; et ainsi il se produit lui-même selon l’espèce dans laquelle, d’un coté en tant qu’effet, de l’autre coté en tant que cause, continuellement produit par lui-même et de même sans cesse se reproduisant, il se conserve en permanence comme espèce381.

8Un autre exemple de finalité interne à la nature nous est fourni cette fois par l’organe qui n’est jamais produit en vain dans l’organisme, et qui fonctionne, non par rapport à lui-même seulement, mais aussi par rapport au tout.

9Une fois cette distinction opérée entre fin externe et fin interne, revenons à l’exemple de la chaîne trophique qui indique certes une chaîne causale, mais qui semble subordonnée à un « but final » (Endzweck) pour lequel la fin est en lui-même. L’homme peut-il être ce but final de la nature ou n’est-il qu’une « fin dernière » (letzes Zweck), c’est-à-dire, selon la distinction opérée par Kant, un être « qui n’est fin pour aucun autre être, sans pouvoir affirmer que la nature elle-même existe pour cet être » ?382 Kant va réfuter le fait que l’homme soit le « but final » de la nature, et rompre le lien séculaire entre téléologie naturelle et théologie, tout en instituant l’existence humaine comme « fin dernière » car, écrit-il : « [l’être humain] est le seul être sur cette terre qui peut se forger un concept des fins et peut par sa raison, à partir d’un agrégat de choses formées de manière finalisée, construire un système des fins »383.

10Avec subtilité, le grand philosophe tempère par ailleurs son propos en remarquant que l’existence des hommes n’a rien de nécessaire, et de mentionner le cas des habitants de la Nouvelle-Hollande (Australie) et des habitants de la Terre de Feu ou Fuégiens (qui ont effectivement disparu au début du xixe siècle...). Kant se démarque ainsi toujours plus d’un finalisme dogmatique qui fait de l’homme en tant qu’être naturel le but final de la nature384. Kant n’imagine donc pas seulement la possibilité d’un monde imaginaire identique au notre d’où les hommes seraient absents, mais il envisage tout à fait l’extinction de notre propre espèce sur cette Terre car « on ne voit pas pourquoi il est nécessaire que des hommes existent ».

11De plus, il apparaît que cette référence à la possible extinction des espèces est loin d’être anecdotique et pose un problème théorique important dans le cadre d’une critique des conditions de possibilité de la connaissance d’une nature finalisée. L’existence de plus en plus avérée d’extinctions d’espèces et de mondes anciens disparus, tels qu’ils apparaissent à travers les reconstitutions de nombreux fossiles, remettent en cause l’idée d’une nature ordonnée (ou d’une création) en vue d’une fin finale claire et rationnelle. Si la fin de tout individu est de se reproduire en vue de perpétuer l’espèce, ne devient-il pas nécessaire de réviser ce jugement lorsqu’il est reconnu que l’espèce elle-même est périssable ? Du concept de fin (finalité) inconditionnée, idée régulatrice de la raison qui permet de comprendre l’agencement du monde vivant, on est conduit à une fin (terme) ou finitude, phénomène matériel temporellement déterminé tout à fait saisissable par l’entendement.

Édition allemande de Kant § 81 de la Critique de la faculté de juger téléologique.

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12Dès lors, Kant semble osciller entre les deux positions qui consistent soit à affirmer la permanence des espèces et à nier les conséquences de l’extinction sur le principe d’une finalité naturelle, soit à reconnaître le fait que des espèces et des pans entiers de la nature ont disparu, ce qui repose le problème de l’antinomie de la faculté de juger réfléchissante.

13Ces deux positions sont exposées dans la troisième partie de la Critique de la faculté de juger téléologique, la « Méthodologie », qui examine la place et la nature de la téléologie en tant que science. Au paragraphe 81, Kant présente les deux modes d’intelligibilité au niveau des phénomènes de la production des êtres naturels comme association d’un mécanisme à une téléologie afin de justifier la fin naturelle comme un produit de la nature. Ces deux modes sont l’occasionnalisme et le praestabilisme. Kant rejette manifestement le premier qui consiste à supposer qu’un Être suprême déterminerait selon son Idée finale « à l’occasion de chaque accouplement, la mise en forme organique des matières qui s’y trouvent mélangées »385. Il soutient au contraire le second qui postule que « [la cause suprême du monde] aurait inscrit dans les produits initiaux de sa sagesse uniquement la disposition par l’intermédiaire de laquelle un être organique produit son semblable et l’espèce se conserve en permanence, en ce sens que la disparition des individus est continuellement compensée par la nature qui, en même temps, travaille à leur destruction »386.

14L’espèce se conserverait en permanence, et serait donc éternelle, à suivre l’argument proposé par Kant. Mais peut-être ne s’agit-il là que d’une position théorique valable idéalement, mais non dans la réalité où les contingences historiques conduisent à l’anéantissement d’espèces entières. Le principe selon lequel les individus d’une espèce sont de tout temps conduits à se reproduire afin de perpétuer l’espèce est vrai indéniablement : on n’a jamais observé d’espèce s’éteindre par le simple fait d’une lassitude reproductrice ou vitale qui toucherait tous ses membres. Et même si une partie de l’humanité (dont fait partie Emmanuel Kant !) choisit librement de ne pas se reproduire et donc de ne pas perpétuer l’espèce, il y a fort à parier que jamais tous les humains n’opteront d’un commun accord, libre et éclairé, pour la cessation délibérée de la lignée humaine.

15Ceci précisé, Kant ne passe pas sous silence les données fournies par ce qu’il nomme une « archéologie de la nature »387 naissante, ces recherches autrement dénommées « théories de la Terre », qui, à travers l’étude des pétrifications et des couches géologiques, dévoilent l’ancien état de la Terre et de ses habitants. Le seul nom qu’il cite est celui de Pierre Camper, anatomiste hollandais célèbre qui compara notamment des crânes de rhinocéros fossiles afin de déterminer s’il s’agissait là d’espèces différentes388 (Kant cite aussi Blumenbach, mais uniquement pour ses réflexions sur l’épigenèse qu’il défend). Assurément, le grand philosophe était informé des idées et des débats les plus récents en matière d’histoire naturelle et d’histoire de la Terre comme en témoignent ses enseignements et ses publications sur ces sujets tout au long de sa vie, depuis son Histoire générale de la nature et théorie du ciel en 1755 jusqu’à sa Géographie physique en 1802, en passant par ses Opuscules sur l’histoire.

16Après avoir rappelé que l’espèce humaine ne souffre aucune exception par rapport aux autres espèces d’un point de vue matériel, Kant soulève les arguments et les faits qui pourraient être avancés à l’encontre d’une nature organisée selon un système des fins :

Le premier aspect qui, dans une organisation visant un tout finalisé des êtres naturels existant sur la terre, aurait à être agencé de façon intentionnelle, ce devrait être leur séjour, le sol et l’élément sur lequel et dans lequel il leur faudrait accomplir leur développement. Simplement, une connaissance plus précise de la constitution de ce soubassement de toute production organique n’indique que des causes agissant de façon totalement inintentionnelle, et même détruisant, plutôt que favorisant, la production, l’ordre et les fins. Non seulement la terre et la mer contiennent des vestiges d’anciennes et puissantes destructions qui les ont atteintes, ainsi que toutes les créatures qu’elles portaient ou contenaient ; mais c’est leur structure toute entière, les couches de l’une et les limites de l’autre, qui présentent entièrement l’apparence du produit de forces sauvages et omnipotentes d’une nature œuvrant dans un état chaotique389.

17Voilà tout le dilemme : bien que la nature nous apparaisse comme harmonieusement réglée et finalisée au sens où le tout serait la cause des parties (la conservation de l’espèce la cause des individus, le fonctionnement de l’économie naturelle la cause des rapports trophiques entre les espèces), tout ceci ne serait que le résultat d’un chaos immense et de successions de révolutions naturelles anarchiques. La conclusion de cet argument paraît sévère pour le système téléologique kantien : « les produits de la nature tenus auparavant pour des fins naturelles n’ont pas d’autre origine que le mécanisme de la nature »390. L’hypothèse d’une finalité de la nature serait devenue tout simplement superflue.

18Pourtant, Kant s’empresse de rappeler les conclusions de l’antinomie entre les principes des modes mécaniques et téléologiques, à savoir que le mode de représentation téléologique est seulement une condition subjective de l’usage de notre raison lorsque celle-ci essaie d’appréhender l’unité des phénomènes naturels dont l’homme, en tant que phénomène mais aussi que noumène, fait partie.

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Crâne de rhinocéros fossile
Planche publiée dans l’ouvrage de Pierre Camper Du rhinocéros à deux cornes.

19Enfin, l’extinction ou la destruction de l’espèce humaine par elle-même constitue aussi un spectre que Kant essaie d’exorciser en posant l’homme, seul être moral, comme « fin dernière » de la création, c’est-à-dire fin qui n’a besoin d’aucune autre comme condition de sa possibilité. La barbarie, les guerres, la misère constituent les excroissances monstrueuses d’une nature humaine qui concourt à sa propre destruction ; mais dans le même temps, l’homme est la seule espèce qui, en tant que noumène, puisse se doter d’une causalité téléologique et qui possède un pouvoir suprasensible : la liberté. Il peut ainsi se doter de fins dernières, naturelles, comme la culture afin de repousser l’empire de la barbarie et de la destruction. Mais surtout, « son existence contient en soi la fin suprême à laquelle, autant qu’il lui est possible, il peut soumettre la nature tout entière, ou du moins vis-à-vis de laquelle il ne lui est pas permis de se tenir pour soumis une quelconque influence de la nature [...] c’est l’homme qui est la fin dernière de la création »391.

20Ces quelques paragraphes de la Critique de la faculté de juger téléologique furent largement commentés dans la mesure où ils ressortissent à un débat des plus classiques entre nature et liberté que nous laisserons ici de coté. Pour notre part, nous remarquerons simplement, en nous autorisant à porter ce débat sur la scène écologique, que Kant sauve bien l’homme en lui assurant par l’entremise de sa nature morale et rationnelle le statut de fin dernière, mais que, par là même, il condamne la nature en la subordonnant « tout entière » à l’emprise de l’homme392.

21Kant avait pourtant débuté son analyse en distinguant avec prudence la finalité relative de la nature, par rapport à l’utilité ou à la convenance qu’elle constitue pour l’homme, de la finalité interne. En citant les usages « insensés » que l’homme fait de la nature (se décorer de plumes d’oiseaux, ou encore déboiser sans raison), et en ridiculisant quelque peu l’attribution généreuse de finalités externes à la nature, Kant mettait en garde le lecteur contre l’écueil grossier d’un panglossisme ou providentialisme naïf qui aurait par ailleurs eu le tort de faire de l’homme un exploiteur peu raisonnable de la nature et de ses beautés :

On voit aisément par là que la finalité externe (la convenance d’une chose pour d’autres choses) ne peut être envisagée comme une fin naturelle extérieure que sous la condition que l’existence de l’être auquel la chose convient directement ou de manière éloignée soit pour elle-même une fin de la nature. Mais, dans la mesure où cela ne se peut jamais trancher par simple observation de la nature, il s’ensuit que la finalité relative, bien qu’elle donne hypothétiquement des indications sur les fins naturelles, n’autorise pourtant à prononcer aucun jugement téléologique absolu393.

22À ce stade, il paraît clair que l’homme, en se fondant sur le seul principe de l’utilité, ne peut s’arroger le droit de décider des fins de la nature afin de les soumettre à ses caprices. Kant le répète même quelque pages plus loin : « juger une chose, d’après sa forme intérieure, comme constituant une fin de la nature, c’est tout autre chose que de tenir l’existence de cette chose pour une fin de la nature ». Mais s’ensuit alors une phrase qui fait basculer tout son système d’une sorte d’anthropocentrisme faible ou même d’écocentrisme, où toutes les espèces jouent dans la nature à la fois le rôle de fin et de moyen, à un anthropocentrisme fort :

Pour la dernière affirmation [tenir une finalité externe pour une fin de la nature], nous n’avons pas besoin simplement du concept d’une fin possible, mais il faut la connaissance du but final (scopus) de la nature, laquelle connaissance exige une relation de la nature à quelque chose de suprasensible qui dépasse largement toute notre connaissance téléologique de la nature ; car la fin de l’existence de la nature elle-même doit être recherchée au-delà de la nature394.

23Nous venons de voir que ce quelque chose de suprasensible n’est autre que la liberté, et le « but final » représente l’idéal que se donne l’homme nouménal, l’homme au-delà de la nature, car l’homme dans la nature n’est que « fin dernière ». C’est donc bien au nom de la liberté et de la raison que la prudence initiale de Kant se mue en une entreprise métaphysique de sauvetage de l’humanité au prix de la domination de la nature.

24Heureux temps où la soumission de la nature à l’homme apparaît comme l’idéal des rapports entre nature et liberté, où la moralité, en s’émancipant d’une causalité simplement mécanique, dicte à la nature ses propres fins... Mais ce que Kant ne prévoyait pas, et dont pourtant son système était gros (même si on ne saurait évidemment lui en tenir rigueur), est que ces révolutions d’une nature devenue chaotique et insaisissable n’étaient point l’apanage d’une terre capricieuse alors dans sa jeunesse, mais aussi le destin d’un monde où l’homme, aussi rationnel fût-il, imposait à la nature des fins qui n’étaient en rien les siennes.

25Finalement, si le thème de l’extinction des espèces ne ressort que bien modestement et seulement en négatif de la pensée de Kant, et constitue à vrai dire un non-problème, c’est aussi à la faveur de son héritage exceptionnel que la pensée du grand penseur mérite d’être examinée. Or, les philosophes qui se réclament aujourd’hui de l’héritage kantien, engoncés plus que jamais dans un anthropocentrisme bien trop étroit pour remplir le cadre global d’une philosophie de l’environnement, ne sont pas moins indécis que leur maître sur le sort à réserver aux autres espèces.

26On constate ainsi que les deux plus éminents philosophes kantiens contemporains, John Rawls (1921-2002) et Jürgen Habermas, restent tous deux dans l’expectative lorsque la question de l’extension de leurs réflexions à la nature se pose : Habermas reconnaît volontiers « la dimension anthropocentrique des éthiques de type kantien [qui] semble les rendre d’emblée aveugles aux questions résultant de la responsabilité morale de l’homme à l’égard de son environnement non humain »395.

27Par son analyse transcendantale de la nature vivante et par sa relation aux sciences de la nature, la lecture de Kant constitue une transition idéale entre le siècle des Lumières, celui aussi de l’histoire naturelle et des classifications et le xixe siècle, le siècle de l’Histoire et de la biologie. Le rapport des parties au tout dans l’architecture finalisée des organismes constitue la base de l’anatomie fonctionnelle et comparée, laquelle va connaître au cours des décennies suivante un essor remarquable, avec Cuvier notamment. Cette insistance sur les modalités d’une compréhension finalisée du fonctionnement des êtres vivants est à la base de la notion de vie comme démarcation absolue du monde non-vivant, vie qui rend possible la formation d’une « biologie », à partir des années 1800. Les êtres vivants ne se distribuent plus selon la combinaison de leurs caractères sur un espace qui recouvre tous les êtres naturels, mais s’expliquent désormais en tant que touts autonomes ou organismes396, soumis aux contraintes de leur agencement et de leur milieu de vie, vivants repliés sur leurs propres conditions fonctionnelles de survie.

Cuvier et la démonstration de la réalité des extinctions

28L’interprétation particulière de la vie que nous venons de brosser à grands traits détermine clairement le principe directeur de l’anatomie comparée de Cuvier (1769-1832), le principe de « la corrélation des formes dans les êtres organisés » :

Tout être organisé forme un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi ; et par conséquent chacune d’elles, prises séparément, indique et donne toutes les autres397.

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Cours d’anatomie comparée au Jardin des plantes lllustration de Gustave Doré.

29Par ailleurs, on constate d’emblée que la définition du principe de corrélation des formes contient en elle la problématique du changement. Vie et changement, modification, ou encore évolution sont subsumées sous le principe général de l’Histoire. Le programme d’explicitation des conditions organiques qui rendent possible la vie, s’accompagna ainsi du déploiement de l’Histoire, c’est-à-dire de la succession au cours du temps des analogies et des différences structurales et fonctionnelles. Comme l’annonce Foucault, « on a pu substituer une “histoire” de la nature à l’histoire naturelle, grâce au discontinu spatial, grâce à la rupture du tableau, grâce au fractionnement de cette nappe où tous les êtres naturels venaient en ordre trouver leur place [...] La rupture de cet espace a permis de découvrir une historicité propre à la vie : celle de son maintien dans ses conditions d’existence »398.

30À partir du xixe siècle, tous les phénomènes vivants sont désormais soumis au principe d’une temporalité comme matrice de l’Histoire et des époques successives, et génératrice de changements orientés et infinis. L’inscription des espèces et de mondes distincts dans le temps n’est pas nouvelle, mais elle prend une tout autre dimension avec l’organisation enfin structurée et ordonnée de plusieurs sciences inductives (anatomie comparée, zoologie, géologie, lithostratigraphie, minéralogie) autour du programme paléontologique et paléogéographique fédérateur de Cuvier : reconstituer l’histoire des révolutions du globe et les mondes disparus.

Les sources d’influence de Cuvier

31Mais avant de nous intéresser aux recherches de Cuvier, à leurs conséquences sur l’acceptation définitive du fait des extinctions et aux débats quant à la nature des extinctions, il nous paraît utile et même nécessaire de retrouver l’origine de la fascination de Cuvier pour ces « révolutions du globe », et de comprendre comment ce concept peut s’articuler avec celui de l’extinction des espèces.

32Bien que Cuvier laissât entendre dans le Discours sur les révolutions de la surface du globe que sa démarche scientifique fût purement inductive en ce qu’il n’avait abouti à la conclusion d’un schéma discontinuiste de l’histoire géologique qu’après l’analyse minutieuse de tous les faits qu’il avait décrits dans son ouvrage, Hubert Thomas réduit les prétentions de Cuvier en remarquant que « dès ses premiers écrits, le jeune Cuvier se montre partisan convaincu de la doctrine des catastrophes successives »399. D’où provient cet engouement précoce et a priori pour les révolutions et les catastrophes du globe et de quels modèles a pu s’inspirer le jeune Cuvier ? Ce qui est certain, c’est que l’idée de révolutions du globe n’a pas été inventée par Cuvier et qu’il n’a eu que l’embarras du choix dans ses lectures pour s’en inspirer. Le recours à l’hypothèse de catastrophes violentes dans l’explication des phénomènes géologiques était déjà invoqué chez des auteurs comme Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) et Henri Gautier (1660-1737)400. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert recèle en 1765 d’un article « Révolutions de la Terre » rédigé par d’Holbach qui indique que les bouleversements terrestres ont sûrement modifié la distribution des espèces. Il distingue deux types de révolutions, les locales et les générales ; par rapport à ces dernières il avance :

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George Cuvier
Portrait d’Ambroise Tardieu

Ces changements si considérables ont pu influer sur les productions de la nature, c’est-à-dire, faire disparaître de dessus la terre certaines espèces d’êtres, & donner naissance à des êtres nouveaux : telles sont les révolutions les plus générales que nous présumons avoir été éprouvées par la terre401.

33Une douzaine d’années plus tard, le naturaliste allemand Peter Simon Pallas (1741-1811) eut aussi recours à des explications catastrophistes pour expliquer la présence de restes de mammouths et de rhinocéros qu’il a observés en Sibérie : il supposait que des éruptions volcaniques avaient provoqué une inondation cataclysmique, laquelle avait charrié depuis l’Inde jusqu’en Sibérie les carcasses des fossiles qu’il y avait retrouvées.

34Le défaut principal de ce type d’interprétation, qui semble avoir conservé quelques relents de diluvianisme, réside dans son absence de liaison entre les phénomènes géologiques et les phénomènes biologiques. Les deux domaines phénoménologiques sont soumis à des principes différents et seuls des événements exceptionnels et universaux du type catastrophe peuvent momentanément transgresser les frontières poreuses entre ces deux empiries. Le rapprochement entre la géologie et l’étude des fossiles, finalement entériné par Cuvier sous la forme de ce qui sera nommé à partir de 1834 la « paléontologie »402, s’opère progressivement au cours des deux dernières décennies du xviiie siècle. Jean-André De Luc (1727-1817), qui a semble-t-il directement influencé Cuvier403, requiert pour sa part l’intervention de révolutions terrestres dans l’explication des « précipitations » successives qui sont censées avoir abouti à la formation des couches géologiques superposées. Il remarqua surtout que dans chaque couche était insérée une faune fossile caractéristique, qui se retrouvait au niveau de tous les affleurements de la couche considérée, ce qui permettait de la dater grâce à ses fossiles. Par rapport aux espèces éteintes, il supposait que certaines avaient été complètement détruites, et que les autres s’étaient modifiées à cause des changements de milieu consécutifs à la révolution404.

35Cependant, le naturaliste ayant eu le plus d’influence sur les idées de Cuvier demeure Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) qui parvint à une première synthèse solide combinant la succession chronologique des fossiles et la question de l’extinction des espèces. En 1799, il distinguait trois grands groupes de fossiles en fonction de leurs ressemblances plus ou moins parfaites avec des espèces actuelles. De là, il pouvait espérer établir une chronologie en mettant ces groupes de fossiles en parallèle avec ce qu’il appelait « les catastrophes plus ou moins générales qui ont affecté notre Terre »405.

36Blumenbach développa cette « archéologie de la Terre » au début du xixe siècle. Elle comportait finalement quatre classes de fossiles qui rétrospectivement peuvent nous paraître assez fantaisistes. Ainsi, il plaçait dans la même classe des fossiles miocènes, quaternaires et jurassiques ! Mais il nous faut surtout insister sur son recours généralisé au concept d’extinction d’espèce. En effet, beaucoup de naturalistes du xviiie siècle, tout en acceptant la possibilité d’extinction de certains organismes, y voyaient un phénomène rare, voire exceptionnel ; au contraire, Blumenbach envisageait les extinctions selon un ordre de généralité et de fréquence inédit jusqu’alors, des vagues d’extinctions capables d’exterminer des faunes entières. Il lui paraissait « plus que probable que ce n’était pas seulement un genre ou un autre, mais bien toute une création d’organismes préadamites qui s’était éteinte sur notre Terre »406. La cause de telles extinctions était à chercher dans les révolutions globales qui séparaient les différents âges du monde, la dernière ayant été le Déluge ! Blumenbach se plaçait ainsi aux sources du catastrophisme, qui aura une influence considérable sur le développement de la géologie au commencement du xixe siècle.

La reconstitution des animaux disparus

37Après des études supérieures à Stuttgart, Georges Cuvier devint rapidement l’un des membres les plus éminents du Muséum d’Histoire Naturelle. Dès 1795, il s’attacha à démontrer de façon irréfutable la réalité de l’extinction des espèces.

38Pour y parvenir, il lui fallait disposer d’une méthode fiable permettant de comparer les fossiles, même fragmentaires, aux organismes actuels, afin de mettre en évidence d’éventuelles différences. C’est en perfectionnant et en formalisant les techniques de l’anatomie comparée que Cuvier se dota de cette méthode ; et c’est par l’étude des vertébrés fossiles, et plus particulièrement des quadrupèdes, qu’il en démontra brillamment l’efficacité. Le plus important des principes utilisés par Cuvier était celui de « la corrélation des formes dans les êtres organisés ».

39Comme nous nous sommes évertués à le montrer, ce n’est nullement Cuvier qui a lancé le débat sur les espèces perdues et durant les dernières années du xviiie siècle de nombreux savants – en grande majorité des géologues – ont émis divers avis sur la question. Parmi ceux qui défendent ardemment ce qui ne constitue encore que l’hypothèse des extinctions, nous trouvons le naturaliste belge François-Xavier Burtin (1743-1818) qui écrit « j’ose assurer que les espèces fossiles non perdues sont une vraie rareté »407. Au contraire, Jean Guettard (1715-1786) nie toute perte d’espèces recourant à l’argument classique des contrées inexplorées et reculées. Enfin, il existe une position intermédiaire, défendue par un grand nombre de savants (indécis ou prudents ?) qui en appellent à l’idée d’espèces analogues, expression possédant l’indéniable avantage épistémologique d’être fort vague et de pouvoir ainsi susciter l’adhésion d’un large public. Pour des auteurs comme Élie Bertrand (1713-1797), Cosimo Collini (1727-1806), Barthélémy Faujas de Saint-Fond ou Nicolas Desmarest (1725-1815) ce terme désignerait en fait une véritable identité spécifique « à la fossilisation près », comme le note Ellenberger408. Pour d’autres, comme Lamarck, l’idée d’analogues soulignerait juste la présence d’un grand nombre de caractères communs.

40Cuvier mit en application ses méthodes dès les dernières années du xviiie siècle pour résoudre quelques problèmes ardus posés par des fossiles célèbres. En 1796, il s’attaqua à la vieille question des fossiles semblables à des os d’éléphant trouvés aussi bien en Europe qu’en Sibérie, en Amérique du Nord et au Pérou. Suite aux travaux de Pierre Camper (1722-1789), on commençait tout juste à reconnaître l’existence de deux espèces distinctes d’éléphants : l’éléphant des Indes et l’éléphant d’Afrique. En s’appuyant sur un dessin d’éléphant fossile établi par un naturaliste de Danzig Daniel Messerschmidt (1685-1735) ayant exploré pendant sept années la Sibérie, et à l’aide de critères uniquement odontographiques et ostéologiques, Cuvier établit de façon définitive la différence spécifique entre cet éléphant fossile (ou mammouth) et les espèces actuelles ; et par voie de conséquence, il démontra l’existence des extinctions409.

41Premièrement, il montra à l’aide de comparaisons de squelettes que le mammouth qui vivait en Europe à l’âge glaciaire n’était ni de l’espèce de l’éléphant d’Afrique ni de celui d’Asie. Deuxièmement, il fit remarquer que le mammouth était trop grand pour être passé inaperçu dans le monde moderne. Donc, si le mammouth était éteint comme ces arguments le suggéraient, il devait en être de même de tous les animaux fossiles qui n’étaient pas connus dans le monde moderne410.

42Cuvier écrira même dans ses Recherches sur les ossements fossiles que c’est particulièrement cette conviction de l’extinction des espèces qui sera à l’origine de la paléontologie : « cette idée [...] m’ouvrit des vues toutes nouvelles sur la théorie de la Terre ; un coup d’œil rapide jeté sur d’autres os fossiles me fit présumer tout ce que j’ai découvert depuis, et me détermina à me consacrer aux longues recherche et aux travaux assidus qui m’ont occupé depuis vingt-cinq ans »411. En 1796 également, il eut l’occasion d’élucider l’énigme posée par un étrange squelette trouvé près de Buenos Aires en 1788. Il y reconnut un gigantesque parent des paresseux actuels d’Amérique du Sud, qu’il nomma Megatherium et qu’il tint aussi pour éteint en supposant qu’un animal de cette taille n’avait pu passer inaperçu412.

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Squelette du Megatherium
Date d’extinction : environ 9 000 av. J.-C. Estampe de Blaise publiée en 1864.

43Fort de ces succès, Cuvier ne tarda pas à lancer un ambitieux programme à l’échelle européenne d’étude systématique des vertébrés fossiles, aidé en cela par les conquêtes de l’empire napoléonien. Il appliqua aussi ses principes de comparaison anatomique aux mammifères fossiles que l’on découvrait alors en assez grande abondance dans les carrières de gypse des environs de Paris, en particulier à Montmartre. Cela lui permit de reconstituer toute une faune de mammifères du début du tertiaire, totalement inconnus jusque-là. Cuvier alla même plus loin, puisqu’il tenta de rétablir l’aspect à l’état de vie de ces animaux à partir de leurs squelettes. Ces tentatives furent les premières d’un genre qui se développa considérablement au cours du xixe siècle.

44Cuvier avait aussi combiné ses travaux anatomiques à des recherches d’ordre stratigraphique qui lui permirent de reconstituer une succession de faunes disparues : les mammifères du gypse de Montmartre apparaissaient clairement comme postérieurs aux grands reptiles des couches secondaires, mais antérieurs à d’autres mammifères plus proches de ceux connus aujourd’hui. Il fut ainsi le premier à observer que des communautés entières de plantes et d’animaux avaient été détruites par ce que nous appelons actuellement des extinctions de masse.

