L’idée d’extinction au xvie siècle
À travers l’œuvre de Bernard Palissy
p. 93-136
Texte intégral
1Notre enquête sur le concept d’extinction dans l’Antiquité nous laisse sur un bilan contrasté. Nous avons initialement mis en évidence les conditions historiques et intellectuelles propices à son émergence et celles qui en bloquaient la formulation claire. Pourtant ce concept fait bel et bien parti de l’héritage antique, même s’il ne s’est manifesté qu’à travers le sens commun et çà et là dans l’œuvre de quelques auteurs. Mais s’agit-il vraiment du concept d’extinction ? Un concept, comme le souligne le dictionnaire « Lalande »158, est une idée « abstraite et générale, ou du moins susceptible de généralisation ». Or, il apparaît clairement que dans l’Antiquité l’idée d’extinction émerge tout juste de l’ineffable et cela pour quelques cas particuliers seulement. L’extinction apparaît donc plutôt comme une idée vague, certes logiquement valide, mais peu structurée conceptuellement et encore moins supportée par des observations empiriques systématiques.
2À l’instar de l’histoire générale des sociétés, l’histoire des sciences et des représentations montre des périodes de stagnation, voire de régression et des moments de franche progression, voire des révolutions. Nous allons ainsi faire un bond de plus de mille ans par-delà la période moyenâgeuse, qui fut peu féconde en réflexions sur l’histoire naturelle, la connaissance de la nature et des espèces, pour présenter ce que nous pouvons considérer comme la première « révolution » en ce qui concerne la pensée des extinctions d’espèces. Révolution certes modeste eu égard aux autres bouleversements dont ont été l’objet les sciences à la Renaissance comme l’astronomie avec Copernic (1473-1543) ou l’anatomie avec Vésale (1514-1564), mais révolution avérée par la perspicacité d’un potier autodidacte de Guyenne, Bernard Palissy, qui pour la première fois formule l’hypothèse scientifique de l’extinction des espèces.
3Bien que cette hypothèse ait surgi de l’esprit d’un seul homme qui se proclame dans une large mesure en rupture avec l’héritage des anciens, on ne peut abstraire sa pensée des événements politiques, religieux et philosophiques de son époque. Bien au contraire, par cette rupture, car rupture il y a, se révèlent les tensions intellectuelles et les chocs de pensée d’une période riche sur le plan des idées.
Biographie de Bernard Palissy
4Bernard Palissy naquit vraisemblablement dans le diocèse d’Agen159 en 1510 et mourut en 1590160 emprisonné à la Bastille. Issu d’un milieu d’artisans modestes, il reçut une éducation sommaire et n’apprit ni le grec ni le latin. En revanche, à la faveur de voyages, de rencontres, et de ses propres expériences, il n’eut de cesse de s’instruire et de parfaire son éducation. Bien que les dates de sa vie coïncident avec celles des grands auteurs de la Renaissance, Du Bellay (1522-1560) et Ronsard (1524-1585), Louise Labé (c. 1524-1566) et Rabelais (1494-1553), le souffle humaniste qui imprègne ces auteurs reste en grande partie étranger à Palissy. Sa position de huguenot, nous le verrons, le conduit au contraire à s’opposer dans une certaine mesure à la tradition des humanitas, à la lecture dans le texte des auteurs anciens et à l’appui théorique que fournit leur sagesse ancestrale.
5Très jeune, Palissy s’intéresse au coloriage sur verre et au dessin. Après avoir sans doute voyagé il se fixe à Saintes où il se marie vers les années 1539. Son métier jusqu’alors est celui de peintre-verrier161. Puis, autour des années 1540, il se consacre à la « pourtraiture », c’est-à-dire au dessin, ce qui se traduit prosaïquement par des travaux d’arpenteur et de géomètre. Il établit ainsi le plan de villes fortifiées et se retrouve chargé de « figurer » les îles et les marais de la Saintonge.
6À partir de 1546, il prend part au développement de la Réforme en Saintonge, année où eurent lieu les premières prédications dans la région. Les doctrines de Calvin (1509-1564), qui prêchait à Genève, trouvèrent un écho très favorable dans les campagnes de l’actuelle Charente. Palissy lui-même décrit dans ces Recepte véritable l’évolution de ce protestantisme auquel il se rallie fébrilement162. Menacé pour ses orientations religieuses, Palissy a été emprisonné à Bordeaux en 1562 et aurait subit un sort funeste s’il n’avait pu bénéficier des appuis du duc de Montmorency, qui le libère en le faisant nommer « Inventeur des rustiques figulines du Roy et de la Royne sa mère ». C’est à ce même bienfaiteur qu’il dédie son premier livre, Recepte véritable163, qu’il fait publier en 1563 à La Rochelle où il s’est enfui.
7Mais avant cela, en 1540, un événement décisif est venu frapper Palissy : « Il me fust montré une coupe de terre, tournée et esmaillée d’une telle beauté, que deslors j’entray en dispute avec ma propre pensée. »164 On a glosé sur la nature de ce calice mystérieux : s’agissait-il d’émaux d’Allemagne, d’une maïolique italienne ou encore Palissy a-t-il imité les céramistes français d’Oiron ? Quoi qu’il en soit, cette coupe engagea toutes les forces de Palissy, pendant des années, dans la quête hasardeuse et harassante de l’art du potier et de l’alchimie de l’émailleur. Il avoue qu’il ne connaissait rien à la poterie en se lançant dans cette aventure et ce ne sont pas moins de quinze années d’essais et d’erreurs qui lui seront nécessaires pour maîtriser la composition de ses émaux, ainsi que l’uniformité des couleurs et de la cuisson de ses « rustiques figulines ».
8En 1565, Palissy va s’installer à Paris, suite dit-on, au voyage de Catherine de Médicis et de Charles IX à La Rochelle. Il commence alors la réalisation d’une grotte ornée de ses rustiques figulines au jardin royal des Tuileries où il installe son atelier et accède enfin à une certaine aisance matérielle. Malgré sa position en vue de huguenot il réussit à échapper au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 et s’enfuit pour quelques temps dans les Ardennes, à Sedan, où il réalise de nombreuses observations géologiques. Son retour à Paris est attesté en 1575 où il entreprend de donner des cours publics, dans une certaine mesure pour gagner plus d’argent165. En 1580, il publie son second ouvrage, les Discours admirables, et jusqu’à son embastillement en 1588, en raison des exactions de la Ligue, ne nous sont parvenus que peu de renseignements sur sa vie. La mode des rustiques figulines et des grottes étant passée, il est fort possible que le célèbre céramiste vécût les dernières années de sa vie dans une disgrâce relative.
Palissy et la Réforme
9Nous essaierons au fur et à mesure de la présentation de son œuvre, d’indiquer et d’analyser les influences qui façonnèrent la pensée de ce potier savant. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur quelques travaux remarquables de spécialistes de l’œuvre de Palissy : citons entre autres les ouvrages d’Ernest Dupuy, de Keith Cameron166, de Martin Rudwick167, de Gabriel Gohau168 ainsi que les commentaires très érudits accompagnant la réédition complète des œuvres de Palissy en 1996169.
10On peut d’ores et déjà noter l’importance globale et diffuse du protestantisme sur la vie de Palissy, sur son appréhension du monde et sur son écriture. L’influence de la Réforme sur sa pensée est d’autant plus forte qu’elle n’est pas directe comme le sera en d’autres temps l’influence de l’Eglise et du Dogme sur des savants comme Leibniz ou Linné. Ce n’est pas dans la religion qu’il faut chercher les prémisses des théories de Palissy ; en revanche, la religion réformée – à laquelle il jure fidélité sa vie durant – constitue un prisme propice à l’analyse du mode de pensée de Palissy et de la vision du monde qu’il expose à ses contemporains.
11Nous avons déjà noté sa méconnaissance des langues anciennes et son absence d’éducation de type humaniste. Évidemment, il ne doit en rien ce type d’éducation à l’influence du protestantisme, mais simplement à l’origine modeste de ses parents. Pourtant cette distance originelle avec la culture des humanités dans laquelle baignent tous les grands penseurs et écrivains de son temps a été sans doute confortée dans une large mesure par le rejet de l’optimisme humaniste de la part des réformés. La rupture n’est certes pas totale, car Calvin, en revenant aux sources de la Bible et en la rendant accessible au plus grand nombre, fait œuvre d’humanisme. Palissy, pour sa part, n’hésite pas à lire les traductions françaises des auteurs anciens dès qu’elles sont disponibles et ne manque pas de s’enquérir auprès de ses amis latinistes et hellénistes des théories des philosophes antiques.
12Mais les penseurs anciens font de moins en moins référence. Calvin rejette le courant néo-platonicien de l’Église qui cherche à concilier la philosophie grecque avec le message des Évangiles ; Palissy démonte avec force les arguments scientifiques des anciens qu’il juge fallacieux. L’humanisme optimiste et inventif des débuts qui idéalisait le mode de vie des anciens est en train de faire place à un humanisme désenchanté, qui voit en l’homme un être marqué par le péché, pas même capable d’accéder au salut sans la grâce de Dieu.
13Ce constat pessimiste des protestants est sans doute exacerbé par les brimades et les répressions qui les touchent, ainsi que par les périodes de troubles qui se succèdent en cette deuxième moitié de xvie siècle. On comprend mieux ainsi la volonté de témoignage qui transparaît dans les écrits de Palissy, de sa profession de foi à la dénonciation de ses malheurs personnels.
14En ce milieu de xvie siècle, le choix religieux de Palissy paraît presque évident au vu de son caractère. Seule la religion réformée semble pouvoir satisfaire le tempérament à la fois austère, intransigeant et exalté de cet artisan génial et confirmer le parallélisme biographique entre ses parcours scientifique, professionnel et religieux, tous à l’image du faible révolté contre le fort, du David porté par la liberté triomphant des Goliath de la tradition et de l’autorité.
15Au niveau scientifique plus particulièrement, les obstacles auxquels se heurte Palissy sont de deux ordres. Bien sûr, sa rupture par rapport aux traditions scientifiques des anciens et sa décision de placer la « Practique » au-dessus de la « Théorique » se doit d’être âprement justifiée et défendue ; mais c’est surtout la barrière de la religion qui lui interdit, comme à son contemporain le grand chirurgien Ambroise Paré (1517-1590), de professer à l’Université. C’est donc en partie pour contourner cette interdiction qu’il ouvre en 1575 une série de conférences destinée aussi à lui assurer un revenu plus décent, et surtout à diffuser ses découvertes et à les confronter aux idées des gens les plus doctes de son temps. Il aménage également à la même époque un cabinet d’histoire naturelle aux Tuileries où il expose toutes sortes de minéraux et de fossiles. « Insister sur l’importance d’observer la nature pour elle-même est caractéristique d’un des courants de pensée du xvie siècle, qui était dans une certaine mesure l’opposé de l’emphase humaniste sur le retour aux textes originels des anciens »170. Martin Rudwick, auteur de cette remarque judicieuse, tient naturellement Palissy pour l’un des représentants les plus éminents de ce courant de pensée.
16La marque du protestantisme se retrouve également dans les livres de Palissy. Ils témoignent d’un savoir, peut-être simple et de bon sens, mais acquis de haute lutte et que l’auteur va divulguer dans une langue sans fioritures et sans recherches stylistiques (apparentes) pour le bien du plus grand nombre. Tout comme Calvin cherche à faire accéder les simples croyants à la parole de l’Évangile, afin qu’ils la comprennent et la méditent par eux-mêmes, pareillement Palissy se plaît à laisser de côté l’institution scientifique lorsqu’il s’agit de transmettre à ses contemporains ses connaissances « pratiques » de la nature. Cette attitude n’est cependant pas une idiosyncrasie de Palissy : huguenot comme lui, le naturaliste Pierre Belon (1517-1564), célèbre pour son Histoire de la nature des oiseaux, affirme dans l’épître-dédicace de l’un de ses ouvrages avoir « traicté ceste miene observation en notre vulgaire François, et rédigé en trois livres, le plus fidelement qu’il m’a esté possible : n’usant d’autre artifice ou elegance d’oraison, sinon d’une forme simple, narrant les choses au vray ainsi que les ay trouvées es pays estranges. »171
Palissy le savant
17Pourquoi cet artisan de basse extraction, certes talentueux, mais peu fortuné, s’obstine-t-il à consacrer du temps à ce qui s’apparente à un loisir d’érudit ? Là encore, il semble que son engouement passionnel pour la philosophie naturelle trouve son origine dans une rencontre fortuite, qui rappelle en de nombreux aspects l’histoire de la coupe émaillée. Voici comment Palissy nous raconte l’événement qui initie ses recherches géologiques, « cette sorte de révélation à la Saint-Paul, une révélation quasi merveilleuse »172 :
En allant de Marepsnes à la Rochelle, j’ay apperceu un fossé creusé de nouveau, duquel on avoit tiré plus de cent charretées de pierres, lesquelles en quelque lieu ou endroit qu’on les sceust casser, elles se trouvoient pleines de coquilles, je dis si près à près, qu’on eust sceu mettre un dos de cousteau entre elles sans les toucher : et deslors je commencay à baisser la teste, le long de mon chemin, afin de ne voir rien qui m’empeschast d’imaginer qui pourroit estre la cause de cela... Voilà la cause, qui depuis ce temps-là, me fit imaginer et repaistre mon esprit de plusieurs secrets de nature desquels je t’en monstreray aucuns.173
18Mais derrière cet événement, pur accident biographique, se dévoile toute l’influence de la religion protestante, qui, à l’inverse de la théologie catholique, insiste sur l’impossibilité d’atteindre la vraie connaissance de Dieu par la raison déchue. C’est dans le rapport de Palissy à la nature que l’influence du calvinisme est surtout patente. Il suit ainsi le précepte de Calvin dans ses Commentaires sur les cinq livres de Moyse : « Que le monde nous soit une escole, si nous désirons de bien cognoistre Dieu. »174 Le désenchantement sur le statut de l’homme dans le monde prêché par le protestantisme rehausse à l’inverse la valeur de la nature, qui se transforme en Livre de la Création dans lequel se lit l’œuvre de Dieu aussi bien que dans le Livre des Écritures. Ces considérations spirituelles ne détournent cependant pas Palissy de sa méthode qui fait à la fois son intérêt et son charme : « entendre par Pratique » les choses naturelles plutôt que « par Théorique »175.
