L’idée d’extinction dans l’Antiquité
p. 59-92
Texte intégral
1On ne sait pas vraiment pendant combien de temps les hommes ont vécu sur le mode paléolithique des chasseurs-cueilleurs et dans l’abondance ; peut-être 200 000 ans, c’est à dire au bas mot, les 19/20èmes de l’histoire de l’humanité. Quoi qu’il en soit, on ne peut dénier en aucune façon le fait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient très stables et évolutivement très bien adaptées pour avoir perduré si longtemps, et, ne l’oublions pas, pour persister encore aujourd’hui aux marges de notre (prétendue) civilisation, quoique plus difficilement. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi à une certaine période ces sociétés nomades se sont peu à peu sédentarisées et sont passées de la prédation à l’élevage et de la cueillette à l’agriculture. Est-ce dû aux changements climatiques et à l’adoucissement du climat consécutif à la fin de la dernière glaciation, le Würms, il y a 12 000 ans ? Est-ce dû au perfectionnement progressif des outils et des techniques qui rendit possible le franchissement d’un palier dans la division du travail social ? Une cause importante n’est-elle pas l’accroissement démographique des dernières sociétés paléolithiques, qui sont passées de 5 à 10 millions d’individus en quelques milliers d’années66 ? Ou bien, n’était-ce pas simplement dans la nature humaine de s’autonomiser petit à petit du milieu naturel par la sphère de la technique et du savoir-faire ? À la suite de Jacques Cauvin, Marcel Mazoyer pense que le passage à l’élevage et à la culture des céréales est consécutif à une augmentation démographique de villages permanents de chasseurs-cueilleurs. Ce modèle est suggéré par des villages proche-orientaux du dixième millénaire, comme Çatal-Hüyük, dont la population décupla en mille ans. La prédation limitée aux pourtours du village devenant peu rentable à cause de la pression démographique, les hommes adaptèrent leurs techniques et leurs habitudes, s’inspirant peut-être d’expériences plus précoces de protoagriculture67. Il n’y a cependant pas de réponse unique et assurée à ces interrogations essentielles pour l’histoire humaine, et la révolution néolithique doit être perçue comme un changement progressif et lent auquel les facteurs précédemment cités ont tous plus ou moins contribué68.
2Au niveau de l’histoire de l’environnement et des perceptions de la nature, la question est de savoir pourquoi et comment les hommes se sont peu à peu perçus en décalage avec une nature devenue autre, aliénée et aliénante ? Et plus particulièrement en ce qui concerne les extinctions d’espèces, comment ce concept, qui n’est pas inné et naturel à l’inverse du concept même d’espèce, est apparu et s’est inséré dans la vision du monde des Anciens ? Quels sont les facteurs importants, culturels et politiques, qui ont permis l’apparition de ce concept ? Quelle était la nature de ce concept et dans quel cadre intellectuel était-il pensé ? Avait-il déjà une importance pratique comme à notre époque ? Mais avant de répondre à ces questions, il nous faut d’abord retracer les changements, tant culturels (ou plutôt agri-culturels), qu’environnementaux des sociétés humaines du Néolithique jusqu’à l’Antiquité.
La grande transition du Paléolithique au Néolithique
3Une fois de plus, il faut se méfier de tomber dans le sophisme moderniste (modernist fallacy) qui consiste à voir dans la révolution néolithique la figure en marche du progrès projetant des populations impatientes de fuir leur état de nature dans le défi de l’agriculture et de la civilisation. Il est d’ailleurs attesté que les modes de vie sédentaires et nomades ont coexisté pendant plusieurs milliers d’années, notamment au Proche-Orient où les débuts de l’agriculture sont les plus précoces. Mais une fois qu’une société devenait agricole, le changement semblait irréversible, l’état antérieur de chasseur-cueilleur se transformant alors, par comparaison, en un Éden irrémédiablement perdu. Car la révolution néolithique n’a pas seulement constitué un changement de nature économique, mais bien une « mutation » globale et totale de l’humanité à tous les niveaux.
4Au niveau physiologique, la sédentarité eut de nombreuses conséquences, surtout chez les femmes. Les spécificités du nomadisme, notamment en soins prodigués aux enfants et en impératifs de mobilité, imposaient une limitation stricte des naissances. Au contraire, dans les villages permanents, les femmes avaient des périodes de lactation et d’infertilité plus courtes, ainsi que des règles plus précoces. Il s’ensuivit naturellement une plus forte natalité et un accroissement démographique intense69.
5Au niveau économique, les mentalités changèrent totalement : alors que le chasseur-cueilleur était partout chez lui dans la nature sauvage, l’agriculteur se doit de définir la propriété comme un espace de terre sur lequel il puisse sereinement cultiver. N’ayant plus à se déplacer, il put alors envisager de faire des réserves de nourriture et d’accumuler des objets ou des outils nécessaires à ses travaux. Grâce à la surproduction, il put aussi réaliser des échanges et procurer par exemple des céréales à des artisans en échange d’outils. Ces artisans, devenant de plus en plus spécialisés, peuvent ainsi fabriquer des outils de plus en plus aboutis, de plus en plus efficaces. Mais la propriété faisant des envieux, la guerre devint justifiée matériellement et parfois très rentable en terres, en esclaves, en femmes. Est-il besoin de rappeler pour cela Rousseau, qui voit dans la propriété la source de la société civile, et par la même, de tous nos maux :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simple pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.70
6Au niveau politique, on passa donc de sociétés égalitaires, sans classe, sans organe du pouvoir, sans État, des sociétés contre l’État même, à des sociétés avec État. À l’opposé des sociétés primitives, qui ne concèdent à leur chef que du prestige71, au sein des sociétés néolithiques, le chef s’empare du pouvoir et de la force, certes pour faire régner l’ordre dans la société, pour organiser la défense des biens et des gens et pour faire la guerre, mais aussi pour vivre aux dépens des agriculteurs et des artisans forcés de travailler. Force est de constater que dans toutes les sociétés avancées de l’Antiquité, le peuple avait concédé sa liberté à la souveraineté de l’État et s’était réduit à la servitude, voire à l’esclavage.
7Cette description sommaire des conditions de vie au Néolithique était nécessaire afin de saisir dans toutes ses dimensions la nouvelle vision de l’homme sur son environnement et sur la nature. L’homme n’est plus chez lui dans la nature sauvage, ou plutôt, il commence à établir une distinction entre ce qui relève de l’humain et du non-humain, de la nature domestiquée et de la nature sauvage qui devient par là même hostile, ennemie. L’anthropisation du milieu naturel s’accompagne ainsi d’une mutation dans les systèmes de croyances et de représentations.
[Les peuples méditerranéens néolithiques] conçoivent des schèmes d’explication (mythologies, théologies) de plus en plus abstraits et compliqués pour rendre compte de leur séparation du monde naturel et de leur domination par rapport à celui-ci ; ces schèmes reconnaissaient une maîtrise limitée sur la nature par la technique, tout en préservant l’idée que certaines forces résidaient au-delà de tout contrôle humain.72
8L’ambiguïté dans les nouveaux rapports à la nature transparaît par exemple dans le processus de domestication. L’homme, dans un mouvement au départ altruiste, vers l’animal, vers l’autre, établit une relation de confiance et d’entraide73. Mais dans un second temps, de ce rapprochement, de cette connaissance accrue des animaux, l’homme n’en tire que domination et exploitation. Comme le souligne l’historien Keith Thomas, « la domestication est devenue l’archétype d’autres sortes de subordination sociale »74. Les premiers agriculteurs se gardent bien pourtant de ne voir dans leurs troupeaux ou leurs récoltes que de simples ressources matérielles de nourriture, et ne manquent pas d’orienter leur religion en fonction de ce nouveau rapport à la nature.
9Par comparaison avec les chamans de la préhistoire dont le rôle est de maintenir l’harmonie et l’ordre entre les chasseurs et l’environnement, les agriculteurs se dotent de prêtres qui doivent s’assurer en priorité de la fertilité des éléments naturels. Les premières religions sont ainsi de nature polythéiste, idolâtrique et surtout centrées sur les cultes de fertilité des plantes, des animaux et des humains75. Le totémisme ancien se transforme en idolâtrie d’animaux-Dieux ; chez les Carthaginois, des enfants étaient brûlés vif en l’honneur du terrible « Baal », incarnation locale du Dieu Taureau représenté dans l’ensemble des cultures méditerranéennes ! On rencontre déjà des cultes du Grand Taureau à Çatal-Hüyük, comme en témoignent de nombreuses figurines et icônes, plus tard en Égypte, avec le dieu Apis et encore dans les mythes grecs, avec le Minotaure et les sacrifices aux rois atlantes76.