45Il restait alors à expliquer pourquoi ces faunes avaient successivement disparu et laissé la place à d’autres, pour aboutir aux êtres vivants actuels. Pour Cuvier, les espèces fossiles n’étaient pas seulement « perdues », suivant l’expression de Palissy encore en vogue à l’époque, mais elles avaient été « détruites » ou « anéanties » par des événements violents, des « révolutions ». Ces Révolutions de la surface du globe, pour reprendre le titre du discours qui servait d’introduction aux Recherches sur les ossements fossiles, constituaient la base de la théorie de Cuvier sur l’histoire de la Terre. Il s’agissait d’événements violents et de grande ampleur, qui à plusieurs reprises avaient profondément transformé la répartition des terres et des mers, avec pour les êtres vivants des conséquences catastrophiques :

La vie a donc souvent été troublée sur cette Terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes : les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutis par des déluges ; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé ; leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste413.

46Il était vain, selon Cuvier, de chercher à expliquer ces révolutions par des causes actuellement observables, car « la marche de la nature a été changée, le fil des opérations a été rompu »414. Mais on pouvait, par l’étude des fossiles, retracer la succession de ces événements catastrophiques. Les connaissances de Cuvier en stratigraphie étaient déjà suffisantes pour qu’il reconstitue l’histoire géologique récente du bassin parisien. Dans Recherches sur les ossements fossiles, Cuvier conclut ainsi que les transgressions comme les récessions de l’Océan Atlantique avaient provoqué des effets catastrophiques sur les faunes de la région. De façon plus générale, la dernière des catastrophes remontait à cinq ou six mille ans et avait laissé des traces dans les traditions et les mythologies des plus anciennes civilisations. Était-ce délibérément que Cuvier démontrait la réalité de cette dernière « révolution » pour faire cadrer sa théorie avec les sources bibliques et l’épisode du Déluge ? Des recherches historiques récentes suggéreraient qu’au contraire Cuvier n’était pas le dévot protestant que l’on a souvent dépeint, et qu’en fait il aurait simplement « banalisé » le Déluge en l’insérant dans le cadre de l’histoire naturelle de la Terre415. Il aurait même été assez indifférent à la concordance entre ses arguments et les données théologiques. Ce serait surtout à la suite de la diffusion de ses idées en Angleterre que des savants comme le diluvianiste convaincu William Buckland (1784-1856) auraient insisté sur cette question416.

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Page titre Recherches sur les ossemens fossiles de Georges Cuvier.

47Gardons aussi à l’esprit que la problématique des destructions ne constitue qu’un aspect de la question des révolutions du globe ; la seconde et non moins importante problématique de la présence et de l’origine des espèces post-révolutionnaires reste posée. Mais à ce sujet Cuvier reste beaucoup plus évasif, peut-être parce que cette question touche de trop près aux interrogations sur l’origine de la vie et des espèces que Cuvier juge purement métaphysiques et hors de propos dans le champ scientifique, ce qu’il n’oublie d’ailleurs pas de reprocher à Lamarck.

48Par défaut, Cuvier était bien créationniste, mais c’est à tort qu’on lui attribue l’idée de « créations successives », qui auraient fait suite à chaque révolution pour repeupler la terre dévastée. En fait, il n’était peut-être pas vraiment un catastrophiste absolu : les catastrophes qu’il décrivait n’auraient pas vraiment détruit toute la surface de la Terre417, ou s’il adhéra à ce catastrophisme absolu, ce fut seulement durant les premières années de sa carrière ; avec simplement des catastrophes locales, les anciennes espèces avaient pu être remplacées par de nouvelles ayant émigré de régions voisines et rempli les places vacantes. Cuvier illustre ce point par un exemple théorique : si la faune actuelle et si particulière de l’Australie était détruite par un cataclysme, toutes les espèces propres à ce continent s’éteindraient ; elles pourraient ensuite être remplacées par d’autres espèces toutes différentes venues d’Asie.

49Les théories de Cuvier frappèrent les opinions de son temps par le rôle majeur attribué aux catastrophes. Dans un siècle marqué par le romantisme, ses idées ne pouvaient que rencontrer un accueil enthousiaste418. Cuvier est donc le père de ce que le philosophe anglais William Whewell (1794-1866) nommera en 1832 le « catastrophisme », et qui inspira de nombreux disciples. Cuvier était par ailleurs fixiste et se pose dès lors la question de savoir s’il est devenu catastrophiste en géologie parce qu’il était fixiste en biologie ou s’il s’agit de l’inverse419. Il n’en reste pas moins que son système est cohérent car fixisme, extinction et catastrophisme sont liés de façon logique en ce siècle débutant qui reconnaît enfin que l’Histoire marque au plus profond la nature et le devenir des êtres vivants.

Transformisme et extinction : une cohabitation théorique difficile

Le débat sur les extinctions et les résistances au catastrophisme

50Il devenait cependant de plus en plus aisé de voir un progrès dans le développement des êtres vivants révélé par les fossiles, depuis les couches fossilifères les plus anciennes jusqu’aux plus récentes. Les courants transformistes, puis évolutionnistes qui allaient défendre ce phénomène et chercher à l’expliquer se montreront alors d’autant plus virulents contre le catastrophisme que celui-ci, à travers la figure de Cuvier, avait dominé la scène scientifique au tournant des xviiie et xixe siècles. Le transformisme en biologie et l’uniformitarisme en géologie vont devenir des alliés naturels dans le but d’expliquer l’évolution des êtres vivants à travers les temps géologiques, alliance au cœur de laquelle sera remise en jeu la problématique des extinctions.

51Le débat sur la nature des extinctions connut en réalité deux pics distincts ; l’un, le plus décisif, à la toute fin du xviiie siècle, et l’autre autour des années 1809-1815. Il n’était déjà plus question de savoir si des espèces étaient alors « perdues » ; ce point faisait l’objet d’un consensus quasi-général, tant il était devenu indéniable que de nombreuses espèces fossiles ne pouvaient avoir subsisté jusqu’à nous. Mais les biologistes et les géologues se demandèrent, en fonction de leurs orientations scientifiques et philosophiques, s’ils avaient affaire à des destructions véritables ou à de simples « pseudo-extinctions », dont nous allons préciser le sens ci-dessous.

52Le débat sur les extinctions entre Cuvier et Lamarck débuta plus ou moins en 1796. Au début, il ne peut se résumer au duel par livre ou articles interposés qu’il deviendra quelques années plus tard, mais plus à un groupe de discussion informel auquel participent Delamétherie, Faujas de Saint-Fond, Cabanis, etc. et auquel nos deux savants contribuent largement.

53Comme le souligne Pietro Corsi420, Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829) n’était pas un géologue, mais les géologues de son temps s’adressèrent à lui afin de recevoir des éclaircissements sur la nature des invertébrés et des coquillages fossiles dont il était le plus éminent spécialiste depuis qu’on lui avait attribué en 1793 la chaire de zoologie « des insectes, vers et animaux microscopiques » au Muséum. À la suite du mémoire sur les ossements d’éléphants lu en 1796 à l’Institut par Cuvier, certains géologues comme Faujas de Saint-Fond, opposés aux conclusions hardies du jeune savant, se tournèrent vers Lamarck pour trouver un démenti. Faujas, qui était le titulaire de la chaire de Géologie au Muséum trouvait en effet la « paléontologie » encore trop peu assurée d’un point de vue épistémologique, et soulignait qu’« il ne faut admettre définitivement les espèces perdues que lorsqu’on aura épuisé tous les moyens possibles de s’assurer s’ils n’existent pas dans quelques parties lointaines et peu fréquentées du globe »421. Mais en cette fin de siècle, Lamarck restait prudent et montrait une certaine réticence à intervenir dans les débats de son temps et cela, bon gré mal gré, jusqu’en 1809.

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Jean-Baptiste Lamarck
Portrait de Sylvany

54Pourtant, Jean-Claude Delamétherie (1743-1817) l’avait aussi sollicité pour recevoir plus d’informations sur les rapports entre les espèces vivantes et fossiles de coquillages. Delamétherie considérait que les thèses de Cuvier mettaient les siennes en péril, thèses qui défendaient une vision uniformitariste et actualiste des phénomènes géologiques au cours des temps422. Il était prêt à concéder que certaines espèces avaient disparu, et même que certaines révolutions locales avaient pu se produire suite à des circonstances bien particulières, mais en aucun cas il n’acceptait l’existence de révolutions générales. Après avoir exposé sa conception de l’origine de la vie et des espèces sur Terre (consécutives à un phénomène de cristallisation qui n’est pas sans lien avec les théories aristotéliciennes et surtout « palissiennes » de « la semence des pierres »), Delamétherie formule une hypothèse analogue à celle de Buffon sur la formation d’un nombre limité de prototypes qui se seraient ensuite différenciés sous la contrainte des changements de climats, auxquels seuls les espèces les plus résistantes ou adaptées auraient survécues : « Plusieurs individus ont sans doute péri dans ces temps, par le défaut de moyens de subsistance. Plusieurs espèces ont également péri par défaut de moyens de reproduction »423.

55Il est ensuite frappant de constater à quel point les idées de Delamétherie sur les espèces « perdues » rappellent celles de Palissy, dans les modalités d’extinction d’espèces piégées dans des lacs par exemple. Gageons que la réédition des œuvres de Palissy par le collègue de Delamétherie, Faujas de Saint-Fond, n’y soit pas pour rien...

Le nombre des espèces primitives a donc été vraisemblablement beaucoup moins considérable qu’on ne le croit communément.
Mais, d’un autre côté, plusieurs espèces se sont perdues postérieurement ; elles avoient multiplié, s’étoient répandues sur la surface du globe, où nous retrouvons leurs dépouilles éparses en différens endroits. Des accidens particuliers les auront d’abord isolées ; enfin, elles auront disparu totalement. En parlant des os fossiles, nous avons vu qu’on ne connoît plus l’animal à qui ont appartenu ces dents molaires énormes trouvées dans la petite Tartarie, & dans plusieurs autres lieux du globe. Il paroît que cet animal devoit être monstrueux. Parmi les os que Merck a trouvés en Allemagne, il en cite plusieurs que Camper soupçonnoit avoir appartenu à des espèces perdues [...]
Plusieurs coquilles fossiles sont dans le même cas. On n’en retrouve plus les analogues [...] On en doit dire autant de toutes les classes d’animaux & de végétaux. On retrouve, parmi les fossiles, un grand nombre de débris, dont les analogues ne sont plus connus. Ces accidens ont encore pu avoir une autre cause. Nous avons vu que plusieurs de ces êtres organisés ont été produits dans des lacs particuliers. Ces masses d’eaux venant à se dessécher, tous les êtres vivans qui y étoient contenus, sont péris. Si telles ou telles espèces, n’existoient que dans un de ces lacs desséchés, elles seront donc perdues. Ces accidens auront eu lieu particulièrement dans les lacs qui n’ont point de canaux de dégorgement parce que, pour lors, les animaux, qui vivoient dans les lacs, n’avoient aucuns moyens d’en sortir. [...]424.

56Dans la première édition de sa Théorie de la Terre en 1794, Delamétherie nuance quelque peu l’ampleur des extinctions : « néanmoins parmi les espèces qu’on croit perdues, on peut en retrouver quelques-unes dans les contrées qui ne sont pas encore connues, dans des lacs, dans les hautes mers »425. C’est surtout dans la deuxième édition de son ouvrage qu’il va s’attaquer avec des arguments autrement plus sérieux et plus précis à la réfutation de l’hypothèse cuvierienne des révolutions générales du globe :

Je réponds, 1°, que nous ne connoissons aucune cause physique qui eût pu produire cette grande catastrophe dont ont parlé des savants naturalistes ; 2° Je dirai avec Hunter que les petites différences qu’on aperçoit entre plusieurs fossiles et les analogues existants ne sont pas assez considérables pour ne pas être regardées comme le simple effet du changement de climats, de températures... Il y a de plus grandes différences entre les os d’un chien épagneul, d’un lévrier, d’un bouledogue... Quels changemens n’éprouvent pas nos animaux transportés dans les pays chauds ? 3° Je demanderai si tous les animaux et les végétaux existants lors de cette catastrophe générale, ont été détruits ou non. Si on dit qu’ils l’ont été, il faudra avancer que tous ceux qui existent aujourd’hui ont été produits postérieurement par une génération spontanée ; ce qu’on n’a pas encore osé dire, et ce qu’on ne peut admettre que d’après des faits on ne peut plus concluants. Si ces mêmes espèces existoient, pourquoi n’en trouverait-on aucun débris parmi les fossiles ? Ainsi il faut donc conclure que ce sont les mêmes espèces qui ont éprouvé quelques changements par des circonstances locales. 4° Il est certain que plusieurs animaux fossiles ressemblent à ceux qui existent actuellement : tels sont plusieurs poissons du Mont Bolca, suivant Fortis. Lamark a la même opinion. Il m’a fait voir, dans sa belle collection, la coquille du Murex trunculus Lin., fossile, trouvé en France, parfaitement ressemblante à celle de l’animal vivant, et il en a plusieurs autres semblables à celle des animaux vivans426.

57Selon Pietro Corsi, Delamétherie jugeait indispensable « de donner un coup de frein à des explications fondées sur l’hypothèse de catastrophes universelles qui empêchaient d’identifier les véritables agents de la dynamique géologique »427 qu’il supposait tout à fait explicables physiquement et chimiquement et sans aucune connotation fantastique, en matérialiste exigeant qu’il était.

58Un autre auteur qui défend à la suite de Delamétherie une géologie uniformiste aux changements graduels est Philippe Bertrand (1730-1811). Cet ingénieur du corps des Ponts et Chaussées publie en 1797 les Nouveaux Principes de géologie428 qui n’est autre qu’un commentaire de la Théorie de la Terre de Delamétherie. Cet ouvrage à vocation de vulgarisation pour un public cultivé ne présente guère d’intérêts sur le plan scientifique et s’inspire de théories discréditées à l’époque, comme celle du Telliamed. Au niveau des extinctions, Bertrand suppose un peu à la manière d’Empédocle, de Lucrèce ou encore de Buffon, que parmi les premières espèces générées par la Terre, de nombreuses disparurent, tels des monstres incapables de se reproduire ou de se nourrir. Par la suite, les modifications engendrées au sein des espèces par une sexualité intempestive (digne du siècle des libertins !) et des accouplements « hors-normes » nous ont rendu inconnaissable la forme des espèces originelles :

Aussi long-tems que le sol a pu engendrer de prime-abord ou de son propre fond, cette foule d’individus, marins, terrestres et amphibies, excités par l’attrait ou le besoin le plus général et le plus puissant de la nature, se mêloient sans se connoitre ; et tous leurs accouplemens étoient féconds, parce qu’une aussi grande ardeur rendoit presque indifférente l’aggrégation de toutes les molécules animales. Combien de nouveaux individus ont ainsi, et successivement, remplacé les premiers nés qui, sans doute, étoient aussi monstrueux de forme que de taille ! Combien ceux-ci et même leurs premiers descendans ont été défigurés dans leurs successeurs ! Combien d’espèces même déjà déterminées, ont aussi adultéré, lorsque 1a nature avoit encore assez de force pour favoriser et consacrer ces écarts énergiques ! [...] Sous combien de noms différens nous reconnoissons les principaux traits et caractères du singe, du loup, du chat, du sanglier, du cerf, du bouc, de l’aigle, du coq, etc ! Cela est si frappant, que nous sommes forcés de classer tous ces noms et espèces par familles, où le lion se trouve parent du chat ; par conséquent forcés d’avouer que leur premier type n’existe plus, qu’il aura été mainte fois changé ou altéré, lorsque les alliances étrangères étoient possibles, et même forcées, puisque le premier mâle de chaque souche a dû se trouver sans femelles de la même catégorie429.

59En passant, Bertrand avait soulevé un des problèmes cruciaux qui se posera bientôt au transformistes, et à Darwin en particulier, à savoir l’élucidation des mécanismes de transmission et de diffusion de nouveaux caractères lors de processus de spéciation. Là où les commentaires de Bertrand, quoique toujours peu structurés, deviennent précieux pour notre recherche est lorsqu’ils touchent à l’influence de l’homme sur les autres espèces. Faut-il voir dans la remarque qui suit un authentique souci « écologique » à l’égard de l’état des autres espèces dominées par l’homme ou bien ne s’agit-il que d’une fable politique ? Quoi qu’il en soit, on ne peut plus affirmer à la lumière de ce texte que l’action de l’homme sur la nature et sur les autres espèces soit négligée ou ignorée, bien au contraire. Mais l’exagération même de la domination néfaste de l’espèce humaine sur ses espèces sœurs (ou demi-sœurs par adultères interspécifiques !) paraît suspecte au point d’être plus le reflet du chauvinisme anthropocentrique de l’époque qu’un véritable apitoiement devant les souffrances des autres espèces :

Ajoutons, sur l’état actuel et respectif des animaux, une grande vérité que Buffon a bien fait sentir dans l’histoire du castor. C’est que, comme nous ne pouvons pas juger de l’homme originel par l’homme civilisé, nous pouvons encore moins savoir ce qu’étoient les premiers animaux, ni ce qu’ils seroient aujourd’hui s’ils avoient conservé toute leur liberté naturelle ; si l’homme, par sa grande supériorité d’organisation et d’intelligence, ne les avoit pas tous, ou presque tous, réduits à reconnoître son empire irrésistible. On n’imagine pas combien ils ont été changés, dégradés, abâtardis, par une aussi longue suite de persécutions, d’alarmes, de veilles, de servitudes, même de bons soins artificiels ; enfin par le seul aspect d’un maître aussi puissant, et régnant sur toute l’animalité par droit de nature. On peut cependant s’en faire une idée, en voyant ce qui arrive aux hommes eux-mêmes, si pendant quelques années seulement, ils laissent à l’un d’entre eux, le droit de les tyranniser ou caresser, tour-à-tour et à son gré.430

Aux sources du transformisme : Cabanis, Lacepède et l’extinction des espèces

60Les participants au débat sur les extinctions du globe dont nous venons d’évoquer les réticences et les arguments à l’encontre de l’hypothèse cuvierienne des révolutions générales du globe étaient tous des géologues. Or, ce débat ne fut pas restreint, loin s’en faut, à cette seule catégorie de savants et nous trouvons en Lacepède et Cabanis un éminent zoologiste et un non moins éminent médecin et psychologue qui n’hésitèrent pas à s’impliquer fortement dans ce débat, et par la suite à fortement influencer Lamarck.

61Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) est surtout célèbre pour son ouvrage Rapports du physique et du moral de l’homme, qui expose sa philosophie sensualiste et matérialiste de la vie. Il naquit en 1757 au château de Salagnac à Cosnac en Corrèze d’un père originaire du village proche d’Yssandon et qui l’envoya dans sa jeunesse à Paris afin de lui faire poursuivre seul ses études. Cabanis se forge une solide culture philosophique et fréquente assidûment le monde des philosophes et des encyclopédistes. Élu à l’Institut (classe des sciences morales et politiques, section de l’analyse des sensations et des idées), il commence la lecture de mémoires qui formeront le célèbre Rapports du physique et du moral de l’homme. Cet ouvrage connut un vif succès et fit de lui l’un des chefs de file des idéologues avec à ses côtés le philosophe Destutt de Tracy et l’historien linguiste Volney. Il sera nommé à l’académie française en 1802.

62La ressemblance entre les idées de Lamarck et les concepts de Cabanis a conduit Emile Guyénot à affirmer, avec Louis Roule, que ces derniers « exercèrent une influence décisive sur la pensée de Lamarck »431, opinion que tempère Pietro Corsi, en particulier au niveau des hypothèses sur la génération spontanée, qui bien que similaires, relèvent pourtant de deux conceptions physico-chimiques opposées. Pourtant, Lamarck lui-même avoue avoir trouvé dans l’œuvre de Cabanis « une inépuisable richesse d’observations et de pensées »432.

63Les analogies entre les idées des deux auteurs sont en effet souvent frappantes. Matérialiste dans l’âme, lui qui avait fréquenté les salons des philosophes des lumières, Cabanis défendait la possibilité d’expliquer en termes physiques les caractéristiques des fonctions vitales. Transformiste convaincu, il ne pouvait qu’interpréter de façon matérielle (et non divine) la succession des formes de vie sur la Terre. Les animaux, assure Cabanis, « peuvent être profondément modifiés dans leurs dispositions intimes, acquérir une aptitude toute nouvelle à recevoir certaines impressions, à exécuter certains mouvements »433. Les animaux peuvent ainsi subir l’influence de deux grands types de forces qui, par une longue « évolution » (dirions-nous aujourd’hui), conduisent à la naissance de nouvelles espèces. Ces deux forces sont, d’une part, les conditions extérieures du milieu « [l’animal] travaillé par le climat et par toutes les autres circonstances physiques, reçoit une empreinte particulière » ; et d’autre part, la domestication sous l’influence de laquelle il « acquiert des dispositions nouvelles et entre dans une nouvelle série d’habitudes »434. Cabanis distinguait donc clairement ce que l’on peut tenir pour deux types de sélection, naturelle et artificielle, sans pour autant en produire une théorie détaillée. Il ajoute que la cause de ces changements peut aussi être à rechercher dans les phénomènes imprévisibles, aléatoires : « [les espèces] peuvent éprouver certains changements fortuits... susceptibles de rester fixés dans les races et de s’y perpétuer jusqu’aux dernières générations »435. Car une fois « ces dispositions acquises » elles peuvent aussi bien se transmettre des parents aux enfants que « les habitudes de la constitution ». Les nouvelles manières d’être se perpétuent ou se reproduisent ainsi même en l’absence des causes initiales. On est bien en présence de la fameuse thèse de l’hérédité des caractères acquis ! Enfin, Cabanis n’hésite pas à appliquer ses principes évolutionnistes au cas de l’espèce humaine qui, « comme les autres animaux, peut avoir subi de nombreuses modifications, peut-être des transformations importantes, durant le long cours des siècles dont le passage est marqué sur le sein de la terre par d’irrécusables souvenirs »436.

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Page titre de l’ouvrage qui rendit célèbre Pierre Cabanis.

64Cabanis a aussi pleinement conscience de l’existence de lacunes dans le tableau du vivant et bien des « races existantes ont pu, lors de leur première apparition, être fort différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui »437. Cela se comprend tout à fait dans le cadre d’une analyse de type transformiste, qui en elle-même nécessite la possibilité d’extinctions ou plutôt de pseudo-extinctions telles que les conçoit Lamarck :

Il n’est point du tout prouvé que les espèces soient encore aujourd’hui telles qu’au moment de leur formation primitive. Beaucoup de faits attestent, au contraire, qu’un grand nombre de plus parfaites, c’est-à-dire de celles qui sont le plus voisines de l’homme, par leur organisation, portent l’empreinte du climat qu’elles habitent, des aliments dont elles font usage, des habitations auxquelles la domination de l’homme ou leurs rapports avec d’autres êtres vivants, les assujettissent438.

65Mais Cabanis ne rejette pas pour autant les explications catastrophistes de Cuvier comme en témoigne l’extrait suivant :

Les débris des animaux que la terre recèle dans ses entrailles, et dont les analogues vivants n’existent plus, doivent faire penser que plusieurs espèces se sont éteintes par le fait des bouleversements dont le globe offre partout les traces, soit par les imperfections relatives d’une organisation qui ne garantissait que faiblement leur durée ; soit par les usurpations lentes de l’espèce humaine ; car toutes les autres doivent, à la longue céder à cette dernière tous les espaces qu’elle est en état de cultiver ; et bientôt sa présence en bannit presque entièrement, celles dont elle ne peut attendre que des dommages439.

66On notera l’emploi de mots tel « débris » qui soulignent la violence des révolutions, et donc implicitement l’adhésion de Cabanis aux images évocatrices de Cuvier. Cette phrase est remarquable en ce que les méfaits de l’espèce humaine sur les autres espèces sont reconnus (ce qui n’est pas foncièrement original), mais surtout en ce que cette influence néfaste s’exerce par la concurrence spatiale, anticipation clairvoyante des lois de l’écologie moderne, bien que le lien de cause à effet ne soit pas vraiment explicité par Cabanis.

67Un autre allié de taille pour les idées transformistes dans le débat sur la nature des changements du globe et des espèces est Bernard-Germain-Étienne Lacepède de la Ville-sur-Illon (1756-1825), professeur titulaire de la chaire de zoologie des poissons et des reptiles au Muséum. Selon Émile Guyénot, l’influence du vieux Daubenton, alors directeur du Muséum, empêcha durant les toutes dernières années du xviiie siècle l’épanouissement du débat sur la transformation des espèces qu’il tenait pour de pures rêveries. « C’est, en tout cas, une constatation intéressante, avance Guyénot, que Daubenton (1716-1800) étant mort à la fin de 1799 [sic], dès 1800 Lacepède et Lamarck n’hésitèrent plus à affirmer leur rattachement à la conception évolutionniste »440.

68Lacepède fut le premier des deux à exprimer publiquement ses idées dans le Discours sur la durée des espèces, publié en tête du second volume de l’Histoire naturelle des Poissons441. Fait remarquable pour nous, il y expose longuement ses vues sur l’extinction des espèces. Sur de longues périodes de temps (le temps, comme le remarque Pietro Corsi, étant devenu une quantité infinie à la disposition de la nature) les espèces pouvaient tout à fait disparaître, et cela des deux manières qu’il est devenu commun de distinguer : soit « lorsqu’une catastrophe violente bouleverse la portion de la surface du globe sur laquelle elle vivoit », soit « par une longue suite de nuances insensibles et d’altérations successives ». Trois types de causes peuvent ainsi conduire une espèce à l’extinction ; les deux premières (dégénérescence et hypertrophie ou hyperspécialisation) à une véritable extinction, la dernière à une pseudo-extinction :

Premièrement, les organes qu’elle [l’espèce] présente peuvent perdre de leur figure, de leur volume, de leur souplesse [...] au point de ne pouvoir plus produire, transmettre ou faciliter les mouvements nécessaires à l’existence.
Secondement, l’activité de ces mêmes organes peut s’accroître à un si haut degré, que tous les ressorts tendus avec trop de force, [...] soient dérangés, déformés, et brisés. Troisièmement, l’espèce peut subir un si grand nombre de modifications dans ses formes et dans ses qualités, que, sans rien perdre de son aptitude au mouvement vital, elle se trouve, par sa dernière conformation et par ses dernières propriétés, plus éloignée de son premier état que d’une espèce étrangère : elle est alors métamorphosée en une espèce nouvelle. Les élémens, dont elle est composée dans sa seconde manière d’être, sont de même nature qu’auparavant ; mais leur combinaison a changé : c’est véritablement une seconde espèce qui succède à l’ancienne ; une nouvelle époque commence ; la première durée a cessé pour être remplacée par une autre, et il faut compter les instans d’une seconde existence.442

69Il est intéressant de noter que, comme nous le préciserons plus loin, Lacepède et Lamarck avaient une conception globalement nominaliste de l’espèce ; or à la fin de cet extrait, en parlant des instants d’une existence, Lacepède nous présente tout à coup les espèces comme des entités réelles et vivantes.

70Quoi qu’il en soit, les forces ou les agents capables de provoquer les changements affectant les espèces étaient avant tout d’ordre climatique. Même s’il reconnaissait pourtant à l’homme la capacité de modifier les espèces par la sélection artificielle, Lacepède n’en tenait pas moins l’influence humaine pour minime comparée à celle de la nature. L’homme, en effet, « ne dispose pas, comme la Nature, de l’influence du climat. Il ne détermine ni les élémens du fluide dans lequel l’espèce est destinée à vivre, ni sa densité, ni sa profondeur, ni la chaleur dont les rayons solaires ou les émanations terrestres peuvent le pénétrer, ni son humidité ou sa sécheresse. »443

71Enfin, par rapport au débat proprement dit sur les espèces disparues ou détruites, Lacepède, comme le décrit Pietro Corsi, « reconnaissait à Cuvier (sans le nommer) le mérite d’avoir identifié les différences spécifiques entre l’éléphant de Sibérie et les deux espèces – également différentes entre elles – de l’éléphant d’Afrique et de celui d’Asie. »444

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Lacepède
Portrait de Lizars.

72Par rapport aux géologues que nous avons cités précédemment, et qui s’opposaient principalement aux hypothèses de Cuvier sur l’existence de révolutions violentes et globales, les naturalistes Cabanis et Lacepède se montrent volontiers reconnaissants à Cuvier de ses découvertes et hypothèses géologiques, mais insistent avant tout sur la possibilité de changements gradués des espèces. L’idée d’extinction se trouve ainsi engagée dans deux débats différents, quoique non indépendants. Notons aussi pour le moment que si l’historiographie classique des sciences rend hommage à Cuvier pour sa démonstration définitive du fait de l’extinction spécifique, elle omet de préciser que sa démonstration ne concerne qu’un aspect du problème, à savoir les extinctions finales et brutales, et non les extinctions par transformation ou « pseudo-extinctions »445.

73Avant d’aborder plus en détail les réponses de Lamarck aux idées de Cuvier et de comprendre sa position sur le débat des extinctions, on ne peut passer sous silence une des pierres d’achoppement cruciale de la discussion : le concept d’espèce.