19Loin d’être isolée, cette méthode est largement caractéristique des naturalistes et des hommes de science du xvie siècle, même des plus illustres. Martin Rudwick voit dans ce motif utilitariste des recherches scientifiques le second trait caractéristique des savants de la Renaissance :
[Cet utilitarisme] a aussi de profonds fondements religieux, du fait que les théologies aussi bien protestantes que catholiques soulignent l’aptitude humaine, conférée par Dieu, d’utiliser les produits du monde dans lequel ils vivent. Une expression directe de ces motivations utilitaristes dans l’étude de la nature est visible chez Agricola, dans ses comptes-rendus factuels des minéraux utiles et des techniques minières [...] Palissy, tout en rejetant Paracelse avec autant de dédain qu’il ignora Aristote, est un bon exemple de cet tendance parmi les écrivains sur les “fossiles”.176
20Palissy n’est pas le premier à s’intéresser aux fossiles et à produire des théories explicatives relatives à leur origine, mais les particularités idiosyncrasiques de sa vie et de sa pensée expliquent en partie le regard neuf qu’il pose sur eux. Qui plus est, neuf, son regard l’est au moins de deux manières : neuf comme nouveau, en ce qu’il innove par rapport aux théories anciennes et neuf comme jeune, un regard de novice en science, non dévoyé par l’influence des théories anciennes. En dépit du fait que Palissy a vraisemblablement atteint un âge mûr lorsqu’il se lance dans ses réflexions scientifiques, son éducation d’autodidacte s’échelonne sur toute sa vie et plus particulièrement entre 1560 et 1580.
La philosophie naturelle de Palissy et l’hypothèse des « genres perdus »
21Même s’il s’inscrit largement en rupture avec de nombreuses traditions philosophiques du Moyen Âge et de la Renaissance, on ne peut comprendre la pensée de ce potier naturaliste sans la resituer succinctement dans l’histoire des sciences de la nature et de la Terre, et plus particulièrement dans la perspective de l’étude des fossiles.
L’étude des fossiles avant Palissy
22Depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, il serait totalement erroné d’affirmer que les connaissances naturalistes n’ont connu aucune évolution, aucune modification. Les traités aristotéliciens, comme le récit apocryphe des Météorologiques, ont été traduits et médités par les penseurs arabes, puis redécouverts en Europe à partir du xie siècle. L’une des questions importantes des Météorologiques porte sur la nature des pierres, question que l’on retrouve en filigrane tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, et plus particulièrement à propos de la nature des « fossiles » : s’agit-il de pierres qui se sont formées in situ par les forces « plastiques » et « génératives » de la Terre comme le soutiennent les savants influencés par le néoplatonisme, ou bien s’agit-il de restes d’anciens animaux vivants ? Cette question résume globalement le problème épistémologique central qui se pose aux philosophes naturalistes mais elle ne le circonscrit pas. En effet, le sens de « fossile » recouvre à l’époque tout objet déterré ou tiré de la terre, du fossile au sens moderne, aux minéraux, sels gemmes et objets hétéroclites en tous genres. Par ailleurs les théories de la génération in situ des fossiles sont loin d’identifier clairement un processus causal à l’origine de ce phénomène.
23La thèse des fossiles comme êtres vivants, que défend Palissy à la fin du xvie siècle n’est certainement pas nouvelle comme nous l’avons montré à propos de certains auteurs antiques et elle trouve également des défenseurs au Moyen Âge. Ce fut le cas d’Albert le Grand (1193-1280) qui voyait dans les fossiles le résultat de la pétrification de restes d’animaux, suivant un processus durant lequel « les éléments du corps des animaux sont modifiés, la terre se mêle à l’eau et la vertu minérale change le tout en pierre, en conservant la même forme que l’animal »177.
24Cette conception des fossiles obligeait dans une certaine mesure à postuler des changements géographiques dans la position respective des terres et des mers ; dès le xive siècle, Boccace (1313-1375) se montre favorable à cette idée, renforcée qu’elle est par les spéculations de Jean Buridan (1300-1358) sur l’âge canonique de la Terre qu’il exprime en millions d’années. Ce sont ces mêmes conceptions de Buridan qui ont été à la base de la théorie de la Terre de Léonard de Vinci (1452-1519)178 : « Les montagnes où sont les coquillages étaient jadis des rivages battus par les flots et depuis elles se sont élevées à la hauteur où nous les voyons aujourd’hui »179.
25Si l’on est encore loin de l’idée qu’il y a eu des espèces réelles (non mythiques) autrefois différentes de celles que l’on rencontre actuellement, admettre que les paysages n’ont pas toujours été ce qu’ils sont et qu’ils subissent une dynamique de transformation représente déjà une avancée importante dans l’explication rationnelle des faits naturels. Léonard formule néanmoins sa théorie dans le cadre d’une conception néoplatonicienne du monde, où la Terre représente un macrocosme à l’image du microcosme qu’est le corps humain. Ainsi, ce grand esprit de la Renaissance utilisait-il ses observations sur les fossiles (remarquables pour leur précision et leur justesse) pour démontrer que l’eau circulait au sein de la Terre comme le sang dans le corps des animaux.
26Si les historiens n’ont pas toujours compris (ou essayé de comprendre) cette théorie qui apparut rapidement comme totalement erronée, ils ont par contre souligné la valeur exceptionnelle des observations géologiques et paléontologiques de ce savant de génie. Gould par exemple ne dénombre pas moins de neufs points remarquables dans les analyses et les méthodes de Vinci, qui le rapprochent plus d’un scientifique du xixe que d’un touche-à-tout solitaire du début du xvie siècle.
27Le comble de sa construction théorique tient au fait qu’il met au service d’un paradigme largement scolastique et néoplatonicien (l’idée que le monde possède une âme comme les individus) des observations qui contredisent ce paradigme, à savoir que les fossiles ne sont en rien des « lusus naturae », nés d’une mystérieuse influence astrale ou vertu générative des pierres, mais bien les restes pétrifiés de coquilles semblables à celles des mollusques vivants. Il fonde cette dernière déduction sur les stries de croissance visibles sur les coquilles fossilisées car « elles n’auraient pu grandir sans s’alimenter. »180 Dans le Manuscrit de Leicester, Vinci note même que les coquilles fossiles se rencontrent à des niveaux différents et qu’elles sont donc nées à différentes périodes. Le génie de Vinci est malheureusement resté méconnu pendant plusieurs siècles, ce qui fait dire à Ellenberger qu’il aurait été « inutile »181 ; il a néanmoins contribué à ouvrir le monde sur le mouvement et l’infini, à la suite de Buridan ou Oresme182, en s’appuyant sur des observations novatrices, et reste un témoin privilégié du déclin du monde héritée des traditions aristotéliciennes et scolastiques.
Bernard Palissy et Léonard de Vinci
28À bien des égards, le parcours intellectuel de Palissy témoigne d’un parallélisme frappant avec celui de Léonard de Vinci, même si le génie de ce dernier reste incomparable par son acuité et son universalité. Léonard et Bernard sont tout deux issus du peuple, n’ont pas eu directement accès aux livres des Anciens écrits en latin ou en grec, ont exercé des professions manuelles et artistiques, et ont tous les deux laissé une œuvre intellectuelle méconnue de leurs contemporains. Léonard écrivit notamment cette phrase que Palissy aurait très bien pu faire sienne s’il l’avait connue : « Si je ne sais pas comme eux [les savants de son siècle] alléguer les auteurs, j’allègue une chose bien plus grande et bien plus digne d’être écoutée, l’expérience. »183 Mais surtout, les deux se sont intéressés de près à la science des pierres et des fossiles, quoique pour des raisons sensiblement différentes.
29Léonard, dans le Codex Leicester, étudie avant tout la nature de l’eau, ses propriétés et ses manifestations. La place de la paléontologie dans ce carnet s’explique en ce qu’elle est mise au service de la thèse principale de Vinci : prouver la validité de l’analogie entre le microcosme (le corps humain) et le macrocosme (la Terre), thèse d’origine platonicienne très répandue à la Renaissance184.
30De son côté, Bernard cherche aussi à éclaircir « le rôle essentiel que jouent les eaux dans la nature »185 car « sans elles nulle chose ne pourra dire, je suis »186. Mais il était bien plus intrigué par les coquilles fossilisées, et cherchait avant tout à souligner le rôle des différents « sels » contenus dans l’eau, dans la terre et dans les êtres vivants par rapport aux phénomènes physiques aussi divers que la croissance des plantes, la géologie ou encore les réactions chimiques produites au cours de l’émaillage. Si les théories de Palissy s’avèrent parfois simplistes (en particulier, sur le fait que ce qu’il entend par « sel », qui prend chez lui la valeur de principe matériel ultime, recouvre en réalité des substances de natures très diverses, aussi bien organiques qu’inorganiques187), il n’en reste pas moins qu’elles sont souvent plus pertinentes que les idées qui ont communément cours à son époque ; Bernard, mieux que Léonard, explique convenablement la nature des sources188. Certains auteurs soulignent au contraire que les observations et les théories de Palissy sur les fossiles sont bien inférieures à celles de Vinci189. Ceci est en effet indéniable sur certains points, notamment sur la réticence de Palissy à accepter la théorie des transgressions et des régressions marines et l’absence de système global d’explication des changements géologiques. Si Léonard proposa une théorie de l’origine des fossiles et des montagnes qui nous semble aujourd’hui très proche de la vérité, avec des enchaînements de processus d’orogenèse, de subduction et de sédimentation (en termes modernes), il ne faut pas oublier qu’elle reposait sur des présupposés néoplatoniciens suspects aux yeux de Palissy. Ce dernier, au contraire, imagina une Terre globalement plus proche de notre représentation, mais des mouvements géologiques erronés comme nous allons le souligner. Au risque de passer pour relativiste, nous dirons que finalement ces deux théories ressortissent à des paradigmes différents et qu’elles sont dans une certaine mesure incommensurables. Plutôt que de vouloir les comparer à tout prix, il est peut-être plus sage de les juger à l’aune de facteurs internes tels que la finesse et la quantité des observations, la qualité des expérimentations, la justesse des extrapolations, la cohérence globale des théories, etc.
31D’aucuns diront justement que de nombreuses observations de Léonard sur les coquilles sont plus fines que celles de Palissy, ce qui reste discutable, car Léonard dispose aussi d’un avantage indubitable par rapport à Bernard. Les carnets du génie italien regorgent en effet de nombreuses illustrations, croquis et schémas, sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour mieux comprendre le texte, subtil et difficile à déchiffrer. Il en est tout autrement de Palissy, dont nous ne possédons pas le moindre dessin. Pourtant, il affirme lui-même dans son texte vouloir « reduire en pourtraicture » les coquilles intéressantes qu’il rencontre. Et en cela, il ébauche même une méthode que l’on peut rapprocher de l’anatomie comparée, dans sa manière de collectionner les fossiles et de les comparer aux genres d’animaux actuels :
Quelques temps après que j’eus recouvert plusieurs coquilles et poissons pétrifiez, je fus d’avis de réduire ou mettre en pourtraicture ceux que j’avois trouvé lapifiez, pour les distinguer d’avec les vulgaires, desquels l’usage est à présent commun : mais à cause que le temps ne m’a voulu permettre mettre en exécution mon dessein lors que j’estois en telle délibération, ayant différé quelques années le dessein susdit, et ayant toujours cherché en mon pouvoir de plus en plus les choses pétrifiées, enfin, j’ay trouvé plus d’espèces de poisson ou coquilles d’iceux, pétrifiées en la terre, que non pas des genres modernes qui habitent en la mer Océane.190
32Mais le fait que nous ayons perdu l’œuvre picturale de Palissy, qui rappelons-le était artiste avant d’être savant, met en évidence deux de ses torts face à la postérité : d’une part, il n’était plus assez célèbre à sa mort pour que ses affaires personnelles et surtout ses manuscrits méritent considération, le fait qu’il meurt à la Bastille n’ayant pas arrangé les choses. D’autre part, il n’était pas assez riche de son vivant pour pouvoir publier un ouvrage illustré. Martin Rudwick, qui débute son ouvrage sur l’histoire de la paléontologie, The meaning of fossils, par une analyse élogieuse de l’œuvre novatrice de Conrad Gesner (1516-1565) insiste fortemement sur le rôle des illustrations au sein de ses ouvrages scientifiques : « La préoccupation de Gesner pour des identifications précises établit le contexte nécessaire pour l’innovation la plus importante de son livre, De Rerum Fossilium. En effet, c’était le premier dans lequel des illustrations furent systématiquement utilisées pour accompagner et compléter un texte sur des ‘fossiles’ ».