10De son côté, la Magna Mater du Paléolithique se transforme en une Mère-Nature, une déesse de la fertilité plutôt que de la création totale du monde77. La fertilité devient en effet beaucoup plus importante que l’harmonie du monde pour assurer la pérennité des communautés par l’abondance des récoltes, les mises bas des troupeaux et la fécondité des femmes. Car si les sociétés primitives étaient des sociétés d’abondance, certaines pouvant produire jusqu’au double de la quantité de nourriture effectivement consommée78, les sociétés néolithiques vivaient sans doute beaucoup plus près de la famine et de la catastrophe. En effet, qu’un chasseur préhistorique manque de gibier, il lui suffira de supporter quelques jours la faim avant de se rattraper sur sa prochaine proie. Mais qu’une récolte soit détruite à cause de conditions météorologiques désastreuses ou d’invasions de ravageurs, ce sont de longs mois de disette en perspective.
11À ces premiers dieux de la fertilité sont tout naturellement associées des images féminines dans des sociétés loin d’être de nature patriarcale tel que nous l’entendons79. Selon Jean-Pierre Vernant, ce passage de l’abondance au culte de la fertilité est exprimé chez les Grecs anciens par le mythe de Pandore :
ce n’est plus cette abondance spontanée qui, à l’âge d’or, faisait jaillir du sol par la seule vertu de la souveraineté juste, sans intervention étrangère, les êtres vivants et leur nourriture : c’est l’homme désormais qui dépose sa vie au sein de la femme, comme c’est l’agriculteur, peinant sur la terre qui fait germer en elle les céréales. Toute richesse acquise doit être payée par un effort en contrepartie dépensé80.
Transformations majeures du milieu naturel
12Mais au fur et à mesure que les cités se développent et que la société se complexifie, une « élite theologico-politique »81 émerge pour organiser et contrôler la vie de la cité. Ce sont là les débuts de la civilisation et de l’histoire, avec l’écriture qui ne tarde pas à apparaître en Mésopotamie, l’écriture cunéiforme, puis dans l’Égypte nilotique, les hiéroglyphes. Ce sont aussi les premiers bouleversements profonds que l’homme fait subir à la nature.
13Élément central de la relation des hommes à la nature, l’eau, sur la maîtrise de laquelle les civilisations sumérienne et égyptienne étaient bâties. En Mésopotamie, un système hydro-agricole se met en place avec les eaux du Tigre et de l’Euphrate qui sont détournées et conduites le long d’un réseau savant de canaux d’irrigation jusqu’aux terres de culture. Parallèlement, des espaces de culture (ager) sont gagnés par le drainage et surtout par la déforestation. Les données paléo-environnementales sur le déboisement européen et méditerranéen au Néolithique montrent que celui-ci a débuté en Mésopotamie au ive siècle av. J.-C. pour ensuite s’étendre progressivement vers l’ouest et le nord. Nous avons aussi un témoignage écrit de cet épisode dans l’Epopée de Gilgamesh lorsque Gilgamesh tue Humbaba, le Dieu de la Forêt. Nous pouvons en effet y voir la représentation symbolique du triomphe de la civilisation sur la nature82. Malheureusement pour les Sumériens, ce triomphe fut de (relativement) courte durée. La déforestation considérable entraîna un assèchement du climat, rendant les cultures plus aléatoires ; surtout, l’irrigation intensive, accompagnée d’une forte évaporation sous le climat chaud et sec de la Mésopotamie, conduisit à la salinisation des sols et à leur stérilisation, malgré une lutte active et savante pour maintenir la fertilité des terres.
14En ce qui concerne l’Égypte, qui réussit à maintenir sa puissance pendant plusieurs millénaires, celle-ci se développa aussi grâce à la maîtrise des eaux d’un fleuve : le Nil. Au début de la civilisation égyptienne, vers le quatrième millénaire av. J.-C., les hommes vivaient grâce aux cultures d’hiver de décrue qui faisaient suite à la crue du Nil à l’automne. Petit à petit, les paysans aménagèrent des bassins périphériques de décrue et améliorèrent le réseau hydrographique afin d’accroître la surface cultivable83, pour nourrir jusqu’à cinq millions de personnes aux plus belles heures de l’Empire Égyptien. Une telle organisation, avec entres autres, l’entretien coûteux des digues et des canaux, les travaux agricoles et la constitution de provisions, n’a été possible que par la mise en place d’un pouvoir fort, hiérarchisé et bien organisé autour de l’autorité divine du Pharaon.
15De tels changements, à la fois environnementaux et sociétaux n’ont pu de toute évidence aller de pair qu’avec une évolution des mentalités et du rapport à la nature et au monde. Max Oelschlaeger résume ainsi la situation :
La découverte que le genre humain était un agent de changement au niveau géographique advint graduellement. Un sens de l’histoire – c’est-à-dire un passage du temps où les changements altèrent fondamentalement le paysage naturel – est requis avant qu’une telle idée puisse être conçue. Pour les peuples du Néolithique qui s’installèrent dans les plaines inondables du Nil et du Tigre et de l’Euphrate, les hommes vivaient simplement comme leurs ancêtres depuis l’aube des temps. Plus tard, les Sumériens et les Égyptiens rationalisèrent théologiquement la civilisation agricole qu’ils avaient édifiée. Presque certainement ils pensaient que la nature était parfois capricieuse, mais cependant essentiellement ordonnée, voire même finalisée. De telles idées étaient anthropomorphiques, inspirées de l’organisation ordonnée des cités et des routes, des canaux et des champs, des maisons et des jardins. De plus, à mesure que les cultures sumériennes et égyptiennes se développèrent, la notion vague que les humains avaient fondamentalement modifié la nature a dû se développer, quoiqu’une conception claire d’une telle idée – les notions platoniciennes et aristotéliciennes de « l’artisan » – fût un accomplissement de la pensée grecque84.
Religion, nature et histoire
16La rationalisation du domaine théologique est allée de pair avec la désincarnation et l’abstraction de plus en plus affirmée de l’idée de Dieu. Aux dieux-animaux associés aux cultes de la fertilité succédèrent des dieux ressemblant aux humains, mais surnaturels et transcendants. Nous pouvons évidemment voir dans ces représentations idéalisées de la civilisation humaine le reflet des consciences des peuples en train d’appréhender leur propre détachement de la nature et leur domination croissante sur celle-ci.
17Le polythéisme n’est pas encore complètement détaché de la mentalité archaïque des sociétés a-historiques qui se réfugient dans la répétition des archétypes ancestraux pour lutter contre les modifications temporelles85. La perspective change radicalement avec l’apparition du monothéisme et d’un Dieu abstrait et tout puissant, à la fois immanent et transcendant. L’introduction et la dissémination de ce type de religiosité sont à porter au tribut des peuplades hébraïques qui, à partir de la fin du deuxième millénaire, sous la conduite d’Abraham, enseignèrent la croyance en un dieu unique, Yahwéh (ou Élohim). Le récit de la naissance de cette civilisation nous est parvenu grâce à l’exégèse des récits du Pentateuque et de l’Ancien Testament. Puisque, comme partout, « les religions servent d’idéologies légitimant l’ordre social et politique existant »86, l’interprétation ou herméneutique des textes anciens permet de retrouver le mode de vie des sociétés antiques, avec le concours précieux des données archéologiques.
18À l’origine, les Hébreux ne constituaient en rien un groupe d’hommes et de femmes homogène, c’est-à-dire une nation ; il s’agissait en fait de rebelles, ou de « hors-la-loi » (Hab/piru qui a donné hébreu) qui luttaient contre la domination des grandes civilisations du moment, babyloniennes et égyptiennes, et contre leurs systèmes religieux. Ces Hébreux, qui vivaient donc à la marge des grandes cités antiques afin de préserver leur liberté individuelle, refusaient le culte des dieux de la fertilité et exaltaient dans leur religion la croyance en un dieu d’espérance, Yahweh, qui viendrait sauver leurs tribus nomades, pauvres et ostracisées, afin de leur offrir son royaume. Religion des exclus et des faibles comme l’a montré Nietzsche87, ce judaïsme antique sert avant tout de justification au mode de vie patriarcal de tribus d’agriculteurs pauvres, pratiquant soit le pastoralisme, soit une agriculture pluviale peu efficace. On retrouve d’ailleurs cette opposition entre pasteurs et agriculteurs dans l’histoire d’Abel et Caïn qui symbolise le conflit entre des tribus semi-nomades, sans doute encore proches du mode de vie paléolithique, et des agriculteurs qui cherchent à justifier leur domination sur la nature par la parole divine.