L’influence grandissante de la conception nominaliste de l’espèce

74La conception classique de l’espèce la plus répandue à la fin du xviiie est celle issue des travaux de Linné, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu plus haut, de nature essentialiste. Selon cette position les espèces obéissent à quatre caractéristiques incontournables (Nous reprenons ici l’analyse d’Ernst Mayr446) : 1) les espèces sont constituées d’individus semblables partageant la même essence ; 2) chaque espèce est séparée de toutes les autres par une discontinuité marquée ; 3) chaque espèce est invariable au cours du temps ; 4) il existe de sévères limitations à l’éventuelle variation de toute espèce. On pourrait aussi rappeler que certains auteurs (comme Linné) s’opposait à l’existence même des extinctions qui remettait en question la notion d’espèce comme essence éternelle au sens platonicien.

75Cuvier, pour sa part, bien qu’il acceptât et défendît avec acharnement l’existence des extinctions, n’en était pas moins intangiblement attaché au concept essentialiste ou typologique des espèces ; et même plus fidèlement que Linné lui-même, car à la différence du grand naturaliste suédois, Cuvier resta convaincu jusqu’à sa mort de la justesse de ses idées (ou du moins, ne fit jamais part publiquement d’éventuels doutes).

76Ernst Mayr, le grand historien de la biologie, précise que ce serait à la Karlsschule de Stuttgart que Cuvier se serait imprégné d’essentialisme447. Mais surtout, en tant que taxinomiste, il aurait toujours insisté sur les discontinuités au contraire des naturalistes héritiers de Buffon, comme Lamarck. « Son démembrement de la scala naturae en quatre ‘embranchements’ est caractéristique de cette attitude »448, nous assure Mayr, tout comme sa fascination pour les révolutions du globe. À l’opposé, la pensée de Lamarck, comme nous le verrons, se déploie dans le continu, le lien, et évite toute possibilité de déhiscence au cours du déroulement de l’histoire de la vie. Pour en revenir à Cuvier, celui-ci formula pourtant une définition de l’espèce devenue classique, et qui de façon surprenante, insiste surtout sur l’aspect biologique (et non pas seulement descriptif) de l’espèce qui, rappelons-le, est : « la collection de tous les corps organisés nés les uns des autres, ou de parents communs, et de tous ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux »449.

77Malgré ses convictions essentialistes, Cuvier ne peut nier l’existence de variations géographiques au sein des espèces, selon le climat ou les effets de la domestication, même s’il souligne que ces variations sont seulement superficielles et qu’elles n’affectent en rien le « type » ou la réalité de l’espèce.

78C’est évidemment sur un tout autre concept d’espèce que s’accordent les collègues de Cuvier qui défendent les idées transformistes. Lacepède, note Pietro Corsi450, fut l’un des premiers à exposer une position qui gagnait du terrain grâce au soutien de savants comme Daubenton, Sonnini de Manoncourt (1751-1812) et surtout Lamarck ; il s’agissait de la position nominaliste. « Et pourquoi ne pas proclamer cette vérité importante ? Il en est de l’espèce comme du genre, de l’ordre et de la classe ; elle n’est au fond qu’une abstraction de l’esprit, qu’une idée collective, nécessaire pour composer, pour connaître, pour instruire »451.

79L’idée du nominalisme, qui remonte à la pensée médiévale et à la fameuse « querelle des universaux », soutient que seuls les individus sont réels ; ce qu’ont en commun les classes d’objets qui nous apparaissent similaires se réduit seulement au nom, une simple convention verbale, et n’a rien à voir avec la possession d’une substance ou d’une essence commune. Au niveau des espèces biologiques, les deux grands philosophes de la fin du xviie que sont Locke et Leibniz émettaient déjà des doutes sur la réalité intangible des frontières entre les espèces ; un naturaliste comme Robinet affirmait en 1761 qu’« il existe seulement des individus, non des règnes, des classes, des genres ou des espèces. »452

80Mais c’est surtout Lamarck qui apparaît aux yeux de la postérité comme le plus grand défenseur à cette époque du concept nominaliste de l’espèce. Or, si ses déclarations initiales sur l’espèce étaient fortement empreintes de nominalisme, Lamarck prit de plus en plus conscience de l’importance de l’espèce comme en témoigne son article « espèce » paru en 1817453. Il faut en réalité se tourner du coté de Cuvier pour comprendre l’origine de la réputation nominaliste insistante de Lamarck. En effet, dans son éloge funèbre du grand naturaliste, Cuvier écrivit que « M. de Lamarck ne manque pas de déclarer qu’il n’y a point d’espèces dans la nature... »454.

81L’auteur de la Philosophie zoologique affirmerait l’instabilité des espèces tout en supposant simultanément leur constance455. La constance n’est autre que l’affirmation de la réalité de l’espèce, mais alors que Cuvier et Linné soutiennent la théorie d’une constance absolue des espèces, c’est-à-dire fixiste, Lamarck cherche à démontrer la constance relative des espèces. Cela implique de montrer que l’espèce est bien réelle, mais simplement limitée dans le temps. Pour cela il indique qu’« il est utile de donner le nom d’espèce à toute collection d’individus semblables, que la génération perpétue dans le même état, tant que les circonstances de leur situation ne changent pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur caractère et leur forme »456. Ainsi, au sein du système Lamarckien d’interprétation de la nature, « les espèces sont ce que la nature et les circonstances ont pu faire d’elles. Elles se caractérisent par la constance pour autant que ne sont pas modifiées les circonstances dans lesquelles elles se trouvent »457.

82Or, ce sont justement les changements inévitables du milieu qui conduisent les espèces à se modifier et aussi, comme nous allons le voir, à s’éteindre. Mais avant d’aborder le cœur de la théorie lamarckienne des extinctions, il nous faut d’abord examiner sa théorie transformiste à la lumière de ses conceptions évolutionnistes et historiques de l’espèce.

Le transformisme lamarckien et les extinctions

83Bien que les idées transformistes de Lamarck commençassent à mûrir dans son esprit à partir de 1800 et fussent publiées à partir de 1801458, sa théorie transformiste de l’évolution fut pleinement exposée dans sa Philosophie zoologique459 de 1809. Lamarck ne fut pas un paléontologue à plein temps comme son collègue Cuvier ; néanmoins, sa contribution à la paléontologie n’en fut pas moins importante et surtout originale, en ce qu’elle concernait la classe immense des invertébrés. D’aucuns virent dans les particularités des objets d’étude des deux naturalistes la source de leurs dissensions théoriques. Alors que les séries fossiles d’invertébrés exhibaient des analogies de caractères frappantes dans leur gradualité, les squelettes de quadrupèdes et d’oiseaux montraient au contraire des divergences plus prononcées. Lamarck envisageait ainsi dans l’histoire de la vie une tendance générale au progrès et à la complexification qu’il n’expliquait pas, et qui constituait le premier mécanisme fondamental de sa théorie transformiste. « Le second mécanisme, à la base du changement évolutif tenait à la capacité de réagir aux conditions particulières de l’environnement »460, chaque animal devant ajuster ses besoins et par conséquent ses comportements, ses habitudes, et même ses organes (par l’usage et le non-usage) aux changements permanents du milieu.

84La conception lamarckienne de l’ordre naturel conduisit à envisager la coexistence d’espèces primitives et d’espèces évoluées, toutes soumises à un processus de transformation progressif, mais se trouvant à des étapes différentes de ce processus. Lamarck admettait le renouvellement continu des êtres les plus simples depuis l’origine de la vie (par un processus de génération spontanée) ; on devait donc pouvoir observer dans la nature actuelle tous les stades d’organisation et d’évolution.

85Comment dès lors justifier l’existence de fossiles d’espèces totalement disparues ? Ne devait-on pas s’étonner « si, parmi les nombreux fossiles que l’on trouve dans toutes les parties sèches du Globe, et qui nous offrent les débris de tant d’animaux qui ont autrefois existé, il s’en trouve si peu dont nous reconnoissions les analogues vivans »461 ?

86« Paradoxalement – remarque André Pichot –, les fossiles qu’on considère habituellement comme une preuve paléontologique de l’évolution, sont une difficulté dans la thèse transformiste lamarckienne »462.

87Il nous faut donc comprendre de quelle manière et dans quels contextes (au pluriel car les discussions durèrent une vingtaine d’années) Lamarck prit position sur la question des extinctions. C’est assez tardivement, en 1801 (c’est-à-dire cinq ans après le lancement du débat par Cuvier en 1796), que Lamarck répondit point par point à la démonstration de Cuvier sur l’existence de révolutions du globe et d’espèces « détruites ». Dans l’« Appendice sur les Fossiles », ajouté à la fin du Système des Animaux sans Vertèbres, il écrivit ainsi une très belle réfutation (ou falsification selon Goulven Laurent463) de l’hypothèse cuvierienne.

88Après avoir rappelé que Cuvier (qu’il ne nomme pas) soutenait que tous les fossiles étaient issus d’animaux ou de végétaux dont les analogues vivants n’existent plus, Lamarck rapporte la conclusion effectivement défendue par Cuvier selon laquelle « ce globe a subi un bouleversement universel, une catastrophe générale, et qu’il en est résulté qu’une multitude d’animaux et de végétaux divers se trouvent absolument perdues ou détruites »464. Le compte-rendu que produit Lamarck des idées de Cuvier est très juste, notamment sur la nature des espèces « perdues », qui chez Cuvier acquiert le sens précis d’espèces « détruites » par des cataclysmes violents. Du point de vue heuristique, c’est de la démonstration de l’existence d’espèces détruites que Cuvier a déduit l’existence de catastrophes. Donc logiquement, la preuve des catastrophes découle de la réalité des espèces perdues.

89Une fois les théories et les arguments de Cuvier exposés, Lamarck se consacre à leur réfutation méticuleuse. Laurent résume très bien dans l’extrait suivant l’argument décisif de la falsification lamarckienne : « Il suffit alors pour ruiner la thèse principale de Cuvier, de rechercher s’il n’y a pas eu quelques espèces anciennes qu’on ne peut distinguer des espèces actuelles, des espèces qui auraient donc survécu, et qui seraient, par leur survivance, la négation même de la catastrophe »465.

90Le raisonnement de Lamarck est logiquement implacable et d’une économie remarquable : il n’est même pas besoin, avance-t-il, de démontrer que toutes les espèces anciennes sont analogues aux espèces actuelles pour contrer l’idée cuvierienne selon laquelle toutes les espèces anciennes sont détruites466.

91En cela, il profite à merveille de l’asymétrie logique qui existe entre les deux arguments contradictoires, dans le sens où ils sont basés sur une disjonction exclusive : si l’une des propositions est vraie, l’autre est fausse, et réciproquement. Mais pour que la proposition de Lamarck soit vraie, il suffit seulement que quelques espèces anciennes (voire une seule) soient des analogues d’espèces actuelles. On est logiquement « forcé de supprimer l’universalité énoncée dans la proposition citée ci-dessus »467 et de nier ainsi l’universalité de la catastrophe.

92Il ne reste dès lors plus à Lamarck qu’à montrer que des espèces ont survécu à la prétendue catastrophe imaginée par Cuvier, ce qui est fait sans difficulté. De plus, en raison même du flou qui règne autour des conceptions de Cuvier sur l’origine des nouvelles espèces et sur l’enchaînement des différentes époques, Lamarck se contente avec raison de citer les espèces simplement analogues, ce terme étant lui-même mal défini comme nous l’avons noté plus haut. Dans certains cas, ces espèces ont quelques caractères distincts, comme Oliva canalifera et Oliva hiatula ou Murex cingulatus et Murex craticulatus. Dans d’autres cas, elles sont tout simplement considérées comme identiques (bien que Lamarck n’emploie pas ce mot) ; tel est le cas du Cerithium serratum. D’autres fois encore, les espèces fossiles sont considérées comme des variétés des espèces actuelles468.

93La conclusion de Goulven Laurent à propos de la démonstration de Lamarck résume très bien l’issue du débat en 1802 : « un travail minutieux, dans un domaine dont il est le maître incontesté, lui permet de bien mettre en évidence, dans le seul bassin de Paris, l’existence de plusieurs dizaines d’espèces analogues, et sa démonstration est irréfutable »469.

94Les fossiles constituaient ainsi un moyen privilégié pour Lamarck de relier histoire de la vie et histoire de la Terre en confortant sa conception pacifique de l’histoire qui relie les conditions de milieu anciennes et actuelles par des changements graduels ou des révolutions « lentes ». À la rigueur, Lamarck pouvait accepter les révolutions partielles qui avaient pu être causées par des éruptions volcaniques ou par des tremblements de terre dans la mesure où elles restaient locales. Ces types de catastrophes convenaient encore au cadre conceptuel de sa géologie actualiste.

95En 1802, le débat entre Lamarck et Cuvier ne porte donc pas uniquement sur les espèces perdues, car Lamarck, qui est assez dubitatif quant à l’existence des espèces perdues porte surtout son attention sur les espèces analogues (perdu étant l’antonyme d’analogue). Les deux positions sont clairement établies : Cuvier s’intéresse surtout aux espèces perdues pour mettre en avant les discontinuités et soutenir ainsi l’existence de catastrophes ; Lamarck insiste au contraire sur les espèces analogues afin de conforter la thèse de la continuité.

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Illustrations du Genre Oliva
Planche de Legrand & Prêtre publiée en 1835.

96Or, selon Goulven Laurent470, il apparaît une seconde fois qu’épistémologiquement les arguments de Lamarck sont plus solides que ceux de Cuvier. D’abord, l’argument des espèces détruites est un argument négatif, donc d’une grande faiblesse démonstrative : comme sa véracité repose sur une absence ou un manque (l’absence reconnue d’un membre d’une espèce ancienne connue seulement à l’état fossile), il est infirmé aussitôt qu’un seul spécimen actuel d’une espèce considérée comme ancienne est identifié. Comme l’affirme l’adage épistémologique bien connu des savants « l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence ». Ainsi, « une espèce perdue est “à la merci” d’une découverte qui peut lui faire perdre cette qualité et acquérir alors celle d’espèce analogue »471.

97Au contraire l’argument des espèces analogues est positif : une fois que la démonstration de l’analogie est clairement établie, elle ne peut être mise en défaut par un nouveau fait. Deuxièmement, la robustesse des deux thèses en présence n’est pas égale. Il suffit de l’existence d’une ou de quelques espèces analogues pour remettre en cause l’hypothèse du catastrophisme, alors que les partisans de la continuité peuvent très bien s’accommoder de la réalité des espèces perdues.

98Pourtant, au sujet des espèces perdues détruites ou anéanties, Lamarck se montre (à juste titre selon Laurent) très prudent. Indépendamment du transformisme ou de tout autre système d’interprétation de la nature, ses remarques sont scientifiquement fondées et justifiables. Pourtant, nous pouvons nous interroger sur cette mise en doute systématique de l’existence d’espèces effectivement et totalement détruites.

99Lamarck souligne d’abord qu’il ne faut pas tirer trop vite de conclusions définitives sur les espèces connues seulement à l’état de fossile et dont aucun individu vivant semblable n’est connu :

Il y a encore tant de portions de la surface du globe où nous n’avons pas pénétré, tant d’autres que les hommes capables d’observer n’ont traversées qu’en passant, et tant d’autres encore, comme les différentes parties du fond des mers, dans lesquelles nous avons peu de moyens pour reconnoitre les animaux qui s’y trouvent, que ces différens lieux pourroient bien recéler des espèces que nous ne connoissons pas.472

100L’exploration du globe était certes encore parcellaire, mais comme le démontrera au contraire Cuvier473 en 1812, il devenait de plus en plus difficile d’imaginer les voyageurs ignorer des espèces de la taille du mammouth ou du mégathérium – même si certains grands mammifères furent découverts seulement au cours des xixe et xxe siècles. Plus surprenant, Cuvier n’hésite pas à s’appuyer sur les savoirs et les traditions des peuples autochtones afin de compléter les observations (ou plutôt les non-observations) des voyageurs occidentaux :

Comment croire [...] que les immenses mastodontes, les gigantesques mégathériums, dont on a trouvé les os sous la terre dans les deux Amériques, vivent encore sur ce continent ? Comment auraient-ils échappé à ces peuplades errantes qui parcourent sans cesse le pays dans tous les sens, et qui reconnaissent elles-mêmes qu’ils n’y existent plus, puisqu’elles ont imaginé une fable sur leur destruction, disant qu’ils furent tués par le Grand Esprit, pour les empêcher d’anéantir la race humaine. Mais on voit que cette fable a été occasionnée par la découverte des os, comme celle des habitans de la Sibérie sur leur mammouth qu’ils prétendent vivre sous terre à la manière des taupes474

101Cuvier formule ainsi l’hypothèse étudiée par Adrienne Mayor, celle d’une paléontologie primitive relatée dans les contes et les mythes des sociétés anciennes qui interprétaient à leur manière la présence d’ossements dans le sol. Il faut aussi préciser qu’il a plusieurs fois recours à ce type d’argument qui mêle histoire géologique et histoire humaine en se référant aux traditions diluvianistes des nombreux peuples antiques pour confirmer sa théorie des catastrophes.

102Il est vrai toutefois que l’exploration du globe fournissait des exemples d’espèces que l’on croyait éteintes et qui se révélaient en réalité toujours vivantes comme le Nautilus ou encore le Spirula475.

103Une fois admis qu’une espèce est perdue, il importe alors de savoir si elle est réellement détruite à tout jamais ou bien si elle a seulement disparu en se transformant, et en passant dans une espèce encore vivante aujourd’hui, auquel cas « la forme est disparue, mais non pas en fait l’espèce, car elle n’a pas été anéantie, elle s’est seulement transformée. [...] Comment alors, dans l’état de la science paléontologique de l’époque en particulier, conclure pour telle ou telle espèce, et donc pour aucune avec certitude, qu’elle est réellement perdue ou anéantie ? »476

104Il est tout à fait exact de souligner que ce champ d’interrogation chez Lamarck, lui permet de fonder beaucoup plus sûrement ses hypothèses paléontologiques que Cuvier ne le peut. Mais, il reste un point relativement obscur : il s’agit du concept d’espèce mobilisé par Lamarck. Dire que l’espèce en se transformant n’est pas vraiment anéantie revient à concevoir l’espèce non pas comme une forme, mais comme une lignée. Or était-ce bien là l’opinion de Lamarck ? Nous ne le croyons pas, car si les espèces succèdent les unes aux autres, il faut bien qu’elles disparaissent, c’est-à-dire qu’elles soient dites « perdues » ou « éteintes ».

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Squelette d’Anoplotherium
Gravure de Laurillard publiée en 1812.

105Toutes ces interrogations ont conduit les lecteurs de Lamarck à en faire un opposant farouche de l’idée d’espèces détruites ou anéanties. Laurent, au contraire, interprète ces questions comme des remises en cause de la base scientifique des théories de Cuvier et non comme une affirmation positive de la non-disparition des espèces477. Lamarck semble-t-il ne rejetait pas la possibilité d’« extinctions destructrices », mais recommandait l’exactitude et un plus grand approfondissement dans l’étude des espèces fossiles. Il admettait enfin la destruction des grandes espèces de quadrupèdes dont Cuvier avait démontré l’extinction, mais attribuait alors leur origine à l’homme (quoiqu’il répète deux fois qu’il ne s’agisse là que d’une possibilité) :

S’il y a des espèces réellement perdues, ce ne peut être, sans doute, que parmi les grands animaux qui vivent sur les parties sèches du globe, où l’homme, par l’empire absolu qu’il y exerce, a pu parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes de celles qu’il n’a pas voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité que les animaux des genres palaeotherium, anoplotherium, megalonix, megatherium, mastodon de M. Cuvier, et quelques autres espèces de genres déjà connus, ne soient plus existants dans la nature : néanmoins, il n’y a là qu’une simple possibilité478.

106Nous avons déjà noté que Philippe Bertrand, puis Cabanis incriminaient l’homme dans les malheurs, voire les disparitions qui touchaient les autres espèces. Lamarck s’est d’ailleurs peut-être laissé influencer par Cabanis à ce sujet-là, car, curieusement Cuvier ne cite jamais l’homme comme cause possible d’extinction. Cette idée se répandit néanmoins auprès des naturalistes et des paléontologues, comme en témoigne cet article de 1829, écrit par deux savants hollandais :

Des animaux paisibles peuplaient donc nos contrées avant et après notre diluvium, et servaient probablement de pâture à ces animaux féroces, qui existaient en même temps dans les mêmes pays. N’est-il pas remarquable qu’aujourd’hui l’on en retrouve plus que les genres utiles à l’homme, avec quelques petits rongeurs, et ne serait-on pas tenté d’attribuer à l’augmentation de la population, aux progrès de la civilisation en Europe, la destruction des animaux nuisibles, destruction à laquelle n’auraient échappé que ces petits rongeurs, auxquels leur taille, leur nombre considérable, et leur grande fécondité, permirent de lutter avec avantage contre les poursuites de l’homme479.

107Il est important de souligner aujourd’hui ce que ces récits avaient de hardi à l’époque, non pas tant parce qu’ils contrevenaient à la vision linnéenne et chrétienne de la providence divine, ou qu’ils insistaient sur les mœurs cruelles et guerrières de l’espèce humaine, mais surtout parce qu’ils supposaient explicitement que l’homme avait côtoyé des espèces perdues et antédiluviennes depuis sa création. Or, comme le souligne Claudine Cohen, « l’idée d’une finalité anthropocentrique, la représentation, héritée des dogmes religieux, d’un homme terme ultime de la Création, destiné à régner sur une terre qui avait été créée pour lui »480 impliquait que l’homme fût le dernier des êtres à être apparu sur terre, et surtout après le Déluge. La coexistence de l’homme avec les espèces géantes disparues, dont le mammouth, faisait remonter son origine à une période qui mettait sérieusement en défaut le récit biblique, et partant, non seulement l’origine, mais aussi la place et la finalité de l’homme sur Terre.

Les limites des théories de Lamarck et Cuvier par rapport à la question des extinctions

108Cette analyse, somme toute classique de la controverse sur les extinctions et le catastrophisme entre les deux plus grands naturalistes français du xixe nous conduit à nous interroger sur les limites des conceptions des deux auteurs lorsqu’il est question d’extinction. Pour Lamarck, il s’agira de comprendre pourquoi il n’évoque qu’avec une prudence infinie la possibilité des extinctions destructrices et pour Cuvier, de se pencher sur son omission (sans aucun doute volontaire) des extinctions d’origine anthropique.

109L’existence d’espèces réellement perdues ou détruites n’infirme en rien, de manière logique, la théorie transformiste de Lamarck, sauf à considérer que toutes les espèces fossiles furent anéanties, ce que Lamarck avait lui-même infirmé en montrant l’existence d’espèces analogues et même semblables. Alors pourquoi Lamarck a-t-il fait preuve de tant de réserves à ce sujet-là ? Peut-être nous posons-nous aujourd’hui cette question parce que les découvertes futures ne justifièrent précisément pas ces réserves et révélèrent bien au contraire l’existence de millions d’espèces détruites (quoique la part exacte entre espèces détruites et espèces transformées ne soit pas encore précisément évaluée) ? À son époque, Lamarck pensait-il peut-être exercer sainement et sans excès son esprit critique ? Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que cette question est à replacer dans le débat qui l’opposait à Cuvier, et sans doute marque-t-il par là une opposition plus franche aux théories de son collègue (sans qu’elles soient pour autant caricaturales). Le concept d’espèce analogue qu’il défend est d’ailleurs à la base de la paléontologie évolutionniste, et prend ainsi une importance historique beaucoup plus déterminante que le concept d’espèce perdue.

110Pour autant, on ne peut restreindre le choix de Lamarck aux données d’un débat propre à la paléontologie, et il paraît tout aussi significatif de replacer les idées de Lamarck dans le contexte philosophique général de l’époque. Si les révolutions locales, que reconnaît volontiers Lamarck, lui semblent insuffisantes pour exterminer une espèce, alors faut-il sans doute invoquer des mécanismes inconnus de son temps... Ernst Mayr souligne à ce propos que la plupart des philosophes des Lumières et du début du xixe siècle étaient déistes, c’est-à-dire que leur Dieu n’était pas autorisé à interférer avec l’univers une fois celui-ci créé. « Toute interférence, précise-t-il, aurait été un miracle, et quel philosophe aurait pu se permettre de défendre les miracles après ce que Hume et Voltaire avaient dit d’eux »481 ? Comme Lamarck rejetait l’idée d’une loi établie au temps de la Création rendant possible des révolutions récurrentes du globe, il ne put imaginer que les changements de milieu fussent assez soudains pour menacer la survie d’une espèce ; cela aurait sans doute tenu du miracle pour lui. Il n’imagine pas non plus la possibilité d’extinctions « naturelles », par la simple action des lois de la nature, bien que la concurrence (certes peu naturelle) de l’espèce humaine avec les autres espèces lui en donnât l’exemple.

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Schéma de transformation des espèces
Tableau publié par Jean-Baptiste Lamarck dans sa Philosophie Zoologique en 1809.

111De son côté, Cuvier est confronté à un problème théorique épineux : si le fil de la vie fut rompu plusieurs fois par les révolutions du globe, comment se reconstitua-t-il à chaque époque ? Cuvier rejeta sans ménagement, dans son Discours de 1812, l’idée que les espèces perdues ne seraient que des variétés anciennes d’espèces contemporaines toujours vivantes. Il rejeta également la proposition transformiste de Lamarck selon laquelle « avec des siècles et des habitudes toutes les espèces pourraient se changer les unes dans les autres, ou résulter d’une seule d’entre elles »482. Il se trouvait ainsi dans la position d’admettre autant de créations successives que de destructions. Mais il contourna toujours cette implication qui le mettait en porte-à-faux avec sa religion protestante, et inventa à partir de 1808 une explication basée sur l’existence de révolutions et d’extinctions locales, puis de repeuplements par migration – système qui ne résout malheureusement pas la question dans son ensemble.

112Nous n’approfondirons cependant pas ici cette question qui concerne au fond plus l’origine des espèces que leur extinction ; nous choisirons de nous pencher sur un autre point obscur de la théorie de Cuvier, beaucoup moins connu. Pourquoi n’est-il donc fait à aucun moment mention de l’homme comme cause possible d’extinction, alors que nous l’avons vu, de nombreux naturalistes depuis Palissy ont souligné cette possibilité ? Bien au contraire, Cuvier met toute sa sagacité au service de la réfutation de faits qui confirmeraient l’extinction d’espèces depuis que l’homme est apparu sur Terre. Il ne consacre ainsi pas moins de vingt-cinq pages dans les Discours à démontrer que l’ibis égyptien, très commun au temps des Pharaons, n’a pas disparu depuis (même s’il s’est raréfié) ; il conclut que « c’est par la faute des naturalistes que l’on a pu croire pendant quelques temps que l’espèce en était perdue ou altérée dans ses formes »483.

113On connaît l’énergie et les trésors d’argumentation dont fit preuve Cuvier pour défendre et imposer sa thèse des espèces détruites face à la théorie de Lamarck des espèces seulement transformées ; alors pourquoi ne s’empare-t-il pas du cas des espèces anéanties par l’homme comme d’un argument décisif contre tous ses détracteurs, car là enfin est démontrée par les faits la possibilité même de la destruction d’espèces entières. Il est vrai que Cuvier cherchait surtout à convaincre ses collègues de l’existence d’anciennes révolutions totales du globe à travers l’argument des espèces détruites, révolutions qui n’impliquaient absolument pas l’homme ; mais peut-on négliger dans un débat scientifique le moindre argument en sa faveur ? Argument d’autant plus percutant que Lamarck l’intégrait lui-même volontiers dans sa théorie !

114Mais Cuvier doutait de l’existence d’extinctions d’origine humaine au pléistocène : « les hommes modernes, écrit-il, [...] ont continuellement repoussé les animaux nuisibles mais n’ont jamais réussi à en exterminer aucun. »484 Pour aussi puéril que cela puisse paraître, bien que la rivalité entre les deux célèbres savants rende ce point plausible, se peut-il que Cuvier ait décidé de s’opposer sur le plus grand nombre de sujets à son collègue Lamarck ? Car ce dernier, en cherchant à prouver que les espèces modernes avaient pu s’être modifiées à partir d’espèces anciennes, s’ingénia à démontrer que s’il y avait eu des extinctions totales, elles auraient probablement été d’origine humaine485. Mais n’existe-t-il pas d’autres raisons à cette énigme ?

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Ibis Illustration de mademoiselle Balzac publiée dans les Recherches sur les ossemens fossiles... de Georges Cuvier.