33Pourquoi Palissy, à la fois artiste et savant, n’a-t-il donc pas publié la moindre illustration avec ses écrits ? Ne se rendait-il pas compte de l’importance à la fois scientifique et didactique des illustrations ? Le passage cité ci-dessus laisse au contraire supposer l’inverse, mais la raison de cet absence semble tout bonnement matérielle. Si Palissy ne publie pas de dessins pour accompagner ses écrits c’est surtout faute d’argent. Son biographe, Ernest Dupuy, nous rapporte les plaintes pécuniaires de celui-ci, qui sacrifia jusqu’au mobilier de sa demeure pour ses recherches sur les émaux et vit, dit-il, six de ses enfants mourir à cause des « vers ». « Il est empêché, faute d’un peu d’argent, d’aller trouver ses protecteurs, ou d’ajouter quelques dessins explicatifs à ses deux premiers opuscules. »191
La théorie des fossiles de Palissy
34Après ces remarques contextuelles, il nous faut envisager de plus près l’apport de ce potier savant à la géologie et à l’étude des fossiles. Nous pouvons d’emblée distinguer deux Palissy en ce domaine, le Palissy de la Recepte Véritable et celui des Discours Admirables, plus âgé de vingt ans. Il nous faut d’abord nous pencher sur les grands courants philosophiques qui marquent la réflexion scientifique du xvie siècle et qui déterminent les positions successives de Palissy. Quelles sont ces idées philosophiques ? Par qui sont-elles défendues ? Quelle influence ont-elles en géologie et comment Palissy tente soit de les suivre, soit de s’y opposer ?
35Robert Lenoble écrit que la plus ancienne et la plus durable explication de la formation des pierres soutient qu’elles sont engendrées, à la manière des êtres vivants, à partir d’une « semence »192. Cette théorie énoncée dans les Metéorologiques possède quelques relents magiques qui assurèrent son succès tout au long du Moyen Âge, du xvie siècle, qui ne connaît pas encore l’idée de lois de la nature, et jusqu’au début du xviie et l’invention de la physique mathématique. La nature du processus de pétrification est loin d’être claire et certains aristotéliciens parlent aussi bien d’« exhalaisons » que de « jus » pétrifiants. Pour les néoplatoniciens, les pierres sont censées posséder un type d’âme végétatif, comparable à celle des plantes, mais de nature inférieure193. Tout comme la cristallisation, la « maturation » des métaux relève elle aussi de facultés végétatives inhérentes aux corps chimiques. Les alchimistes qui jouent avec les secrets des métaux apparaissent de ce fait comme des sorciers qui maîtrisent la « vie cachée »194 des éléments. Jérôme Cardan (1501-1576) s’inscrit en partie dans cette tradition. Contemporain de Palissy et fils d’un ami de Vinci, Cardan est un célèbre médecin formé à l’école de Padoue, qui en grand détracteur de la religion, expose une philosophie naturaliste de l’âme comme esprit universel et rejette pour cette raison son immortalité. Cardan défend par conséquent l’idée que les pierres naissent et vieillissent et ses études géomorphologiques le conduisent encore plus loin : « Les structures qu’il y a découvertes lui ont tout de suite fait voir dans l’inorganique des cavités, des pores, des vaisseaux, des fibres, des traînées blanchâtres, de tout point semblables aux tissus vivants et qui doivent être les organes de la digestion des minéraux. »195 Palissy lut en détail le livre de Cardan traduit en français (quoique en faisant des erreurs d’interprétation comme nous allons le voir plus bas) et, même s’il critiqua Cardan parfois durement, ce dernier influença grandement l’orientation de ses réflexions.
36Car de façon globale, Palissy s’inscrit dans le cadre de pensée propre à Cardan. Mais cela est seulement attesté pour les Discours, son deuxième livre, car il est très peu probable que Palissy ait lu Cardan avant la rédaction de la Recepte Véritable, même si les traductions de Cardan parurent en France à partir de 1556. Palissy devait sans doute être encore assez peu érudit d’un point de vue bibliographique en 1563. Ce n’est que par la suite, lorsqu’il va s’installer à Paris, avoir accès à de nombreux ouvrages et côtoyer quantité de savants illustres, qu’il pourra prendre position par rapport aux théories de ses prédécesseurs et de ses contemporains.
37Pourtant, le premier passage qui est du plus grand intérêt pour l’étude des extinctions se situe bien dans la Recepte Veritable. Livre dont l’influence principale n’est pas de nature philosophique ou méthodologique, mais tout simplement religieuse. On a pu reprocher à ce livre de n’être « qu’une sorte de causerie éparpillée sur mille sujets divers souvent peu approfondis », mais Keith Cameron y voit plutôt le témoignage cohérent d’un huguenot s’exprimant plus avec sa conscience et son cœur qu’avec sa raison, sur la persécution des chrétiens et sur l’espoir d’une vie plus simple, au sein de la ville idéale et en accord avec la nature.
38Notons d’abord que la Recepte Veritable se présente sous la forme d’un dialogue entre « Demande » et « Responce ». La forme du dialogue est commune à la Renaissance et elle possède des vertus didactiques et polémiques plus affirmées encore dans le deuxième livre de Palissy, où sont opposées « Théorique » et « Practique ».
39La discussion sur la nature des pierres et des fossiles est introduite par une considération générale sur la place éminente du « sel » dans la nature. Pour Palissy, les pierres, comme les métaux sont tous constitués de sels, qui circulent par ailleurs dans la terre, les végétaux et les animaux, ce qu’en termes moderne on nommerait un cycle. Pour Palissy, les pierres sont « consommées », soumises à la corruption, la destruction, l’érosion :
Considere un peu certaines pierres qu’on appelle gelices ou venteuses, et tu verras qu’elles se consomment journellement, et se réduisent en cendre ou menue poussière. [...] dont s’ensuit que l’humidité de l’air, et pluyes qui donnent contre, font dissoudre le sel qui est en ladite pierre, et le sel estant ainsi dissout et reduit en eau, il laisse ses autres parties, ausquelles il s’estoit joint : et de là vient que ladite pierre se reduit derechef en terre, comme elle estoit premierement, et estant reduite en pierre, elle n’est jamais oisifve : car si on ne lui donne quelque semence, elle se travaillera à produire espines et chardons, ou autres especes d’herbes, arbres ou plantes, ou bien quand la saison sera convenable, elle se reduira derechef en pierre.196
40Palissy défend dans ce passage sa vision dynamique des phénomènes minéralogiques, notamment l’idée de la croissance des pierres et la nécessité d’une « semence » de pierre pour que cette croissance puisse s’initier. Sans cela, comme il le fait remarquer, les sels servent alors à la croissance des végétaux lorsqu’une semence de végétal le permet. Ce dynamisme s’applique bien évidemment aux fossiles, qui résultent de la transformation d’éléments organiques en pierre grâce aux sels contenus dans la terre ; mais nous verrons cela en détail un peu plus loin.
41Dans le dialogue suivant, Palissy étend sa vision dynamique du monde, du cosmos même, aux phénomènes géologiques :
Les Astres et Planetes ne sont pas oisifves, la mer se pourmeine d’un costé et d’autre, et se travaille à produire chose profitables, la terre semblablement n’est jamais oisifve : ce qui se consomme naturellement en elle, elle le renouvelle, et le reforme derechef, si ce n’est en une sorte, elle le refait en une autre. [...] Or faut yci noter, que tout ainsi que l’extérieur de la terre se travaille pour enfanter quelque chose ; pareillement le dedans et matrice de la terre, se travaille aussi à produire : en aucuns lieux elle produit du charbon fort utile, en d’autres lieux, elle conçoit et engendre du fer, de l’argent, du plomb, de l’estain, de l’or, du marbre, du jaspe [...] et advient souvent, que dedans la matrice de la terre, s’allumera du feu par quelque compression, et quand le feu trouve quelque miniere de bituman, ou de soufre, ou de charbon de terre, ledit feu se nourrist, et entretient ainsi sous la terre. [...] aussi autres montagnes se pourront manifester et eslever, pour l’accroissement des roches et mineraux, qui croissent en icelles, ou bien il adviendra, qu’une contree de pays sera abysmee, ou abaissee par tremblement de terre, et alors, ce qui restera, sera trouvé montueux197.
42Le monde dynamique et changeant de Palissy repose sur un présupposé théologique majeur et sur un nombre important de phénomènes que Palissy a lui-même observés ou qu’il postule. L’argument théologique de Palissy est la réfutation d’un monde parfait et identique à lui-même depuis la Création : « Je say bien qu’il est escrit au livre de Genese, que Dieu crea toute choses en six jours, et qu’il se reposa le septiesme : mais pourtant, Dieu ne crea pas ces choses pour les laisser oisifves, ains chacun fait son devoir, selon le commandement qui luy est donné de Dieu. »198
43Le soubassement philosophique de la pensée cosmologique de Palissy repose donc sans conteste sur la proverbiale austérité du calvinisme fondée sur l’abnégation et le labeur nécessaire à l’homme dans un monde en permanente reconstruction.
44Il est ainsi amené à affirmer l’existence d’un feu intérieur à la Terre, théorie qui a souvent servi d’exemple pour honorer la pensée empirique de Maître Bernard, par rapport au dogmatisme néoplatonicien de Léonard, qui suppose que le centre de la Terre est formé d’une gigantesque cavité. Cependant, il faut souligner que Palissy inverse causes et conséquences. Il suppose en effet que le feu se nourrit des matières combustibles que contient la Terre, alors qu’il s’agit précisément de l’inverse, puisque le charbon et le pétrole (bituman) sont par diagenèse le produit de cette chaleur interne (et aussi, il est vrai, de la pression). En revanche, ce feu interne est bien la cause de l’orogenèse et de la subduction des terres émergées.
45Mais là encore apparaît une limitation de la théorie de Palissy, qui sera encore plus flagrante dans ses Discours : son refus de considérer que la mer a pu autrefois recouvrir partie des terres émergées. Lorsqu’il écrit que « la mer se pourmeine d’un costé et d’autre », il ne fait référence qu’au mouvement des marées et des vagues, mais pas du tout à celui des transgressions ou des régressions marines. Lorsqu’il abordera directement la question de l’origine des fossiles, il lui faudra donc trouver un mécanisme qui fasse l’économie de cette hypothèse des transgressions marines. Pourquoi refuse-t-il donc ce mécanisme qui est de plus tout à fait compatible avec ses idées sur le dynamisme du monde ? L’explication de cette position surprenante est à rechercher dans ses Discours, au chapitre « Des pierres » : il croit en effet percevoir chez les auteurs qui appuient l’hypothèse de la mer recouvrant les continents et de l’origine marine des coquilles, la volonté de défendre la véracité du Déluge biblique comme événement historique :
[Cardan] a dit que les coquilles petrifiées qui estoyent esparses par l’univers, estoyent venues de la mer ès jours du deluge, lors que les eaux surmonterent les plus hautes montagnes, et comme les eaux couvroyent toute la terre, les poissons de la mer se dilatoyent par tout l’univers, et que la mer estant retiree en ses limites, elle laissa les poissons : et les poissons portans coquilles se sont reduits en pierre sans changer de forme199.
46Or, Maître Bernard, en bon huguenot et lecteur scrupuleux de la Bible, récuse définitivement la thèse de l’inondation maritime par un argument théologique : « Moyse rend tesmoignage qu’ès jours du Deluge, les abymes et ventailles du ciel furent ouvertes, et pleut l’espace de quarante jours, lesquelles pluyes et abymes amenerent les eaux sus la terre, et non pas le desbordement de la mer »200.
47Comme le souligne Gabriel Gohau, Palissy va jusqu’à faire preuve d’un zèle exagéré pour défendre sa thèse : « notre potier manque un peu d’honnêteté lorsqu’il attribue cette théorie diluviiste à Cardan. Si celui-ci parle des “inondations que coustumièrement on appelle déluges” ce n’est pas pour évoquer le Déluge biblique puisqu’il fait référence à Platon. En fait, les deux auteurs sont, dans la lignée de Léonard, des adversaires de la naïve conception du Déluge, que Palissy qualifie de bavasse »201.
48Il semble même que Palissy ait malicieusement et sciemment glissé de la graphie « déluge » à celle de « Déluge » au fil de son texte. Ainsi, lors de la première citation, page 211, lorsqu’il rapporte les propos de Cardan il écrit « ès jours du deluge », alors que page 213, lorsqu’il parle du récit biblique nous trouvons « ès jours du Deluge »... Palissy répugne donc fortement à croire que la mer a jadis recouvert nos terres émergées, et que par conséquent aucune zone terrestre n’ait jamais été un fond océanique ou une zone benthique. Par conséquent, comme le remarque à juste titre Gabriel Gohau, il jette le bébé (l’origine marine et sédimentaire des fossiles) avec l’eau du bain (les théories diluvianistes) ! Il lui reste donc à trouver un mécanisme crédible qui rende compte de l’origine des coquilles « lapifiées », ce à quoi il s’était déjà attaché dans la Recepte véritable.
49Ces coquilles en pierre, plus ou moins semblables aux coquillages actuels, que l’arpenteur Palissy trouve dans les « Isles de Xaintonge » constituent un argument décisif pour sa théorie de la néogenèse des pierres. Mais encore faut-il fournir une théorie plausible qui rende compte de leur fossilisation et aussi de leur présence dans le sous-sol terrestre.
50Pour ce qui est de la fossilisation des coquilles, Palissy propose un mécanisme basé sur l’exfiltration des « sels » de la gangue et cristallisation : « j’ay trouvé plusieurs fois des pierres, qu’en quelque part qu’on les eust peu rompre, il se trouvoit des coquilles, lesquelles coquilles estoyent de pierre plus dure, que non pas le residu qui a esté la cause »202. Ce mécanisme s’avère finalement proche du mécanisme de minéralisation aujourd’hui démontré, qui consiste en la migration moléculaire de silice, de phosphore, de fer, etc. Mais Palissy omet de discuter le processus de pétrification de la « fange » et souligne indirectement son incapacité à appréhender simultanément le dépôt des fossiles en couches géologiques et les processus de diagenèse, à l’inverse de Léonard de Vinci.