19Dieu dit ainsi aux fils de Noé, descendant de Caïn : « soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la Terre. Vous serez un sujet de crainte et de terreur pour tout animal de la Terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui rampe au sol et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains »88. Il ne s’agit en réalité que de justifier et entériner un état de fait de la vie des tribus hébraïques. Donc lorsque Lynn White Jr. a vu dans ces commandements judéo-chrétiens la source des atteintes environnementales89, il s’agit plus en réalité du moyen qu’ont trouvé les Hébreux pour fonder et justifier leur mode de vie, que d’une incitation ou d’une invocation à dominer la nature, même s’il est incontestable que ce commandement eut ultérieurement, par son interprétation littérale, une influence tout à fait néfaste sur l’environnement.
20Mais la domination humaine sur la nature reste toute relative. Car la nature, et à travers elle la volonté divine, rappelle l’homme à l’humilité par les cataclysmes qu’elle déclenche périodiquement. Ce n’est que par une alliance avec Dieu que les fils de Noé éviteront le renouvellement des déluges et des catastrophes. L’idée de catastrophe était sûrement absente des cultures paléolithiques. Non pas que des catastrophes n’advinssent pas, mais simplement qu’elles ne furent pas pensées comme catastrophes. Les accidents ou les déviations dans l’harmonie du cosmos n’étaient qu’un désordre temporaire, un décalage, certes réel, mais infime, que la magie et la sagesse des hommes pouvaient et devaient effacer. Telle est la pensée mythique qui ne conçoit qu’un temps éternel à lui-même, cyclique, un éternel retour à l’archétype. Il n’y a donc pas de catastrophe pour la pensée mythique ; tout doit finir par s’arranger, tout doit rentrer dans l’ordre des choses.
21La catastrophe est au contraire à la fois l’aveu de l’impuissance ou de faiblesse, mais aussi d’orgueil de l’homme et, avant tout, la matérialisation d’un avant et d’un après, le signe d’une temporalité linéaire à l’œuvre. Le monde qui succède à la catastrophe est fondamentalement différent de celui qui la précède, faute de quoi l’idée de catastrophe serait annihilée. La structure architectonique de l’événement catastrophique est fondamentalement ternaire : elle suppose un avant, le plus souvent insouciant, traversé parfois de peurs prodromiques et prémonitoires ; puis survient la catastrophe, telle une épreuve, une quête ou une purification ; s’ensuit alors une période de reconstruction, de renaissance, de retour à la vie, mais une vie différente de l’ancienne. Les exemples de catastrophes mythiques sont légion90 ; mais nous n’allons étudier que celles de type « déluge » qui impliquent la destruction possible ou avérée d’espèces ou de races entières.
22L’humanité est impuissante face à la catastrophe. La catastrophe témoigne ainsi de l’extériorité de l’homme par rapport à la nature et de son altérité radicale. S’il y a des catastrophes qui affectent l’humanité auxquelles elle doit essayer, parfois vainement, de résister, c’est qu’elle est contre la nature en un sens. La seule option qui lui reste est de faire alliance avec Dieu, être surnaturel et omnipotent. Dans ce système de représentation monothéiste du monde, la catastrophe représente ainsi l’antithèse du miracle divin, l’autre émanation (positive celle-ci) du surnaturel. Il ne peut en effet y avoir de miracle sans catastrophe, l’une étant le pendant de l’autre. Mais les deux témoignent d’une conscience historicisé du temps. Catastrophe ou miracle, nous avons dans les deux cas affaire à des « accidents » temporels qui bornent l’histoire par une série d’avants et d’après. Le temps de l’histoire flue ainsi naturellement et irréversiblement du passé vers l’avenir.
23Mais le rapport entre temporalité et catastrophe est ambigu ; génératrice du temps historique, la catastrophe engloutit aussitôt ce dernier comme dans un tombeau d’oubli. Si les catastrophes marquent un antérieur et un postérieur du passage historique du temps, ce n’est en effet qu’au prix de l’occultation progressive de l’antérieur. Ainsi le remarque Platon dans le Timée : « Dans le passé, notre cité accomplit de grands et admirables exploits, dont le souvenir s’est effacé sous l’effet du temps et en raison des catastrophes qui ont frappé l’humanité. »91
24Si la catastrophe était déifiée, elle serait sans doute fille ou sœur de Chronos, mais plus sûrement encore, ennemie de Mnémosyne. La succession des catastrophes (et des miracles) définit de façon paradigmatique la structure historique des récits. L’histoire peut cependant être cyclique, avec des cycles courts (jours, lunes, années, etc.) et des cycles longs, voire très longs, comme chez Hésiode ou Platon92. Mais le temps de l’histoire dans la tradition judéo-chrétienne se distingue du temps grec par un point fondamental : celui de l’Alliance avec Dieu. En effet, le rôle historique spécial que s’attribue Israël est relié à l’idée que l’Alliance entre Dieu et les hommes confère à ces derniers la réalisation des plans de Dieu. Cette histoire linéaire, irréversible débute avec la création du monde, s’enchaîne avec l’Eden puis avec le Péché originel, la Chute du paradis, le Déluge, etc., et se clôt avec l’Apocalypse et la Jérusalem céleste jusqu’à la fin des temps. On est surtout frappé par l’idée d’un déroulement inéluctable du temps ; l’ordre du monde n’est plus immuable, il constitue le déroulement ordonné de la sagesse divine.
25Par rapport aux sociétés primitives a-historiques, surgit donc dans la tradition judéo-chrétienne la temporalité linéaire de type historique. Par ailleurs, les changements environnementaux, comme nous l’avons montré, deviennent patents. Ces deux facteurs décisifs suggèrent la possibilité de l’émergence du concept d’extinction. Cela semble d’autant plus frappant lorsque l’on se penche sur l’épisode du Déluge et de l’Arche de Noé : qu’en est-il vraiment du rapprochement entre l’idée de déluge et celle d’extinction ? L’idée d’extinction y est-elle évoquée, même en négatif ? Ou bien sommes-nous en train de projeter sur cet épisode biblique très ancien une lecture écologique inopportune ?
26L’épisode du déluge possède une forte connotation symbolique et une importance historique capitale sur laquelle nous reviendrons à l’occasion des théories géologiques diluvianistes des xviie et xviiie siècles. Il est important en premier lieu de bien comprendre la place et l’interprétation de cet épisode dans le contexte de l’Ancien Testament et pour cela, il nous faut replacer ce récit autant que faire se peut dans son contexte.
27Tout d’abord, il ne s’agit en rien d’un récit isolé, mais de la version hébraïque d’une histoire qui ressurgit comme une constante dans la quasi-totalité des cultures anciennes et sur tous les continents. La version hindoue relate l’histoire de Manu qui survécut à un déluge divin, sans toutefois sauver les espèces vivantes93. Il n’est pas non plus question des autres espèces avec l’histoire de Deucalion et Pyrrha dans la mythologie grecque. La race humaine de bronze ayant été mauvaise, débauchée et désobéissante, Zeus décida de la faire disparaître à l’exception des deux héros réfugiés sur le Mont Parnasse. Alors que les eaux se retiraient et qu’ils redescendaient de la montagne, le sol couvert de la boue du déluge, ils se mirent à repeupler le monde en jetant par dessus leur épaule « les os de leur grand-mère », autrement dit les pierres de la Terre, Gaïa, leur déesse d’aïeule. On pourrait ainsi allonger la liste des récits catastrophistes diluviens, mais nous indiquerons simplement la filiation très probable qui réunit le déluge biblique aux mythes mésopotamiens94.
28Nous allons dans ce qui suit étudier en détail l’épisode du Déluge ; commençons par rappeler rapidement sa structure et son déroulement. Dieu vit que la méchanceté des hommes était grande sur Terre (La Genèse, 6-5). Il décida d’effacer de sa surface l’homme et tous les animaux qu’il regrette d’avoir fait (La Genèse, 6-7). Il affirme même qu’il veut détruire la Terre (La Genèse, 6-13). Mais Dieu voit que Noé est un homme juste et lui enjoint de construire une arche dont il livre le plan (La Genèse, 6-14). Sept jours avant le début du déluge, Noé embarque sur son arche sa famille et un ou plusieurs couples de chaque espèce « oiseau, bétail, reptiles du sol » (La Genèse, 6-20) « afin de garder en vie leur descendance sur toute la surface de la Terre » (La Genèse, 7-3). Les écluses du ciel s’ouvrent ensuite pendant quarante jours et quarante nuits. Les eaux montent et dépassent la surface des plus hautes montagnes (La Genèse, 7-19), et « tout ce qui était animé d’un souffle de vie dans les narines et qui était sur la terre sèche mourut » (La Genèse, 7-22). À partir du cinquième mois, les eaux commencent à diminuer (La Genèse, 8-5). Puis Noé fait sortir la colombe afin de vérifier si la Terre est redevenue hospitalière et celle-ci revient avec un rameau d’olivier (La Genèse, 8-11). Enfin, après un an et dix jours passés dans l’arche, Dieu ordonne à Noé de sortir, lui et les animaux de l’arche (La Genèse, 8-17). Dieu décide alors d’établir son alliance avec Noé, les animaux de l’arche, ainsi qu’avec toute leur descendance, alliance symbolisée par l’arc-en-ciel (La Genèse, 9-10). Désormais, « il n’y aura plus de déluge pour détruire la Terre » (La Genèse, 9-11) et, « tant que la Terre subsistera, les semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront pas » (La Genèse, 8-22).