115Cuvier, de manière générale, semble mal à l’aise lorsqu’il s’agit de traiter de la place de l’homme dans la nature et dans l’histoire de la Terre. Il consacre un chapitre du Discours à réfuter l’idée qu’il existe des hommes fossiles, quoique, prudemment, il n’en exclue pas la possibilité. Pour le moins, il ne veut pas croire que l’homme soit ancien sur cette Terre. Mais, si l’homme n’a pas participé aux extinctions anciennes, faute d’être déjà apparu, il est de plus en plus reconnu que cela ne l’empêche aucunement d’avoir provoqué, depuis les quelques millénaires qu’il existe, certaines extinctions.

116Le fait que Cuvier ne défende pas cette dernière position est encore plus troublant lorsque l’on sait qu’il reconnaissait la capacité de l’homme à modifier les espèces et à créer des variétés. Paradoxalement, il acceptait ce principe, qui pourrait être qualifié de transformiste, pour réfuter les idées de Lamarck : « Il est certain qu’on n’a pas encore trouvé d’os humains parmi les fossiles ; et c’est une preuve de plus que les races fossiles n’étaient point des variétés, puisqu’elles n’avaient pu subir l’influence de l’homme »486. Il est intéressant de constater qu’aussi bien chez Lamarck que chez Cuvier, l’espèce humaine occupe une place à part dans la nature au point qu’ils sont chacun prêts à accepter pour l’homme les idées sur lesquelles ils s’opposent farouchement au sujet des autres espèces. Ainsi Lamarck accepte l’existence d’espèces détruites par l’homme et Cuvier l’idée que l’homme transforme les espèces pour produire des variétés. Mais cela ne peut rendre que plus perplexe l’historien des sciences essayant de comprendre l’absence d’extinctions d’origine anthropique dans l’œuvre de Cuvier.

117En suivant l’analyse de Goulven Laurent, nous formulerons dès lors l’hypothèse suivante, qui a le mérite d’être vraisemblable sans prétendre le moins du monde atteindre une vérité historique absolue. Laurent insiste sur le fait que Cuvier avait une vision absolument statique et harmonieuse du monde actuel et des époques successives de la nature. Il ne pouvait envisager des modifications graduelles et constantes de la nature : « Un ensemble faunique (et végétal) – un “monde”, comme dit Cuvier – est donné d’un coup, “dès le principe”, “comme un individu”, et il ne peut changer ou être changé que par une catastrophe radicale, qui fait tout retourner dans la main du Créateur, seul capable de refaire d’un seul coup un autre ensemble complet et harmonisé487. Il semble ainsi que ce fervent défenseur de la corrélation des organes au sein du corps, corrélation qui l’empêchait de concevoir la transformation des espèces, était aussi, de façon peut-être plus inconsciente, imprégné par l’idée proche de l’économie de la nature, que les faunes et les flores d’un monde sont en équilibre parfait avec leur environnement, et que par conséquent, on ne saurait modifier un élément sans que le tout s’effondre. Autant Cuvier ne peut concevoir pour ce monde, dans lequel nous vivons, « la possibilité d’une apparition successive de formes diverses »488, autant ne peut-il accepter les disparitions successives et individuelles d’espèces, que ce soit le fait de l’homme ou d’autres facteurs. La seule concession qu’il fit à ce principe fut son étude sur quelques ossements de Dodo ou Dronte489, dont il admit qu’« il était le seul animal dont l’extinction dans les temps historiques fût bien avérée. »490

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Squelette de Dodo
Date d’extinction : 1690. Spécimen conservé à la zoothèque du Muséum national d’Histoire naturelle.

Conclusions sur les extinctions chez Lamarck et Cuvier

118Il est temps, nous semble-t-il de résumer les idées principales qui furent avancées à l’occasion du débat sur les extinctions en ce début du xixe entre les deux plus grands professeurs du Muséum National d’Histoire Naturelle. Il nous semble tout d’abord erroné de nommer d’emblée ce débat, « le débat sur les extinctions » comme l’ont fait certains auteurs491. En fin de compte, la nature des extinctions n’intervenait que comme moyen employé par nos deux protagonistes afin d’appuyer leurs théories respectives sur le catastrophisme et le transformisme. S’il est vrai que ce débat contribua à clarifier les données et les définitions possibles des extinctions, ce résultat n’en est qu’une conséquence indirecte, en tant que partie d’un débat plus général.

119Par ailleurs, ce débat fut avant tout celui de paléontologues et de spécialistes des espèces fossiles. Encore une fois, ce n’est qu’indirectement que ces échanges présentèrent un intérêt d’un point de vue écologique ou environnemental. À ce sujet-là, nous remarquerons que les mérites de Cuvier sont fort en deçà de ce qu’on serait en mesure d’attendre du savant qui, aux yeux de la postérité, a démontré l’existence des extinctions. Bien qu’il soit juste de reconnaître au savant de Montbéliard une éminente contribution à l’acceptation définitive de l’idée d’extinction, il ne faut pas moins se rappeler que jamais il ne contribua à la caractérisation des extinctions en tant que phénomène « naturel » (par opposition à « catastrophique » ou « surnaturel »). Pire encore, il ne reconnaît pas même la possibilité d’extinctions actuelles, et encore moins l’action dévastatrice de l’homme sur la nature, alors même que depuis des siècles l’idée en est formulée. Si Cuvier contribua fortement par ses recherches et son programme à l’émergence de la paléontologie et à placer les espèces éteintes au centre de cette discipline, sa contribution relativement aux extinctions contemporaines est nulle, en particulier à cause de sa vision statique et harmonieuse des rapports naturels. Eugène Hargrove pour sa part avance une autre raison théorique à l’antinomie entre catastrophisme et préservationnisme : si la Terre est sujette à des catastrophes fréquentes qui bouleversent sa géologie et les espèces vivantes qui la peuplent, à quoi bon se soucier du sort de ces dernières puisqu’elles vont sûrement disparaître lors de la prochaine catastrophe492 ? L’obscur reflet renvoyé par le sublime attrait du catastrophisme révèle cette part de lâcheté contenue dans tout fatalisme, fatalisme qui naît de l’ambivalence fascination-désespoir coextensive de la réaction psychologique naturelle à la catastrophe.

120Pour sa part, Lamarck ne fait guère mieux dans la connaissance des phénomènes naturels impliqués dans l’extinction des espèces. Car à part les influences du milieu et des habitudes qui transforment les espèces, il n’envisage pas de son côté que ces mêmes influences ou d’autres facteurs puissent exterminer les espèces. Sauf l’homme, et à ce niveau-là, on doit reconnaître à Lamarck une plus grande clairvoyance qu’à son rival. Pour Lamarck, l’homme est en effet à la fois facteur d’extinction et victime potentielle de ses propres méfaits environnementaux :

L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du moment, il amène progressivement à la stérilité ce sol qu’il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte les animaux qui y trouvaient leur subsistance, et fait que de grandes parties du globe, autrefois très fertiles, et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertes. Négligeant toujours les conseils de l’expérience, pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec ses semblables, et les détruit de toutes parts et sous tous les prétextes : en sorte qu’on voit des populations autrefois considérables, s’appauvrir de plus en plus. On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable.493

121Ceci dit, Lamarck n’est pas Darwin, et son influence quant à une prise de conscience de l’importance des extinctions au niveau écologique a été négligeable.

La question des extinctions jusqu’à Darwin

122Bien que les épigones des deux savants français se fussent attachés à défendre et à améliorer du mieux possible les théories et les philosophies naturalistes de leurs maîtres respectifs, des convergences et des concessions inévitables finirent par se produire entre les deux systèmes opposés qu’étaient le catastrophisme et le transformisme. Selon Goulven Laurent, le catastrophisme perdit rapidement de son influence dès les années 1830, avant même la mort de Cuvier ; la plupart des naturalistes français accepta ainsi plus ou moins le transformisme, même si on trouve encore en 1850 en Alcide d’Orbigny (1802-1857) un farouche défenseur du catastrophisme, lui qui postule au cours de l’histoire du globe la succession de vingt-sept destructions totales et vingt-huit créations absolues494 ! Pourtant, Alexandre Brongniart (1770-1847) le fidèle ami et collaborateur de Cuvier se laisse lui-même influencer par certaines idées transformistes.

123Est-ce à dire que le transformisme s’imposant petit à petit, l’idée d’espèces détruites s’éclipsa en parallèle ? Peu de choses se produisent de manière aussi mécanique dans l’histoire des idées, et malgré l’acharnement de certains successeurs de Lamarck à nier toute destruction d’espèces, comme Delamétherie que nous avons déjà cité ou encore Constant Prévost (1787-1856), de nombreux transformistes acceptèrent la disparition totale de certaines espèces, mais insistèrent avant tout sur la survie de nombreuses espèces entre les couches géologiques : nous pouvons ainsi citer Ami Boué (1794-1881), Édouard de Verneuil (1805-1873), Adolphe d’Archiac (1802-1868)495. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) pour sa part semble suivre Lamarck dans sa vision continuiste du monde, tout en admettant certaines catastrophes locales (et donc des destructions limitées d’espèces).

De Férussac

124Incontestablement, celui qui, en France, semble avoir trouvé le meilleur équilibre entre catastrophisme et transformisme vis-à-vis de la question des espèces perdues est André d’Audebard de Férussac (1786-1836). Conchyliologiste de renom, il mobilise ses connaissances en la matière et leur adjoint le principe des espèces analogues afin de défendre une histoire paléontologique actualiste, donc non-catastrophiste, mais pas transformiste pour autant. André de Férussac défend l’idée de créations et donc d’extinctions continuées, sans pour autant envisager de transformation des espèces. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ses théories496, et nous soulignerons seulement son appréhension du problème des espèces perdues. Comme tous les anti-catastrophistes, il réduit considérablement le nombre potentiel d’espèces fossiles perdues : « plusieurs coquilles fossiles données comme des espèces distinctes par M. Sowerby, et par d’autres, ne sont que des variétés antiquae des espèces vivantes »497. Il dénonce par la suite l’erreur qui consiste à multiplier sans motif valable les différences spécifiques. Il recommande aussi, comme Lamarck, la prudence dans l’appréciation quant à la possibilité qu’une espèce soit réellement perdue, mais en fin de compte, il reconnaît sans problème qu’il existe certainement des espèces perdues, « anéanties ».

125Il ajoute aussi qu’en vérité la plupart des naturalistes de son époque (c’est-à-dire vers 1820) reconnaissent tout à fait la disparition complète de certaines espèces ; « le débat, précise Goulven Laurent, ne concerne plus que la précision des cas concrets où elle s’applique »498. Pourtant, en 1814, un naturaliste anglais décrit les conchyliologistes français comme rejetant dans leur ensemble l’hypothèse des espèces perdues (sous-entendu « détruites »)499. Mais, sans doute faut-il donner plus de crédit à Férussac qui était mieux placé quelques années plus tard pour porter un jugement sur cette question. Il se confirmerait donc que Lamarck était, avec certains de ses collègues les plus âgés, comme Delamétherie, l’un des derniers naturalistes à refuser largement (quoique pas totalement) l’existence d’espèces anciennes détruites.

126Férussac constitue par ailleurs une excellente transition avec le grand géologue anglais Charles Lyell (1797-1875), qui lui-même représente un lien évident entre Lamarck et Darwin. Lyell fut en effet plus ou moins directement influencé par les idées de Férussac, grâce à Constant Prévost, qui défendait également des thèses sur l’influence des causes actuelles tout au long de l’histoire géologique.

Charles Lyell : de la nature aux mécanismes des extinctions

127Mais alors que Férussac imagine une histoire de la vie orientée, avec un changement progressif des conditions du milieu, Lyell applique un actualisme strict, statique ou à régime constant, qui lui fait envisager un déroulement cyclique du temps, théâtre de changements de faune et de flore toujours répétés, tels d’éternels recommencements. Lyell insistait sur les processus géologiques directement observables par l’homme, et en particulier ceux qui avaient une influence directe sur la géographie comme l’érosion, l’activité volcanique ou encore les phénomènes de sédimentation, d’une importance stratigraphique primordiale.

128L’histoire des sciences n’a pas encore éclairci cette question qui consiste à savoir si c’est parce qu’il est d’une grande stature intellectuelle qu’un savant aborde et intègre une plus large palette de domaines de la connaissance, ou si c’est parce qu’il relie justement plusieurs sciences différentes qu’un savant est jugé supérieur aux autres. Quoi qu’il en soit, les Principles of Geology de Lyell500, considéré comme le géologue le plus important d’Angleterre au xixe siècle, ne sont en rien un traité strictement géologique, science d’ailleurs encore jeune et mal délimitée, mais empiètent largement et avec autorité, sur des questions relatives à l’histoire de la vie, à la biogéographie, ou encore à « l’économie naturelle » qui se rapproche de plus en plus de la future science écologique. Comme Cuvier ou Lamarck, Lyell ne se cantonne pas à son domaine strict d’excellence et intègre les connaissances biologiques de son temps dans une synthèse fortement orientée par ses idées transformistes, essentialistes et anti-progressionnistes. Car, examinant les causes possibles de l’extinction des espèces, il jugea que l’idée chère à Cuvier de catastrophes périodiques n’était pas plus convaincante que les idées de Lamarck sur la grande capacité des espèces à changer et à transmettre ces changements à une nouvelle génération. Bien que l’on ait naturellement tendance à situer Lamarck, Lyell et Darwin dans le même camp théorique ou épistémologique, par opposition aux catastrophistes, aux créationnistes et aux fixistes, Lyell refusa les théories de Lamarck portant sur l’adaptation des espèces aux conditions changeantes du milieu et sur l’existence d’une tendance inhérente aux espèces vers la perfection ; le géologue anglais refusait logiquement les démonstrations de ses collègues sur l’existence de séries fossiles orientées vers les espèces actuelles. Il ne croyait donc pas aux pseudo-extinctions par transformation des espèces, s’opposant aussi à Geoffroy Saint-Hilaire, et il tenait pour acquis que les espèces perdues résultaient d’extinctions totales d’anciennes espèces.

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Frontispice et page titre
de la première édition française des Principes de Géologie de Charles Lyell.

129L’apport fondamental de Lyell aux idées sur l’extinction des espèces et plus généralement aux hypothèses sur l’histoire de la vie ne se situe déjà plus, comme pour Cuvier et Lamarck, sur la possibilité et sur la nature des extinctions, mais sur les modalités et les mécanismes des extinctions. Plus généralement, on admet volontiers que Lyell a posé les bonnes questions à propos de l’histoire des espèces – même s’il a fourni de mauvaises réponses – et qu’il a forgé le programme de recherche que reprit ensuite Darwin dans sa quête évolutionniste. Ernst Mayr résume ainsi la situation :

au lieu des spéculations vagues de Lamarck sur la progression, la perfection croissante et d’autres aspects de « l’évolution verticale », Lyell a porté son attention sur le problème concret des espèces. Se demander quelles sont les causes de l’extinction des espèces conduisait à des interrogations d’ordre écologique. Celles-ci, ainsi que la question « comment les espèces de remplacement sont-elles introduites ? » se posèrent à Darwin lorsqu’il lut les Principles of geology, pendant et après son voyage sur le Beagle501.

130Examinons plus en détail le deuxième tome des Principles, dans lequel Lyell aborde à plusieurs reprises la question des extinctions en rapport avec les mécanismes qui assurent la survie et le renouvellement des espèces en fonction des changements géographiques et géologiques.

131Lyell débute par une définition réaliste et même essentialiste de l’espèce qui lui sert de support à une critique systématique de la position nominaliste de Lamarck. D’emblée, le ton de ce tome est donné ; la géologie passe au deuxième plan et ne sert plus que de faire-valoir à la science des espèces (la géologie, en liaison avec les changements biotiques de la Terre, n’occupe que les chapitres de XII à XVIII). Lyell aborde ainsi les théories de l’hybridité, la distribution géographique des espèces, les migrations, la dissémination des espèces ou encore l’étude des stations des espèces (équivalent de « habitat » ou de « niche écologique »).

132Les remarques relatives aux extinctions se situent au sein de plusieurs chapitres et recoupent plusieurs problématiques : la durée de vie des espèces, la compétition inter-spécifique, l’influence délétère des hommes, etc. Lyell aborde le problème pour la première fois au chapitre VIII où il cite le naturaliste italien Giovanni Brocchi (1772-1826)502, qui reconnaissait la finitude temporelle des espèces, et envisageait un mécanisme interne expliquant leur extinction, un peu comme le vieillissement sert d’explication à la mort des individus :

La mort d’une espèce, suggéra-t-il [Brocchi], pourrait dépendre, comme celle des individus, de certaines particularités de leur constitution qui leur a été conférée à la naissance, et tout comme la longévité des uns dépend d’une force de vitalité donnée, qui après un certain temps diminue de plus en plus, de même, la durée des autres pourrait être gouvernée par la quantité d’un pouvoir de prolifération octroyé à l’espèce, lequel, peut après une saison décliner en énergie, si bien que la fécondité et la multiplication des individus est graduellement diminuée de siècles en siècles « jusqu’à ce terme fatal où l’embryon, incapable de s’étendre et de se développer, abandonne, presque au moment de sa formation, le moindre principe vital par lequel il était animé – et ainsi tout meurt avec lui »503.

133Cependant, si Lyell approuve l’opinion du naturaliste italien quant à l’extinction graduelle des espèces, il ne le suit pas dans son hypothétique explication par des causes intrinsèques et lui substitue l’action de causes extrinsèques. Lyell ne croit absolument pas en l’affaiblissement d’un quelconque « pouvoir de prolifération » aux relents vitalistes et en géologue pragmatique qu’il est, préfère recourir à des explications externes, visibles et vérifiées (ou au moins vérifiables). Il énumère l’influence du climat, l’augmentation de la population humaine ou la progression d’espèces animales inférieures. En définitive, ce n’est vraiment que lorsque toutes les explications par des causes externes auront été invalidées que l’on pourra recourir à des explications par des causes internes.

134Ce programme de recherche sur les causes des extinctions étant défini, quelle en sera la méthode ? À ce niveau, Lyell suit pratiquement à la lettre la théorie d’Augustin de Candolle (1778-1841), l’un des fondateurs de la biogéographie et de l’écologie, telle qu’elle apparaît dans l’Essai élémentaire de géographie botanique504. Il reprend ainsi la distinction qu’avait établie de Candolle entre les concepts de station et d’habitation : l’habitation désigne la grande province botanique occupée par une plante, alors que la station désigne à l’échelle micro-géographique, la place qu’occupe la plante en raison de ses besoins physiologiques ; en prenant l’exemple du riz, de Candolle explique ainsi que l’habitation du riz est dans l’Inde alors que sa station est dans les marais. Lyell prétend donc s’appuyer sur le concept de station pour déterminer si la station associée à une espèce donnée est soumise à des changements tels qu’ils puissent induire l’extinction de la plante ou de l’animal. Il redéfinit d’ailleurs la notion de station par rapport à l’étude des extinctions qui devient ainsi son objet d’intérêt premier :

Les stations comprennent toutes les circonstances, qu’elles soient associées au monde animé ou inanimé, qui déterminent si une plante ou un animal donné peuvent exister dans un lieu donné, si bien que si l’on montre que les stations peuvent être modifiées de façon essentielle par l’influence de causes données, il en résultera que les espèces, aussi bien que les individus, sont mortelles505

135Ayant montré que les circonstances qui déterminent la nature d’une station sont à la fois d’ordre physique (température, humidité, sol, élévation, etc.) et d’ordre biologique (présence ou absence, rareté ou abondance de certaines espèces prédatrices, compétitrices, parasites, etc.), Lyell s’attache ensuite à prouver que les variations « normales » de ces circonstances peuvent affecter le maintien et la propagation des espèces. Le phénomène d’extinction est pour Lyell des plus naturels, il se produit toujours dans la nature et surtout, il est prévisible, et sera même calculable le jour où l’on connaîtra mieux les règles qui gouvernent la distribution des stations.

136Tout comme de Candolle qui eut une influence décisive sur sa pensée, Lyell voyait dans la compétition au sein de la nature et entre les espèces la cause déterminante des rapports entre les êtres vivants et des disparitions d’espèces. Plusieurs raisons ont pu pousser Lyell à adopter cette position, dont il ne vit d’ailleurs pas toutes les implications, ce pour quoi il fallut attendre Wallace et Darwin. Lyell confirme alors à l’aide de nombreux exemples que, soit l’addition de nouvelles espèces dans une région donnée, soit l’augmentation « permanente » d’une espèce déjà présente, doit provoquer l’extermination locale, ou au moins la diminution démographique d’autres espèces. Le géologue anglais postule pour cela l’existence d’une sorte d’équilibre écologique dynamique autour duquel fluctuent le nombre et l’abondance des espèces d’un milieu donné. Si la fluctuation est trop importante, le milieu retrouve non pas l’ancien, mais un nouvel équilibre ; ce fut le cas lors d’une invasion d’ours blancs en provenance du Groenland qui atteignirent en 1816 les côtes de l’Islande et provoquèrent une diminution drastique du nombre de chevreuils, de renards, de phoques, etc., et qui modifièrent aussi de manière perceptible les populations d’oiseaux et de certaines plantes. « Ainsi, conclut Lyell, les proportions numériques d’un grand nombre d’espèces résidentes terrestres aussi bien que marines pourront être définitivement modifiées par l’établissement d’une seule nouvelle espèce dans la région ; et les changements indirects auront des ramifications chez toutes les catégories d’êtres vivants de la création, pratiquement à l’infini. »506

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De l’influence de l’ours du Groenland sur les autres espèces
Combat entre un phoque et un ours, gravure de 1763.

137Lyell, en élaborant une théorie écologique certes sommaire mais vraisemblable de la transformation des espèces, centrée autour des concepts de station et d’équilibre (et aussi de dispersion507), et structurée par une vision à la fois dynamique et compétitrice des rapports entre espèces, apparaît sans conteste comme le naturaliste qui rendit le mieux compte des phénomènes d’extinction pour son époque. En toute logique, ses idées autour des extinctions ne font qu’appuyer ses arguments actualistes ; il défend ainsi le lien entre extinctions et histoire géologique : « les destructions successives d’espèces doivent maintenant faire partie de l’ordre constant et régulier de la Nature ».

138Il n’est donc pas question de catastrophes globales de la nature chez Lyell, et les seules catastrophes possibles sont la conséquence d’événements a priori « normaux » voire insignifiants, qui en se combinant sur le long terme peuvent déstructurer et infléchir un environnement ou une station auparavant en équilibre. Pourtant, du point de vue général de l’histoire de la vie, si l’on doit reconnaître à Lyell le mérite d’avoir su donner une explication convaincante des extinctions d’espèces, on ne peut en dire autant de l’origine des espèces, où il en fut réduit à contourner la question ou à supposer des créations successives.

139Jusqu’alors, nous nous sommes situés au niveau micro-évolutif, à savoir l’explication des causes directes des extinctions ; qu’en est-il au niveau supérieur qui est celui de l’évolution paléontologique à plus grande échelle des espèces et des classes d’êtres vivants ?

140Ce point sera l’un de ceux qui permettront à Lyell de développer dans ses Principles of geology sa théorie uniformitariste des changements géologiques au cours du temps. Ainsi, les extinctions de groupes entiers peuvent être envisagées comme un processus lent et graduel, aussi naturel que la mort des individus508. Lyell en déduisit d’ailleurs une géochronologie basée sur le pourcentage d’espèces encore existantes dans les différents étages fossiles et nomma ces époques successives Éocène, Miocène et Pliocène. Les extinctions graduelles font que la cohorte des espèces datant de l’Éocène est de moins en moins représentée dans les fossiles les plus récents. Cependant, Lyell n’avait aucune idée du taux d’extinction de ces diverses époques. Il fit appel au critère du rasoir d’Ockham, qui fait choisir l’explication la plus économe, et supposa donc une demi-vie linéaire dans le déclin des faunes509.

141Pourtant, au niveau des données fossiles, un important problème subsistait, celui des extinctions de masse qu’avait mis en évidence Cuvier. Lyell connaissait l’extinction K/T (fin du crétacé, début du tertiaire), où 75 % des espèces existantes, dont les dinosaures, se sont éteintes. Si l’uniformitarisme permet de bien rendre compte des extinctions « normales », de faible intensité, il ne fournit pas vraiment de mécanisme raisonnable pour les extinctions de masse. Pour se défaire de cette énigme, Lyell produisit une explication ad hoc, de type tautologique, reposant sur la mise en doute de l’intégrité des archives fossiles et de la durée effective de cette extinction. Il posa que le taux d’évolution des faunes et, par conséquent, celui d’extinction des espèces étaient constants à travers les temps géologiques. Ceci impliquait que la dissemblance entre les couches fossiles superposées permettait d’établir une chronologie exacte des terrains. Mais, c’est de ces mêmes différences entre fossiles qu’il déduisit la loi d’extinction linéaire des espèces, niant volontairement l’existence de transitions brusques, assimilables à des extinctions de masse. Car l’idéologie sous-jacente aux uniformitarismes est, comme l’exprime Lamarck, que le temps n’est rien pour la nature, qu’il n’est jamais une difficulté510. Par là, il veut tout simplement dire que la nature a tout son temps ! Lyell en conclut donc que les prétendues extinctions de masse ne sont que des discordances dues à l’absence de sédimentation fossilifère pendant plusieurs dizaines de millions d’années. Plus d’un siècle après, l’augmentation de la précision des données stratigraphiques par des méthodes radiométriques réfutera les conceptions de Lyell ce qui conduira au retour en force des théories catastrophistes.

142Après avoir évoqué le cadre biogéographique dans lequel Lyell envisageait les extinctions et l’adéquation de ses idées sur les extinctions avec sa théorie générale de l’uniformitarisme, il nous faut envisager la place qu’assignait Lyell aux extinctions dans l’histoire générale de la vie. À ce niveau encore, la position de Lyell n’est guère aisée car il doit surmonter les apories nées de la rencontre entre une conception fixiste des espèces et une conception dynamique de leur écologie.

143La solution que privilégia Lyell dans ses Principles of Geology fut de nature cyclique ; comme nous l’avons souligné avec les conceptions primitives et antiques du temps, le cycle symbolise en effet l’écoulement statique de la temporalité, l’éternel présent, toujours même, toujours autre. Comment ne pas se contredire en admirant, à la suite de Linné, l’essence éternelle des espèces et en reconnaissant par ailleurs, comme tous les géologues de son époque, l’extinction de nombreuses espèces ? Le cycle, dans sa résistance controuvée au temps ainsi que dans son illusion dynamique d’un monde statique, reflétant en quelque sorte la philosophie géologique uniformitariste de Lyell, constituait la figure idéale.

144Le cycle prit donc la forme du retour cyclique des espèces, une sorte d’« éternel retour » dans lequel les êtres disparus pouvaient réapparaître suivant une régularité identique à celle des lois régissant le cosmos. Un passage de ses Principles of Geology illustre de façon frappante cette conception dans laquelle, un cycle entier étant révolu, « l’énorme iguanodon pourrait reparaître dans les bois, et l’ichthyosaure dans la mer, alors que le ptérodactyle volerait de nouveau à travers les ombrages de bosquets de fougères arborescentes »511 !

145Mais Lyell émit des doutes suite aux sévères critiques de certains de ses collègues ou élèves, en particulier le géologue anglais Henry de la Beche (1796-1855), caricaturiste à ses heures perdues, qui croqua Lyell en Professor Ichtyosaurus. Dans ses Cahiers sur la nature des espèces512, Lyell défend une conception beaucoup plus réaliste d’un point de vue physique, mais aussi beaucoup plus pessimiste : la diminution du nombre des espèces jusqu’à l’extinction de toutes les espèces, un peu comme Cuvier l’aurait aussi laissé entendre513.

146Plus généralement, les idées de Lyell ne sont finalement pas moins violentes ou pessimistes que celles des catastrophistes. En effet, la violence naturelle de la catastrophe est remplacée par la violence permanente et nécessaire de la compétition que se livraient entre eux les individus et les espèces.

147À ce sujet, Lyell s’appuya sur les conceptions de De Candolle, mais la notion de compétition en ce début de xixe siècle est presque consubstantielle en Angleterre à la pensée d’un seul homme : l’économiste Thomas Robert Malthus (1766-1834). Les idées de Malthus sur la compétition entre les pauvres et les riches, ainsi que sur les moyens de limiter la croissance de la population (par « la morale, le vice, ou le malheur » !) dans un contexte où ces idées étaient constamment illustrées et alimentées dans la société anglaise géorgienne puis victorienne par une violence sociale et économique choquante déteignirent donc largement sur l’œuvre de Lyell. Qu’une espèce réussisse à demeurer dans sa niche écologique, ou plutôt à avoir la chance de s’épanouir dans une station stable, comme Dieu l’avait prévu, et il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’y survive pas de toute éternité. Mais qu’elle subisse les perturbations de nouveaux arrivants ou qu’au contraire, elle soit forcée de s’exiler, et alors elle était jetée au cœur d’une mêlée féroce, une lutte incertaine et cruelle pour l’existence. Donald Worster souligne qu’à ce sujet « les Anglais étaient aux premières loges pour assister à ce phénomène écologique puisque eux-mêmes ne cessaient d’émigrer vers de nouveaux mondes. Lyell, fortement marqué par ces observations, avait conféré à cet état d’instabilité et de luttes continuelles le rang de loi écologique permanente »514.