51À partir de là, il ne fournit dans sa Recepte Véritable qu’une explication naïve de la présence de toutes ces coquilles pétrifiées :
je pensay deslors chose que je crois encore à present, et m’asseure qu’il est veritable, que pres dudit fossé il y a eu d’autres fois quelque habitation, et ceux qui pour lors y habitoyent, apres qu’ils avoyent mangé le poisson qui estoit dedans la coquille, ils jettoyent lesdites coquilles dedans cette vallee, où estoit ledit fossé, et par succession de temps, [temporis successu disait déjà Cardan dans son De Rerum varietate en 1557] lesdites coquilles s’estoyent dissoutes en la terre.
52On n’a pas manqué de railler par la suite cette idée, reprise en particulier par Voltaire. Palissy, nous le verrons, abandonnera heureusement cette théorie dans les Discours admirables et ébauchera une explication naturelle beaucoup plus « scientifique » de l’origine des fossiles faisant intervenir l’existence de « receptacles d’eau » continentaux.
53Pourtant, cette théorie saugrenue de l’origine des fossiles, soutenue qui plus est par des conceptions cosmologico-théologiques assez simplistes, éclaire d’un jour nouveau la genèse de cette intuition géniale que Palissy explicite en quelques lignes dans sa Recepte Veritable : les « espèces perdues ».
Palissy et « les genres perdus »
54Après avoir présenté son exemple des coquilles, le savant potier avance un autre cas d’étude qui concerne une espèce différente de « poissons armez » :
Une autre fois je me pourmenois le long des rochers de ceste ville de Xaintes, et en contemplant les natures, j’aperceu en un rocher certaines pierres qui estoyent faites en façon d’une corne de mouton, non pas si longues, ni si courbees, mais communement estoyent arquees, et avoyent environ demi pied de long. Je fus l’espace de plusieurs annees, devant que je cogneusse qui pouvoit estre la cause, que ces pierres estoyent formees en telle sorte : mais il advint un jour, qu’un nommé Pierre Guoy, Bourgeois et Eschevin de ceste ville de Xaintes, trouva en sa Mestairie une desdites pierres, qui estoit ouverte par la moitié, et avoit certaines denteleures, qui se joignoyent admirablement l’une dans l’autre : et parce que ledit Guoy sçavoit que j’estois curieux de telles choses, il me fit un présent de ladite pierre, dont je fus grandement resjouy, et dès lors je cogneu que ladite pierre avoit esté d’autre fois une coquille de poisson duquel nous n’en voyons plus.203
55Palissy nous décrit sans doute une ammonite, mais, s’il faut le croire, il mit plusieurs années avant de réaliser que ces pierres étaient bien des coquilles fossilisées. Et à cela rien d’étonnant, puisqu’il affirme n’avoir jamais vu de « poissons » avec une telle forme et une telle grosseur de coquille. Or, comme il a passé plusieurs dizaines d’années dans cette région des Charentes, proche de la mer, et que par ailleurs, il avait vraisemblablement connaissance des ouvrages des naturalistes Rondelet (1507-1566) et Belon (1517-1564) sur les poissons204, c’est avec une certaine confiance qu’il juge cette espèce étrange et même étrangère à son époque et à son monde.
56Quoi qu’il en soit, cette assurance le conduit, dans le passage décisif qui suit, à formuler l’hypothèse de l’extinction des espèces :
Et faut estimer et croire que ce genre de poisson a d’autres fois fréquenté à la mer de Xaintonge, car il se trouve grand nombre desdites pierres, mais le genre du poisson s’est perdu, à cause qu’on l’a pesché par trop souvent, comme aussi le genre des Saumons205 se commence à perdre en plusieurs contrées des bras de mer, parce que sans cesse on cherche à le prendre à cause de sa bonté.
57Ce passage, qui nous frappe par sa modernité, voire son actualité nonobstant le langage vieilli, est l’un des plus remarquables historiquement que l’on puisse trouver au sujet des extinctions d’espèces, et cela pour plusieurs raisons.
58Il s’agit d’abord de la première occurrence dans l’histoire moderne de l’idée que des espèces (ou des genres) ont disparu définitivement de la surface de la Terre. Rappelons que Palissy ne connaissait pas le latin et il est quasiment certain qu’il n’a jamais lu Lucrèce. On peut donc faire de lui un fondateur à part entière du concept d’extinction. Lui qui pense que Dieu ne laisse pas la nature « oisive », envisage aussi bien la formation permanente des pierres et la circulation des « sels » que la destruction des genres ou des espèces.
59Palissy est le premier à proposer un mécanisme réel, voire même réaliste, non basé sur des explications mythiques ou religieuses pour rendre compte de ce phénomène. Certes, il n’est pas vraiment « naturel » au sens où il fait intervenir l’homme, à la fois comme prédateur excessif des poissons et comme agent responsable du déplacement des coquilles de la mer à la terre, mais il ne fait intervenir aucune puissance sur- ou extranaturelle. Palissy base ses explications sur une science empirique, faite d’observations, de descriptions et d’une érudition récente et succincte, en rupture avec la scolastique qu’il s’est fait un luxe d’ignorer – du moins le prétend-il. Palissy renoue ainsi paradoxalement et modestement avec l’esprit de l’initiateur de la méthode scolastique : Aristote lui-même. Comme nous l’avons souligné, ce dernier avait déjà fait une observation étrangement similaire à propos des pétoncles : « Dans le détroit de Pyrrha, les pétoncles avaient, un temps, complètement disparu, non seulement à cause de l’instrument avec lequel on leur donnait la chasse, mais aussi à cause de la sécheresse »206. Le Stagirite soulignait déjà le rôle destructeur de la pêche sur les populations animales, mais n’alla jamais, pour les raisons que nous avons explicitées, jusqu’à envisager la disparition totale des espèces.
60Finalement, ne peut-on pas voir dans l’hypothèse de Palissy l’assurance du naïf, qui découvrant un fait intéressant, ne s’encombre ni de précautions, ni de scrupules et décrète son avis comme le seul possible. Pourquoi cette espèce de coquillage n’aurait-elle pas migré par exemple ? Ou encore pourquoi ne vivrait-elle pas désormais dans les profondeurs de la mer, inaccessible aux yeux des naturalistes de l’époque ? Palissy eut-il connu des céphalopodes du genre du nautile par exemple, qu’il n’aurait sans doute pas considéré ces ammonites comme si curieuses et comme nécessairement « perdues ». En quoi la formulation de l’hypothèse d’extinction apparut-elle donc indispensable à Palissy, bien qu’elle ne fasse l’objet que de quelques lignes ? D’autant plus que, nous allons voir, elle rentre en contradiction avec d’autres idées de l’inventeur des rustiques figulines.
61On ne peut répondre à toutes ces questions en nous cantonnant à son premier livre, et il nous faut désormais envisager globalement l’œuvre de Palissy en nous penchant sur son deuxième ouvrage, les Discours Admirables. Celui-ci, qui paraît presque vingt ans après le premier, est l’œuvre d’un auteur plus érudit, qui bénéficie d’une reconnaissance sociale et surtout intellectuelle certaine, et qui fréquente à Paris les plus beaux esprits de son temps. Palissy n’a cependant rien perdu de sa verve à la fois populaire et didactique.
62Cet ouvrage restitue le contenu des leçons qu’il donna à Paris à partir de 1575 et ce peut-être jusqu’en 1585, grâce à son ouverture d’un cabinet de curiosités naturelles que le public pouvait même visiter et dont les objets appuyaient de manière pédagogique les théories de Palissy. Les Discours se présentent sous la forme d’un recueil de traités (« Des eaux des fleuves, fontaines, puits, cisternes, estangs, marez », « Des métaux et alchimie », « De l’or potable », etc.) qui permettent à Palissy de diffuser de façon systématique sa conception de la nature, qui s’est affinée depuis son premier ouvrage, même si ses centres d’intérêts et sa défense de la Pratique sur la Théorie restent identiques.
63Le traité de la plus grande importance pour notre sujet est celui intitulé « Des pierres », où Palissy reprend la discussion de la Recepte sur la nature et l’origine des pierres et des fossiles. Nous avons montré plus haut qu’il affirme à l’occasion de ce traité son opposition aux théories diluvianistes. Il en profite aussi pour préciser des points restés approximatifs dans son premier ouvrage. Il nie notamment le fait que les pierres « croissent » :
Je te le nie bien encore : car les pierres n’ont point d’ame végétative, mais insensible, parquoy elles ne peuvent croistre par action végétative : mais par une augmentation congelative [...] J’appelle augmentation congelative comme qui jetteroit de la cire fondue sur une masse de cire desia congelée, et qu’icelle se vint congeler avec ladite masse, laquelle seroit augmentée d’autant que l’addition y auroit esté mise.207
64Palissy se démarque ainsi nettement de la théorie néo-aristotélicienne qui attribuait un type d’âme aux pierres208, et explicite un mécanisme, purement matérialiste, qui selon lui rend compte de la fameuse « croissance » des pierres.
65En ce qui concerne les fossiles, Palissy reprend et étend sa théorie de l’origine des coquilles « lapifiées ». Il présente également des cas de fossilisation de parties du corps humain, d’os et de bois. Mais pour en revenir à la genèse des coquilles fossilisées, il présente une nouvelle théorie, beaucoup plus crédible que son hypothèse des coquilles pêchées, consommées et abandonnées par les anciens habitants de la région.
66Après avoir rejeté la théorie diluvianiste de Cardan, il développe sur quelques pages la théorie des « receptacles d’eau ». Avant de la présenter, il est utile de noter qu’entre 1563 et 1580, Palissy a beaucoup voyagé, à Paris et dans les Ardennes notamment, où il a pu observer de nombreux gisement fossilifères qui remettent complètement en question sa première théorie, non seulement par leur dimension gigantesque (montagnes, carrières, etc.), mais aussi par leur situation, fort éloignée de l’océan.
67Voici comment il présente sa nouvelle théorie pour expliquer la présence de ces fossiles sans faire appel à l’action humaine, ni à l’action divine du Déluge :
Et quand est des pierres où il y a plusieurs especes de coquilles, ou bien qu’en une mesme pierre, il y en a grande quantité, d’un mesme genre, comme celle du fauxbourg sainct Marceau lés Paris, elles là sont formées en la maniere qui s’ensuit, sçavoir est, qu’il y avoit quelque grand receptacle d’eau, auquel estoit un nombre infini de poissons armez de coquilles, faites en limace piramidale [Il s’agit en réalité de rostres de bélemnites].209
68Le Palissy des Discours admirables, contrairement à celui de la Recepte véritable, s’inscrit ainsi dans la lignée des défenseurs de l’origine naturelle des fossiles, et il s’en montre un digne représentant.
69Palissy défend ardemment la nature organique de tous les fossiles, mais le pivot central autour duquel s’articule son système est la conviction que les coquilles fossilisées se rencontrent à l’endroit exact où elles ont vécu et où elles sont mortes. C’est-à-dire non seulement au niveau local de la strate fossilisée, mais aussi au niveau géographique plus large, qu’il s’agisse d’un bord de mer, d’une carrière ou encore d’une haute montagne. Contre la théorie diluvianiste de Cardan, il affirme ainsi : « Je t’ay cy dessus donné à entendre que lesdits poissons ont esté engendrez au lieu mesme où ils ont changé de nature, tenans la mesme forme qu’ils avoyent estans vivants »210.
70Pour ce qui est des fossiles qu’il rencontre non loin de l’océan, il lui suffit donc de supposer l’existence d’une fluctuation de faible amplitude du niveau océanique et de la ligne du rivage. Mais en ce qui concerne les coquilles fossilisées qu’il rencontre en grande quantité à l’intérieur des terres, l’explication devient plus problématique. Il suppose donc d’abord que ces « poissons » sont d’origine dulçaquicole, et non marine malgré leur ressemblance à des espèces marines contemporaines pour nombre d’entre eux. Loin d’occulter ce point délicat de sa théorie, notre honnête savant s’emploie au contraire par un long dialogue entre « Theorique » et « Practique » à persuader son lecteur :
Practique - Si tu avois bien consideré le grand nombre de coquilles petrifiées, qui se trouvent en terre, tu connoistrois que la terre ne produit gueres moins de poissons portans coquilles, que la mer : comprenant en icelle les rivieres, fontaines et ruisseaux [...]
Theorique - Je ne croiray jamais qu’en la terre se trouve presque autans de poissons portans coquilles que dans la mer, et l’on sçait bien qu’il n’y a endroit en la mer qui n’en soit tout remply, et que dans la terre ou ès rivieres il n’y en peut avoir qu’en certains lieux bien rarement211.
71Palissy va répondre à cette objection en minimisant d’un côté le nombre de coquillages marins, en arguant qu’il ne vivent que près des rivages et en certains lieux seulement, et d’un autre côté, en donnant des exemples de rivières envahies par des « poissons armez », écrevisses ou « lamproyons ». Et il avance un troisième argument qui touche au cœur de notre étude :
Je n’entends pas dire qu’il y a à présent aussi grand nombre de poissons armez en la terre comme il y eut autre fois. Car pour le certain les bestes et poissons qui sont bon à manger, les hommes les poursuyvent de si pres qu’en fin ils en font perdre la semence. [...] Et que la terre ou rivieres d’icelle ne produisent aussi bien des poissons armez comme la mer, je le prouve par des coquilles petrifiées, lesquelles on trouve en plusieurs endroits par milliers et millions, desquelles j’ay un grand nombre qui sont petrifiées, dont la semence en est perdue, pour les avoir trop poursuyvis212.
72Palissy n’a donc pas complètement abandonné son ancienne théorie de la fossilisation des coquilles et surtout son idée de l’extinction. À l’instar d’autres idées développées dans sa Recepte véritable et reprises dans les Discours admirables, il revisite dans son deuxième ouvrage son hypothèse des « espèces perdues ». Le mécanisme d’extinction proposé ne varie pas : il s’agit toujours de la surpêche et de la trop forte pression écologique d’origine anthropique qui conduit à la perte de la « semence » des espèces. Toutefois l’idée d’extinction ne sert pas seulement à expliquer l’existence de coquilles étranges, dont on ne connaît aucun équivalent vivant, mais aussi à expliquer pourquoi il se trouve moins d’espèces de crustacés d’eau douce qu’autrefois.