29Il faut d’emblée noter que ce récit est la synthèse des deux versions de la Bible (récit du Yahviste (J) et récit du Chroniqueur généalogiste (P)) qui présentent quelques différences notables, notamment le nombre de couples de chaque espèce à embarquer dans l’arche.
30Dans la suite de l’Ancien Testament, les références à Noé et au Déluge sont peu nombreuses, si bien que l’interprétation ancienne de cet épisode reste très fragmentaire95. Par contre, il reçut de nombreux commentaires dans le Nouveau Testament. Dans la ligne de la tradition sacerdotale et sapientiale, le Nouveau Testament voit en Noé le type de l’homme juste et vigilant, qui échappe au châtiment imminent et bénéficie du salut (Matthieu XXIV, 37-39 ; 1er Épître Pierre III, 20 ; 2e Épître Pierre II, 5). Quant au Déluge, c’est le modèle même de jugement qui surprend l’insouciant mais épargne le juste. Symboliquement, le Déluge a ainsi pu être comparé au « baptême du monde » (Matthieu XXIV, 38ss ; 2e Épître Pierre II, 5 ; 2e Épître Pierre III, h 6), qui se lave de ses péchés dans les eaux de l’abîme. Il correspond toujours à la prise de conscience d’une faute ou d’une erreur et à une rupture dans l’ordre du monde. L’homme prend enfin sa place, son âge (c’est la fin des patriarches comme Mathusalem qui vivaient neuf cents ans) et sa taille (c’est aussi la fin des géants). L’épisode du Déluge exprime l’apaisement du monde après la formidable anarchie des premiers âges.
31Pour en revenir à la question initiale, à savoir si cette histoire recèle des indices quant à une prise de conscience de la finitude temporelle des espèces, il semble que la récolte soit maigre. Certes, on peut déceler comme par contraste, les questions suivantes qui portent sur la trame du récit et l’envers de la scène du déluge : et si Dieu n’avait pas décidé de sauver Noé et de construire une arche ? Et si l’arche avait chaviré dans les flots tumultueux ? Que serait-il advenu alors des espèces animales ? Il est surprenant par ailleurs que seules les espèces animales, et non végétales, aient été menacées de disparition par les eaux. Comment les espèces végétales ont-elles survécu au déluge ? Aucun indice malheureusement ne nous renseigne sur ce point obscur.
32Les espèces animales et humaines96 vivaient donc en sursis par rapport à la volonté divine. Mais il semble que si elles avaient dû disparaître, cela aurait été toutes ensembles. Car même les bêtes « non pures » sont sauvées par Dieu. Et jamais Dieu n’a fait disparaître une seule espèce parmi d’autres. Par contre, il lui est tout à fait loisible de faire disparaître la Terre et la vie dans leur globalité, comme il aurait pu le faire lors du Déluge, et comme il le fera lors de l’Apocalypse, à la fin des temps.
33En fin de compte, la seule extinction que produit ce cataclysme est celle des héros et des géants issus de la fécondation des femmes par les « Fils de Dieu ». Mais bien que ces êtres fassent partie du « genre humain », nous sommes très peu renseignés sur leur nature profonde, même si vraisemblablement nous pouvons leur attribuer le rang de « race ».
34Le fait que l’extinction individuelle d’espèce ne soit pas vraiment une donnée sousjacente du Déluge, qui vraisemblablement n’a aucune signification symbolique ou morale en termes environnementaux ou écologiques (à la différence de la pensée grecque que nous allons analyser plus loin), nous conduit à refuser de voir dans ce récit les prémisses d’une pensée judéo-chrétienne naturaliste ou pré-écologique. Lynn White Jr. affirme que « le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connu »97. Bien que constitué d’argile, Adam a été créé à l’image de Dieu, et en cela il n’est pas qu’une simple partie de la nature : « l’homme partage dans une large mesure la transcendance de Dieu sur la Nature »98. Pouvons-nous donc voir dans l’acte salvateur, conservationniste dirions-nous aujourd’hui, de Noé les origines d’une volonté divine, qui, par l’entremise de l’action humaine préserve la nature comme un bien ? Rien n’est moins sûr, car dès la fin du Déluge, Dieu redit explicitement aux hommes de dominer ces animaux dont ils ont brièvement eu la responsabilité. Responsabilité qu’ils abdiquent bien facilement au nom de la plénitude la Création, qui soit se maintient inchangée selon les préceptes divins, soit attend fébrilement son anéantissement par la puissance divine elle-même.
35Comme nous le verrons dans la suite de ce travail, l’épisode du Déluge a été au centre de la plupart des controverses qui ont éclaté autour de la reconnaissance et de la théorisation du phénomène d’extinction à partir du xviie siècle. Mais ces débats s’appuyaient avant tout sur des données naturalistes et géologiques nouvelles (l’existence des fossiles notamment) pour lesquelles la théorie du Déluge fournissait un cadre d’intellection satisfaisant à l’époque. L’épisode du Déluge en lui-même, dans son contexte originaire, ne peut fournir de manière historiquement et épistémologiquement acceptable la preuve d’une reconnaissance de l’idée d’extinction, tout comme il ne peut être tenu pour un indice de l’existence d’un souci ancien de protection de la nature, fût-elle même d’origine divine. Il n’en demeure pas moins, qu’il était indispensable d’analyser en détail ce récit compte tenu de l’importance scientifique et symbolique qu’il va prendre par la suite, et cela jusqu’à notre époque.
Les extinctions dans l’Antiquité grecque et romaine
36Dans le seul article (peut-être même le seul écrit !) qui traite explicitement de l’histoire générale du concept d’extinction, le célèbre paléontologiste et évolutionniste, Georges Gaylord Simpson99 attribue le fait que la réalité des extinctions a été couramment mal expliquée ou ignorée jusqu’à Cuvier (début du xixe siècle) à l’influence des traditions de pensée aristotélicienne et platonicienne. Pourtant, dans une certaine mesure, les penseurs grecs et romains ont développé une pensée compatible, voire même favorable, à des questionnements de type environnementaux et évolutifs, et nous pourrons même leur attribuer une certaine pensée du concept d’extinction, même si celle-ci reste essentiellement théorique.
37Pour débuter avec les critiques « écologistes » de la pensée grecque, Simpson, en s’inspirant de l’analyse d’Arthur Lovejoy, attribue à Platon (427-347 av. J.-C.) le fait d’avoir plus ou moins formulé « le principe de plénitude » suivant lequel « n’importe quoi, parfait ou imparfait, qui peut exister doit exister. Il est évident que cela exclut la non-existence de quoi que ce soit, et par conséquent de l’extinction (ou de la cessation d’existence) de toute chose. »100 La phrase du Démiurge dans le Timée illustre parfaitement cette analyse : « Parmi les espèces mortelles, il en reste trois qui ne sont pas encore nées. Or, si elles ne viennent pas à l’existence, le ciel ne sera pas parfait. Car il n’aura pas en lui toutes les espèces de vivants. »101
38Aristote (384-322 av. J.-C.), plus tourné vers l’étude de la diversité du réel et des vivants, considéra pour sa part que toute la nature pouvait être envisagée par « une série de transitions graduelles du plus imparfait au plus parfait »102, ce qui se traduisit par l’idée de la scala naturae, formalisée au iiie siècle ap. J.-C. par Porphyre. Là encore, il s’agit d’un obstacle épistémologique important à la conceptualisation de l’idée d’extinction. Mais l’un des plus importants est sans aucun doute celui de la fixité des espèces qu’Aristote exprime dans la génération des animaux103.
39Comme dans les pensées primitives, proche-orientales et hébraïques, chez les Grecs l’appréhension générale de l’espèce va de pair avec une conception fixiste des formes vivantes. Ainsi, l’espèce s’apparente à la part immortelle des êtres mortels que sont les plantes, les animaux et les hommes.