148Lyell réalisa par ailleurs des observations très justes sur la volonté humaine de réduire le nombre des espèces de l’ordre naturel pour ne conserver que celles qui n’entraveront pas ses visées économiques.

149Les constats tout à fait écologistes dans l’esprit que réalisa Lyell, s’appliquaient malheureusement très bien à l’espèce humaine, alors en pleine expansion. Lyell souligna avec beaucoup d’insistance pour son époque « les changements causés par le progrès de la population humaine »515. Rejetant l’hypothèse selon laquelle l’énergie et la nourriture accaparées par l’espèce humaine ne proviendraient en grande partie que de l’amélioration des conditions naturelles d’obtention des plantes et des animaux domestiques, Lyell ne doutait pas que les huit cent millions d’humains qui peuplaient la terre à son époque eussent déjà induit des changements importants dans l’économie globale de la nature ; et Lyell de citer tous les ravages produits par les hommes sur les espèces éradiquées des îles britanniques (l’outarde, le cheval sauvage, le daim, le sanglier, le castor, le renard, le loup, l’ours, etc.) et d’autres espèces dans le reste du monde (le dodo qui était déjà éteint, le kangourou et l’émeu que Lyell croyait en danger d’extinction). Il semble qu’à ce niveau Lyell ait été fortement impressionné par l’article du révérend John Fleming (1785-1857), un important zoologiste écossais, qui publia en 1824 un article dans lequel il s’opposait vigoureusement au catastrophisme de Buckland et où il prétendait que la vague d’extinction des grands mammifères du Pléistocène était à relier directement à l’expansion humaine516.

150La démonstration de Fleming est à ce niveau tout à fait remarquable : il note d’abord que « le progrès des sociétés exerce et a exercé une puissante influence sur la distribution géographique des animaux britanniques »517 au point que certaines espèces ont même été exterminées. Il arrive à ce résultat en comparant ses propres connaissances sur la distribution des espèces avec celles qu’il trouve dans les archives et les textes moyenâgeux. Par ailleurs, il constate que les restes d’animaux désormais inconnus à l’état vivant se trouvent dans des couches récentes, lesquelles ne témoignent d’aucun changement brusque des conditions environnementales, et souvent en compagnie de restes humains et de restes de pointes ou d’objets d’origine humaine. Il semble donc bien pour Fleming que si les hommes sont actuellement capables de modifier profondément la faune de leurs contrées, ils l’ont fait dans le passé au point de mener de nombreuses espèces à l’extinction. Sans aucun doute, la plus emblématique de ces espèces récemment disparues par la faute de l’homme reste le dodo ou dronte (Raphus cucullatus), dont on va voir qu’elle n’a pas laissé Lyell insensible.

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Dodo
Tête et crâne de profil, illustrations publiées au xixe.

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Dodos
Différentes représentations de Raphus Cucullatus aux xviie et xixe siècles

151Le cas du dodo a semble-t-il rapidement frappé l’imagination des naturalistes lorsque ceux-ci ont pleinement compris ce qu’il lui était arrivé. Nous pouvons vraisemblablement dater ce moment des années 1820-1830. Lyell reprend en effet une communication de Cuvier de 1830 sur des restes de dodo518, alors que les sources antérieures sont beaucoup plus anecdotiques. Plusieurs naturalistes essayèrent de déterminer l’apparence du dodo dès le début du xviie siècle, et Lyell retrouva avec une certaine excitation les documents sur lesquels sont relatés la mort de l’espèce dodo, du moins l’année et le jour exact où les restes pourris du dernier spécimen de dodo furent jetés aux ordures, le 8 janvier 1755, à l’Université d’Oxford519.

152Il est fort instructif de mettre en parallèle le rapport qu’en fait Lyell avec la mort du pigeon migrateur telle qu’elle est relatée par Aldo Leopold520. Curieusement, Lyell situe la date de l’extinction du dodo le jour de la disparition de la dépouille du dernier spécimen et non le jour de la mort de ce fameux dernier individu appartenant à l’espèce Raphus cucullatus. La forme, l’apparence et la constitution anatomique des espèces ont-elles donc plus d’importance, en tant que mode de perception et d’agencement de la nature, que la vie des individus et la vitalité des populations de l’espèce ?

153Nous ouvrons ici une parenthèse sur ce dodo devenu tristement célèbre. Inutile de préciser que depuis que Lyell s’est soucié du destin de cet infortuné volatile, le dodo est devenu l’archétype de l’espèce insouciante, innocente et peu avantagée par la nature, qui s’éteint par la faute de la démesure humaine. À la fin du xixe siècle, le dodo est déjà une espèce à la mode des bestiaires en tout genre ; il devient un personnage à part entière des aventures d’Alice de Lewis Carroll (1832-1898), et encore aujourd’hui, il occupe une grande place dans de nombreux dessins animés ou séries pour enfants.

154Le premier livre qui fut entièrement consacré à cette espèce date de 1848 et se nomme The dodo and its kindred521. Il s’agit de l’ouvrage de Hugh Edwin Strickland (1811-1853), naturaliste reconnu, au parcours en partie comparable à celui de Darwin jusqu’à sa mort précoce522. Mais alors que Darwin s’intéressa aux pinsons des îles Galapagos, Strickland, qui était un ornithologiste reconnu, se passionna pour le destin de cette espèce étrange qu’était le dodo de l’île Maurice. Outre Lyell, deux excellents anatomistes William Broderip523 (1789-1859) et Richard Owen524 (1804-1892) se penchèrent sur le cas du dodo avant Strickland.

155Pour comprendre les intentions de Strickland, il nous faut nous arrêter sur l’introduction de son ouvrage où un passage expose sa conception de la transformation de la vie au cours des temps géologiques :

La géologie nous dévoile la vaste diversité des formes organisées qui se sont succédé tout au long de l’histoire du monde, et en traitant de ce fait remarquable, nous sommes conduits à rechercher les causes de ces entrées et sorties des acteurs qui se sont succédé sur la scène de la nature. En effet, il apparaît fort probable que la mort soit une loi de la nature aussi bien au niveau des espèces que des individus ; mais cette tendance interne vers l’extinction risque dans les deux cas d’être anticipée par des causes violentes ou accidentelles. De nombreux agents externes ont affecté la distribution de la vie organique à différentes périodes, et l’un de ceux-ci a opéré exclusivement durant la période existante, à savoir l’action de l’homme, une influence particulière dans ses effets, et qu’il nous est donné de connaître aussi bien par témoignage que par inférence.525

156Un peu à la manière de Darwin, comme nous verrons, Strickland relie par une connexion biologique nécessaire l’origine et la disparition des espèces. Le fait qu’il perçoive ce processus comme le résultat de contraintes d’ordre géographique montre son appréhension dynamique des changements d’espèce. Mais Strickland n’est pas Darwin ; il conçoit simplement les changements biotiques comme le maintien d’un équilibre entre les individus des différentes espèces, sans chercher à approfondir la nature des mécanismes de spéciation et d’extinction.

157Au-delà de ces aspects purement théoriques, il témoigne d’une conscience s’ouvrant sincèrement à la problématique de la conservation des espèces. Il pense que l’extinction naturelle et l’extinction d’origine humaine relèvent de deux ordres différents de faits. L’homme devient un pécheur en détruisant l’œuvre de Dieu, bien que le Créateur ait commandé à l’homme, en partie de manière contradictoire, d’être fertile et de dominer le reste de la Création :

Ces oiseaux [...] fournissent le premier exemple clairement attesté de l’extinction d’une espèce organique à cause de l’action humaine. Il a été prouvé cependant, que d’autres exemples du même type se sont produits à la fois avant et depuis cette extinction. [Strickland cite les exemples du Megaloceros, de l’aurochs, de la rhytine de Steller]. Beaucoup d’espèces d’animaux et de plantes subissent actuellement ce processus inévitable de destruction devant la vague toujours avançante de la population humaine. [L’auteur cite alors les exemples du bison, d’une espèce de perroquet, de l’apteryx, etc.] On ne peut voir sans regret l’extinction du dernier individu d’une race d’êtres organiques, dont les progéniteurs colonisèrent la terre pré-adamite ; mais notre consolation doit être trouvée dans la réflexion suivant laquelle l’homme est destiné par le Créateur à « être fertile, à se multiplier, à repeupler la terre et à la dominer526.

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Apteryx
Apteryx Australis Mantelli (photographie de l’animal naturalisé) et Apteryx Australis (Shaw) dessiné par John Gould (publié en 1848).

158Face à ce constat, Strickland pense que seul le travail du naturaliste, la collecte des informations sur la nature et leur déchiffrage, peut en partie absoudre l’homme de ses fautes :

Le travail du naturaliste consiste par conséquent à préserver sur les étagères de la science les connaissances sur ces organismes éteints et en train d’expirer, lorsqu’il est incapable de préserver leurs vies ; si bien que notre connaissance des merveilles des règnes animaux et végétaux ne puisse souffrir le moindre détriment par les pertes que la création semble destinée à subir527.

159Une fois posés les jalons philosophiques de l’auteur de ce premier ouvrage consacré au dodo, nous pouvons entrer un peu plus dans les détails. Le livre constitue tout à la fois une étude de la morphologie et de l’écologie du dodo et des espèces apparentées elles aussi disparues (le genre Didinae), et une compilation sur les sources historiques et sur les circonstances de l’extinction de cet oiseau si particulier.

160Cet aspect du travail de Strickland n’est pas moins important en ce qu’il nous permet de saisir le hiatus entre l’action de l’homme au sein de la nature et la représentation qu’il pouvait avoir des conséquences de cette action, en particulier sur la survie des espèces. Pourquoi, par exemple, alors que l’on estime la disparition du dodo vers la fin du xviie, faut-il attendre le début du xixe pour que les savants prennent réellement conscience de ce fait ? N’est-il pas frappant que lorsque Buffon traite de la vie de ce volatile qui ne vole pas (qu’il nomme dronte), dans sa monumentale Histoire naturelle des oiseaux, il n’aborde à aucun moment la question de sa disparition528. Cuvier aussi, qui rappelons-le, était théoriquement farouchement opposé à l’idée que des espèces puissent s’éteindre individuellement sous l’action de l’homme, ne mentionne pas non plus ce fait lorsqu’il traite des drontes dans son Tableau élémentaire529.

161En réalité, si les savoirs traditionnels à propos du dodo se sont presque évanouis et si sa disparition est longtemps restée inaperçue, et pendant des décennies encore sujette à controverse, cela est principalement dû à des raisons politiques. Les Hollandais quittèrent en effet l’île « Mauritius » en 1712, année où les français s’y installèrent et la renommèrent « Isle de France ». Les anciens habitants, souvent des immigrés hollandais et des esclaves illettrés, ne purent transmettre aux Français l’histoire de la faune de l’île ; ces derniers ne s’intéressèrent à cet oiseau que bien plus tard, et sans trouver d’éléments convaincants sur la trace de cet oiseau mystérieux, disparu depuis déjà longtemps. Comme nous le rapporte le naturaliste belge Drapiez (1778-1856), « en vain, au commencement de ce siècle, Bory de Saint-Vincent a-t-il, dans le pays, fait la recherche minutieuse du Dronte ou de ses traces ; en vain ce voyageur actif et exact a-t-il fait publier qu’il donnerait une grande récompense à qui pouvait lui donner le moindre indice de l’ancienne existence de cet oiseau ; un silence universel a prouvé que le souvenir même du Dronte était perdu parmi les créoles »530.

162Personne ne se rendit donc vraiment compte de la disparition de cet oiseau, et il fallut beaucoup de temps, beaucoup d’indices et une certaine dose de courage scientifique à quelques naturalistes européens, pour qu’ils établissent définitivement l’acte de décès du dodo, afin aussi qu’il ait droit à une seconde vie, mais sous la forme d’images et de représentations cette fois, comme l’archétype même du concept d’extinction531 !

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Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent
Portrait d’Ambroise Tardieu.

163Revenons à Lyell, qui reconnut assez justement l’ampleur du vandalisme humain sur la nature et sur les autres espèces, qui plus est, avec l’immense mérite d’avoir inséré cette violence de l’humanité dans le cadre épistémologique plus large d’une explication généralisée des rapports écologiques ; il ne tira cependant aucune conclusion morale de tout cela, ou plutôt privilégia une morale du « laisser-faire » dans la ligne de la pensée économique en vogue dans l’Angleterre de la révolution industrielle. La violence et la compétition que Lyell avait mises en exergue au sein de la nature acquéraient ipso facto le statut de loi de la nature, loi qui justifiait par son unique prétention descriptive tous les malheurs du monde : « les espèces les plus insignifiantes et les plus minuscules, qu’elles appartiennent au règne végétal ou animal, ont chacune massacré des milliers d’autres en se disséminant sur le globe. »532

164Nous n’avons donc aucune raison de nous indigner comme les poètes devant notre cruauté à nous, humains, qui « violons l’union sociale de la nature »533. Nous ne sommes encore rien comparés aux forces géologiques, et dans tous les cas un nouvel équilibre s’instaurera une fois que l’homme aura conquis sa place définitive au sein de la nature. Dans notre propre intérêt, conseille même Lyell, la race humaine devrait contribuer à hâter l’instauration de ce nouvel équilibre en suppléant aux fonctions « que remplissaient auparavant dans l’économie de la nature les êtres inférieurs exterminés par l’homme ».

165Cette profession de foi, digne du chancelier Bacon, pour une alliance entre l’ordre de la nature et l’économie humaine, au sens large, soumise aux vertus de la science, de la technique et de la civilisation possède toutes les apparences de l’utilitarisme, mais n’est pas non plus sans rappeler la tradition française naissante du positivisme.

La politique de la nature d’Auguste Comte : une éthique biocratique spéciste

166On a trop souvent tendance à réduire le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) à une croyance bornée en un progrès scientifique et technique indéfini, garanti par une explication scientifique de l’ensemble des lois naturelles, sociologie y comprise. Mais on a tendance à oublier que si positif signifie réel, par opposition à chimérique, il signifie aussi utile, par opposition à oiseux. Il ne faut donc guère être surpris de voir Auguste Comte appeler de ses vœux, dans son Système de politique positive, l’avènement d’une humanité capable de « diriger toute la nature vivante contre la nature morte, afin d’exploiter le domaine terrestre »534. Nonobstant quelques rappels sur la nécessaire humilité de l’espèce humaine dans sa noble tâche civilisatrice étant donné que « nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu’à modifier sagement l’ordre naturel, qu’il faut avant tout respecter sans cesse »535, Comte ne peut s’empêcher dans des passages ultérieurs de son livre (il est vrai très volumineux, et où l’on trouve parfois des propositions mal assurées qui se distribuent sur la gamme qui va du sublime au pathétique) d’émettre des souhaits fort peu prudents. Il ne craint pas le ridicule en annonçant par exemple la très prophétique idée, mais Ô combien malheureuse pour de nombreux éleveurs contemporains, de transformer les vaches en êtres carnivores :

Si les herbivores étaient plus énergiques et mieux armés, ils ne préféreraient point la nourriture dont l’assimilation exige le plus d’efforts. Dans cette hypothèse, leur vaste appareil digestif s’amoindrirait, par désuétude, après un certain nombre de générations. Malgré leur prétendue aversion pour la chair, les vaches norvégiennes digèrent très-bien le poisson sec que le manque de pâturages oblige à leur donner en hiver536.

167Pour ce qui touche de plus près à la question des extinctions, Comte ne s’encombre d’aucune espèce de précaution en cherchant à instaurer une sorte de « biocratie », régime dans lequel l’homme (ou plutôt le Grand-Être) commanderait à toutes les espèces « disciplinables » dans le but d’harmoniser et de discipliner les rapports entres les êtres vivants et de permettre à l’homme et à toutes les espèces dignes de l’être de se perfectionner. Par la domestication, l’homme pourra moraliser toute la nature animale à l’instar de ces animaux exceptionnellement dévoués à leurs maîtres et qui devraient « s’intégrer accessoirement au vrai Grand-Être »537. Le désir de Comte d’élever la condition des animaux et de promouvoir le noble sentiment de la coopération entre ces êtres inférieurs peut sembler saugrenu, quoiqu’il s’exprime au moment de la promulgation de la première loi française (la loi Gramont) protégeant les animaux de la brutalité humaine. L’entreprise comtienne n’en repose pas moins sur des bases biologiques solides. Lorsque Comte écrit que « l’animal ne commence à vivre pour autrui, au moins passagèrement, que quand les besoins relatifs à la conservation de l’espèce viennent suspendre les soins qu’exige habituellement la conservation de l’individu »538, il appuie ces affirmations sur une théorie de la reproduction qu’il a exposée quelques pages auparavant et qui s’inspire évidemment des idées de ses cours de Philosophie positive consacrés à la biologie.

168Réaffirmant sa conviction en l’existence d’une césure nette entre les deux domaines de l’inorganique (la matière inerte) et de l’organique (le vivant), Comte dénie la possibilité d’une génération spontanée des espèces les plus simples, comme chez Lamarck, et reprend l’aphorisme de William Harvey (1578-1657) : omne vivum ex ovo, qui devient sa troisième « loi biologique » fondamentale : « chaque être vivant émane toujours d’un autre semblable »539. Voilà pourquoi la nécessité de se reproduire, et donc de dévouer son énergie aux autres au nom de l’espèce, qui semble émaner de l’inéluctabilité de la mort individuelle, est indispensable pour la survie de l’espèce. Comte cite à l’appui de ses craintes sur l’extinction de certaines espèces le fait suivant : « De nombreux exemples de stérilité individuelle, surtout chez les animaux supérieurs, autorisent même à supposer que certaines races se sont peut-être perdues ainsi, sous l’impuissance génératrice de tous leurs membres »540.

169En dépit du fait que Comte est, pour des raisons dogmatiques, tout à fait opposé à l’idée de transformation ou de transmutation des espèces541, il n’en accepte pas moins la possibilité de leurs extinctions, avant tout pour des raisons intrinsèques. Par conséquent, le principe de coopération entre les individus d’une espèce n’est pas remis en cause, et c’est avec confiance que Comte souhaite étendre une « fraternité universelle à tous les êtres qui méritent l’investiture humaine »542. Fidèle à son style lourd et répétitif, il réitère le même souhait quelques lignes plus loin de manière encore plus nette : « le dévouement des forts aux faibles doit s’étendre jusqu’aux moindres êtres susceptibles de sympathiser avec nos affections et de concourir à nos travaux »543.

170Contrairement à Lyell, Comte présente une vision du monde plutôt harmonieuse et basée sur la coopération (bien qu’il note comme Malthus une tendance à l’accroissement indéfini de chaque espèce ou population) dans laquelle l’homme, loin d’essayer de tirer parti égoïstement de la compétition entre les espèces, doit au contraire être un facteur supplémentaire de coopération et d’harmonisation au sein du monde vivant. Vision pacifiée, semble-t-il, d’une nature malléable et généreuse ; pourtant, lorsqu’il s’agit d’aborder le sort des espèces considérées comme moins favorisées, la scène tourne à l’écocide en règle :

Quoique notre ascendant animal n’ait encore été que spontané, il a déjà détruit beaucoup d’espèces antagonistes. Toutes celles dont la concurrence nous offre de véritables dangers sont certainement destinées à disparaître bientôt sous nos efforts sagement concertés. Il ne restera finalement que les espèces inoffensives, et surtout les races qui nous présentent une utilité quelconque, matérielle, physique, intellectuelle ou morale. Celles-ci se trouveront alors très propagées, et même perfectionnées, par l’active providence du Grand-Être, qui seul a déjà préservé plusieurs d’entre elles d’une entière destruction. Une semblable influence réduira aussi le règne végétal aux espèces susceptibles de servir, d’une manière quelconque, à notre propre usage, ou de nourrir les compagnons de nos destinées, les auxiliaires de nos travaux, et les laboratoires de notre alimentation544.

171N’y a-t-il pas un paradoxe frappant à considérer, à la suite de ce passage, que l’entreprise comtienne, basée au contraire de celle de Lyell, sur l’aspect coopératif et pacifique des rapports entre les êtres vivants, conduise à la légitimation de l’extermination d’espèces entières, selon un principe utilitariste d’une cruauté morale évidente ? Ce système ne laisse d’inquiéter et déranger par son aspect totalitaire, l’homme s’arrogeant le droit de décider pour la nature quelles sont les espèces dignes de coopérer et celles qui doivent être jugées comme des ennemies. Cette vision pragmatique et utilitaire du rapport au monde vivant cache mal sous la volonté affichée de Comte de la réalisation d’une nature coopérante et pacifique centrée autour de l’homme, un rejet cruel et impitoyable à la marge de ce système de tout ce qui s’oppose au projet humain d’intégration. Mais il est vrai que l’utopie porte toujours en elle les germes de la destruction et du mal, qui naissent de ce constat incontestable que l’utopie ne supporte pas le réel.

172Bien sûr, John Stuart Mill (1806-1873) appelle Comte à un peu plus de raison, du moins à reconsidérer l’étroitesse de son utilitarisme, lorsqu’il lui fait remarquer que la science découvrira peut-être un jour « une propriété curative pour l’être humain dans l’herbe la plus insignifiante ». Une philosophie du progrès indéfini ne peut en effet se permettre d’ostraciser une partie des êtres qui constituent le monde, car ceux-ci doivent finir tôt ou tard par rejoindre la dynamique d’avancement du monde. Mais le grand danger qui guettait le système que souhaitait Comte résidait dans la démesure du pouvoir qu’il attribuait à l’homme (et qu’heureusement il ne possédait pas, et espérons-le, qu’il ne possédera jamais). Certes, l’homme est devenu un maître incontesté de la matière, mais la vie lui échappe encore ; or, pour devenir maître d’une biocratie et donc d’un biopouvoir, encore faut-il savoir régner sur ce phénomène infiniment complexe qu’est la vie, le bios. Encore de nos jours, et au stade actuel de la crise écologique, tout laisse à penser que régner sur la vie par les connaissance biologiques, instituer une biocratie, utopie plus que jamais présente dans nos sociétés occidentales « biotechnologiques », pourra moins que jamais passer par un pouvoir de domination et de contrôle, mais plutôt par un réseau de micro-pouvoirs, comme les désignait Foucault, par des réseaux coopératifs, démocratiques et universels surtout, qui ne laisseront personne hors du collectif global de tous les humaines et non-humains.

173Quoi qu’il en soit, ce n’est pas Comte, mais bien Lyell et sa vision compétitrice de la vie qui eut le plus d’influence sur l’avenir de la biologie à travers l’un de ses jeunes admirateurs, Charles Darwin. La dernière erreur de Lyell est de ne pas avoir cru – à cause des dogmes religieux ou de l’influence linnéenne –, à l’évolution des espèces et ce jusqu’à ce que la théorie de Darwin s’imposât. C’est pourtant en cherchant à résoudre l’une des questions laissées sans réponse par Lyell, dans ses Principes de géologie – dans quelles conditions apparaît une nouvelle espèce ? – qu’Alfred Russel Wallace (1823-1913) avança l’idée que les variétés avaient tendance « à s’écarter indéfiniment du type originel » selon un mécanisme proche de celui de la sélection naturelle. Cet événement, comme nous le savons, décida Darwin à publier en 1859 le fruit de ses recherches et ainsi marquer la naissance de la théorie de l’évolution545.

Darwin et l’extinction des espèces

174Notre thématique de recherche va nous conduire à aborder le « continent » Darwin (1809-1882) du côté de sa formation de naturaliste, car dès le début de sa carrière il fut confronté à un problème se rapportant à l’extinction d’une espèce.

175Rappelons brièvement que Charles Robert Darwin, né en 1809 dans une famille de la haute bourgeoisie de Shrewsbury près du Pays de Galles, avait en Erasmus Darwin (1731-1802) un grand-père déjà célèbre pour ses spéculations pré-évolutionnistes. On rapporte souvent que le jeune Charles Darwin ne fut pas un élève particulièrement studieux ou brillant, mais qu’il se passionna très tôt pour la chasse et les collections naturalistes. À l’université d’Édimbourg, où il entra en 1825, il révéla de bien piètres dispositions pour la médecine, et réorienté vers l’étude de la théologie à Cambridge en vue de devenir pasteur, il ne fit que confirmer son dilettantisme, préférant s’adonner à la collecte des coléoptères et à la botanique. C’est justement un professeur de botanique avec lequel il s’était lié d’amitié, John Stevens Henslow (1796-1861), qui va lui proposer d’embarquer comme naturaliste sur le HMS Beagle chargé d’une mission de cartographie des côtes sud-américaines pour une durée de deux ans.

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Charles Darwin
Portrait de Walker & Cockerell d’après une photographie de Elliot & Fry.

Darwin et les fossiles sud-américains : premières réflexions sur les extinctions

176Ce voyage, qui va en réalité se dérouler de 1831 à 1836, constitua ce que Darwin reconnut rétrospectivement comme l’événement le plus important de sa vie, et marqua profondément sa pensée. Entre autres observations, ses escales sud-américaines furent l’occasion de découvrir des fossiles dont l’étude posait en termes clairs la question de la succession des faunes et de son interprétation. En Patagonie, Darwin trouva les restes de divers grands mammifères fossiles, datant approximativement du Tertiaire, qui paraissaient avoir des rapports étroits avec certains éléments de la faune actuelle de ce continent. Ainsi, les paresseux géants terrestres étaient apparentés aux petits paresseux arboricoles actuels ; les glyptodontes, énormes animaux cuirassés, étaient proches des tatous d’aujourd’hui. Des ressemblances comparables entre espèces éteintes et espèces encore existantes se retrouvaient sur d’autres continents, comme l’Australie, et Darwin voyait dans ces observations des indices précieux sur les modalités du développement des êtres vivants : « Cette merveilleuse relation, sur le même continent, entre les morts et les vivants éclairera sans nul doute davantage, à l’avenir, l’apparition et la disparition des êtres organisés sur notre Terre que tout autre classe de fait »546.

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des écrits naturalistes que Darwin rédigea après son embarquement sur le H.M.S. Beagle.

177Les fossiles sud-américains suscitèrent aussi chez Darwin une réflexion sur les modalités d’extinction des espèces dans lesquelles il voyait un fait particulièrement étonnant et digne d’intérêt. Comment expliquer l’extinction de tous les grands mammifères qui avaient autrefois habité ce continent et dont on ne retrouvait plus que des fossiles ? Le jeune naturaliste qu’il était alors rejeta rapidement la solution d’une grande catastrophe car la géologie de la région de la Plata et de la Patagonie ne révélait que des changements lents et graduels. Un changement climatique ne pouvait pas non plus rendre compte de la destruction simultanée des habitants des régions tropicales, tempérées et arctiques. L’action de l’homme pouvait expliquer avec vraisemblance la disparition de certaines des grandes espèces, mais pas des plus petites, comme les rongeurs. Il était également difficile d’admettre que les espèces actuelles eussent pu causer l’extinction des espèces fossiles en consommant leur nourriture car les formes actuelles étaient bien plus petites que les formes éteintes. La cause de ces extinctions fauniques demeurait un problème fort mystérieux.

178Elle demeurait d’autant plus problématique que pendant son voyage et à son retour, avant qu’il ne lise l’Essay on the principle of population de Malthus en septembre 1838, Darwin croyait en un modèle de l’adaptation lamarckien dans ses principes qui postulait une automaticité dans l’adaptation des espèces aux changements environnementaux. Mais si l’adaptation était automatique, pourquoi les espèces s’éteignaient-elles547 ? Car autant Lamarck, en voulant conserver l’image d’un monde harmonieux dans lequel la transmutation des espèces garantissait leur survie et leur adaptation aux changements du milieu, restait totalement cohérent avec ses principes en niant l’existence des extinctions finales, autant Darwin ne pouvait se permettre à son époque d’occulter ce fait capital. Par ailleurs, le jeune Darwin, clairement influencé par les idées de Lyell, croyait fermement en la constance du nombre des espèces au cours de l’histoire.

179Très tôt le jeune naturaliste fut ainsi conduit à suspecter l’existence d’un processus génératif des espèces de type ramifiant, propre à compenser l’extinction de certaines lignées vivantes : « les êtres organisés représentent un arbre, irrégulièrement ramifié ; quelques branches beaucoup plus ramifiées, – d’où les genres – Autant de bourgeons terminaux mourant que de nouveaux étant engendrés »548.