73De plus, son idée des espèces perdues est confortée par un nouveau fait :
Il s’en [des ‘poissons petrifiez’] trouve en la Champagne et aux Ardennes de semblables à quelque espece d’aucuns genres de pourpres, de buccines, et autres grandes limaces, desquels genres ne s’en trouve point en la mer Oceane, et n’en void on sinon par le moyen des nautonniers, qui en rapportent bien souvent des Indes et de la Guinee.213
74Ces espèces exotiques de coquillages permettent à Palissy de confirmer le fait que certaines formes étranges de fossiles se retrouvent dans des espèces toujours vivantes, mais qui ont disparu de nos régions, et qui à ce titre, ne sont pas totalement « perdues ». Cette référence indique qu’il rejette clairement l’idée que les espèces qu’il dit perdues ne soient pas complètement éteintes, et qu’elles survivent dans d’autres régions du globe, idée formulée les siècles suivants par certains naturalistes, dont Buffon. Palissy est tellement confiant en ce fait des « espèces perdues » et en leur intérêt pour la science qu’il se plaît à regretter les lacunes des grands naturalistes de son temps (malheureusement disparus lors de la publication des Discours) :
J’ay osé dire à mes disciples que Monsieur Belon et Rondelet avoyent pris peine à descrire et figurer les poissons qu’ils avoyent trouvez en faisant leur voyage de Venise, et que je trouvois estrange qu’ils ne s’estoyent etudiez à connoistre les poissons qui ont autrefois habité et generé abondamment en des regions, desquels les pierres où ils ont esté petrifiez en mesme temps qu’elles ont esté congelées, nous servent à present de registres ou original des formes desdits poissons214.
75Cependant, chez Palissy l’hypothèse d’extinction est aussi accompagnée de conceptions très discutables. Outre le fait que cette hypothèse suppose une influence excessive de l’homme sur les processus écologiques et géologiques (du moins à cette époque), elle témoigne d’une appréhension temporelle des phénomènes géologiques et minéralogiques extrêmement courte. Notre savant se garde bien tout au long de ses démonstrations et de ses réflexions de donner quelque échelle de temps clairement définie qui puisse éclairer son lecteur. Comme en bien d’autres domaines des sciences au xvie siècle, le souci quantitatif ne s’exprime guère. Mais, dans sa description « accélérée » des phénomènes minéralogiques, dans sa description de l’influence des hommes sur le monde, dans sa croyance en la Création divine des mers et des montagnes et le refus d’imaginer de grands bouleversements tectoniques, tout laisse à croire que Palissy s’appuie sur une chronologie fort brève du monde, très certainement en accord avec le texte des Écritures.
76Mais la difficulté théorique la plus sérieuse, le paradoxe qui à lui seul met en péril son hypothèse des espèces perdues, et partant, tout son système, surgit de sa théorie des « receptacles d’eau » ou « cassars ». Confronté à la présence d’huîtres fossilisées dans des rochers ardennais, et sûrement lui-même non dupe de la présence de nombreuses espèces marines dans les rochers « ès montagnes », le célèbre céramiste admet que ses réceptacles, dont l’eau est censée être douce à l’intérieur des terres, peuvent parfois être constitués d’eau salée : « cela nous doit faire croire qu’en plusieurs contrées de la terre, les eaux sont salées, non si fort comme celles de la mer : mais elles le sont assez pour produire de toutes espèces de poissons armez. »215 Palissy est donc prêt à faire des concessions afin de sauver sa théorie de la vie, de la mort et de la fossilisation des coquilles in situ. Or cela passe par un bien étrange détour conceptuel qui éclaire le questionnement suivant : comment les poissons et les coquillages ont-ils pu exister dans des receptacles d’eau situés au sommet de hautes montagnes ? Palissy en appelle alors à la théorie, il est vrai fort commune à l’époque, de la génération spontanée : « Et lesdits poissons ont esté engendrez dans les eaux dudit receptacle, par une lente chaleur, soit qu’elle soit provenue par le soleil au descouvert, ou bien par une lente chaleur qui se trouve soubs la terre. »216 Il insiste même pesamment quelques pages plus loin sur cette question, au point de se discréditer scientifiquement à nos yeux, en affirmant qu’on ne peut douter de la génération spontanée par la pluie, faute de quoi, « les crapaux et grenouilles, qui tombent bien souvent avec les pluyes ne pourroient estre engendrez en l’air »217 !
77Mais laissons Palissy à ses croyances et revenons plutôt au problème théorique que pose la coexistence de l’extinction et de la génération spontanée. N’existe-t-il pas en effet une antinomie indépassable entre ces deux concepts ? Comment peut-on imaginer qu’à la fois une espèce puisse se perdre à jamais, et que dans le même temps elle puisse renaître en permanence lorsque les conditions le permettent ? Est-il possible en ce domaine que les capacités destructrices de l’homme surpassent les forces génératives de la nature ? Peut-on dès lors y voir à l’œuvre une sanction d’ordre divin ? Malheureusement, ce paradoxe ne semble pas avoir effleuré l’esprit de Maître Bernard, et nous sommes bien en peine de fournir une réponse raisonnée qui sauve le système de notre savant ; d’autant plus qu’il est facile de confondre les expressions qu’il emploie en rapport avec la génération des êtres et ce qu’elles désignent : « semence », « engendré », « substance generative », « sel generatif », etc. ; quel sens précis se cache derrière tous ces vocables ?
78Peut-être peut-on avancer, mais à titre purement spéculatif, qu’en réalité Palissy fait référence à un « faux » processus de génération spontanée. On peut très bien imaginer que les « semences » auxquelles fait référence Palissy ne naissent pas directement de la boue par les effets de la chaleur ou de la pluie, mais qu’elles soient nécessairement engendrées par un phénomène de génération (reproduction) de la part des parents ; ensuite seulement, ces sortes d’« œufs » pourront être transportés par le vent, la pluie, les eaux, les nuages, et se développer lorsque les conditions deviennent favorables, comme dans les receptacles d’eau. Ce processus ressemble à s’y méprendre à la « génération spontanée », mais nécessite néanmoins la présence de semences issues de parents de la même espèce. Cette hypothèse pour concilier l’existence simultanée de l’extinction et de la génération spontanée, même si elle n’engage que l’auteur de ces lignes, est tout à fait plausible. En effet, Cardan rejette la génération spontanée en l’air et avance à la place que les œufs sont emportés dans les airs par « l’impétuosité » des vents218.
79Bien que Palissy ait lu Cardan, il est cependant peu probable que telle fut l’opinion de Palissy, si l’on sait qu’à la même époque, dans son Histoire de la nature des oiseaux219, Pierre Belon réaffirmait que « diverses espèces de petites vermines » pouvaient être engendrées par la putréfaction de la terre, des plantes ou des animaux ; ou encore que le premier à avoir expérimentalement remis en cause l’antique croyance en la génération spontanée est le naturaliste italien François Redi (1621-1697), un siècle après la parution des ouvrages de Palissy220.
80En tout état de cause, cette question montre à quel point la formulation et l’affirmation de l’idée d’extinction n’allait pas de soi depuis l’Antiquité jusqu’au xvie, xviie, et même xviiie siècles comme nous le verrons, supposant en effet d’un point de vue théorique la résolution d’un conflit avec la croyance en la génération spontanée. Outre les croyances en la chaîne des êtres et l’équilibre de la nature, la croyance quasi-générale en la génération spontanée a également constitué, nous semble-t-il, un « obstacle épistémologique » contre l’idée d’extinction. Obstacle de moindre ampleur certes que les deux premiers, car les espèces « supérieures » notamment, ne sont pas supposées se reproduire par génération spontanée et peuvent tout à fait se faire rares et disparaître ; cependant, rapidement un contournement de la difficulté à associer extinction et génération spontanée sera trouvé par les diluvianistes au xviie siècle, ainsi que par Benoît de Maillet dans le Telliamed, comme nous le verrons un peu plus loin.
81Mais quelles que soient les difficultés et les désapprobations auxquelles Palissy n’ait pas manqué de faire face, notamment dans ses discussions et ses cours avec les savants de l’époque, son hypothèse des « espèces perdues » s’impose comme une constante incontournable de son œuvre. Comment donc expliquer que notre potier érudit fut tant attaché à une hypothèse qui soulève autant de contradictions qu’elle n’en résout dans le cadre théorique de l’époque et qui repose sur des preuves somme toute limitées ?
Palissy et le sentiment de la nature
Le naturalisme dans l’art du XVIe
82Nous saisissons à travers les influences qui ont modelé la pensée de Palissy, l’importance du souffle nouveau et libérateur de la Renaissance. Les arts, la littérature, les sciences, la religion ont subi des modifications immenses par rapport à l’héritage moyenâgeux, et alors que d’un côté, on voit apparaître l’Homme avec un grand H, et éclipser la figure de Dieu, d’un autre côté, c’est la Nature qui surgit à travers les découvertes des grands voyageurs, les inventions techniques et scientifiques, et les représentations de la nature en perspective, l’art des paysages et des jardins.
83Le moteur de cette résurrection du « grand Pan » est avant tout d’ordre esthétique et artistique. Avec la formation de centres urbains dynamiques et la constitution d’une élite bourgeoise, « apparaît chez le citadin — selon Robert Lenoble — ce sentiment d’un sevrage qui, aux époques de grande civilisation, impose la nostalgie de la nature. »221 Accompagnée de la fissuration de l’autorité religieuse, d’abord en Italie, puis dans le reste de l’Europe, cette nouvelle sensibilité naturaliste s’empreint aussi de magie, de mysticisme et d’animisme comme en témoigne le renouveau de la pensée néo-platonicienne. Cette Nature qui fait exploser les anciens carcans de la scolastique, certes rigides mais plus rationnels, est avant tout la Nature des artistes et des poètes. Les arrière-plans des tableaux des grands peintres du Quattrocento sont peu à peu envahis par les paysages lumineux et enchanteurs de la Toscane, au point que la scène du tableau devient bientôt un simple prétexte pour la représentation de la Nature (humaine et non-humaine) dans toute sa gloire. Citons par exemple le « Diptyque des ducs d’Urbin »222 de Piero della Francesca ou encore « Le Printemps »223 de Sandro Botticelli, dans lequel pas moins de 200 espèces de fleurs furent répertoriées !
84La littérature ne reste aucunement en retrait par rapport à ce bouillonnement général, à cette curiosité avide de réel et de naturel ; si au Moyen Âge, la nature sert surtout d’allégorie aux fabliaux et autres romans, dès le xve siècle, un auteur comme Charles d’Orléans (1394-1465) chante le printemps qui renaît. Par la suite, François Villon (1431- ?), Clément Marot (1496-1544), Noël du Fail (1520-1591) et bien d’autres produisent rondeaux, odes, contes et églogues bucoliques qui exaltent les élans de la vie et la douce mélancolie de la vie campagnarde. Mais celui qui a le mieux su retranscrire la beauté et les mystères d’une nature enchanteresse est sans conteste Ronsard (1524-1585), le « Prince des poètes ». Comme nul autre, il a su marier les descriptions de la nature, des fleurs, des bois et des animaux avec les sentiments qui étreignent le poète : la beauté des courtisanes, les exaltations de l’amour, mais aussi les absences et les chagrins, la crainte du temps qui passe et de la mort qui approche.
85La « Mère Nature »224 qu’il implore est vivante, toute pleine de génies, de nymphes et de dieux qui influent sur le destin des hommes et en premier lieu des poètes, plus sensibles aux charmes et aux horreurs du monde. Ronsard retrouve ainsi les métaphores vitalistes des poètes antiques, mais, se demande Robert Lenoble, s’agit-il seulement de métaphores ?
Pour les « botanistes » du temps, il n’y a pas grande différence entre le sang des arbres et celui des animaux, puisque jusque dans les « veines » des gemmes circule la vie mystérieuse qui nourrit les pierres et leur permettra d’engendrer. Et les chênes de la forêt de Gâtine peuvent bien se plaindre de la violence qu’on leur fait, puisque les choses sentent, comme le dit Campanella avec tous les Platoniciens225.
86Rappelons ici pour mémoire ces quelques vers de la célèbre élégie de Ronsard, Contre les bûcherons de la forêt de Gâtine :
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras !
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
87Et mettons-le maintenant en parallèle avec la prose de son contemporain, Palissy l’érudit des choses naturelles :
En passant par les taillis, j’ay contemplé plusieurs fois la maniere de couper les bois, et ay veu que les buscherons de ce pays, en couppant leurs taillis, laissoyent la seppe ou tronc qui demeuroit en terre tout fendu, brisé, et esclatté, ne se soucians du tronc, pourvu qu’ils eussent le bois qui est produit dudit tronc [...]. Je m’esmerveille que le bois ne crie d’estre ainsi vilainement meurtri226.
88Au-delà des différences de style nous constatons à quel point les sensibilités de ces deux auteurs se rejoignent lorsqu’ils expriment leurs sentiments de révolte, de compassion, voire même d’union teintée de mysticisme avec les arbres souffrants. Palissy le revendique même haut et fort un peu plus loin « Les abus que [les laboureurs] commettent tous les jours és arbres, me contraignent en parler ainsi d’affection »227.