40Dans la conception grecque et plus particulièrement platonicienne du temps, deux natures du temps s’affrontent. Platon, dans le Timée, condense par cet aphorisme « le temps, image mobile de l’éternité immobile » deux échelles temporelles distinctes : le temps des hommes et le temps des dieux. Dans La fin du monde, Christine Dumas-Reungoat expose ces deux temps avec leur spécificités propres : « ainsi se définissent deux modes d’être : celui du monde sensible selon l’échelle de chronos, du temps sensible, mouvant, fugace que l’on peut mesurer ; celui du monde intelligible et divin, des Idées et des dieux immortels, qui se joue de l’éternité »104. Avec cet éclaircissement, nous comprenons mieux comment l’immortalité de l’espèce s’impose en tant qu’eidos, forme intelligible du vivant relevant de la temporalité divine et éternelle ; l’homme ou l’animal au contraire est mortel car il est fait de matière (hyli) qui donne prise à l’action chaotique du temps qui passe. Cette opposition entre temps divin ou mythique et temps humain nous ramène à la dichotomie entre temps sacré et temps profane. Elle est aussi à la base des effets de la tragédie, lorsque les deux temps interfèrent, les hommes ayant parfois maille à partir avec les dieux. À ce sujet, Christine Dumas-Reungoat écrit que « le fléau est dans ces conditions un moyen, dans le récit mythique, de raconter comment on passe de la temporalité mythique à celle de l’histoire »105, comment la catastrophe marque le passage du temps mythique, divin au temps historique, profane et tragique, évoquant de fait la nostalgie d’un bonheur perdu.
41Par ailleurs le temps des hommes, chez les Grecs est perçu de façon générale comme cyclique. Cette périodicité structure les mythes d’Hésiode106 aussi bien que la philosophie de Platon. Le modèle général en est le cercle, cercle de la marche des astres dans le ciel, cercle qui permet toujours le retour au même, et en un sens symbolise l’image de l’éternité, certes imparfaite, mais éternité d’un temps qui en avançant se retourne sur lui-même.
La conséquence, note avec pertinence Christine Dumas-Reungoat, en est que la durée de notre monde fait de générations et de corruptions (autant dire de fléaux, ces destructions nécessaires) se développe en cercle ou plutôt en spirale selon une succession indéfinie de cycles au cours desquels la même réalité se produit, se décompose, se reforme, si bien que les anneaux de la spirale se succèdent pour coïncider finalement en un seul cercle. Toute idée de création ou de destruction complète de l’univers est ainsi écartée : le monde mû depuis toujours en une suite infinie de cercles, est éternel107.
42On sait que cette conception de l’univers était aussi celle d’Aristote, qui démontrait que le monde ne pouvait avoir eu un commencement en postulant l’existence du moteur premier, éternel et non mû de l’univers. Pourtant, aussi bien chez Platon, comme nous l’avons vu, que chez Aristote, les espèces ont été créées, mais jamais leur destruction n’est envisagée comme problématique, car cette création des dieux n’est pas soumise au temps destructeur des hommes, mais à une sublime éternité.
43Le fait que ces disparitions d’espèces ne soient pas problématiques, c’est-à-dire qu’elles ne suscitent aucun questionnement philosophique digne d’être énoncé, ne signifie point qu’elles ne soient pas plausibles. Elles se présentent même explicitement dans le mythe hésiodique des races. Nous n’allons pas analyser ce mythe ayant fait l’objet d’une multitude d’études scrupuleuses. Nous remarquerons seulement qu’une fois de plus, il s’agit d’un mythe catastrophiste, qui, s’il implique des races et non des espèces108, n’en expose pas moins leur naissance et leur mort. La disparition de ces races, d’or, d’argent, de bronze, de fer et les héros ne semble nullement la conséquence de l’action des hommes, car toutes ces races, les meilleures comme les pires, ont été forcées de « quitter la lumière du soleil »109. La durée de ces races et leur succession obéit donc à un décret divin qui dépend d’une temporalité échappant totalement à l’emprise des hommes. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un mythe, c’est-à-dire un récit qui n’obéit pas aux lois du monde tel que nous les connaissons. La destruction des races n’est pas homogène : la race d’argent est anéantie par le courroux de Zeus, alors que les races suivantes meurent en s’entretuant à la guerre. Même si les excès d’hubris (démesure) conduisent certaines races à l’extinction, celles qui obéissent à la diké (justice) ne sont pas éternelles pour autant.
44Nous pouvons rapprocher ce mythe de celui de l’Atlantide dans le Critias, par certains aspects de sa structure d’une part et aussi par le fait qu’avec l’engloutissement de l’Atlantide, ce n’est pas seulement un peuple qui disparaît, mais bien une race (phulé). En effet, le peuple de l’Atlantide est issu de l’union entre Poséidon, le dieu de la mer et une mortelle, Clitô, alors que le peuple athénien, autre « race », descend d’Athéna et d’Héphaïstos. Et bien que le Critias se termine de façon abrupte, on comprend que Zeus va punir cette race « remplie d’injuste cupidité et d’excès »110 en l’engloutissant sous les flots. Pauvres humains qu’une fois de plus leur hubris aura conduits à l’anéantissement !
45Mais la nouveauté tient à ce que les récits indissociables du Critias et du Timée veulent dépasser le mythe et se rapprocher de la réalité. Ainsi en témoigne ce passage qui relate le discours de Critias l’ancien :
Bien des fois et de bien des manières, le genre humain a été détruit, et il le sera encore. Les catastrophes les plus importantes sont dues au feu et à l’eau, mais des milliers d’autres causes provoquent des catastrophes moins importantes. Prenons par exemple cette histoire qu’on raconte chez vous. Un jour, Phaéton, le fils du soleil, attela le char de son père, mais comme il n’était pas capable de conduire en suivant la route de son père, il mit le feu à ce qui se trouvait à la surface de la Terre et périt lui-même foudroyé. Ce récit n’est qu’un mythe ; la vérité la voici. Les corps qui dans le ciel, accomplissent une révolution autour de la Terre sont soumis à une variation, qui se reproduit à de long intervalles ; ce qui se trouve à la surface de la Terre est alors détruit par un excès de feu.111
46L’influence de la conception cyclique du temps est frappante dans la première phrase de cet extrait. Mais Platon cherche résolument à se dégager du mythe et à rendre son récit plausible en se référant au réel tel qu’il est donné à voir. Platon se place ainsi dans la lignée des physiciens présocratiques qui, à la suite de Thalès, cherchent à expliquer le monde sans faire appel aux pouvoirs magiques et en se référant aux seules propriétés des éléments matériels (air, terre, eau, feu). Mais sa volonté de faire adhérer son discours et les événements qu’il décrit à la réalité n’est pas complète. Il n’en tire pas la conséquence que dans la réalité, les « genres » ainsi détruits, par le feu ou par l’eau ne peuvent réapparaître d’eux-mêmes, sans volonté divine. Platon, sans doute comme Aristote devait croire à la génération spontanée, mais pouvait-il croire que les hommes réapparaissent dans la réalité de la même manière que dans le mythe de Deucalion et Pyrrha ?
47Tout laisse à penser que la réponse à cette question est négative, et en premier lieu un court passage du Banquet où Platon fait narrer à Aristophane le célèbre récit de l’origine de l’homme et de la femme à partir de l’androgyne. Les humains étaient initialement des êtres doubles, avec quatre jambes, deux têtes, etc. se répartissant en trois genre : les hommes, formés de deux êtres mâles, les femmes, formées de deux êtres femelles, et enfin, les androgynes, formés d’un mâle et d’une femelle. Encore une fois à la suite d’une affaire d’hubris et d’orgueil excessif vis-à-vis des dieux, Zeus décida de couper ces humains originels en deux pour les punir. Perdus, ces demi-êtres tentèrent de s’unir comme avant en s’enlaçant. Mais si ces nouveaux êtres n’appartenaient plus qu’à deux genres (homme et femme), ils se répartissaient désormais en quatre catégories selon la moitié qu’ils avaient « perdue » : hommes attirés par les hommes, hommes attirés par les femmes, femmes attirées par les femmes, femmes attirées par les hommes. Malheureusement, cette forme d’amour était vaine. Zeus avait en effet oublié de remettre leurs organes génitaux en place si bien que l’homme et la femme ne pouvaient se reproduire :
Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau regrettant sa moitié, tentait de nouveau de s’unir à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et par leur refus de rien faire l’un sans l’autre [ ]. Ainsi l’espèce s’éteignait112.