180De ce fait, les espèces mères – dénommées « pères » par Darwin, sans doute car species n’est pas féminin en anglais – s’éteignaient, comme chez Lamarck, en donnant naissance à de nouvelles espèces, mieux adaptées aux nouvelles conditions du milieu. Mais par quelles causes rendre compte de l’extinction « absolue » de certaines lignées ? Encore une fois, Darwin se tourna vers Lyell pour répondre à cet épineux problème. Il invoqua d’une part, comme l’illustre géologue, l’existence de catastrophes locales, qui, par la vitesse de leurs effets, ne permettaient pas l’adaptation des espèces à des contraintes si brusques. La disparition sans descendance de certaines formes serait par ailleurs due aux effets de l’hérédité. À cette époque, le jeune naturaliste croyait que les espèces comme les individus avaient une durée de vie limitée. Les raisons qui ont pu pousser Darwin à adopter ce type de cause non-environnementale de l’extinction seraient d’une part sa réaction contre les théories catastrophistes et d’autre part le manque d’implication de causes adaptatives dans l’extinction du Macrauchenia, un ongulé fossile d’Amérique du Sud549.

Premiers doutes et bouleversements théoriques

181Toutefois, Darwin modifie rapidement sa position à propos des extinctions ; il note plusieurs fois que mélanger les lignées héréditaires pourrait conduire à des espèces immuables ou presque : les espèces largement panmictiques (comme nous dirions aujourd’hui), en rendant presque impossible toute adaptation par croisement entre individus originaux, devraient en toute logique être détruites en cas de changements même minimes de l’environnement.

182Il est surprenant de constater qu’avant d’avoir été mis sur la piste de l’influence de la compétition au sein de la nature, Darwin avait une conception du monde vivant guidée par la perfection et l’harmonie. Ainsi, si les espèces s’éteignaient, ce n’était toujours pas à cause de leur mal-adaptation, mais à cause de circonstances particulières qui les rendaient trop panmictiques ou qui les soumettaient à des changements radicaux de l’environnement. Avant même son élaboration de la théorie de la sélection naturelle, Darwin avait tenté avec un succès relatif d’expliquer l’origine et la cause des extinctions d’espèces, en parvenant à concilier en partie les théories de Lamarck avec celles de Lyell. Entreprise méritoire, mais qui prit une tout autre tournure après sa rencontre avec l’œuvre malthusienne, qui le convainquit de l’importance du principe d’augmentation géométrique des populations comme force évolutive essentielle (comme « des centaines de milliers de coins »), ce qui lui fit ensuite porter un regard neuf sur les perspectives offertes par Augustin-Pyramus De Candolle et Charles Lyell.

183Malthus montrait que l’accroissement de chaque espèce par reproduction était géométrique alors que les ressources alimentaires fournies par le milieu n’augmentaient que de façon arithmétique. Il fallait donc qu’il y ait à l’état de nature des contraintes empêchant une augmentation trop rapide des populations. Mais ces contraintes naturelles, elles non plus, n’étaient pas connues avec précision et c’est à la détermination de ces dernières que s’attelleront particulièrement les écologues. Cependant, de légères variations du milieu pouvaient certainement exercer une profonde influence sur l’abondance des espèces animales.

184En se représentant la vie d’une espèce, ou d’une famille d’espèces, par un trait et son abondance par la largeur du trait, Darwin envisageait un schéma avec une extrémité fine et longue du côté de l’extinction pour suggérer la lenteur et la gradation des phénomènes à l’œuvre dans la nature ; il se démarquait ainsi nettement des catastrophistes et indiquait ce faisant que c’était par la rareté que l’espèce était menée à sa disparition. Il fut sans doute inspiré en cela par Edward Forbes550 (1815-1854) qui publia en 1846 un article où il supposait une symétrie entre la naissance et la mort d’une espèce. Si une espèce naît de deux individus puis se propage peu à peu, son déclin, lui aussi doit passer par une réduction numérique progressive pour aboutir à deux individus qui ne se reproduisent finalement plus. Comme le note Janet Browne, Forbes défendait surtout l’idée de créations et d’extinctions uniques pour chaque espèce, à partir d’une petite population551.

185Cette représentation, sans doute inspirée des concepts malthusiens, attribue pour la première fois un rôle causal majeur à la démographie dans l’évolution des êtres vivants. La démographie est encore balbutiante à cette époque, même si, à la suite de Malthus, Pierre-François Verhulst552 (1804-1849) développe en Belgique une approche mathématique de la démographie, qui restera malheureusement méconnue jusqu’au début du xxe siècle. Les concepts de Darwin demeurent donc tout à fait limités à ce sujet mais son approche n’en est pas moins novatrice.

186Avant de nous pencher sur le rôle et la position de la paléontologie dans sa théorie de « la descendance avec modification par sélection naturelle », par la suite appelée « théorie de l’évolution », rappelons-en les points essentiels dans L’Origine des espèces553. Darwin, comme nous venons de le voir, part du constat que les espèces ont tendance à croître en proportion géométrique ou exponentielle, si bien que chacune envahirait rapidement la Terre si les conditions restaient favorables. Or, à cause de la limitation de l’espace et de la rareté des ressources, on peut en inférer que les êtres vivants sont engagés dans une lutte pour l’existence ou lutte pour la vie qui conduit à l’élimination de nombreux individus à chaque générations. De plus, tous les êtres vivants présentent de nombreuses variations dans leurs caractères, variations en partie héritables. Darwin pose alors l’hypothèse qu’il en résulte un processus de sélection naturelle, par analogie avec la sélection artificielle effectuée par les éleveurs, qui favorise la survie et la reproduction des organismes qui présentent les variations les plus avantageuses dans leur milieu de vie. Finalement, la répétition de ce processus sur un grand nombre de générations permet l’émergence de nouvelles variétés, races ou espèces. Il permet enfin une explication unifiée des extinctions et des successions géologiques des êtres organisés.

La paléontologie dans l’œuvre de Darwin

187Ce sont la paléontologie et la géologie qui ont permis à Darwin d’expliciter un mécanisme lent et graduel par lequel les espèces sont menées à l’extinction : « La géologie nous enseigne que la rareté est le précurseur de l’extinction »554. Et c’est surtout au chapitre X de L’origine des espèces, « De la succession géologique des êtres organisés », qu’il traite des questions liées à l’extinction et aux espèces éteintes.

188En guise d’introduction, Darwin invite le lecteur à examiner si « les lois et les faits relatifs à la succession géologique des êtres organisés s’accordent mieux avec la théorie de l’immutabilité des espèces qu’avec celle de leur modification lente et graduelle, par voie de descendance et de sélection naturelle »555. Il cherche à convaincre le lecteur des puissantes potentialités explicatives de sa théorie en la comparant aux théories fixistes et catastrophistes qui posaient des problèmes graves, voire insurmontables, en paléontologie. Mais, comme le souligne Van Valen556, c’est bien en observant les données géologiques et paléontologiques qu’il a lui-même recueillies et en s’inspirant des travaux de Lyell, que Darwin a élaboré de façon inductive sa théorie de la sélection naturelle. Darwin ne croyait pas à une « loi fixe de développement, obligeant tout les habitants d’une zone à se modifier brusquement, simultanément, ou à un égal degré »557. Au contraire, selon lui, les espèces évoluaient à des vitesses très variables ce qui expliquait diverses anomalies apparentes des données paléontologiques ou l’existence actuelle d’espèces « fossiles », comme un crocodile décrit par Falconer dans des dépôts sous-himalayens datant du tertiaire. Certains des exemples les plus frappants sont fournis par les découvertes de Darwin en Amérique du Sud car « si le Megatherium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon avaient été apportés de La Plata en Europe sans aucune indication au sujet de leur position géologique, personne n’eût soupçonné qu’ils eussent coexisté avec des coquillages vivant encore aujourd’hui. »558 On doit observer, selon la théorie darwinienne, une marche hétérogène des modifications entre les espèces, chacune évoluant pour des raisons biologiques et physiques à son propre rythme. Cependant, si un grand nombre des habitants d’une région quelconque s’est modifié, à cause des rapports mutuels entre les êtres vivants et de la lutte pour l’existence, « toute forme qui ne se modifie pas et ne se perfectionne pas dans une certaine mesure doit être exposée à la destruction. »559

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Squelette de Mylodon
Date d’extinction : environ 8 000 av. J.-C.
Gravure extraite du Journal de recherches... de Charles Darwin.

189Néanmoins, ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu des changements simultanés à l’échelle mondiale, comme en témoigne l’exemple des dépôts de craie, ce dont la « théorie de l’évolution par sélection naturelle et descendance avec modification » peut tout à fait rendre compte. En effet, les formes devenues courantes du fait de leur supériorité dans la lutte pour la vie devaient connaître une expansion rapide (se mesurant néanmoins en siècles ou millénaires) et supplanter toutes les anciennes avant d’être à leur tour remplacées par des mieux adaptées. Mais comment une espèce peut-elle précisément provoquer l’extinction d’une autre ? Y a-t-il des règles et des processus identifiables ? Darwin apporte à ces questions des éléments de réponse très intéressants.

190Il explique les extinctions uniquement par des facteurs biotiques, comme par exemple la compétition entre individus, qu’il justifie par sa théorie de la sélection naturelle. Il se démarque ainsi de tous ses prédécesseurs, de Buffon à Lyell, qui invoquaient plutôt des facteurs d’ordre physique. Désormais, il refuse aussi l’hypothèse selon laquelle les espèces auraient une durée de vie limitée comme celle des individus560 – vraisemblablement proposée par le naturaliste italien Brocchi et idée que Darwin avait acceptée dans sa jeunesse561 – et cherche à expliquer l’hétérogénéité des durées d’existence des espèces de façon rationnelle. Les espèces peuvent soit évoluer vers une autre forme et donc s’éteindre au sens de Lamarck (pseudo-extinction) – pour cela, la sélection naturelle aura accompli son œuvre au sein même de l’espèce en éliminant les individus ou les variétés non adaptées – soit s’éteindre totalement à cause de la compétition entre espèces. Dans le premier cas, la compétition entre formes semblables étant la plus sévère, « les descendants modifiés et perfectionnés d’une espèce causent généralement l’extermination de la souche mère ; et si plusieurs formes nouvelles, provenant d’une même espèce, réussissent à se développer, ce sont les formes les plus voisines de cette espèce, c’est-à-dire les espèces du même genre, qui se trouvent être les plus exposées à la destruction »562. Pour ce qui est du deuxième cas, Darwin est plus pragmatique dans ses conclusions. Entre deux espèces de groupes différents, il se pose la question de savoir si c’est l’espèce la plus récente qui est nécessairement supérieure à l’ancienne. Moyennant une certaine prudence concernant le terme « supérieur », il suggère que, selon sa théorie, une espèce plus récente a « certains avantages dans la lutte pour la vie sur d’autres formes qui l’ont précédée »563. Il pense que la faune et la flore actuelles sont supérieures à celles de l’éocène et s’appuie sur l’exemple des faunes de la Grande-Bretagne et de la Nouvelle-Zélande. Les espèces européennes introduites sur l’île néo-zélandaise se sont emparées des positions tenues par les espèces indigènes, puis ont proliféré et ont enfin exterminé ces dernières. Par conséquent, Darwin considère les formes européennes comme supérieures mais constate l’impuissance de la science de son temps à faire la moindre prédiction sur l’extinction de telle espèce plutôt que de telle autre.

191Il s’intéresse aussi beaucoup aux affinités entre espèces éteintes et espèces actuelles ainsi qu’à la succession des mêmes types dans la même région, car il s’agit d’arguments puissants en faveur de l’évolution. Une faune d’une région est ainsi liée à la précédente par « descendance avec modification » et, sauf en cas de migrations importantes, lui ressemble plus qu’à toute autre faune d’une autre région. Darwin se garde aussi d’être trop simpliste dans ses analyses ; par exemple, les édentés actuels d’Amérique du Sud, tels que tatous et fourmiliers, ne peuvent être les descendants des gigantesques glyptodontes. Il faut chercher les ancêtres communs à tous ces animaux parmi les espèces plus anciennes et plus petites, intermédiaires dans leurs caractères entre les espèces considérées ; de façon indéniable, les phénomènes d’extinction ont joué un rôle considérable dans la formation des faunes actuelles564.

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Glyptodon
Date d’extinction :
environ 8 000 av. J.-C.

Analyse du concept darwinien d’extinction

192Darwin, semble-t-il, n’émet à aucun moment l’hypothèse que deux espèces puissent coexister dans les mêmes conditions sans que cela ne conduise à l’extinction de l’une des deux. En revanche, il a tenté d’expliquer la longévité exceptionnelle de certaines espèces par leurs adaptations à des conditions différentes ou par leur isolement. Mais, pour Darwin, l’extinction est de toute façon « presque inévitable », car tôt ou tard, l’ensemble des faunes et des flores évoluant, ce mouvement entraîne la disparition des anciennes espèces. Qui plus est, Darwin a pleinement conscience du caractère absolu des extinctions que sa théorie implique. Anticipant ce qu’on appelle aujourd’hui la loi de Dollo, il conclut que « lorsqu’un groupe a complètement disparu, il ne reparaît jamais, le lien de ses générations ayant été rompu. »565 De plus, il pense clairement que même si une espèce habitait exactement la même place (on dirait niche aujourd’hui) qu’une espèce éteinte, il s’agirait d’une espèce différente, car elle aurait forcément des caractères ancestraux différents566. Cette conception de l’extinction comme définitive est essentielle, car située aux fondements de la théorie darwinienne.

193Tout d’abord, elle nous ramène à l’idée de mort individuelle que Darwin expose métaphoriquement, et à laquelle il a réfléchi depuis longtemps :

Je peux répéter ici ce que j’écrivais en 1845 : admettre que les espèces deviennent généralement rares avant leur extinction, et ne pas s’étonner de leur rareté, pour s’émerveiller ensuite de ce qu’elles disparaissent, c’est comme si l’on admettait que la maladie est, chez l’individu, l’avant-coureur de la mort, que l’on voie la maladie sans surprise, puis que l’on s’étonne et que l’on attribue la mort du malade à quelque acte de violence567.

194Darwin cherche à rendre le phénomène d’extinction des espèces naturel et commun comme le sont la maladie et la mort d’un homme ; cette comparaison est uniquement didactique et ne contient aucune connotation métaphysique ou religieuse, Darwin se plaignant au contraire qu’« on a très gratuitement enveloppé de mystères l’extinction des espèces »568.

195Ensuite, elle s’oppose clairement à la théorie du retour cyclique des espèces éteintes que Lyell avait élaborée afin de maintenir une certaine cohérence avec sa conception fixiste de la vie ; enfin, la conception darwinienne de l’extinction comme « mort » de l’espèce s’oppose clairement aux conceptions aristotélo-essentialistes, c’est-à-dire fixistes, de l’espèce issues des Grecs et des traditions théologiques. Si l’espèce est définitivement mortelle, elle ne peut posséder une essence divine, donc parfaite. C’est contre cette conception de la vie que Darwin a érigé toute sa théorie, pour démontrer que les espèces évoluent par un processus de descendance avec modification. À l’opposé de ses collègues fixistes, il a adopté une position que l’on qualifie de « nominaliste », selon laquelle l’espèce est considérée comme une catégorie placée arbitrairement par les hommes sur une échelle continue de différenciation biologique :

Bref, nous aurons à traiter l’espèce de la même manière que les naturalistes traitent actuellement les genres, c’est-à-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventées pour une plus grande commodité. Cette perspective n’est peut-être pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés des vaines recherches auxquelles donnent lieu l’explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du terme espèce.569

196Pourtant, si les espèces ne sont que de simples « combinaisons artificielles », comment peuvent-elles mourir ? Une classe logique, créée par l’homme, est intemporelle d’un point de vue philosophique, et le fait qu’elle soit vide d’éléments n’implique pas qu’elle n’existe plus. Les individus, au contraire, peuvent mourir et ce qui n’était qu’une métaphore chez Darwin va devenir un débat important de la philosophie de la biologie contemporaine : l’espèce peut-elle jouir de plein droit du statut d’individu ?570

197Pour le moment, il nous suffit de noter la contribution d’Edward Forbes (1815-1854) à ce débat. Dans un court article, ce collègue de Lyell se penche sur la question de la nature des espèces et de la relation entre les individus, les espèces et la durée d’existence de ces dernières. Forbes défend la notion de « vie des espèces » par laquelle il affirme que « la durée des espèces doit être considérée comme seulement influencée, et non déterminée, par les conditions physiques dans lesquelles elles sont placées »571. Les espèces sont censées posséder comme les individus leur périodes d’origine, de croissance, de maturité, de déclin et d’extinction selon des règles propres à leur vitalité. Forbes compare cependant l’extinction d’une espèce seulement à la mort accidentelle d’un individu, ayant remarqué que dans les couches géologiques, la disparition d’une espèce s’accompagnait toujours d’un changement physique sans lequel, laisse-t-il entrevoir, l’espèce serait potentiellement immortelle. D’un point de vue ontologique, Forbes décrit l’espèce comme une « réalité relative » alors qu’il définit l’individu comme une « réalité positive » et le genre comme une « abstraction ». Avant Darwin, et contrairement à Lyell, Forbes opine fermement à l’idée que les espèces, une fois disparues, ne puissent jamais réapparaître et fonde cette affirmation sur l’argument suivant « [L’espèce] est comme l’individu, dans la mesure où sa relation au temps est unique : une fois détruite, elle ne réapparaît pas. »572 Dans la mesure où les deux savants ont échangé plusieurs lettres, on peut supposer que Forbes a influencé Darwin, mais pas au point de lui faire admettre ce statut ontologique hybride entre réalité et abstraction, proche finalement de la position contemporaine dominante sur l’espèce, l’espèce comme individu.

198Comme le note Mayr573, c’est en réalité un mode de pensée « populationnel » de la biologie qui émerge avec Darwin, par rapport à la vision classique à l’époque, qu’il qualifie de « typologique », c’est-à-dire basée sur des dogmes essentialistes et fixistes. L’espèce n’est plus caractérisée par une essence parfaite et divine, les imperfections des individus qui la composent n’étant à relier qu’à leur modeste condition terrestre ; au contraire, c’est bien la diversité des individus uniques constituant l’espèce qui forme son identité.

199Nous avons jusque-là discuté de l’extinction dans l’œuvre de Darwin à travers la vision qu’il en donne dans le chapitre X de L’origine des espèces, où il traite de la succession géologique des êtres organisés. Cependant, il convient de souligner que Darwin aborde le problème deux fois, la première se situant au chapitre IV consacré à la sélection naturelle. Il reprend à ce niveau les éléments importants sur l’extinction tirés de la discussion des données paléontologiques et géologiques du chapitre X. L’originalité de cette petite sous-partie est le rapprochement qu’il effectue entre extinction d’espèces et disparition de races domestiques. Tout comme il compare les effets de la sélection artificielle, exercée par les hommes sur les races domestiques afin de les améliorer, aux effets de la sélection naturelle, il met en parallèle l’extinction provoquée par l’homme pour les besoins de la domesticité et l’extinction naturelle : « L’histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les anciens bestiaux noirs ont été remplacés par les bestiaux à longues cornes, et que ces derniers ont disparu devant les bestiaux à courtes cornes [...], comme s’ils avaient été emportés par la peste »574.

200Si la sélection artificielle fait disparaître des races sous nos yeux et avec une rapidité fulgurante, alors rien ne s’oppose selon la théorie de Darwin à ce qu’il en soit de même dans la nature, sans le concours de l’homme. Darwin reprend en fait l’idée de Lucrèce, mais l’expose de manière différente. Autant Lucrèce considère que la lutte pour l’existence est seulement la règle chez les animaux sauvages et que la domesticité peut les y soustraire, autant Darwin pense que cette lutte est générale, prenant soit la forme de la sélection artificielle, soit celle de la sélection naturelle ; et en définitive, elle mène invariablement à l’extinction des moins adaptés.

201Avec Darwin, l’extinction des espèces quitte la sphère des temps géologiques et des espèces fossiles pour entrer de plain-pied dans le fonctionnement actuel et ordinaire de la nature. Mis à part l’effet des potentialités destructrices de l’homme qu’ont souligné Palissy, Buffon, Cabanis, Lamarck et quelques autres, avant Darwin personne (excepté Lyell) n’avait énoncé sérieusement une théorie qui puisse rendre compte de l’extinction des espèces actuelles. Les raisons de cette situation tiennent, on l’a déjà vu, aux conceptions fixistes, essentialistes, créationnistes ou encore catastrophistes de la nature, toutes plus ou moins liées à des dogmes religieux, qui guidaient la pensée des prédécesseurs de Darwin.

202Pour résumer, on peut synthétiser en six points fondamentaux la pensée de Darwin en rapport avec la place des extinctions dans sa théorie de l’évolution575 :

  • Les extinctions se sont produites de manière graduelle et continuelle au cours de l’histoire de la vie ;

  • Les disparitions soudaines d’espèces – aujourd’hui nommées extinctions de masse – sont des artefacts qui résultent de lacunes dans les archives fossiles ;

  • La grande majorité des extinctions résulte de causes biotiques, en particulier la compétition entre espèces ;

  • L’extinction d’espèces et même de groupes entiers est directement liée à la sélection naturelle dont elle peut être considérée comme une résultante ;

  • Les extinctions d’espèces sont irréversibles ;

  • Les extinctions d’espèces, qu’elles soient ou non causées par l’homme, résultent de l’application des mêmes lois évolutives.

203La théorie darwinienne de l’évolution constitue une mutation conceptuelle considérable par sa prétention à expliquer les différentes capacités de reproduction des espèces en termes d’impératifs de survie, plutôt que de nécessité physiologique ou de « bienfaisant dessein », comme dans la vision linnéenne de la nature. Pourtant, Darwin continue de se référer au terme d’« économie de la nature » dans l’origine des espèces et, finalement, reste très attaché au concept d’équilibre qui le sous-tend. L’extinction est en ce sens le contrepoint indispensable au phénomène de spéciation. Mais comme le souligne Mayr576, entre les deux, c’est de façon surprenante, le phénomène d’extinction qui apparaît le mieux expliqué par Darwin et qui fournit le plus de faits et d’exemples concrets à mettre au crédit de sa théorie. En effet, Darwin n’avait que de vagues idées des mécanismes de spéciation, alors que ceux de l’extinction, comme nous l’avons vu, étaient largement documentés et analysés. Paradoxalement, Darwin n’insistera guère sur la place des extinctions dans sa théorie et, à sa suite, les biologistes prêteront relativement peu d’attention à ce phénomène jusque dans les années 1970, alors que logiquement il aurait dû être placé au même niveau que le processus de spéciation qui, lui, monopolisera réellement l’intérêt des successeurs du génie de Downe.

L’émergence du concept scientifique d’extinction

204L’émergence du concept d’extinction est très directement liée à l’étude des fossiles et à la création de la paléontologie. Les travaux de Hooke, de Buffon et la démonstration établie par Cuvier en témoignent largement. Ceci a sans doute été d’une grande importance dans la remise en cause des modèles fixistes linnéens et théologiques de la nature ; les naturalistes ont en effet pu scruter et interroger l’ordre de la nature avec tout le recul que leur fournissait l’histoire de la vie, et émettre des doutes sur les récits théologiques, même s’ils n’ont pas extrapolé leurs découvertes sur les temps géologiques au niveau du monde moderne. Tout comme l’évolution, l’émergence de l’évolutionnisme a été un processus lent et graduel !

205Une fois débarrassés de certaines contraintes idéologiques, ils ont pu alors se rendre compte que la variation, et non la fixité du type, était la règle au niveau des espèces et que la vie n’était peut-être plus aussi sacrée qu’on l’avait cru, ouvrant ainsi la voie à une vision tragique du vivant. N’est-ce pas à cette époque que Bichat (1771-1802) définit le concept de vie de façon négative, comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » ? La pensée de Darwin peut finalement se concevoir comme la transposition de cette sentence à la vie des espèces : les espèces vivantes sont tout simplement celles qui ont résisté à l’extinction !

206Nous avons jusque-là surtout étudié la transformation au cours du xixe siècle de l’hypothèse des extinctions en un fait avéré, observable et explicable scientifiquement. En dépassant le cadre scientifique, il nous faut maintenant explorer la place de cette idée par rapport aux mouvements philosophiques et sociaux importants qui façonnèrent la nature en ce siècle d’industrialisation galopante.

Le romantisme et la sensibilité aux beautés de la nature : les débuts de la préservation

207Nous avons commencé ce chapitre par Kant, en analysant une partie de la Critique de la faculté de juger et en concluant que nous pouvions y voir la légitimation de la domination humaine sur la nature, le règne de l’esprit et du raisonnement téléologique sur la vie ; bref, une justification totale de l’anthropocentrisme moderne. Paradoxalement, une interprétation de la première partie de la troisième critique fait de Kant l’un des précurseurs ou des annonciateurs du mouvement romantique. Sans nous étendre sur le sujet, nous rappellerons une fois de plus l’influence accordée au mouvement romantique et à la Naturphilosophie allemande sur l’émergence d’une sensibilité écologique et d’un souci aussi bien moral qu’esthétique de la nature577. Kant, donc, en maintenant explicitement dans sa troisième critique l’autonomie des jugements esthétiques, sembla suggérer l’existence d’un troisième royaume, indépendant des deux premiers, la nature et de la morale. Selon l’interprétation que retient Oelschlaeger, « la troisième Critique serait la légitimation d’une nature poétique, tout comme la première critique était la justification d’une nature scientifique. »578 Quoi qu’il en soit, il est certain que Kant a eu une influence considérable sur les transcendantalistes américains à travers l’œuvre de Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et sur les romantiques anglais, comme Mary Shelley (1797-1851) ou Samuel Coleridge (1772-1834), ce dernier ayant lui-même introduit Kant en Angleterre579. Ces derniers n’étaient pas vraiment des épigones de la Naturphilosophie allemande, mais, comme le démontre Pascal Acot, il est certain qu’une sensibilité commune baignait une partie de l’œuvre de tous ces auteurs du xixe siècle.

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Le lac de Lucerne Représentation romantique et esthétisante de la nature du peintre Américain Albert Bierstadt. Huile sur toile de 1858.

208Par ailleurs, dans la lignée de Herder (1744-1803), Goethe (1749-1832), Schelling (1775-1854) et du mouvement « Sturm und Drang », ce sont les scientifiques qui sont aussi influencés par la force de ce mouvement d’exaltation de l’âme esthétique et de la recherche d’absolu et d’unité entre l’esprit humain et la nature ; le premier de tous ces savants est certainement le géographe prussien Alexander Von Humboldt (1769-1859), grand aventurier et fondateur de la biogéographie. Goethe lui-même, reprend le thème commun aux romantiques de l’unité transcendante de l’âme du monde.

209Le romantisme ne s’est pourtant pas traduit par un souci direct et massif pour la protection et la conservation de la nature. Le sublime était au goût du jour certes, mais les romantiques étaient finalement trop occupés à sonder les tourments les plus profonds de leur âme pour se soucier réellement de l’état de la nature, bien que l’on doive par exemple à Lamartine des remarques très justes sur les menaces qui pèsent sur les forêts du Nouveau Monde.

Activité naturaliste et mouvement romantique

210Cependant la sensibilité romantique, par ailleurs liée à l’augmentation du nombre de naturalistes amateurs et professionnels, a débouché selon Eugène Hargrove aux premières préoccupations pour la conservation de la faune sauvage en Amérique du Nord. Dès le début du xixe siècle, celui-ci relève en effet dans les récits des naturalistes qui accompagnent régulièrement les trappeurs pour les besoins de leur travail, des réactions de plus en plus vives à la mort inutile d’animaux sauvages. John Bradbury (1768-1825), un membre correspondant de la société philosophique de Liverpool ayant effectué aux alentours de 1810 un voyage dans l’intérieur des États-Unis fut l’un des premiers à désapprouver ouvertement le comportement des trappeurs qu’il côtoie dans l’extrait suivant, issu de son carnet de voyage :

Peu après nous être mis en route, nous vîmes un grand nombre de bisons sur les deux côtés de la rivières, que plusieurs troupeaux traversaient à la nage. En dépit des efforts produits par ces pauvres bêtes, la rapidité du courant précipita nombre d’entre eux à quelques mètres de notre embarcation, et trois furent tués. Nous aurions pu en obtenir beaucoup plus, mais pour une fois, nous ne les tuèrent pas juste parce qu’il était en notre pouvoir de le faire.580

211Dans la suite de ses carnets, Bradbury réitère avec plus de désapprobation encore son aversion pour les massacres inutiles, sans raison (wanton). De nombreux autres naturalistes nord-américains vont par la suite exprimer la même révolte face à la mort inutile de majestueuses bêtes sauvages, mais aussi face à la mort en apparence plus insignifiante, des petits passereaux. Edwin James (1797-1861), lors d’une expédition dans les Montagnes Rocheuses en 1820 appelle même de ses vœux l’institution d’une loi pour préserver le gibier et contrôler effectivement l’activité des chasseurs581. Émotionnellement bouleversé par le massacre inutile des bêtes sauvages et particulièrement des bisons, de nombreux naturalistes nord-américains initièrent dans la première moitié du xixe siècle un mouvement de prise de conscience relatif à la fragilité et à la grande valeur des immensités sauvages américaines et de la faune qui les peuplait.

212Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens et l’ampleur de ce mouvement. Rappelons qu’un naturaliste et artiste aussi connu et respecté que le Franco-américain John James (Jean-Jacques) Audubon (1785-1851) n’avait de comparable à son talent d’artiste que la facilité avec laquelle il appuyait sur la gâchette. Par ailleurs, ce serait un total contresens que de voir dans l’esquisse de ce mouvement conservationniste l’influence d’une sensibilité morale soucieuse de minimiser la douleur des animaux. La sensiblerie bourgeoise et urbaine qui envahit au xixe siècle les villes anglaises par exemple582, est complètement étrangère à ces hommes pour qui la souffrance et la cruauté font partie intégrante de la nature sauvage. Hargrove cite ainsi l’exemple d’un naturaliste, Georges Catlin (1796-1872), lequel décrit la puissante expérience esthétique qu’il a ressentie à assister à l’agonie d’un bison qu’il avait lui-même blessé. L’aspect sadique de son geste n’apparaît même pas à Catlin qui se réjouit par ailleurs que le bison ne soit pas mort sans raison (wantonly), puisque cette mort lui a fourni une scène sauvage mémorable.

213Sans doute y a-t-il une part de préoccupation utilitaire dans la réaction à la mort inutile d’animaux. Le gaspillage apparaît instinctivement comme une action contre nature, dans la mesure où celle-ci est le plus souvent économe dans son fonctionnement et dans ses ressources. De plus, les hordes de bisons et de castors déclinant, ce sont les ressources des trappeurs et la subsistance de nombreuses familles qui sont menacées ; enfin, c’est la matière première des investigations naturalistes et donc l’activité même de nombreux savants passionnés qui est remise en cause.

214Cependant, les raisons utilitaires ou instrumentales pour préserver la nature étaient bien plus anciennes et les explications de l’origine de ces cris d’alarmes des naturalistes et leur réceptivité dans le public, dans la mesure où ceux-ci provoquèrent un changement majeur d’attitude, surtout en Amérique du Nord, sont à rechercher dans le domaine des valeurs esthétiques. Hargrove montre ainsi que les raisons esthétiques de préserver la nature se sont répandues pendant tout le début du xixe siècle avec la mode pour le pittoresque et le sublime. « Les gens commencèrent à être impressionnés par l’immensité, le gigantisme, le chaos et la disharmonie. »583 Cette mode conduisit en Amérique du Nord à la création de parcs naturels dès les années 1860, avant tout pour préserver les éléments esthétiques hors du commun : formations géologiques, rivières, forêts, paysages, etc. Notons qu’une tendance similaire existait en France. Le mouvement de préservation des paysages et des monuments naturels, influencé par la littérature romantique des Bernardin de Saint-Pierre, Hugo, Lamartine, Michelet, Montalembert aboutit par exemple en 1861 à la mise en réserve d’une partie (une « série artistique ») de la forêt de Fontainebleau.

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John James Audubon Artiste, naturaliste et chasseur. Huile sur toile du peintre Écossais John Syme réalisée en 1826.

215En Europe, les considérations à l’égard de la faune sauvage et des espèces diffèrent quelque peu. On note bien en 1829 l’existence d’une loi qui limite les pêches fluviales et maritimes du saumon (alors que Palissy craignait pour sa disparition dès 1563), mais aucune loi plus étendue sur la préservation générale de la faune sauvage. Et pour cause : tout animal considéré comme « nuisible » est impitoyablement chassé et détruit, à l’image du loup qui a quasiment disparu des campagnes françaises à la fin du xixe siècle. Toutefois, la notion d’animal « nuisible » était labile, en fonction des données scientifiques, des représentations culturelles et des besoins économiques, ce qui autorisa les écologistes à protester et à ouvrir des discussions sur le caractère nuisible de tel ou tel animal. Patrick Matagne indique par exemple que l’ouvrage de l’Allemand Karl Vogt (1817-1895) Leçons sur les animaux utiles et nuisibles584 permit de réhabiliter tous les oiseaux insectivores. Quoi qu’il en soit, les raisons utilitaires de la protection des espèces sont toujours celles qui viennent le plus spontanément à l’esprit, depuis Palissy, jusqu’à nos jours. Il suffit de se rappeler la remarque que fit John Stuart Mill à Auguste Comte lorsque ce dernier proposait sereinement d’éradiquer les espèces non utiles.

216Mais les valeurs instrumentales ne sont pas les seules à éveiller l’attention du public cultivé quant aux risques potentiels des extinctions. Comme pour la nature en général, la valeur esthétique des espèces est soulignée et défendue. Mais les modalités sont différentes au point qu’elles peuvent même poser problème. Les espèces ne sont pas défendues pour leur côté pittoresque ou sublime (quoique les représentations d’espèces locales prennent place dans les représentations paysagères), mais pour la finesse de leur beauté et le chatoiement des couleurs. Rappelons ici le lien intime qui relie science et art ; à une époque où la photographie n’existe pas, tout bon naturaliste se doit de pouvoir représenter le plus fidèlement possible les traits morphologiques et les particularités d’une espèce, surtout lorsqu’il s’agit de voyages d’exploration qui ont pour but de décrire des espèces inconnues ou difficilement observables. Tous les naturalistes de l’époque reçoivent donc des leçons de dessin et d’art en général au cours de leur formation professionnelle. Ils ont pu être ainsi sensibilisés aux influences romantiques et à la « mode » esthétique de leur temps.

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To collect or not to collect ? Photographie extraite de Thirty years war for wild life de William Hornaday, publié en 1931.

217Pourtant, comme le montre Patrick Matagne, les naturalistes amateurs n’hésitent pas à prélever au sein des populations naturelles de plantes ou d’animaux au-delà du nécessaire et du raisonnable, grâce à une large panoplie de techniques et d’instruments585. Pour bon nombre d’entre eux, se constituer des « tableaux de chasse » impressionnants sous couvert de scientificité est l’une des finalités majeures de leur activité. Sans doute existait-il à ce propos une évaluation inconsciente entre naturalistes : la valeur « scientifique » du travail d’un naturaliste et les connaissances de terrain de ce dernier étant jugées à l’aune de ses techniques et ruses pour prélever la plus grande quantité et diversité d’échantillons ; l’espèce rare étant évidemment la plus prisée.

218Mais, même au-delà du cercle restreint des férus de collecte de spécimens, les naturalistes amateurs sans prétention autre qu’une observation curieuse et occasionnelle des espèces provoquent de sérieux dégâts. Les ornithologistes de ce temps révolu ne se promenaient pas binoculaire et manuel ornitho sous le bras pour faire de l’identification in-situ ; ils préféraient tuer l’oiseau pour pouvoir l’examiner tranquillement de retour à la maison586 !

219Matagne relève pourtant vers la fin du siècle le discours (bien isolé) d’un naturaliste engagé du Tarn défendant la tenue en France d’un congrès pour discuter de la protection de certaines espèces de gibier avant qu’elles ne s’éteignent complètement comme les grands oiseaux d’Océanie. Son style se veut volontairement alarmiste : « Jusqu’ici toutes les fois que l’homme civilisé (?) a colonisé un pays précédemment inhabité, ou livré à des peuplades sauvages, il s’est empressé de faire disparaître tout ce qui tentait trop fortement ses appétits, ou qui gênait son œuvre d’expansion »587.

220D’où vient alors cette impression ambivalente d’une valorisation de l’esthétique naturelle des espèces et de la mise en avant de la préciosité de ce bien, sans un mouvement franc de protection des espèces comme cela a pu être le cas pour les paysages grandioses ou particulièrement célèbres ? Pour répondre à ce problème, il nous faut revenir à l’étymologie du mot « esthétique » : αϊσθησις signifie en grec « sensation » ; le terme « esthétique » fut forgé en 1750 par Alexander Baumgarten (1714-1762) pour désigner une « gnoséologie inférieure », une théorie générale du sensible et par extension l’analyse et la formation du goût artistique. Or, ces sensations qui reposent sur la perception de propriétés secondaires au sens lockéen (couleurs, textures, formes, odeurs, sons, etc.) sont les mêmes à cette époque-là qui déterminent les jugements de goût et qui servent de discriminants pour identifier et classer les espèces588. L’esthétique au sens large confirme donc le rapprochement entre activité naturaliste et activité artistique.

221Pourtant, alors que les éléments constitutifs de la beauté d’un paysage ou d’une montagne sont en général uniques, chaque montagne étant particulière et facilement identifiable en tant que telle, les caractères esthétiques d’une espèce se retrouvent exemplifiés en autant d’occurences que l’espèce comporte d’individus. Phénoménologiquement, la perception de la beauté d’une montagne grandiose et la perception de la beauté d’une espèce remarquable naissent de deux processus cognitifs distincts. Pour l’espèce, l’appréhension directe des éléments esthétiquement marquants n’est pas possible. Le naturaliste professionnel aussi bien que le touriste d’un zoo doit passer par l’intermédiaire d’une sorte d’idée platonicienne ou d’idéal-type de l’espèce pour en apprécier la beauté. En effet, ce ne sont pas les formes ou dimensions particulières de tel ou tel animal ou plante qui doivent être appréciées, mais les éléments de valeur générique qui ne peuvent être isolés et re-assemblés pour créer une sorte « d’image de synthèse » de l’espèce qu’après la comparaison et l’évaluation d’une pluralité d’individus.

222L’appréciation esthétique d’une espèce s’accompagne donc nécessairement d’un processus d’abstraction des généralités, d’oblitération des singularités, de désincarnation des individus. Le rapport entre espèce et individu se brouille au point que la connaissance de la première passe parfois par la chasse et la mort des premiers. À une époque où la dynamique des populations est inconnue, où l’écologie est à peine balbutiante, et où les naturalistes ont pour l’écrasante majorité une conception fixiste et idéaliste des espèces, l’individu n’apparaît que comme l’incarnation passagère de l’essence transcendante de l’espèce à laquelle il appartient. Tuer l’individu pour en admirer les caractères spécifiques revient finalement à rendre honneur à l’espèce, ce que peu de naturalistes conçoivent alors comme contradictoire : le rapport entre vie de l’espèce et vie de l’individu n’est guère facile à établir et à comprendre, ce qui conduit à une jouissance immédiate et égoïste des qualités d’une espèce, sans s’assurer par ailleurs que la possibilité de ce plaisir soit préservée pour les hommes et les savants des temps futurs. Par la collection des individus d’une espèce, par l’énumération de la diversité de leurs formes, pigmentations, tailles, âges, sexes, etc., le naturaliste pense pénétrer peu à peu l’essence de l’espèce, atteindre la quintessence, le type idéal caché derrière la diversité du réel. La curiosité scientifique, volonté de connaissance et de représentation impose ainsi sa propre logique face aux limites du vivant (préservation et reproduction des espèces) et témoigne de fait de la perversité d’un désir pathologique de connaissance, non tourné vers la compréhension et le respect du réel, mais vers un objectif de connaissance idéale inaccessible.

Quelques grandes figures de la conservation des espèces au XIXe siècle

223En regard des grandes idées qui façonnèrent l’opinion publique et qui marquèrent les sensibilités de millions de naturalistes, artistes, voyageurs et autres amoureux de la nature, les ouvrages de quelques grandes personnalités pointèrent plus particulièrement certaines questions liées à l’extinction des espèces et aux problèmes qui en découlaient.

224Au Royaume-Uni, au début des années 1850, la très renommée British Association for the Advancement of Science (BAAS) commande un rapport sur les conséquences physiques et économiques de la déforestation au niveau des zones tropicales. Quelques années plus tard la BAAS devient un lieu où est vigoureusement défendue la théorie de la dessiccation du climat suite à la déforestation. Deux scientifiques importants, Alfred Newton (1829-1907) – à l’origine de la première législation britannique sur la protection des oiseaux – et Alfred Russell Wallace y exposent leurs programmes conservationnistes, et surtout insistent sur les liens entre déforestation, dessiccation et extinctions589. Leurs idées témoignent d’une période fertile en préoccupations environnementales, période qui recouvre globalement la décennie 1860 et que Richard Grove explique ainsi :

La publication de L’origine des espèces de Charles Darwin en 1859 a fourni les éléments propices à une décennie de crises religieuses et existentielles pendant laquelle les présupposés anciens sur la naissance et la mort, le temps et la chronologie, la religion et la génération, déjà très écornés, furent finalement détruits. Ces inquiétudes étaient reflétées par, ou contribuèrent à, une vague sans précédent de préoccupations environnementales pendant toutes les années 1860590.

225Outre les contributions des auteurs précédemment cités, il nous faut aussi mentionner pour le monde anglo-saxon les ouvrages de Strickland, The Dodo and its Kindred, de Hugh Cleghorn (1820-1895), Forests and gardens of South India et surtout celui de Georges Perkins Marsh (1801-1882), Man and Nature sur lequel nous reviendrons591.

226En France, deux entreprises éditoriales majeures témoignent du souci de sensibilisation du public cultivé à la beauté et à la fragilité de la nature : Jules Michelet (1798-1874) qui publie une série d’ouvrages populaires à la gloire de la nature : L’Oiseau (1856), L’Insecte (1858), La Mer (1861) et enfin La Montagne (1868), et Élisée Reclus (1830-1905), qui fait paraître le premier ouvrage de sa trilogie géographique : La Terre (1868-69)592.

227Malgré de nettes différences de sensibilités aux problèmes environnementaux et au rôle de l’homme dans la nature, les auteurs de culture latine et catholique, comme les français Michelet et Reclus et les auteurs de culture anglo-saxonne et protestante, comme Marsh, Darwin ou Lyell n’ont cessé de s’influencer réciproquement, le problème des extinctions ne dérogeant pas à la règle ; Michelet fut influencé par De Candolle, Humboldt, Lyell ; il marqua le pensée de Marsh qui connaissait bien la France ; enfin, ces deux derniers furent des sources importantes d’inspiration pour Reclus.

228Débutons avec Michelet. Après s’être remarié en 1850 à une jeune institutrice suisse, Michelet abandonna pour un temps l’histoire et consacra tout son temps à l’histoire naturelle et à la philosophie qui étaient ses amours de jeunesse. Comme le souligne Robert Van der Elst dans sa thèse Michelet naturaliste, le grand historien souhaitait populariser ses idées d’inspiration romantique et arcadienne sur la nature. Le souffle panthéiste qui inonde ses écrits permet de résumer la thèse de Michelet à la sentence suivante : « la nature organise toute vie avec un maximum de tendresse, d’innocence et de pureté. »593 En revanche, bien qu’il ait lu des extraits de nombreux grands savants de son siècle, la justesse et la précision scientifique passent souvent dans ses ouvrages par pertes et profits.

229Mais peu importe, ici seules comptent les idées qu’a défendues Michelet et leur diffusion massive auprès du public. C’est ainsi que dans le chapitre V de La Mer, Michelet décrit avec force détails sanguinolents et emphase tragique le massacre des nombreuses espèces innocentes peuplant les océans et leurs rivages ; il compare le sort des espèces sauvages à celui des races et tribus humaines exterminées et esclavagisées par les Occidentaux : « On peut juger que si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément, ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours. »594 Lorsque Michelet parle d’homme, il parle évidemment des peuples occidentaux, conquérants et destructeurs, et non des peuples sauvages. Il décrit le massacre barbare des animaux marins et en particulier des « inoffensives baleines » en jouant habilement sur les deux tableaux classiques de la cruauté et de la douleur inutile d’une part, et d’autre part, sur les risques écologiques et risques d’extinction qu’engendrent une chasse sans réserves :

On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants marins ! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer. [...] On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, servir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent, on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement, des animaux trop lourds, ou trop doux pour se revancher.

230La conclusion de ce moraliste républicain s’impose d’elle-même : « ces carnages sont une école détestable de férocité qui déprave indignement l’homme ».595

231Mais un peu plus loin, le ton devient nettement plus écologique. Sans qu’il en possède la moindre connaissance claire et scientifique, comme tous les hommes de son époque, Michelet sent néanmoins que les espèces sont liées entre elles par des relations obscures, organiques, ordonnées qu’il est imprudent de déranger :

La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui règne et s’abstenait de le troubler. [...] La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse à l’ordre, à l’harmonie du tout. Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure ; qu’il vive sur des individus, mais qu’il conserve les espèces ; dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature.

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Pêche à la baleine sur les côtes du Groenland
Gravure de J. Flipart publiée en 1750.

232La rhétorique de l’ordre (« fonctionnaire », « ordre », « harmonie ») s’oppose dans la vision rousseauiste de Michelet, à l’action de l’homme qui est l’intrus, l’agitateur, la calamité dans ce monde tranquille des espèces ; il est celui qui fait « défaillir » les espèces, être aux mœurs corrompues pour qui « chaque progrès dans l’art, progrès de barbarie féroce, [est un] progrès dans l’extermination »596. La question centrale de la démonstration de Michelet se résume à savoir comment rétablir l’ordre dans les relations entre les hommes et les autres espèces.

233Michelet plaide pour la mise en place d’un « droit de la mer » international, un peu sur le modèle du droit de la chasse (qui n’existe pas à l’échelle internationale à son époque, mais seulement au niveau national) :

Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux [ ] Les petits, les femelles pleines, doivent être respectés, spécialement dans les espèces qui ne sont pas surabondantes, spécialement chez les êtres supérieurs et moins prolifiques, les cétacés, les amphibies597.

234Il précise même pour les baleines qui sont déjà gravement menacées l’instauration d’un moratoire :

Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue pour un demi-siècle. Elle réparera ses désastres [...] La paix pour la baleine franche ; la paix pour le Dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auraient disparu. Il leur faut une longue paix, comme celle qui très sagement a été ordonnée en Suisse pour le Bouquetin, bel animal qu’on avait traqué, et presque détruit ; on le croyait perdu même, et bientôt il a reparu.598

235La comparaison de Michelet montre à quel point la prise de conscience de la fragilité des espèces surexploitées est profonde. Lui, l’écrivain non spécialiste de ces questions est capable d’énumérer avec précision une bonne dizaine d’espèces gravement menacées d’extinction. Par ailleurs, il ne prône pas une simple « paix » passive avec ces espèces en danger, mais suggère des tactiques de conservation qui sont confirmées par les connaissances actuelles en dynamique des populations : « la meilleure manière de les multiplier, c’est de les épargner au moment où ils se reproduisent »599 (notons toutefois que ce conseil s’accompagne d’une envolée mystique sur le droit de toute vie à pouvoir se dépasser en atteignant l’infini par la reproduction).

236Quelles que soient par ailleurs les convictions vitalistes et chrétiennes ou panthéistes de Michelet pour s’engager dans ce combat pour la paix et l’ordre entre les hommes et les animaux, elles confirment que dès le début des années 1860 en France, le grand public pouvait déjà avoir conscience du problème des espèces en voie d’extinction, des raisons de le résoudre et des premières solutions à mettre en œuvre.

237Ce point est magnifiquement confirmé par quelques extraits du chef-d’œuvre de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, aux accents fort écologiques : « l’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jour la dernière baleine de l’océan. »600 Mais aussi les phoques, les morses et les lamantins. Il n’est donc plus possible d’affirmer que le grand public en ce milieu de xixe siècle n’était pas sensibilisé aux risques d’extinction.

238Aux États-Unis, c’est à l’écrivain polyglotte, businessman et homme politique Georges Perkins Marsh (1801-1882) que revient l’honneur d’avoir écrit le premier livre alarmiste sur l’état de l’environnement et les nuisances humaines. Si le livre de Michelet évoque les désastres causés par les hommes sur les espèces sauvages et envisage brièvement de ramener l’ordre et l’harmonie, il faut avant tout l’interpréter comme une ode à la nature et à la vie, une élégie à la mer. Bien au contraire, l’ouvrage de Marsh traduit tout entier la préoccupation de son auteur face à l’influence en grande partie nocive de l’homme sur la nature. Modification des cours d’eau, déforestation, érosion, changements climatiques, épuisement des ressources naturelles font tous partie des problèmes qu’il énumère au cours de son livre – et auxquels il propose également des solutions. Bien évidemment, les extinctions d’espèces ne font pas défaut à cette triste liste et c’est même avec systématicité qu’elles sont exposées.

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Georges Perkins Marsh photographie prise entre1855 et 1865.

239Soulignons d’abord que Marsh préfère le substantif original et rare d’« extirpation » à celui d’« extinction ». Cependant, il s’avère que ce terme est encore utilisé en anglais jusque dans des articles scientifiques récents, et qu’il semble être un synonyme tout à fait interchangeable d’extinction. L’acception française d’« extirpation », au contraire, ne semble pas recouvrir le sens d’extinction.

240Marsh aborde ensuite les problèmes de destruction et d’extinction dans la plupart des catégories du vivant tout au long du second chapitre de son livre : Extirpation of vegetables (p. 64), quadrupeds (p. 76), birds (p. 82), fish (p. 99 et 105) (curieusement, il traite des mammifères marins avec les poissons, ce qui souligne la primauté donnée à une classification écologique et non pas taxinomique du règne vivant). Les données dont il dispose sont fragmentaires et relativement imprécises. Aucune information exceptionnelle ne surgit de son exposé : en ce qui concerne les oiseaux, il indique qu’il a lu L’Oiseau de Michelet et cite l’exemple devenu paradigmatique du dodo. Pour les mammifères marins, il cite la disparition de la rhytine de Steller.

241Marsh n’est pas un naturaliste et il ne faut pas chercher la valeur de son ouvrage dans son érudition scientifique. Il ne s’agit pas non plus d’une jérémiade romantique sur les malheurs de la nature, mais bien d’une diatribe contre les actions dévastatrices et irresponsables des hommes. Voici la situation de la Terre telle qu’il la dépeint :

[celle-ci] deviendrait rapidement une maison indigne pour ses plus nobles habitants [...] Une autre ère équivalente de crime et d’imprévoyance humaine [...] la réduirait à de telles conditions d’appauvrissement dans sa production, de dévastation de sa surface, d’excès climatiques qu’elle menacerait de dépravation, de barbarie, et peut-être même d’extinction l’espèce [humaine].601

242On le constate, ce n’est finalement pas la nature qui intéresse au premier chef Marsh, mais bien l’avenir de l’espèce humaine. La démarche de Marsh reste tout à fait anthropocentrique et il ne cesse en fin de compte, malgré l’accumulation de ses dénonciations, de faire confiance à l’homme, à la science et au progrès pour résoudre les problèmes environnementaux. Marsh est certain que l’homme peut contrôler son environnement pour en tirer le meilleur, car l’environnement n’est qu’un objet, certes précieux, mais un objet à la disposition et sous la domination de l’espèce qu’il qualifie de « la plus noble ». La morale de Marsh, utilitariste au demeurant, a accompagné la prise de conscience américaine de la fragilité de la nature et des espèces, qui se concrétisait à la même époque par la création de Yellowstone, le premier parc naturel nord-américain. Malheureusement, son livre ne fut jamais intégralement traduit en français.

243Il servit cependant de base de réflexion à des intellectuels français, au premier rang desquels le géographe Élisée Reclus.

244Ami de Kropotkine et de Bakounine, Élisée Reclus (1830-1905) fut un géographe anarchiste peu reconnu en France, dont on redécouvre aujourd’hui l’ampleur et la profondeur de l’œuvre. Il concilia en effet pour la première fois géographie, données sociales et données environnementales. En ce sens, il peut être considéré comme un initiateur de ce qui aujourd’hui relève du domaine de l’écologie sociale. Nous ne pouvons ici passer en revue toute l’étendue de l’œuvre de Reclus, qui commença en 1868 par un petit livre fortement empreint de poésie naturaliste (Histoire d’un ruisseau), qui montrait déjà l’intérêt que portait Reclus au monde naturel, au delà de son simple aspect géographique et physique. Nous appuierons notre analyse de la place des extinctions chez Reclus par une lecture de La Terre602, sa première grande synthèse géographique datant des années 1868-1869.

245Lorsque dans la dernière partie du tome II de La Terre, Reclus aborde la question du rapport entre les sociétés humaines et la nature, il se distingue d’emblée du rousseauisme diffusé par Michelet ; sa confiance va sans conteste envers le darwinisme, ce dont témoigne cette remarque : « les premiers rapports de l’homme avec le monde des animaux qui l’entouraient devaient être nécessairement ceux de la lutte et de la destruction. »603 Pour Reclus, la grande bataille de la vie s’inaugurait par le massacre et, heureusement pour les hommes, « ce sont les terribles bêtes fauves qui ont fini par être tuées et dévorées. [...] Des races entières ont disparu devant lui [l’homme] »604. Au début ne régnaient pas l’harmonie et l’amour entre les hommes et la nature, mais bien la guerre pour la survie, barbare et sans merci ; guerre écologique, dont Reclus énumère quelques victimes, espèces effacées par le succès écologique humain : le « Schelk » d’Allemagne et le Grand Cerf d’Irlande (Megaloceros). Il cite ensuite pour les périodes plus récentes les espèces qui deviennent maintenant familières dans ce genre de liste : dodo, solitaire, lori de Rodrigues, moas, rhytine de Steller, baleine de Biscaye, etc. Il pense que pour la flore il en a été de même, et finit sur de sombres prédictions : « De nos jours, le bison, le lion, le rhinocéros, l’éléphant reculent incessamment devant l’homme, et tôt ou tard, ils disparaîtront à leur tour, ceux du moins qui ne deviendrons pas des animaux domestiques. »605 Reclus a peut-être lu Lucrèce et reprend-il son argumentaire ; dans ce cas, il n’innove guère, mais a au moins l’honnêteté de mener à son extrême l’idée de domination humaine sur la nature, qui, à l’instar d’Auguste Comte, ne laisse qu’une alternative : la destruction ou l’intégration par la domestication.

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Solitaire
Date d’extinction : 1760.

246Pour Reclus, à l’instar de Comte, la domestication, en favorisant le maintien et l’accroissement des espèces témoigne d’un degré de civilisation supérieur. Or comment juger du degré de civilisation (et de progrès) d’une société ? Non pas selon des critères économiques, moraux ou culturels, mais avant tout selon des critères esthétiques !

247L’idéal humain est de tendre vers un embellissement toujours croissant du monde. Avant beaucoup d’autres, il défend la beauté et la diversité de la nature pour le « sort des générations futures ». Corrélativement, il distingue les « bonnes » et les « mauvaises » sociétés humaines selon qu’elles embellissent ou qu’elles enlaidissent la Terre :

Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort606

248Pour conclure son ouvrage, Reclus nous rappelle que « devenu la conscience de la terre, l’homme assume par cela même une responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante »607. Et qu’il ne pourra remplir son devoir qu’en étendant le règne de la connaissance et de la liberté. Pour notre part, nous ne manquerons pas de remarquer l’emploi original que fait Reclus du critère esthétique. Alors que chez les romantiques et les naturalistes tels que les décrit Hargrove, la beauté formelle est le signe extérieur ou plutôt la voie d’accès à une réalité transcendante, celle des choses en soi, des espèces comme essence, et du monde comme tout ou divinité englobante, chez Reclus, le critère esthétique perd ses oripeaux théologiques et panthéistes pour n’être plus qu’un signe terrestre, séculier, sorte de variable intégratrice de tous les autres critères de jugement relatifs aux rapports d’une société avec son environnement et avec sa propre marche vers le progrès.

249Nous ne pouvons qu’être charmés par la subtilité de cette position environnementale qui, en évitant le Charybde des excès que nous avons dénoncé d’une appréhension purement esthétique de la conservation des espèces, ne succombe pas pour autant au Scylla d’un utilitarisme par trop anthropocentrique et égoïste. En faisant de la protection de la diversité des espèces et de la beauté de la nature en général un critère de développement moral et humain, Reclus, nous semble-t-il, réconcilie homme et nature au-delà des clivages récurrents entre homme sauvage et homme moderne, entre nature sauvage et nature domestiquée.