La passion de Palissy pour la nature
89De manière générale, Palissy n’est pas seulement ému par le sort des arbres, « toute l’œuvre de Palissy – nous dit Cerighelli – déborde de sa passion pour la nature »228. Il aime la terre et ses productions comme un être cher et cette sensibilité rustique, agreste et même arcadienne s’exprime dès les premières pages de son premier ouvrage :
Je te dis qu’il n’est nul art au monde, auquel soit requis une plus grande Philosophie qu’à l’agriculture, et te dis, que si l’agriculture est conduite sans Philosophie, que c’est autant que journellement violer la terre, et les choses qu’elle produit : et m’esmerveille, que la terre et natures produites en icelle, ne crient vengeance contre certains meurtrisseurs, ignorans, et ingrats, qui journellement ne font que gaster et dissiper les arbres et plantes, sans aucune considération229
90Un peu plus loin encore, il affirme que ces « meurtrisseurs » ne font qu’« avorter la terre »230. Les mots qu’il emploie sont cinglants, et le style engagé, à la hauteur de sa révolte, tant sentimentale que scientifique, contre l’ignorance et le mal.
91La passion, profonde et sincère, que Palissy voue à cette nature vivante et personnifiée, comme bien d’autres aspects de son œuvre, entre en résonance avec son protestantisme. Jean Calvin, en s’inspirant du récit de l’Ancien Testament d’où émane une image de l’homme comme gérant de la Création, s’oppose à la cruauté envers les animaux : Dieu « ne veut point qu’on abuse outre mesure des bestes, mais que nous les nourrissions et que nous en ayons le soin ». Cependant, comme le remarque Keith Thomas, « les idées de Calvin sont fermement anthropocentriques »231. Palissy, pour sa part, ne se contente pas de dénoncer les barbaries faites seulement aux animaux ; il semble dépasser le cadre de l’anthropocentrisme et rechercher par la science un accord entre les intérêts humains et les intérêts de la nature dans son entièreté. La correspondance qui existe entre tous les êtres de la Terre, hommes, animaux et plantes – et c’est en cela qu’on retrouve l’influence de la religion réformée, austère et désenchantée de Palissy – se manifeste sous la forme de la douleur, signe ou stigmate évident du Péché, en particulier au moment de l’enfantement :
Et te faut aussi noter, que nulle nature ne produit son fruit sans extreme travail, voire et douleur : je dis autant bien les natures vegetatives, comme les sensibles et raisonnables. Si la Poule devient maigre, pour espellir [mettre au monde] ses poulets, et la Chienne souffre, en produisant ses petits [...] je te puis aussi asseurer, que les natures vegetatives et insensibles souffrent, en produisant leurs fruits232
92Pour autant, le plaisir et la joie de vivre ne sont pas absents de la gent végétale et de la nature en général : « Le tronc de l’arbre prenoit son plaisir à pousser les branches vers le chemin, parce que c’estoit la partie la plus aërée »233, et Palissy ne résiste pas au bonheur de conter quelques églogues naïves et amusantes ayant pour personnages un hérisson, une grole (un corbeau) et un renard.
Palissy : le premier écologiste moderne ?234
93Il y aurait donc grand tort à ne voir en Palissy qu’un scientifique et à considérer l’idée d’espèce éteinte que comme une simple hypothèse hasardeuse formulée par un savant dans son cabinet afin de « sauver les phénomènes ». Elle se nourrit au contraire des observations, de l’expérience et surtout de la sensibilité marquée de religiosité de ce grand artiste érudit, sensibilité aux beautés, aux douleurs et à la vie de la nature. En ce sens, Palissy s’apparente à un environnementaliste, voire un « écologiste » avant l’heure, peut-être même le premier de tous ! Et le mot n’est pas trop fort, car Palissy essaie bien de comprendre cette nature qu’il habite autant par réflexion que par contemplation ; il est autant, voire plus « écologiste » au sens militant du terme, qu’« écologue » au sens scientifique ; de surcroît, il devient même parfois historien de l’écologie.
94Évidemment, Palissy ne fait guère la distinction entre ces trois postures théoriques que nous lui attribuons a posteriori, et sans doute de façon quelque peu artificielle. C’est justement parce que nous raisonnons en écologistes « modernes » et conscients de l’être que nous distinguons ce qui était encore intimement intriqué et indiscernable pour Palissy. Mais, il n’est pas dénué d’intérêt de reprendre chacune de ces trois positions distinctement l’une de l’autre, en rapport avec sa théorie des espèces perdues.
95En ce qui concerne le Palissy écologue ou scientifique, nous avons déjà longuement analysé le mécanisme d’extinction des espèces qu’il propose, l’ampleur du phénomène et ses conséquences en termes géologiques. Il nous reste cependant à envisager son articulation avec les mutations des conceptions de la nature et surtout de l’espèce au xvie siècle. Comme le remarque Robert Lenoble, la révolution qui transforme l’art à la Renaissance est aussi celle qui transforme la vision de la Nature, et plus tard, qui bouleversera la science. La curiosité envers le monde naturel qui s’empare des esprits fait qu’« à une conception “verticale” de la Nature [...] succède une explication “horizontale” ; à l’unité d’une construction qui monte vers Dieu, la diversité de formes imprévisibles. »235 Pour reprendre la terminologie issue de l’Antiquité, on assiste à une éclipse de l’idée de scala naturae, qui laisse la place à la profusion, certes désordonnée, mais féconde des espèces vivantes et fossiles. Plus de deux siècles avant Cuvier, cette notion d’« échelle des êtres » que Georges Simpson décrit comme un obstacle épistémologique majeur à l’idée d’extinction est, au moins momentanément, battue en brèche.
96Qui plus est, au niveau de l’étude même des espèces, on assiste à une petite révolution, la rencontre de deux champs d’études différents de la nature : d’une part, l’histoire naturelle ou plutôt l’observation des phénomènes de la nature vivante, et d’autre part, l’étude des fossiles et des êtres vivants du passé. Lucrèce avait déjà révélé et tenté d’expliquer l’existence d’extinctions en histoire naturelle ; mais il semble que ses préoccupations n’aient pas eu beaucoup d’écho par la suite. Léonard de Vinci œuvra beaucoup de son côté pour démontrer que les fossiles étaient issus d’anciens animaux, mais lui aussi fut peu suivi. Indépendamment, Palissy redécouvre partiellement chacune des deux conclusions de ces deux savants et arrive à une synthèse solide, que l’on peut schématiser comme le point de rencontre entre les deux perspectives complémentaires de la notion d’espèce (qu’il nomme genre) : d’une part, une vision que l’on qualifie d’« horizontale », où l’espèce est saisie comme ensemble actuel d’êtres vivants reliés par des caractéristiques morphologiques et reproductives communes ; d’autre part, une vision « verticale », c’est-à-dire l’ensemble des êtres, qui, sur les temps géologiques ont appartenu à une même lignée et ont montré des caractères morphologiques comparables. L’extinction actuelle est le point de rencontre de ces deux conceptions qui se renforcent mutuellement : les espèces perdues ont disparu à l’issue d’un processus identique à celui des espèces actuelles qui se raréfient et disparaissent ; le fait que des espèces actuelles s’éteignent rend plausible le fait que des espèces aient disparu dans le passé.
97Ce raisonnement requiert néanmoins une hypothèse non mentionnée, à savoir que les conditions de possibilité de ces phénomènes restassent identiques au cours des temps. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et que l’humanité est très récente à l’échelle des temps géologiques, fait qu’ignorait Palissy et qui restera encore méconnu pendant des siècles. Par ailleurs, Palissy n’explicite aucune hypothèse de type uniformitariste, et cela confirme qu’il ne faut pas non plus voir en lui un précurseur des théories géologiques actualistes qui fleuriront au xviiie avec Buffon et Hutton, car l’idée claire de relations causales entre forces physiques est absente chez Palissy. Car jamais Palissy, sous l’influence de la religion réformée, n’invoque de dessein ou de plan divin figé dans l’organisation de la nature, et l’homme justement est libre, malheureusement trop libre, d’intervenir dans le monde à sa guise. Voilà pourquoi Palissy est aussi un moraliste engagé dans l’action, dans la défense des êtres de nature.
98Palissy fournit dans ses Discours une interprétation plus moderne et plus réaliste de l’existence de fossiles d’espèces éteintes que dans sa Recepte, grâce à un véritable processus de sédimentation, pour employer la terminologie actuelle. Mais dans le même temps, son souci pour la disparition des espèces s’intensifie, peut-être grâce à de nouvelles observations et à l’exacerbation du sentiment confus que la nature est de plus en plus maltraitée. Si dans sa Recepte, Palissy n’évoque que la raréfaction progressive des saumons, dans ses Discours, il reprend cet exemple et le complète par de nombreux autres : « lamproyons », écrevisses et autres « poissons armez » qui se perdent sous ses yeux ; et dans le même temps, Palissy dénonce l’éclectisme alimentaire des humains qui, lorsqu’une espèce s’est perdue peuvent se rabattre sur une autre :
Et est une chose qui se void tous les jours, que les hommes mangent des viandes desquelles anciennement l’on n’en eust mangé pour rien du monde. Et de mon temps j’ay veu qu’il se fut trouvé bien peu d’hommes qui eussent voulu manger ny tortues ny grenouilles, et à present ils mangent toutes choses qu’ils n’avoyent accoustumé de manger236.
99Maître Bernard ne condamne pas vraiment la consommation de viande. Il constate simplement ses méfaits et ne prône pas par ailleurs le végétarisme – mode qui était à la même époque en train de renaître, notamment en Angleterre –, sous l’impulsion de trois facteurs essentiels : la relecture des auteurs anciens et des théories végétariennes de Pythagore et Empédocle dans les Métamorphoses d’Ovide ; le questionnement des Écritures sur le statut des bêtes et la prohibition religieuse vis-à-vis de la consommation du sang (La Genèse, 9-4) ; enfin, l’expression de sensibilités esthétiques et morales de plus en plus délicates avec l’essor de la bourgeoisie citadine237.
100Mais à la différence de ces mouvements de nature religieuse et esthétique, Palissy est sans doute le premier dans toute l’histoire à avoir explicitement remis en question la consommation de certaines espèces pour des raisons clairement écologiques, à savoir qu’une surconsommation pouvait aboutir à la disparition de l’espèce. Nombre d’écologistes, d’environnementalistes ou d’historiens ont essayé de déceler dans les tabous alimentaires des sociétés primitives ou dans les préceptes végétariens des auteurs antiques la marque d’une sorte de pré-conscience écologique. Comme nous l’avons montré dans un chapitre précédent à propos des Indiens Achuar, ces opinions ne nous semblent guère fondées et ressortissent plus à des penchants idéologiques naturalistes abusifs qu’à une véritable démonstration.
101Tout autre est la position de Palissy qui affirme et réaffirme le danger explicite de l’extinction pour « les bestes et les poissons qui sont bons à manger, les hommes les poursuyv[a]nt de si pres qu’en fin de compte ils en font perdre la semence »238. Palissy ne possédant pas de terme pour qualifier une telle attitude, il nous semble par conséquent fondé de lui attribuer celle qui lui correspond le mieux, et qui est sans conteste celle d’« écologique » !
102Cette position nous semble renforcée par d’autres éléments. En effet, ce savant français n’est pas le seul à observer la nature, et de l’autre côté de la Manche, Keith Thomas nous rapporte les propos d’un gentilhomme dénommé Harrison, fort préoccupé par la chasse et l’abondance du gibier, qui remarque en 1577 que les renards auraient été « détruits totalement... il y a de nombreuses années » si les gentlemen ne les avaient pas protégés pour « chasser et avoir aussi un passe-temps »239. Par ailleurs, vers la même époque, on assiste aux premières mesures modernes de protection de la nature : elles sont dictées par les rois et les seigneurs qui veulent se réserver l’exclusivité de la chasse d’espèces devenues rares, comme en témoignent des ordonnances royales de Louis XIII ou des rois de Pologne, Boleslas le Hardi et Sigismond III, qui interdirent respectivement la chasse au castor et à l’aurochs, en fort déclin au xvie siècle, cette dernière espèce s’éteignant définitivement en 1627.240
103Palissy cristallise en quelque sorte dans ses livres les préoccupations naissantes de son époque, et parfois même les devance. C’est le cas par exemple lorsque sa passion pour les arbres, que nous avons déjà soulignée, alliée à un utilitarisme raisonné, le conduit à vouloir protéger les forêts dans leur globalité :
Quand je considère la valeur des plus moindres gittes des arbres ou espines, je suis tout esmerveillé, de la grande ignorance des hommes, lesquels il semble qu’aujourd’huy ils ne s’estudient qu’à rompre, couper et deschirer les belles forêts que leurs predecesseurs avoyent si précieusement gardees. Je ne trouveray pas mauvais qu’ils coupassent les forests, pourvu qu’ils en plantassent apres quelque partie : mais ils ne se soucient aucunement du temps à venir, ne considerans point le grans dommage qu’ils font à leurs enfans à l’advenir241.
104Et eût-il possédé les moyens de mettre en pratique ses prescriptions, il affirme : « quand je serois Seigneur de telles terres ainsi steriles de bois, je contraindrois mes tenanciers, pour le moins d’en semer quelque partie. »242
105Transformant son ouvrage à visée utilitaire en un manifeste digne d’un philosophe « utilitariste » éclairé, Palissy nous parle, pour reprendre l’expression à la mode, des « générations futures ». Et loin de se cantonner au seul bonheur humain, il vise à la réalisation d’un monde où hommes et arbres vivraient en harmonie, par une sorte d’intérêt bien entendu basé sur la science et les expériences du bon sens. De plus, cette inquiétude pour l’avenir, à la fois d’ordre émotionnel et utilitariste, témoigne d’une sensibilité certaine à l’importance de l’histoire. En effet, comment mieux analyser les attentes du futur qu’en tirant les leçons du passé par une perspective historique ? Nous avons déjà noté que Palissy possède le sentiment intime de l’histoire en train de se tramer, une conscience aiguë des événements et des époques qui se succèdent, qui le pousse à témoigner pour la postérité des atrocités subies par les huguenots de la région saintongeoise. Pour ce qui est des sciences, il s’appuie sur sa déjà longue expérience pour relater l’évolution de certains phénomènes écologiques, comme la raréfaction de nombreuses espèces consommées par les hommes. Il fait aussi référence aux Anciens lorsqu’il prend connaissance d’éléments intéressants. Enfin, les Écritures constituent sa dernière source de références et fournissent, comme dans le cas de l’histoire des forêts un exemple remarquable. Palissy appuie ainsi sa crainte des méfaits de la déforestation sur un passage de l’Ancien Testament : « Apres que tous les bois seront coupez, il faut que tous les arts cessent, et que les artisans s’en aillent paistre l’herbe, comme fit Nabuchodonozor »243.