48Par ce passage, nous sommes clairement assuré du fait que Platon comprenait que le défaut de reproduction d’une race conduisait logiquement à sa disparition. Il ne peut néanmoins s’empêcher de contourner ce problème en signalant quelques lignes plus loin : « aussi ce n’est pas en s’unissant les uns les autres, qu’ils s’engendraient et se reproduisaient mais, à la façon des cigales en surgissant de la Terre »113. Ce qui nous semble aujourd’hui paradoxal, la coexistence de deux modes si distincts de reproduction, ainsi que la coexistence à la fois de l’extinction et de la génération spontanée, ne préoccupe guère Platon semble-t-il, pas davantage d’ailleurs que d’autres auteurs avant lui (Empédocle) et après lui (Lucrèce, Palissy, de Maillet, etc.) Ou plutôt, nous interpréterons cet illogisme comme le signe que l’incongruité de l’absence matérielle d’une essence et l’effroi du vide absolu (mais réel) d’une eidos rendent pour Platon la pensée authentique de l’extinction absolument informulable dans son système d’intellection du cosmos.
Des mythes à la science
49Malgré ses lacunes, qui ne s’éclairent d’ailleurs qu’a posteriori, le mouvement de retour à la réalité que poursuit Platon est remarquable à plus d’un titre. Ce fameux « miracle grec », cette apparition de la raison, du logos, constitue le point de départ reconnu de la science occidentale qui a permis aux philosophes grecs, et par la suite romains, de s’intéresser au monde sensible pour lui-même. De manière concomitante et parallèle à la science, c’est en quelque sorte la conscience environnementale qui émerge dans la Grèce ancienne avec la détermination d’une nature organisée, d’un cosmos ordonné selon le logos. Il ne faut cependant pas se méprendre sur cette naissance discrète de l’environnement (physique, flore et faune) comme objet d’intérêt. Les philosophes grecs n’avaient aucun mot pour parler d’« environnement » et « les philosophes grecs ne se sentaient pas concernés par l’environnement pour la raison évidente qu’ils ne pouvaient le voir comme menacé. »114 John Rist complète sa mise en garde salutaire : « Les grecs étaient rarement ‘romantiques’ à propos de la campagne », « la civilisation était dans les cités, et la campagne, cultivée ou sauvage, pouvait largement être laissée à elle-même »115. De plus, la philosophie grecque est clairement anthropocentrique, surtout à partir de Socrate, et place l’homme, si ce n’est au centre de ses analyses, du moins au centre de ses préoccupations, même lorsque l’homme n’est pas le sujet direct d’étude. Aristote, à travers ses recherches intensives en histoire naturelle, souhaitait acquérir une connaissance rationnelle et développer ainsi un contrôle sur la nature.
50Le triomphe de la raison et de la science sur les récits mythiques et sur l’émotion entérine ce mouvement centrifuge de la pensée et de la volonté humaine, qui imposent au monde naturel les catégories de la pensée par opposition aux émotions qui ne constituent qu’un réceptacle des impressions par lesquelles la nature nous façonne.
En faisant de la nature un centre d’intérêt pour la pensée strictement philosophique, Aristote (et les grecs en général) désacralise la nature sauvage. Elle n’est plus une Magna Mater, mais un défi pour la compréhension rationnelle (scientifique et philosophique). La taxinomie et la logique aristotélicienne représentent une continuation de la quête des présocratiques pour la connaissance de la nature [...]. Le savoir aristotélicien des catégories biologiques est réalisé grâce à l’observation plutôt que par l’intuition ; et il est stabilisé, non sous la forme d’un mythe, mais sous la forme d’une théorie explicite qui décrit le changement par le syllogisme causal116.
51C’est donc surtout grâce à l’observation de la nature que les grecs témoignent d’une plus grande attention aux phénomènes et aux êtres qui les entourent, aux changements du monde et des hommes. Nous commencerons par rapporter le récit de l’érosion des sols athéniens dans le Critias de Platon comme exemple paradigmatique d’attention à un problème qu’aujourd’hui nous qualifierions d’« environnemental ». Dans sa présentation de l’histoire d’Athènes, Platon, après avoir décrit une cité passée rayonnante, déplore la perte de fertilité des terres athéniennes à cause de l’érosion :
Ce qui subsiste offre, si l’on compare l’état présent à celui d’alors, l’image d’un corps que la maladie a rendu squelettique, par suite du fait que tout ce que la terre avait de gras et de meuble a coulé tout autour, et que, du territoire (de l’Attique), il ne reste plus que son corps décharné. [...] Elle avait sur ses montagnes de vastes forêts, dont il subsiste encore maintenant des preuves visibles, puisque c’est de ces montagnes qui maintenant ont seulement de quoi nourrir des abeilles, que, il n’y a pas très longtemps, on amenait des arbres coupés pour couvrir les grands édifices, et que ces toitures sont encore intactes.117
52D’autres exemples sont sans doute difficiles à mettre à l’actif d’un souci environnemental conscient, mais témoignent néanmoins d’un souci de justice et d’harmonie avec le monde, comme la pratique répandue du végétarisme. Elle était défendue notamment par les pythagoriciens, à cause de la métensomatose, le cycle des réincarnations qui pouvait transporter l’âme humaine dans un corps animal. Empédocle prône aussi un végétarisme radical à cause de la parenté qu’il postule entre toutes les espèces animales (humaine comprise). Manger un animal reviendrait à manger un cousin, donc à être cannibale, et comme le souligne Jean-François Balaudé, « il ne peut y avoir de communauté juste et harmonieuse qu’à la condition que ses membres se pensent et se comportent aussi comme des membres de la communauté plus large des vivants »118. Nous nous trouvons là presque face à une morale des sentiments naturels de type éco-centrique119 !
53Un autre type de problématique avec de graves conséquences environnementales est celui des invasions et des dégâts provoqués par l’explosion démographique de populations de ravageurs. Selon Frank Egerton, on ne peut parler sérieusement de science démographique ou d’étude des populations dans l’Antiquité120. Cependant « les accroissements soudains et spectaculaires de populations animales étaient assez fréquents pour avoir attiré l’attention durant l’Antiquité »121, même si ce n’est qu’au xviie siècle que ces observations et remarques commencèrent à être synthétisées. D’un point de vue démographique, la surpopulation est l’opposé du processus qui conduit à la rareté et à l’extinction d’une population. Les pullulations de nuisibles, comme les invasions de sauterelles qui étaient considérées comme l’une des « sept plaies d’Égypte », ont beaucoup plus attiré l’attention que les disparitions d’espèces. Ces deux phénomènes sont pourtant intimement reliés entre eux, à la fois logiquement et temporellement.
54Comme dans le cas de nombreuses catastrophes, les explications des phénomènes démographiques furent largement mythiques au départ. Appliqué aux hommes, nous retrouvons ainsi le problème de la surpopulation dans Les chants cypriens qui content les débuts de la guerre de Troie jusqu’à l’Iliade :
On raconte que la Terre, accablée par le poids des humains trop nombreux, (et comme ces derniers ne faisaient preuve d’aucune piété) demanda à Zeus de la soulager de son fardeau. Et Zeus, pour commencer, de faire éclater la guerre thébaine, qui causa un très grand nombre de morts ; ensuite, « il envisagea », puisqu’il en avait le pouvoir, de détruire l’humanité tout entière en la foudroyant ou en causant des inondations. Mais Mômos l’en empêcha et lui suggéra de marier Thétis à un mortel et d’engendrer une fille splendide. C’est par ces deux procédés qu’entre Grecs et Barbares fut déclenchée la guerre : à partir de ce moment, la Terre fut soulagée, en raison du grand nombre de victimes.122
55On retrouve donc exprimée sous forme mythique une loi empirique essentielle de l’écologie des populations qui indique qu’après une surpopulation l’effectif chute drastiquement, parfois même jusqu’à l’extinction. Évidemment, tout cela paraissait obscur aux grecs, qui se réfugiaient dans une explication morale, n’ayant rien à voir avec une quelconque considération environnementale ou scientifique. Aristote, qui reconnaissait les mystères qui entouraient ces phénomènes, essaya cependant de rendre compte causalement de la reproduction des souris dans son Histoire des animaux, par l’influence des prédateurs et du climat ainsi que par le taux de reproduction de la population123. Il avoue cependant son ignorance à propos de la phase de déclin et de disparition des souris : « leur disparition survient sans raison : en peu de jours, elles deviennent tout à fait invisibles, et pourtant les jours qui la précèdent, les hommes ne s’en rendent pas maîtres... »124. En ce qui concerne la disparition des sauterelles, ou « attelabes », Aristote s’en remet au hasard : « Mais si la sécheresse survient, alors les attelabes naissent beaucoup plus nombreux parce qu’ils ne sont pas détruits de semblable façon, car leur destruction semble être dépourvue d’ordre et se produire au hasard. »125 Egerton nous prévient qu’il s’agit là, avec quelques extraits de Pline l’ancien (23-79) qu’il juge inférieurs à ceux d’Aristote, des seuls essais dans l’Antiquité à expliquer par des causes naturelles les fluctuations démographiques des populations.