L’idée d’extinction au XIXe siècle

250Dès la fin des années 1860, tous les ingrédients sont réunis en vue d’une prise de conscience massive des atteintes faites au milieu et aux espèces. En quelques dizaines d’années l’extinction est passée du statut d’hypothèse hardie à celui de phénomène démontré et enfin de fait explicable scientifiquement par l’enchaînement de causes soumises à des lois d’évolution biologiques et biogéographiques. Par ailleurs, les savants relèvent de plus en plus d’espèces éteintes au cours de la période historique ou proto-historique. Ces listes d’espèces éteintes sont largement diffusées au sein du public cultivé... Peu à peu, on constate également que la valorisation esthétique des espèces est supplantée par la vision écologique des espèces. Ce n’est plus une essence inaccessible que vont rechercher les scientifiques. Les espèces redescendent du ciel des idées sur la terre cruelle où règne la loi de la survie du plus apte. Les espèces deviennent des organismes variables, des populations fluctuantes soumises au hasard. Témoin des résistances à cette vision trop incertaine du monde, le lamarckisme, qui en France surtout ne cesse de se perpétuer, et son dernier avatar : la théorie de la dégénérescence des espèces que nous présenterons bientôt.

251Mayr608 affirme que l’émergence des idées évolutionnistes est due à deux découvertes scientifiques : la révolution copernicienne en premier lieu, qui montra aux hommes que les écritures saintes pouvaient se tromper, puis la découverte de la longueur des temps géologiques et de l’existence d’espèces éteintes qui remettaient en question le récit de la Création. Darwin a alors pu faire admettre dans la pensée occidentale que l’homme était un animal comme les autres. Nous pensons qu’il est désormais essentiel de souligner que Darwin a aussi montré que l’espèce humaine, si elle n’est qu’une parmi les autres, pourrait aussi être vouée, comme les autres, à l’extinction en vertu du principe d’évolution par sélection naturelle. Cet apprentissage de la mort au niveau collectif pourrait être également un tournant important dans la marche des idées et des représentations humaines ; de surcroît, contrairement aux récits eschatologiques et aux mythes, cette fois, ce ne serait pas un événement surnaturel, mais bien les lois de la nature qui condamnerait l’homme, sans possibilité de rédemption !

Notes de bas de page

378 « La critique de la faculté de juger téléologique » constitue la deuxième partie de la troisième critique de Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger [1ère éd. 1790] [tr. et présenté par Renaut Alain], Paris : Flammarion, 1995, 540 p.

379 Ibid., p. 370.

380 Ibid., § 64, p. 362.

381 Ibid.

382 Cf. l’analyse approfondie de Huneman (Philippe), Biologie et métaphysique, op. cit., p. 563.

383 Ibid., § 82, p. 424.

384 Ibid., Cf. notes 106 et 107 d’Alain Renaut.

385 Ibid., p. 419.

386 Ibid., pp. 419-420.

387 Ibid., p. 425 en note.

388 Camper (Pierre), « Du rhinocéros à deux cornes » [1ère éd. 1777], in Œuvre de Pierre Camper, Paris : H. J. Jansen & A. Bertrand, An XI [1803], T. I., pp. 223-224. Cité par Balan (Bernard), L’Ordre…, op. cit.

389 Ibid., p. 425.

390 Ibid., p. 426.

391 Ibid., p. 433.

392 Ibid. Cf. fin du § 84, pp. 433-434.

393 Ibid., p. 360.

394 Ibid., p. 370.

395 Habermas (Jürgen), De l’Éthique de la discussion, Paris : Les éditions du Cerf, 1992, p. 193. Il est intéressant de noter que, aussi bien chez Habermas que chez Rawls (Rawls (John), A Theory of justice, Cambridge (Mass.) : The Belknap Press of Harvard University Press, 1971, p. 512), les réflexions sur une éthique globale étendue aux non-humains sont insérées en toute fin d’ouvrage, comme pour s’excuser à bon compte, avant de conclure leurs ouvrages respectifs, des limitations inhérentes à leurs entreprises.

396 Cf. Huneman (Philippe), Biologie et métaphysique, op. cit.

397 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions de la surface du globe [1ère éd. 1812], Paris : Christian Bourgois, 1985, 335 p.

398 Foucault (Michel), Les Mots et les choses, op. cit., p. 288.

399 Thomas (Hubert), Préface de Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions..., op. cit., p. 27.

400 Ellenberger (François), Histoire…, op. cit., t. II, p. 297.

401 D’Holbach (Paul-Henry Thiry), « Terre (Révolution de la) », in Diderot (Denis) & Alembert (Jean le Rond d’) (sous la dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel : Chez Samuel Faulche & Co., 1765, vol. XVI.

402 C’est Henri Ducrotay de Blainville (1777-1850), anatomiste et successeur de Cuvier au Muséum, qui crée le mot à partir des racines grecques palaios, « ancien », ontos, « être » et logos, « discours ».

403 Ellenberger (François) & Gohau (Gabriel), « À l’aurore de la stratigraphie paléontologique : Jean-André De Luc, son influence sur Cuvier », Revue d’Histoire des Sciences, vol. XXXIX, 1981, pp. 217-257.

404 Ellenberger (François), Histoire…, op. cit., p. 306.

405 Cf. Buffetaut (Éric), Histoire de la paléontologie, op. cit., p. 47.

406 Ibid., p. 48.

407 Burtin (François-Xavier), « Réponse à la question physique, proposée par la société de Teyler, sur les révolutions générales qu’a subie la surface de la terre, et sur l’ancienneté de notre globe », Verhandelingen, uitgegeeveen door Teyler’s tweede genoostschap, vol. 8, Haarlem, 1790, p. 7. Cité par Ellenberger (François), Histoire…, op. cit., p. 300.

408 Ellenberger (François), Histoire…, op. cit., p. 300.

409 Cuvier (Georges), « Mémoire sur les espèces d’Eléphans tant vivantes que fossiles, lu à la séance publique de l’Institut national le 15 germinal, an IV », Magasin encyclopédique, 2ème année, no 3, pp. 440-445.

410 Stanley (Steven M.), Extinction, New York : Scientific American Book, 1987, xi + 242 p.

411 Cuvier (Georges), Recherches..., 4ème éd., 1834, p. 201. Cité par Balan (Bernard), L’Ordre…, op. cit., p. 394.

412 Cuvier (Georges), Notice sur le squelette d’une très grande espèce de quadrupède inconnue jusqu’à présent, trouvé au Paraguay et déposée au cabinet d’histoire naturelle de Madrid, Paris : de l’impr. du Magasin encyclopédique, 1796, 8 p.

413 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions..., op. cit., p. 43.

414 Ibid.

415 Buffetaut (Éric), Histoire de la paléontologie, op. cit., p. 54.

416 Grayson (Donald K.), « Nineteenth-Century Explanations of Pleistocene Extinctions : a Review and Analysis », in Martin (Paul S.) & Klein (Richard G.) (sous la dir.), Quaternary Extinctions : a Prehistoric Revolution, Tucson : University of Arizona Press, 1984, p. 9.

417 Laurent (Goulven), « Révolutions du globe », in Tort (Patrick) (sous la dir.), Dictionnaire du darwinisme..., op. cit., tome 3, pp. 3683-3685.

418 Ibid.

419 Ibid.

420 Corsi (Pietro), Lamarck : Genèse et enjeux du transformisme 1770-1830, Paris : CNRS Éditions, 2001, p. 101.

421 Faujas de Saint-Fond (Barthélémy), « Mémoire sur deux espèces de bœufs... », Annales du Muséum d’Histoire Naturelle, tome 2, 1803, p. 195. Cité par Laurent (Goulven), Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860, Paris : CTHS, 1987, p. 17.

422 Bien que ces deux notions soient généralement intimement liées, on doit distinguer l’uniformitarisme qui est la théorie selon laquelle les changements qui interviennent au cours de l’histoire de la terre sont graduels, de l’actualisme qui postule que les causes qui furent à l’œuvre dans le passé géologique de la terre sont de même nature que les causes actuelles.

423 Delamétherie (Jean-Claude), Théorie de la terre, Paris : Maradan, an III [1794], vol. III, p. 163.

424 Delamétherie (Jean-Claude), Théorie de la terre, op. cit., vol. III, pp. 164-166. En prenant le risque d’apparaître trop sévère à l’égard de cet auteur, il semble que la partie théorique de la Théorie de la terre de Delamétherie n’est qu’un mélange hétéroclite des idées de Palissy et de Buffon apprêtées à la mode des dernières découvertes géologiques et paléontologiques de l’époque.

425 Ibid.

426 Delamétherie (Jean-Claude), Théorie de la terre [1ère éd. 1794], 2nde éd., an V [1797], vol. V, pp. 214-215. Cité par Corsi (Pietro), Lamarck…, op. cit., pp. 103-104.

427 Corsi (Pietro), Lamarck…, op. cit., p. 104.

428 Bertrand (Philippe), Nouveaux principes de géologie, comparés et opposés à ceux des philosophes anciens et modernes, notamment de J.-C. Delamétherie, qui les a tous analysés dans sa théorie de la Terre : ou manière plus simple d’observer et d’expliquer, l’un par l’autre, les principaux faits naturels ; avec un abrégé de la géologie nouvelle, Paris : Chez l’auteur & Maradan, 1797 [an VI], 538 p.

429 Ibid., pp. 330-332.

430 Ibid., p. 337-338.

431 Guyénot (Émile), Les Sciences de la vie au xviie et xviiie siècle, op. cit., p. 408.

432 Szyfman (Léon), Jean-Baptiste Lamarck et son époque, Paris : Masson, 1982, 447 p.

433 Cabanis (Pierre Jean Georges), Rapports du physique et du moral de l’homme [1ère éd. 1802], 2ème éd., Paris : ch. Crapart, Caille & Ravier, an XIII [1805], chap. 10.

434 Ibid., cité par Guyénot (Émile), Les Sciences…, op. cit., p. 405.

435 Cabanis (Pierre Jean Georges), Rapports du physique..., op. cit., vol. II, p. 305.

436 Ibid., II, pp. 305-306.

437 Ibid., II, p. 305.

438 Ibid., II, p. 304.

439 Ibid., p. 305 (ed. 1805).

440 Guyénot (Émile), Les Sciences…, op. cit., p. 408.

441 Lacepède (Bernard-Germain-Étienne de La Ville), Histoire naturelle des Poissons, Paris : Saugrain, an VIII [1800], tome 2, pp. xxiii-lxiv.

442 Ibid., pp. xxxiv-xxxv.

443 Ibid., p. xxxix.

444 Corsi (Pietro), Lamarck…, op. cit., p. 113.

445 Nous avons souligné que le terme de « pseudo-extinction » pouvait être utilisé pour faire référence aux extinctions telles que les envisage Lamarck. Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit là que d’une appellation pratique (bien que confuse) dans le but de discerner les deux types d’extinctions qui sont décrits et reconnus à cette époque. Il n’y a cependant aucune raison pour ne pas considérer ces « pseudo-extinctions » (parfois aussi appelées ‘extinctions apparentes’) comme des extinctions authentiques dans la mesure où l’espèce s’éteint effectivement, c’est-à-dire, n’existe plus. Dire que l’extinction ne serait qu’apparente (Szyfman) reviendrait à avouer que soit la notion d’espèce n’est qu’apparente, soit que le processus de spéciation est lui-même apparent...

446 Mayr (Ernst), Histoire de la biologie, Paris : Fayard, 1989, t. I, p. 361.

447 Ibid., p. 494.

448 Ibid.

449 Cuvier (Georges), Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, Paris : Chez Baudouin, an VI [1798], p. 11.

450 Corsi (Pietro), Lamarck…, op. cit., p. 112.

451 Lacepède (Bernard-Germain-Étienne de La Ville), Histoire naturelle…, op. cit.

452 Robinet (Jean-Baptiste), De la Nature, Amsterdam : chez E. Van Harrevelt, 1761, IV, pp. 1-2.

453 « Espèce », in Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 2ème éd., Paris : Deterville, 1817, vol. 10, pp. 441-451.

454 Cuvier (Georges), « Éloge historique de M. de Lamarck, lu le 26 novembre 1832 par M. le baron Silvestre », Recueil des éloges lus dans les séances publiques de l’Institut de France par G. Cuvier, nouvelle édition, Paris : Librairie Firmin Didot, 1861, vol. III, pp. 199-200.

455 Tel est le point de vue justifié de Szyfman (Léon), Jean-Baptiste Lamarck..., op. cit.

456 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique, op. cit., p. 113-114.

457 Szyfman (Léon), Jean-Baptiste Lamarck…, op. cit., Chap. XVI : « La science de l’espèce ».

458 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), « Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an VIII (1800) », in Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Système des animaux sans vertèbres..., Paris : Déterville, an IX (1801), pp. 3-5.

459 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique, op. cit.

460 Mayr (Ernst), Histoire de la biologie, op. cit., p. 337.

461 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique, op. cit., p. 116.

462 Pichot (André), Histoire de la notion de vie, Paris : Gallimard, 1993, p. 654 (Tel).

463 Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit., p. 29. Nous reprenons ici en grande partie son analyse.

464 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Système des animaux sans vertèbres, Paris : Deterville, 1801, p. 407.

465 Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit.

466 Précisons que cet argumentaire ne tient que pour autant que Cuvier suppose l’extinction de toutes les espèces d’une époque, par une catastrophe nécessairement générale, ce qui était le cas en 1802. Plus tard, il infléchira cependant ses positions et défendra seulement l’idée de catastrophes régionales qui autorisent des changements de faunes graduels entre les différents horizons fossilifères.

467 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Système…, op. cit., p. 408.

468 Cf. Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit., pp. 30-31.

469 Ibid., p. 32

470 Ibid., p. 35.

471 Ibid.

472 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique, op. cit., p. 114.

473 Cuvier (Georges), « Discours préliminaire », in Recherches sur les Ossemens fossiles de Quadrupèdes, Paris : Deterville, 1812, t. 1, pp. 1-120.

474 Ibid., p. 94.

475 Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit., p. 36.

476 Ibid.

477 Ibid.

478 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique, op. cit., pp. 114-115.

479 Van Breda (M.) & Van Hees (M.), « Notice sur des dents de ruminants, de pachydermes et de carnassiers, trouvées dans la formation crayeuse de la montagne Saint-Pierre de Maastricht », Annales des sciences naturelles, vol. 17, 1829, pp. 453-54.

480 Cohen (Claudine), Le Destin du mammouth, op. cit., p. 177.

481 Mayr (Ernst), Histoire de la biologie, op. cit., t. 1, p. 473.

482 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions..., op. cit., p. 112.

483 Ibid., p. 307.

484 Cuvier (Georges), Discours préliminaire, op. cit., p. 47.

485 Grayson (Donald K.), « Nineteenth-Century Explanations… », op. cit., p. 21.

486 Ibid., p. 121.

487 Laurent (Goulven), Postface de Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions..., op. cit., p. 329.

488 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions.., op. cit., p. 268.

489 Cuvier (Georges), « Notes sur quelques ossemens qui paraissent appartenir au dronte, espèce d’oiseau perdue seulement depuis deux siècles », Bulletin des science naturelles, vol. XXII, 1830, pp. 122-125.

490 Drapiez (Pierre Auguste Joseph), « Dronte », in Bory de Saint-Vincent (Jean-baptiste) (sous la dir.), Dictionnaire classique d’histoire naturelle, Paris : Rey & Gravier, 1824, vol. 5, pp. 622-624.

491 Capocci (Mauro), communication personnelle.

492 Hargrove (Eugene C.), Foundations of Environmental Ethics, Denton : Environmental ethics books, 1989, p. 134, note 26.

493 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Système analytique des connaissances positives [1ère éd. 1801], Paris : PUF, 1988, pp. 154-155.

494 Orbigny (Alcide Dessalines d’), « Lecture d’un extrait du Prodrome de paléontologie stratigraphique universelle », Bulletin de la Société Géologique de France, vol. 2, no 7, 1831, pp. 99-111.

495 Cf. Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit., pp. 203-204.

496 Ibid., pp. 178-189.

497 Férussac (André d’Audebard de), « Compte-rendu de son ouvrage “Monographie des espèces vivantes et fossiles du genre Mélanopside, Melanopsis, et Observations géologiques à leur sujet (Mémoires de la Société d’Histoire Naturelle de Paris, vol. 1)” », Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques, vol. 3, 1823, p. 59.

498 Laurent (Goulven), Paléontologie…, op. cit., p. 182.

499 Parkinson (James), « Observations on the specimen of Hippurites from Sicily... », Transactions of the Geological Society of London, vol. 2, 1814, p. 280.

500 Lyell (Charles), Principles of Geology, Being an Attempt to Explain the Former Changes of the Earth’s Surface by References to Causes Now in Operations, London : Murray, 1830-1833, 3 vols.

501 Mayr (Ernst), Histoire…, op. cit., pp. 514-515.

502 Brocchi (Giovanni Battista), Conchiologia fossile subapennina, con osservazioni geologiche sugli Apennini e sul suolo adiacenta, Milan : Stamperia reale, 1814, 2 vols.

503 Lyell (Charles), Principles... [1ère éd. 1830], Chicago : University of Chicago Press, 1991, t. II, pp. 128-129.

504 Candolle (Augustin Pyrame de), Essai élémentaire de géographie botanique, Strasbourg : F. G. Levrault, 1820, 64 p.

505 Lyell (Charles), Principles…, op. cit., 1991, t. II, p. 130.

506 Lyell (Charles), Principles…, op. cit., 1991, p. 144. Traduit par J.-P. Denis in Worster (Donald), Les Pionniers…, op. cit., p. 161.

507 Selon Worster, « L’analyse complète des mécanismes de la dispersion des espèces constitue l’une des contributions les plus importantes de Lyell à la bio-écologie ». Cette composante des théories de Lyell n’est pas décisive de manière directe pour la problématique des extinctions, même si la prise en compte de la mobilité des individus, et donc des espèces, fut primordiale dans le passage d’une économie de la nature statique de type linnéen à une écologie dynamique reconnaissant la diversité des causes et des conséquences des interactions biotiques.

508 Cf. Hsü (Kenneth J.), « Uniformitarianism vs. Catastrophism in the Extinction Debate », in Glen (William) (sous la dir.), The Mass Extinction Debate. How Science Works in a Crisis, Stanford : Stanford University Press, 1994, pp. 217-229.

509 Ibid.

510 Hsü (Kenneth J.), The Great Dying, New York : Harcourt Brace Jovanovich, 1986, 292 p.

511 Lyell (Charles), Principles…, op. cit., 1830, vol. 1, p. 123.

512 Lyell (Charles), Sir Charles Lyell’s scientific journals on the species question [édité par Wilson Leonard G.], New Haven : Yale University Press, 1970, 572 p. (Yale studies in the history of science and medicine ; 5).

513 Cf. Worster (Donald), Les Pionniers…, op. cit., p. 164.

514 Ibid.

515 Lyell (Charles), Principles…, op. cit., t. II. Il s’agit du titre de la sous-partie du chapitre IX, pp. 146-151.

516 Fleming (John), « Remarks Illustrative of the Influence of Society on the Distribution of British Animals », Edinburgh Philosophical Journal, vol. 11, 1824, pp. 287-305.

517 Ibid., p. 295.

518 Cuvier (Georges), « Sur quelques ossements... », Bulletin des Sciences Naturelles, vol. XXII, 1830, pp. 122-125.

519 Duncan (J. S.), « A summary review of the authorities on which naturalists are justified in believing that the Dodo, Didus ineptus, Linn., was a bird existing in the Isle of France, or the neighbouring islands, until a recent period », The Zoological Journal, no 12, 1828, p. 559. Cité par Lyell (Charles), op. cit., p. 151.

520 Cf. deuxième partie de cet ouvrage.

521 Strickland (Hugh Edwin) & Melville (Alexander Gordon), The Dodo and its Kindred, London : Reeve, Benham, & Reeve, 1848, 141 p.

522 Cf. Di Gregorio (Mario A.), « Hugh Edwin Strickland on Affinities and Analogies : or, the Case of the Missing Key », Ideas and Production, vol. 5, 1987, pp. 35-50.

523 Broderip (William John), « Dodo », The Penny Cyclopaedia, London : Charles Knight & Co, 1837, vol. 9, pp. 47-55.

524 Owen (Richard), « Observations on the Skull and on the Osteology of the Foot of the Dodo (Didus ineptus) », Proceedings of the Zoological Society, vol. 14, 1846, pp. 51-53.

525 Strickland (Hugh Edwin) & Melville (Alexander Gordon), The Dodo…, op. cit., p. 3.

526 Ibid., p. 5.

527 Ibid.

528 Buffon (Georges Louis Leclerc de), Histoire naturelle des oiseaux. T. I, Paris : impr. royale, 1770, p. 480.

529 Cuvier (Georges), Tableau élémentaire..., op. cit., p. 251.

530 Drapiez (Pierre Auguste Joseph), « Dronte », in Dictionnaire classique..., op. cit.

531 En nous référant au philosophe Karl Popper (1902-1994), on pourrait dire que cette deuxième vie du Dodo se déroule dans son fameux « troisième monde », le monde « réel » des concepts, des idées, des arguments, etc. Cf. Popper (Karl Raimund), Objective Knowledge : An Evolutionary Approach, Oxford : Clarendon Press, 1972, x + 380 p.

532 Lyell (Charles), Principles…, op. cit., p. 156. Traduit par J.-P. Denis in Worster (Donald), op. cit., p. 162.

533 Ibid.

534 Comte (Auguste), Système de politique positive, Paris : Carilian-Goeury, 1851, tome I, p. 615.

535 Ibid., p. 244.

536 Ibid., p. 604.

537 Ibid., p. 614.

538 Ibid., p. 611.

539 Ibid., p. 591.

540 Ibid., p. 590.

541 « L’opinion de l’instabilité des espèces est une dangereuse émanation du matérialisme cosmologique, d’après une irrationnelle exagération de la réaction vitale des milieux inertes, qui n’a jamais été bien conçue », ibid., p. 593.

542 Ibid., p. 614.

543 Ibid., p. 615.

544 Ibid., p. 616.

545 Cf. Gayon (Jean), Darwin et l’après-Darwin, Paris : Kimé, 1992, chap. 1, pp. 21-66.

546 « This wonderful relationship in the same continent between the dead and the living, will, I do not doubt, hereafter throw more light on the appearance of organic beings on our earth, and their disappearance from it, than any other class of facts ». Darwin (Charles), Journal of researches into the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H. M. S. Beagle round the world, London : John Murray, 1845, p. 173.

547 Ospovat (Dov), The Development of Darwin’s Theory, Cambridge : Cambridge University Press, 1981, p. 53.

548 Darwin (Charles), B notebook, 1837-1838, pp. 20-21. Cité par Ospovat (Dov), op. cit., p. 55.

549 Cf. Grayson (Donald K.), « Nineteenth-Century… », op. cit., p. 31.

550 Forbes (Edward), « On the Connexion Between the Distribution of the Existing Fauna and Flora of the British Isles, and the Geological Changes which Have Affected their Area, Especially During the Epoch of the Northern Drift », Memoirs of the Geological Survey of Great Britain, vol. 1, 1846, pp. 336-432. Cité par Browne (Janet), The Secular Ark : Studies in the History of Biogeography, New Haven : Yale University Press, 1983, 276 p.

551 Browne (Janet), The Secular Ark..., op. cit.

552 Verhulst (Pierre François), « Notice sur la loi que la population suit dans son accroissement », Correspondances mathématiques et physiques, Bruxelles, 1838, pp. 113-121.

553 Darwin (Charles), L’Origine des espèces [1ère éd. 1859], Paris : Garnier-Flammarion, 1992, 604 p.

554 Ibid., p. 159.

555 Ibid., p. 367.

556 Van Valen (Leigh), « Concepts and the Nature of Selection by Extinction : is Generalization Possible ? », in Glen (William) (sous la dir.), The mass extinction debate..., op. cit.

557 Darwin (Charles), L’Origine…, op. cit., p. 369.

558 Ibid., p. 378.

559 Ibid., p. 370.

560 Ibid., p. 373.

561 Brocchi (Giovanni Battista), Conchiologia…, op. cit.

562 Darwin (Charles), L’Origine…, op. cit., p. 376.

563 Ibid., p. 392.

564 Buffetaut (Éric), Histoire..., op. cit.

565 Darwin (Charles), L’Origine…, op. cit., p. 399.

566 Stamos (David), « Was Darwin Really a Species Nominalist ? », Journal of the History of Biology, vol. 29, 1996, pp. 127-144.

567 Darwin (Charles), L’Origine…, op. cit., p. 375.

568 Ibid., p. 373.

569 Ibid., op. cit., pp. 543-544.

570 Nous reviendrons sur ces questions dans la deuxième partie de cet ouvrage au niveau des enjeux épistémologiques du concept d’extinction (Cf. Les « degrés » d’extinctions, p. 433).

571 Forbes (Edward), « On the Supposed Analogy Between the Life of an Individual and the Duration of a Species », Edinburgh New Philosophical Journal, vol. 53, 1852, p. 131.

572 Ibid., p. 133.

573 Mayr (Ernst), Qu’est-ce que la biologie ?, op. cit.

574 Darwin (Charles), L’Origine…, op. cit., p. 160.

575 Nous nous inspirons en partie de la synthèse de Raup (David M.), « The Role of Extinction in Evolution », in Fitch (Walter M.) & Ayala (Francisco J.) (sous la dir.), Tempo and Mode in Evolution : Genetics and Paleontology 50 Years after Simpson, Washington DC : National Academy Press, 1995, VIII + 325 p., chap. 6.

576 Mayr (Ernst), Growth of Biological Thought, Cambridge (Mass.), Harvard university press, 1982, pp. 410-417.

577 Cf. Acot (Pascal), « Du mouvement romantique à Aldo Leopold : quelques racines non religieuses de l’éthique environnementale », in Fagot-Largeault (Anne) & Acot (Pascal) (sous la dir.), L’Éthique environnementale, op. cit.

578 Oelschlaeger (Max), The idea..., op. cit., p. 115.

579 Ibid., p. 116.

580 Bradbury (John), Travels in the Interior of America, in the years 1809, 1810, and 1811, Ann Arbor [Mich.] : University of Michigan microfilms, 1966, p. 108. Cité par Hargrove (Eugene C.), Foundations…, op. cit., p. 112.

581 Cf. Hargrove (Eugene C.), op. cit., p. 113.

582 Cf. Thomas (Keith), Dans le jardin de la nature, op. cit.

583 Hargrove (Eugene C.), Foundations…, op. cit., p. 87.

584 Vogt (Karl), Leçons sur les animaux utiles et nuisibles [trad. de l’allemand par Bayvet Gustave], Paris : C. Reinwald, 1867, XI + 334 p. Cité par Matagne (Patrick), Comprendre l’écologie et son histoire, op. cit., p. 28.

585 Cf. Matagne (Patrick), op. cit., pp. 28-30.

586 Saikku (Mikko), « The Extinction of the Carolina Parakeet », Environmental History Review, vol. 14, p. 10.

587 Monclar (D.), « Conservation des espèces animales et végétales menacées par le développement de la civilisation », Revue scientifique et littéraire du département du Tarn, 1888-1889, p. 8. Cité par Matagne (Patrick), Aux Origines de l’écologie, Paris, Éd. du CTHS, 1999, p. 159.

588 Hargrove (Eugene C.), Foundations…, op. cit., p. 123.

589 Grove (Richard), Ecology, Climate and Empire..., op. cit., pp. 16-18.

590 Ibid., p. 19.

591 Cleghorn (Hugh F.), The Forests and Gardens of South India, London : W. H. Allen & Co., 1861, xiv + 412 p. Marsh (Georges Perkins), Man and Nature : or Physical Geography as Transformed by Human Action, New York : Charles Scribner, 1864, 412 p.

592 Reclus (Élisée), La Terre, description des phénomènes de la vie du globe, Paris : L. Hachette, 1868-1869, 2 vols.

593 Van der Elst (Robert), Michelet Naturaliste, [s.n.], 1914, p. 104.

594 Michelet (Jules), La Mer, Paris : Hachette, 1861, p. 177.

595 Ibid., p. 179.

596 Ibid., p. 183.

597 Ibid., pp. 183-184

598 Ibid., pp. 184-185.

599 Ibid.

600 Verne (Jules), Vingt mille lieues sous les mers, Paris : J. Hetzel, 1867, 2e partie, chap. XII.

601 Marsh (Georges Perkins), Man…, op. cit., p. 43.

602 Reclus (Élisée), La Terre : Description des phénomènes de la vie au Globe, t. II : L’Océan, l’atmosphère, la Vie, 4e éd., Paris, Hachette, 1881, 782 p.

603 Ibid., Tome II, p. 737.

604 Ibid.

605 Ibid.

606 Ibid., p. 750.

607 Ibid., p. 754.

608 Mayr (Ernst), Qu’est-ce que la biologie ?, op. cit.

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