106Cet exemple est d’autant plus remarquable qu’à travers la parabole biblique transparaît la véritable histoire du déclin écologique de la civilisation sumérienne, l’arasement des forêts et la salinisation des sols irrigués dans la zone du croissant fertile. La situation est-elle cependant à ce point préoccuppante en France au temps de Palissy ? Selon l’historien Michel Devèze, le premier ouvrage technique sur les forêts paraît en 1560, trois ans avant la parution de la Recepte véritable. Il s’agit de commentaires sur des ordonnances forestières anciennes ainsi que d’histoires poétiques et mythiques sur la forêt. Signe des temps, l’auteur cite Virgile se plaignant des forêts qui commencent à manquer244. Car la forêt subit bien une crise durant le xvie siècle, surtout au cours de la première moitié, sous Louis XII. Les usages se modifient, les guerres et la demande de plus en plus forte en métallurgie conduisent à l’abattage de forêts entières. Des efforts sont cependant faits pour rationaliser l’usage des forêts avec entre autres l’arpentage général des forêts royales.
107Mais les idées de Palissy mettront plus d’un siècle avant d’être mises en application et ce n’est qu’en 1669, sous l’impulsion de Colbert, que sera promulguée en France la première ordonnance réglementant la protection des forêts. Mais ne nous trompons pas sur les intentions avant tout utilitaires de cette ordonnance, qui protège dans l’intérêt supérieur du Royaume les forêts de chênes du Bourbonnais afin de garantir du bois de qualité pour le maintien de la Marine française.
Conclusion sur Palissy et les espèces perdues
108Nous conclurons cette étude sur ce savant atypique et passionnant de la Renaissance française en réaffirmant son statut de « pionnier de l’écologie ». Mais, il nous faut d’abord comprendre pourquoi Palissy n’apparaît qu’anecdotiquement dans l’histoire des sciences, et presque jamais lorsqu’il n’est pas question d’histoire de la géologie ou de la minéralogie.
109Les limites de Palissy sont de plusieurs ordres et tiennent avant tout à son œuvre écrite ; celle-ci est quantitativement modeste comparée à celle des naturalistes « professionnels » de l’époque comme Gesner ou Belon. On a par ailleurs reproché à Palissy certaines généralisations trop hâtives dans un système globalement moins abouti que celui de Léonard de Vinci. Surtout, de nombreux historiens des sciences hésitent à prendre Palissy pour un scientifique sérieux ; on peut sûrement voir là l’effet de quelques résistances intellectuelles inconscientes face notamment à son style de langue, figuré et populaire, ou encore face aux objectifs clairement utilitaires qu’il se fixe.
110Il ne fait en effet aucun doute que Palissy favorise largement la « Practique » sur la « Théorique » comme source du savoir, mais aussi pour son caractère utilitaire. Et si débat il y avait au temps de Palissy sur l’importance respective de la théorie et de la pratique, celui-ci fait encore rage de nos jours, ainsi que l’atteste une remarque dévalorisante de Martin Rudwick à l’égard du caractère « pratique » et « utilitaire » de l’œuvre du célèbre potier : « le titre de son précédent ouvrage, Recepte véritable..., reflète avec une clarté presque embarrassante la fondation utilitariste de sa science.[...] même les “fossiles” sont d’abord décrits pour leur valeur pratique comme matériau des céramiques et d’autre productions utiles »245. Outre le fait que Palissy ne décrit jamais les fossiles dans un but directement utilitaire comme l’affirme Rudwick, il est regrettable, nous semble-t-il, de rabaisser et de dénigrer une œuvre qui présente un intérêt scientifique, épistémologique ou philosophique certain simplement parce qu’elle apparaît moins « théorique » et qu’elle traite de faits, d’expériences ou d’observations à visées pratiques. Jean-Paul Deléage témoigne lui aussi de cette même inclination discutable en soulignant l’ambiguïté qui est au centre de l’« intérêt », à la fois utilitaire et spéculatif, pour la valorisation éthique de la nature au xviiie siècle.246 Il est clair, notamment dans le cas de Palissy, que des faits précis et novateurs, même rapportés dans un but « bassement » utilitaire, sont d’un plus grand intérêt épistémologique que des théories banales. Qui plus est, si l’on considère qu’il ne peut y avoir d’observations et d’identifications de nouveaux faits sans un glissement décisif du cadre théorique de l’observation, alors le fait inédit ne constitue pas seulement un nouveau fait, mais dévoile aussi une nouvelle vision du monde.
111Enfin, l’intérêt historique de Palissy a pâti de son influence scientifique quasi inexistante sur les générations de savants qui lui ont succédé, lui qui ne fut « redécouvert » par Fontenelle qu’au début du xviiie siècle, sans faire pour autant d’émules tardifs, même si ses admirateurs sont légion comme en témoigne Faujas de Saint-Fond (1741-1819) en 1777247. François Ellenberger défend pourtant une hypothèse originale, faisant de Gassendi un héritier des idées de Palissy en matière de géologie248. Grâce à un travail minutieux de comparaison des deux théories, Ellenberger met en évidence de nombreuses similitudes troublantes, et surtout, avance que le Père Mersenne (1588-1648), lecteur enthousiaste des œuvres de Palissy et ami proche de Gassendi (1592-1655), aurait pu inciter ce dernier à s’inspirer des pensées du grand céramiste. Enfin, Gassendi ayant lui-même connu Sténon, il n’est peut-être pas non plus illusoire de rechercher une certaine filiation intellectuelle entre le savant saintongeois et le grand géologue danois.
112Dans le cadre de notre étude, nous soulignerons surtout la longévité assez remarquable de l’une des seules idées que Palissy livra à la postérité, celle des espèces ou genres « perdus », expression qui fait encore florès au xixe siècle sous la plume de Lamarck, Cuvier ou encore Cournot.
113Et c’est bien pour cela que Palissy nous intéresse et qu’il mérite d’être considéré comme l’un des premiers, sinon le premier à avoir produit des considérations « écologistes » à l’époque moderne. Mais il ne faut pas se méprendre sur l’attribution de ce certificat « ès écologie ». Il ne s’agit aucunement de faire de lui un précurseur de l’écologie dans la tradition d’une histoire des sciences positiviste et accumulatrice ; ou de succomber à une hypothétique illusion rétrospective, qui indiquerait que Palissy a effectué « jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre »249. La filiation que maintient jusqu’au xixe siècle l’expression « espèce perdue » entre Palissy et les écologistes modernes est bien trop indirecte et ténue pour avoir valeur de tradition.
114Mais peut-on vraiment dénommer sa perspective « écologie » ou « écologisme » ? Si l’on prend la définition d’un dictionnaire contemporain pour « Écologie », force est de constater qu’elle correspond tout à fait à la pensée de Palissy : « Étude des milieux où vivent les êtres vivants ainsi que des rapports de ces êtres entre eux et avec leur milieu / Mouvement visant à un meilleur équilibre entre l’homme et son environnement naturel ainsi qu’à la protection de celui-ci »250. Depuis l’Antiquité et Aristote jusqu’aux écologistes actuels, de nombreux savants ont réalisé des observations et des expériences qui correspondent tout à fait à la première partie de la définition. Ainsi, Frank Egerton n’hésite pas à affirmer que « les écrits d’Aristote contiennent les ingrédients d’une impressionnante science de la biologie des populations »251, et certains écologistes, comme Allee252, affirment voir dans la fameuse « économie de la nature » de Linné la naissance de l’écologie. Ces interprétations peuvent être discutées, par contre il n’est pas permis de douter que leurs écrits ne satisfont en rien à la deuxième partie de la définition, et nous verrons qu’il est bien difficile, voire vain, de chercher avant le début du xixe siècle un penseur qui se préoccupe sérieusement de protection de la nature, hormis l’original inventeur des rustiques figulines. Voilà pourquoi Palissy, le seul à fournir des observations de type écologique, certes moins étendues que celles d’Aristote ou de Linné, et à penser en même temps les conséquences des actions humaines sur la nature ainsi que leur évitement, est le seul à mériter le titre d’écologiste tel qu’on le définit aujourd’hui. Bien sûr, Palissy est loin d’être l’écologiste de la fin du xixe, « conscient de lui-même » pour reprendre l’expression consacrée ; il ne consacre pas non plus son temps à ces questions par pur spéculation et volonté désintéressé de faire avancer la connaissance, mais pour les raisons connexes que nous avons indiquées253. Précisément, à cause de cet utilitarisme grossier qui l’afflige d’une réputation intellectuelle douteuse, la réflexion de Palissy sur la protection des forêts et des sols se voit désignée comme « économie du bon usage »254. La notion de « bon usage » fait référence à l’expression qu’emploie Colbert dans son ordonnance sur les forêts de 1669, dans laquelle on a souvent vu une application rétrospective des conseils de Palissy. Mais l’usage se distingue de la simple utilité marchande. Qualifier la vision de Palissy uniquement d’« économie » est pourtant un contresens. Linné, que l’on a admiré pour la qualité de ses observations sur les rapports « écologiques » entre les êtres vivants, essayait bien de décrire ce qu’il nommait à juste titre une « économie de la nature », car sa description était finaliste, orientée par le souci de montrer l’équilibre parfait et providentialiste des lois de la nature. Au contraire, par son absence de telos, la description de la nature chez Palissy est paradoxalement plus proche dans l’esprit de l’écologie scientifique, même si par ses seules données elle est nettement plus pauvre que l’œuvre linnéenne. L’expression « usage écologique de la nature » rendrait donc beaucoup plus justice à la vision globale de Palissy, même si certains pourraient voir là un anachronisme ; Regarder dans le passé en usant de distinctions scientifiques récentes constitue évidemment un exercice critiquable, qui doit être mené avec précautions, mais qui n’est pas pour autant illégitime. En effet, si nous prenons le risque de réinterpréter la pensée de Palissy, nous avons peut-être aussi l’opportunité de dévoiler de nouvelles richesses en apposant des mots récents sur les subtilités d’intentions de ce savant original qui souhaitait simplement introduire plus de « philosophie dans l’art de l’agriculture ».
115Ce qui nous conduit enfin à faire de Palissy un véritable écologiste, selon la définition moderne du terme, est le contexte philosophique de son œuvre et de son époque. Sans entrer dans les détails, le contexte dans lequel se développe l’écologie, tout au long du xixe siècle, est notamment celui du romantisme, qui s’oppose « au rationalisme des lumières, [...] au classicisme et à ses résurgences, et aux excès du paradigme newtonien, jugé trop “analytique” et “mécaniste”. Il privilégi[e] le sentiment, la sensibilité du sujet. »255 Le romantique s’oppose à la particularisation du monde, aux oppositions traditionnelles entre âme et corps, homme et nature et affirme l’harmonie vitale, mystique qui règne entre tous les êtres du cosmos. En quelque sorte, les Romantiques, Rousseau en tête, sont les premiers « post-modernes ».
116Par comparaison, Palissy est l’un des derniers « pré-modernes ». Comme nous l’avons souligné, la nature, qu’elle soit mère nourricière ou déesse mystique, suscite déjà les sentiments les plus vifs, même si nous n’avons pas affaire à la même nature que celle des romantiques. Pour Palissy, les lois de la nature n’existent pas encore et la Raison est à venir. Le mouvement qui porte Palissy à expérimenter, observer, et exposer ses pratiques est le même qui conduit Francis Bacon à exposer les principes d’une méthode scientifique expérimentale dans son Novum Organum256. Mais alors que Palissy observe et théorise pour mieux utiliser et satisfaire la nature, qu’il met encore la science au service d’une morale qui englobe les relations des hommes, des bêtes et des plantes, Bacon dessine déjà l’asymétrie caractéristique du modernisme qui place la nature sous la domination humaine. Les êtres de nature perdent leur âme et tombent en disgrâce ; désormais, ils ne sont que des « machines ». Ils ne retrouveront leur dimension spirituelle qu’avec le courant romantique.
117La pré-écologie de Palissy s’affirme ainsi comme une tentative isolée, mais précieuse, d’un homme qui essaie de rationaliser les phénomènes naturels tout en gardant homme et nature au même niveau. L’animisme larvé de la nature chez Palissy fait à la fois son succès, d’un point de vue environnementaliste dirions-nous, et son échec scientifique, dans son incapacité à clairement identifier les lois de la nature. Mais, après la parenthèse ou divergence mécaniciste, les conditions de possibilité d’une telle vision du monde ne se reproduiront qu’avec la réémergence d’un paradigme organiciste, qui combinera à la fois la force de « la constitution moderne » sur un plan scientifique, et le souci de la nature sur le plan moral.
118Mais un troisième élément, il est vrai, est venu supporter la naissance de l’écologie comme science autonome. Ce sont les dégradations environnementales de toute sorte provoquées par la démographie galopante et l’industrialisation croissante. Car il y avait à coup sûr matière à déplorer des atteintes environnementales à la fin du xvie siècle et les tableaux que Palissy nous dresse de certaines dégradations environnementales ne laissent pas insensibles. Les hommes semblent faire des ravages parmi certaines espèces comme les saumons ou les écrevisses et déforester sans retenue. Néanmoins, il est frappant de constater que la formulation de l’hypothèse d’« espèces perdues » ne correspond pas forcément à une période de forte dégradation environnementale et d’extinctions réelles d’espèces. Les siècles suivant seront la scène d’extinctions bien plus nombreuses sans que pour autant l’idée de Palissy ne soit reformulée ou suivie. Ne serait-ce pas là une preuve supplémentaire en faveur de l’hypothèse qu’il n’existe pas de parallélisme objectif entre le souci environnemental, sa traduction en termes scientifiques et l’état réel de l’environnement ?