56Nous trouvons cependant chez Aristote une explication par une cause non naturelle du déclin d’une espèce qui est du plus grand intérêt pour notre sujet. Dans le chapitre 20, consacré aux maladies des poissons, de son Histoire des animaux, Aristote décrit en deux paragraphes les facteurs qui influent sur l’abondance des « testacés » ou animaux aquatiques à revêtement écailleux. Voici ce qu’il avance à propos des pétoncles :
Quant aux autres coquillages, les temps de sécheresse ne leur conviennent pas. Ils deviennent plus petits et moins bons. Et c’est alors qu’il se trouve davantage de pétoncles rouges. Dans le détroit de Pyrrha [au sud de l’île de Lesbos (ndt)], les pétoncles avaient, un temps, complètement disparu, non seulement à cause de l’instrument avec lequel on leur donnait la chasse, mais aussi à cause de la sécheresse.126
57Nous avons sans doute affaire ici à la première description d’une espèce en danger d’extinction. De plus Aristote nous en donne les causes : une chasse trop intensive associée à un épisode de sécheresse. Il semble cependant que l’espèce n’ait pas complètement disparu (ce n’était que momentané) ; par ailleurs, Aristote ne semble pas prêter plus d’attention à cette description, qui pourrait être la première extinction à la fois provoquée et décrite par l’homme.
58D’où provient donc cette insouciance écologique du fondateur du Lycée ? Pourquoi ne craint-il pas la disparition définitive de l’espèce, bien qu’il en décrive précisément les causes écologiques ? Lui qui s’engage avec ses étudiants à décrire la diversité des œuvres de la nature créées par Dieu, pourquoi n’est-il pas inquiet de voir disparaître ses objets d’étude ? Car la disparition d’espèces devait se produire assez fréquemment dans l’Antiquité pour être notée. Nous avons déjà évoqué la déforestation ; nous savons qu’il y avait autrefois des bisons en Grèce et des éléphants nains sur les îles de la mer Égée ; ou encore qu’une plante utilisée comme contraceptif féminin, le silphion ou silphium, faisait la richesse de la cité de Cyrène où elle poussait naturellement. Mais cette plante était tellement recherchée qu’elle s’éteignit il y a plus de 1500 ans127.
59Pour répondre à ces questions importantes sur l’indifférence d’Aristote, nous nous appuierons sur l’analyse de Frank Egerton concernant les fondements de l’« écologie providentialiste » grecque. Cette écologie est ainsi dénommée car elle repose sur un concept sous-jacent à la pensée grecque, à l’instar de celui de plénitude de la création, le concept d’« équilibre de la nature ». Cette idée d’équilibre de la nature transparaît à travers la proto-écologie grecque qui repose sur quatre piliers (que nous explicitons en termes scientifiques modernes) : la reproduction différentielle des espèces, le mutualisme, le concept de niche écologique et enfin la survie de l’espèce. Les deux premiers apparaissent dans l’Histoire d’Hérodote (484-425 av. J.-C.) et les deux derniers dans le Protagoras de Platon. Dans notre cas, c’est en priorité le dernier concept qui retiendra notre attention.
60Nous avons présenté jusque-là tous les éléments qui permettent de situer l’importance de la survie de l’espèce par rapport aux autres éléments de la pensée grecque : le temps, la raison, la nature, les catastrophes, etc. Comme il est très fréquent chez Platon, l’idée de survie de l’espèce est présentée sous forme d’un mythe poétique, celui d’Epiméthée qui est chargé de répartir les attributs biologiques entre toutes les espèces de mortels créées par les Dieux.
Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse et donnait la vitesse aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu’il dotait d’une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. À ceux qu’il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu’ils puissent s’enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là même leur sauvegarde assurée ; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon. Il opérait de la sorte pour éviter qu’aucune race ne soit anéantie ; après leur avoir assuré des moyens d’échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s’arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus [...] Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l’herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d’autres encore les racines ; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d’autres animaux ; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu’à leurs proies il accorda une progéniture abondante, assurant par là la sauvegarde de leur espèce.128
61Nous retrouvons le thème de la reproduction différentielle, mais Platon insiste sur le fait que chaque espèce possède son habitat ou sa place propre, sa niche écologique en termes modernes, et qu’elle dispose aussi de tous les moyens nécessaires à sa survie. Bien qu’il s’agisse d’un mythe, nous précise Egerton, cette idée de survie de l’espèce a été acceptée comme un fait par les successeurs de Platon, au premier rang desquels Aristote. Elle relève bien de l’idée d’équilibre de la nature dans la mesure où « chaque espèce a une place spéciale dans l’organisation de la nature. À cause de cela, chaque espèce a les moyens de subsister et de survivre. Du fait que l’extinction modifierait l’équilibre, les espèces prédatrices ont des capacités reproductrices faibles alors que les espèces qui leur servent de proie ont des capacités reproductrices plus élevées. »129 L’extinction d’une espèce, si elle était avérée, soulignerait alors l’imperfection de l’œuvre du créateur ; pour le dire vite, l’univers ne serait plus un cosmos. Pourtant, et de façon presque paradoxale, Platon admet que le monde sublunaire est soumis au changement, et que la Terre dans son ensemble est la proie du vieillissement et de la dégénérescence, bien qu’il ne s’agisse que du moment ponctuel d’un cycle. Le Stagirite a sûrement été très influencé par ces écrits et leur présupposés, même s’il se démarqua quelque peu de Platon en développant une théorie naturaliste (et non pas seulement un mythe) basée sur l’idée providentielle de téléologie. Il fait cependant référence, sans la nommer explicitement, à cette idée d’équilibre providentiel de la nature à propos de la bouche des dauphins130 ou encore à propos de la fécondité des aigles131.
62Toutefois, dans l’exemple des pétoncles, Aristote souligne clairement que les méthodes de chasse sont impliquées dans la disparition de l’espèce. Nous ne sommes dès lors plus dans la biologie théorique, mais dans la pratique modifiée par la techné. Pourquoi ne pas envisager alors que les équilibres naturels puissent être modifiés par l’action des hommes et le perfectionnement de ses instruments de chasse en particulier ? Pour faire une analogie avec sa biologie téléologique, pourquoi ne détecta-t-il pas dans le développement exagéré de l’espèce humaine une hubris qui nécessitât d’être régulée afin de garantir le développement harmonieux de la communauté des espèces ?
63À ce sujet, il faut remarquer que c’est surtout l’individu, et non la population ou la communauté écologique, qui intéresse Aristote. Ses explications, sur les capacités reproductives par exemple, sont plus souvent de nature physiologique qu’écologique. Il fournit ainsi des appuis seulement indirects au concept d’équilibre de la nature. Mais s’il s’intéressait aux individus, n’y a-t-il pas dans le Timée de Platon une analogie forte entre l’univers et l’organisme ? Aristote n’aurait-il pas pu s’inspirer du récit de Platon afin de projeter par analogie sa connaissance des fonctions biologiques individuelles à la nature132 ? Un autre fait peut aussi expliquer son faible intérêt pour l’étude écologique des espèces : comme le soulignent Franck Egerton et surtout Pierre Pellegrin, Aristote ne possédait pas vraiment de concept cohérent d’espèce133. Il analysa les difficultés de classement des espèces, mais il n’établit jamais aucune liste de critères morphologiques stricts pour déterminer les espèces.
64Finalement, ce n’est pas la conception fixiste de l’espèce, explicitée par Aristote, qui constitue un obstacle important à la pleine identification du concept d’extinction (et non simplement de « disparition temporaire »), mais bien l’idée que les espèces doivent survivre faute de quoi l’équilibre de la nature, c’est-à-dire de la Création divine, serait rompu. Plusieurs arguments nous orientent en ce sens. Certains historiens pensent qu’Aristote délivra un coup fatal aux idées évolutionnistes dans la philosophie naturelle134. Or, Geoffrey Lloyd rectifie : « On ne doit pas exagérer l’ampleur de l’idée aristotélicienne de la fixité des espèces dans l’Antiquité »135. De plus, sa croyance en la fixité des espèces, n’empêchait pas Aristote de postuler la fertilité de tous les hybrides (sauf la mule)136. Enfin, l’idée de fixité des espèces, comme nous le verrons chez Cuvier, n’est en rien un obstacle logique à la conception de l’idée d’extinction.