Notes de bas de page
158 Lalande (André), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, 1988, p. 160.
159 Selon François de Lacroix du Maine dans une notice bibliographique de 1584. Cité par Dupuy (Ernest), Bernard Palissy l’homme - l’artiste - le savant - l’écrivain [1ère éd. Paris 1902], Genève : Slatkine reprints, 1970, pp. 10-11.
160 Ces dates, les plus communément acceptées, sont celles avancées par Pierre de l’Estoile. Cf. Dupuy (Ernest), Bernard Palissy…, op. cit., pp. 5-6.
161 Cf. Fragonard (Marie-Madeleine), « Introduction », in Cameron (Keith), Céard (Jean), Fragonard (Marie-Madeleine), Legrand (Marie-Dominique), Lestringant (Frank) & Schrenck (Gilbert) (sous la dir.), Bernard Palissy, Œuvres complètes, Édition critique, Mont-de-Marsan : Éditions InterUniversitaires, 1996, p. XII. Marie-Madeleine Fragonard souligne la place sociale privilégiée des artisans d’art au xvie siècle et en particulier des peintres-verriers qui deviennent des notables.
162 Palissy relate en particulier le martyr de Philibert Hamelin, ministre d’Allevert, qu’il tente en personne de défendre lorsqu’il est capturé.
163 Palissy (Bernard), Recepte véritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs thrésors…, La Rochelle : de l’imprimerie de Barthélemy Berton, 1563, 132 p.
164 Palissy (Bernard), Discours admirables, de la nature des eaux et fontaines tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des esmaux…, À Paris : Chez Martin le Jeune, à l’enseigne du serpent, devant le collège de Cambray, 1580, XII-361 p., p. 274.
165 Dupuy (Ernest), Bernard Palissy…, op. cit., p. 65.
166 Cameron (Keith), « Introduction », in Palissy (Bernard), Recepte Veritable, Genève, Droz, 1988, pp. 11-36.
167 Rudwick (Martin), The Meaning of Fossils, Chicago, University of Chicago Press, 1976, 304 p.
168 Gohau (Gabriel), Les Sciences de la terre aux xviie et xviiie siècles : naissance de la géologie, Paris, Albin Michel, 1990, 420 p.
169 Cameron (Keith), Céard (Jean), Fragonard (Marie-Madeleine), Legrand (Marie-Dominique), Lestringant (Frank) & Schrenck (Gilbert) (sous la dir.), Bernard Palissy, Œuvres complètes, Édition critique, Mont-de-Marsan : Éditions InterUniversitaires, 1996, 2 vols, 228 + 462 p.
170 Rudwick (Martin), The Meaning..., op. cit., p. 10.
171 Belon (Pierre), Les Remonstrances sur le default du labour et culture des plantes, et de la cognoissance d’icelles, Paris : 1558, aIII.
172 Dupuy (Ernest), Bernard Palissy…, op. cit., p. 84.
173 Palissy (Bernard), Recepte véritable..., op. cit., p. 19.
174 Calvin (Jean), Commentaires sur les cinq livres de Moyse, Genève : J. Estienne, 1564. Préface.
175 Palissy (Bernard), Recepte véritable..., op. cit., p. 22.
176 Rudwick (Martin), The Meaning…, op. cit., pp. 16-17.
177 Albert le Grand, Le monde minéral. Les pierres [1ère éd. 1256] [éd. et trad. de “De mineralibus” (livres I et II) par Angel Michel], Paris : Éditions du Cerf, 1995, 443 p. (Sagesse chrétienne) ; Gohau (Gabriel), Les Sciences de la terre..., op. cit., pense ainsi que Palissy s’est directement inspiré d’Albert le Grand sans jamais le citer.
178 Gould (Stephen Jay), Les Coquillages de Léonard : réflexions sur l’histoire naturelle [trad. de l’anglais (États-Unis) par Blanc Marcel], Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 38 (Science ouverte).
179 Cité par Buffetaut (Éric), Histoire de la paléontologie, Paris : PUF, 1998, p. 27.
180 Vinci (Léonard de), Codex Hammer, 9 verso. Cité par Gohau (Gabriel), Les Sciences de la terre..., op. cit., p. 34.
181 Ellenberger (François), Histoire de la géologie, Paris : Technique et documentation-Lavoisier, 1988, tome 1, 352 p.
182 Il s’agit de la thèse défendue par Pierre Duhem, qui force le trait en attribuant toute l’originalité de Léonard à ces grands penseurs parisiens.
183 Cité par Cerighelli (Raoul), « Bernard Palissy : promoteur des applications de la science expérimentale à l’agriculture », Annales de l’Institut National Agronomique, tome XXXIV, Paris, 1947, p. 72.
184 Gould (Stephen Jay), Les Coquillages de Léonard, op. cit., p. 41.
185 Dupuy (Ernest), Bernard Palissy…, op. cit., p. 229.
186 Cité par Dupuy (Ernest), Ibid.
187 Cf. Cameron (Keith), « Introduction »…, op. cit., p. 22.
188 Palissy (Bernard), Discours Admirables…, op. cit., p. 70. Bernard Palissy démontre ce qui nous paraît aujourd’hui évident, à savoir que l’eau des sources provient de l’eau de pluie. Sa démonstration n’est cependant pas exempte d’éléments incongrus et d’arguments théologiques : voir à ce sujet Gohau (Gabriel), Les Sciences de la Terre..., op. cit., pp. 61-63.
189 Gohau (Gabriel), Les Sciences..., op. cit., p. 44.
190 Palissy (Bernard), Discours admirables..., op. cit., p. 225.
191 Dupuy (Ernest), Bernard Palissy…, op. cit., p. 19.
192 Lenoble (Robert), Histoire de l’idée…, op. cit., pp. 295-296.
193 Rudwick (Martin), The Meaning…, op. cit., p. 25.
194 Lenoble (Robert), op. cit., p. 297.
195 Ibid., p. 297-298. Cette théorie est exprimée par Cardan (Jérome), De la Subtilité et subtiles inventions, ensemble des causes occultes et raisons d’icelles, Traduis de latin en françois par Richard le Blanc, À Paris : par Charles l’Angelier tenant sa boutique au premier pillier de la grand’salle du Palais, 1556, livre VII.
196 Palissy (Bernard), Recepte..., p. 17. Les « gelices » sont des pierres sujettes à se briser à la gelée et les « venteuses » sont des pierres qui s’effritent au vent.
197 Ibid., p. 18.
198 Ibid.
199 Palissy (Bernard), Discours Admirables…, op. cit., pp. 211-212.
200 Ibid., p. 213.
201 Gohau (Gabriel), Les Sciences..., op. cit., p. 43.
202 Palissy (Bernard), Recepte..., op. cit., p. 19.
203 Ibid.
204 Rondelet (Guillaume), Histoire entière des Poissons [trad. du latin], Lyon : Mathieu Bonhomme, 1558. Belon (Pierre), De aquatilibus libri duo cum iconibus ad vivam eorum effigiem quod ejus fieri possit expressit [trad. français en 1555], Paris : Ch. Estienne, 1553, xxxii-448 p.
205 Cf. Rondelet (Guillaume), op. cit., Livre I, i, p. 124. « Pline escrit que le saumon de Guienne est meilleur que tous les autres marins, à bon droit car les saumons de la Garonne é Dordone surmontent tous les autres, é de tendreté de chair, é de plaisant goust, é de bonté de substance ». Cité par Cameron (Keith), « Introduction »…, op. cit., p. 96. Preuve supplémentaire que Palissy a sans aucun doute lu Rondelet avant d’écrire sa Recepte.
206 Aristote, Histoire des Animaux, op. cit., Livre VIII, chap. 20.
207 Palissy (Bernard), Discours admirables, op. cit., p. 197.
208 « Il défia hardiment toute l’école d’Aristote d’attaquer ses preuves » écrit avec emphase Fontenelle (Bernard le Bouyer de), Histoire de l’académie des sciences, À Paris : Chez Michel Brunet, Grand’Salle du Palais, au Mercure Galant, 1720, p. 559.
209 Palissy (Bernard), Discours admirables, op. cit., p. 216.
210 Ibid., p. 222.
211 Ibid., p. 214.
212 Ibid., p. 215.
213 Ibid., p. 226. ‘pourpres’ : des murex ; ‘nautonniers’ : des marins
214 Ibid.
215 Ibid., p. 223.
216 Ibid., pp. 216-217.
217 Ibid., p. 220.
218 Cardan (Jérome), De la Subtilité…, op. cit.
219 Belon (Pierre), L’histoire de la nature des oiseaux avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du naturel, Paris : Ch. Gilles Corrizet, 1555, p. 13.
220 Cf. Guyénot (Émile), Les Sciences de la vie aux xviie et xviiie siècle, Paris : Albin Michel, 1941, Livre III, Chap. 1 (L’évolution de l’Humanité).
221 Lenoble (Robert), Histoire…, op. cit., p. 286.
222 1467-1470 env., Musée des Offices, Florence.
223 1482 env., Musée des Offices, Florence.
224 Ronsard (Pierre de), « Discours à Monsieur de Cheverny », Œuvres complètes [1ère éd. 1578], Paris : N. Buon, 1623, t. II, p. 756.
225 Lenoble (Robert), op. cit., pp. 300-301.
226 Palissy (Bernard), Recepte, op. cit., p. 13. ‘Seppe’ signifierait ‘branche’, mais ici, le mot ‘souche’ semble plus approprié.
227 Ibid.
228 Cerighelli (Raoul), « Bernard Palissy : promoteur des applications de la science expérimentale à l’agriculture », Annales de l’Institut National Agronomique, tome XXXIV, Paris, 1947, p. 63.
229 Palissy (Bernard), Recepte, op. cit., p. 8.
230 Ibid., p. 13.
231 Thomas (Keith), Dans le Jardin de la nature, op. cit., p. 203.
232 Palissy (Bernard), Recepte, op. cit., p. 15.
233 Palissy (Bernard), Discours, op. cit., p. 331.
234 Cf. Delord (Julien), « Palissy, le premier écologiste moderne ? », Bulletin de la SHESVIE, no 10, 2003, pp. 31-46.
235 Lenoble (Robert), Histoire…, op. cit., p. 285.
236 Palissy (Bernard), Discours, op. cit., p. 215.
237 Cf. Thomas (Keith), Dans le jardin…, op. cit., chap. « Consommer ou compatir ? ».
238 Palissy (Bernard), Discours, op. cit., p. 215.
239 Thomas (Keith), Dans…, op. cit., p. 216.
240 Szafer (Wladyslaw), « The Ure-Ox, Extinct in Europe Since the Seventeenth Century : an Early Attempt at Conservation that Failed », Biological Conservation, no 1, 1968, pp. 45-47.
241 Palissy (Bernard), Recepte, op. cit., p. 45.
242 Ibid.
243 Ibid.
244 Devèze (Michel), Vie de la forêt française au xvie siècle, Paris : EPHE, 1961, 2 tomes.
245 Rudwick (Martin), The meaning of fossils, op. cit., p. 17.
246 Deléage (Jean-Paul), Une histoire de l’écologie, une science de l’homme et de la nature, Paris : La Découverte, 1991, pp. 33-34 (Histoire des sciences).
247 Faujas de Saint Fond (Barthélémy) & Gobet (Nicholas) (sous la dir.), Œuvres de Bernard Palissy, revues sur les exemplaires de la Bibliothèque du Roi avec des notes, Paris : Ruault, 1777, lxxvi-734 p.
248 Ellenberger (François), Histoire de la paléontologie, op. cit., T. 1, p. 231.
249 Canguilhem (Georges), Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris : Vrin, 1968, p. 21.
250 Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, 1996.
251 Egerton (Frank N.), « A Bibliographical Guide to the History of General Ecology and Population Ecology », History of Science, vol. 15, 1977, pp. 189-215, 196.
252 Allee (Warder C.), Emerson (Alfred E.), Park (Orlando), Park (Thomas) & Schmidt (Karl P.), Principles of Animal Ecology, Philadelphie : W. B. Saunders, 1949, p. 17.
253 Deléage semble définir comme critère de démarcation entre pré-écologie et écologie reconnue le fait qu’il s’agisse d’une discipline spéculative. Ainsi, Palissy ou Buffon échouent dans la mesure où ils sont guidés par un intérêt utilitaire. Cette distinction épistémologique nous semble discutable.
254 Cf. Matagne (Patrick), Comprendre l’écologie et son histoire, Paris : Delachaux et Niestlé, 2002, p. 21. Il reprend l’expression de Dagognet (François), Des Révolutions vertes, Paris : Hermann, 1973, p. 25.
255 Acot (Pascal), « Du mouvement romantique à Aldo Leopold : quelques racines non religieuses de l’éthique environnementale », in Fagot-Largeault (Anne) & Acot (Pascal) (sous la dir.), L’Éthique environnementale, Chilly-Mazarin : Éd. Sens, 2000, p. 81.
256 Bacon (Francis), Novum Organum [1ère éd. 1620], Paris : PUF, 1986, 352 p. Il faut noter que Bacon avait déjà formulé nombre de ses idées quarante ans plus tôt à son retour de France.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’extinction d'espèce
Ce livre est cité par
- (2022) Biodiversity Erosion. DOI: 10.1002/9781394163878.refs
L’extinction d'espèce
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3