65À la différence de Simpson, nous n’insisterons donc pas sur l’idée de scala naturae comme obstacle à la formulation de l’idée d’extinction chez Aristote, mais bien sur l’idée issue de Platon et d’Hérodote, et cryptique chez Aristote, d’« équilibre providentiel de la nature ».
66Il semble cependant qu’une pensée libérée du cadre de la téléologie aristotélicienne, l’atomisme lucrécien, ait permis l’éclosion de réflexions sur la modification et la disparition des espèces. Lucrèce (98-54 av. J.-C.) s’opposait à la biologie téléologique d’Aristote en s’appuyant sur les théories matérialistes de ses maîtres atomistes, Leucippe et Démocrite. Mais, à l’encontre de ce que certains avancent, Lucrèce n’était pas transformiste137. Il croyait lui aussi à la fixité des espèces, qu’il reprenait des idées de plan et d’essence d’Aristote ; il rejetait pour cela comme fables les histoires de monstres hybrides comme les centaures, même s’il reconnaissait, à la suite d’Empédocle, l’existence de certains monstres dans les temps anciens.
67Comme beaucoup de penseurs de son temps, il s’intéressa dans son De rerum natura aux relations entre animaux sauvages et domestiques et à la signification de la domesticité par rapport à l’état de nature138. Bien avant Darwin, il parlait déjà de lutte pour l’existence, non pas pour défendre des idées proto-évolutionnistes, mais en tant que principe théorique expliquant sur un mode rationnel et non mythique l’origine des espèces vivantes. Il expliquait de même la domesticité par l’intérêt que trouvaient certains animaux à se soustraire à cette loi impitoyable de la nature afin de se mettre sous la protection des humains en échange de leurs services. Dans cette même logique, il explique les extinctions animales passées de deux façons : soit les animaux ne parvinrent pas à survivre dans la lutte pour l’existence, soit ils ne parvinrent pas à trouver de protection humaine en se faisant domestiquer :
Beaucoup d’espèces durent périr sans avoir pu se reproduire et laisser une descendance. Toutes celles que tu vois respirer l’air vivifiant, c’est la ruse ou la force, ou enfin la vitesse qui dès l’origine les a défendues et conservées. Il en est un bon nombre en outre qui se sont recommandées à nous par leur utilité et remises à notre garde. [...] Quant aux animaux qui ne furent doués ni pour vivre indépendants par leur propres moyens, ni pour gagner en bons serviteurs nourriture et sécurité sous notre protection, tous ceux-là, furent pour les autres proie et butin, et restèrent enchaînés au malheur de leur destin jusqu’au jour où leur espèce fut complètement détruite par la nature.139
68Il semblerait donc que Lucrèce eût pris connaissance d’espèces animales disparues (il faudrait néanmoins élucider un point obscur : cette information reposait-elle sur des faits concrets ou seulement sur les récits et les légendes gigantomachiques par exemple ?) Ceci dit, il ne discute pas la réalité du phénomène et cherche à l’expliquer de façon rationnelle par ses hypothèses et ses connaissances naturalistes. Lucrèce supposait que la Terre était mortelle et qu’elle vieillissait. Fidèle à la conception antique du déroulement cyclique du temps, il pensait que la Terre avait engendré directement de nombreuses espèces pendant sa jeunesse, mais que, devenant de plus en plus vieille, elle n’en était plus capable. De plus, les dernières espèces formées étaient sans doute les plus faibles ; voilà pourquoi il n’était pas étonnant qu’elles aient été condamnées à périr. Enfin, les dégradations de la nature par la civilisation humaine ne faisaient que confirmer la thèse pessimiste selon laquelle la Terre était en phase de sénescence puisqu’elle n’était plus en mesure de réparer ces dégâts. Il s’oppose également à la téléologie d’Aristote, lequel affirme dans Les Politiques que les espèces animales domestiques ont été créées pour l’Homme. Pour Lucrèce, qui s’opposa violemment à Aristote sur ce point, non seulement les espèces, mais aussi la Terre, n’ont pas été créées pour l’Homme. C’est une conception résolument organique du monde qui guidait Lucrèce ; voilà pourquoi les espèces n’étaient pas éternelles et qu’elles vieillissaient140.
69Doit-on en conclure que seuls les esprits pessimistes, ne croyant pas à l’immortalité de l’âme comme les épicuriens, pouvaient accepter l’extinction des espèces dans l’Antiquité ? Et faut-il donc voir dans son affirmation anti-téléologique des extinctions la marque du pessimisme que lui attribue la légende ?
La paléontologie dans l’antiquité
70Il nous reste un domaine de la connaissance à parcourir pour finir de traquer l’idée d’extinction et ses variantes dans l’antiquité, la paléontologie. L’étude des fossiles et l’intérêt qu’ils ont suscité remonteraient, dit-on souvent au xve et surtout au xvie siècle141. Cette affirmation paraît bien erronée à la lumière de la somme d’arguments avancés par Adrienne Mayor dans The first fossil hunters142. Nous nous baserons largement sur les exemples de ce livre afin d’expliciter l’importance de la paléontologie et son articulation avec le concept d’extinction dans l’Antiquité.
71Pour que l’on puisse parler de paléontologie, il est tout d’abord indispensable de pouvoir penser la notion de « fossile » ; effectivement, de nombreux auteurs anciens avaient envisagé les pierres fossilisées comme des restes d’êtres vivants, tel le géographe Hérodote : celui-ci considérait ainsi les coquilles pétrifiées d’Égypte comme la preuve de l’existence passée d’un golfe de la Méditerranée143. Cette vision fut partagée par d’autres auteurs comme Xénophane, Xénophon ou Xanthus. Cependant, Théophraste de Lesbos, le successeur d’Aristote à la tête du Lycée, voyait dans les poissons fossiles des représentants d’espèces actuelles vivant dans le sol et formés par des œufs ou des individus introduits dans les couches géologiques à partir de la mer ou de rivières voisines.
72On retrouve le même type de distinction chez les Romains entre Ovide, qui, dans ses Métamorphoses, voyait les traces de changements de limites entre les terres et les mers à travers l’étude de coquilles fossiles, et Pline l’Ancien, qui, reprenant les idées de Théophraste, ne voyait dans ces fossiles que des lusus naturae, des « jeux de la nature » ; bien que lui-même ait par ailleurs rapporté de nombreuses observations paléontologiques et ait noté la disparition d’un genre d’oiseau pendant plusieurs générations144.
73Mais il est vrai que les grands philosophes de l’Antiquité, à commencer par Platon et Aristote n’ont jamais abordé le sujet des fossiles ou de la paléontologie, fait au sujet duquel Adrienne Mayor fournit quelques éclaircissements145. Toutefois, dans une monographie de 1806 sur l’histoire des découvertes d’ossements de mammouths, Cuvier146 n’hésita pas à remonter aux territoires de Grèce, d’Italie, de Crète et d’Asie Mineure au cinquième siècle avant notre ère. C’est ce chemin là qu’emprunte de nouveau Adrienne Mayor, après deux siècles d’oubli de la part de l’histoire des sciences.
74Adrienne Mayor débute son analyse en démontrant, textes, peintures et poteries grecques à l’appui, que l’animal mythique qu’est le griffon n’est que la reconstitution (à la manière de l’anatomie comparée) de fossiles de tricératops trouvés dans les mines d’or d’Asie centrale fréquentées par les Scythes. Elle affirme même, ce qui est discutable, qu’« excepté pour le fait de l’extinction, la reconstitution des griffons par les nomades Saka et par les lettrés Gréco-Romains se rapproche beaucoup de nos connaissances les plus récentes à propos des tricératopsidés »147.
75Le monde grec, situé sur des terrains géologiquement très actifs et très tourmentés, regorge de gisements de fossiles d’espèces géantes notamment : mammouths, mastodontes, éléphants, girafes géantes, rhinocéros, tortues géantes, bovidés géants, etc. Par conséquent, il n’était pas rare qu’en labourant son champ, un paysan déterre des os gigantesques, ou bien que ceux-ci apparaissent naturellement par l’érosion de terrains situés en bord de mer ou de rivière. Ces événements étaient alors interprétés par rapport à l’histoire des peuples et intégrés aux légendes.
76Adrienne Mayor démontre, avec de nombreux arguments et exemples à l’appui, que toutes ces découvertes d’os et de fossiles seraient à l’origine des mythes des héros et de la Gigantomachie antique. Mais là ne réside pas la part la plus originale de son livre, car de nombreux auteurs avaient déjà souligné ce lien entre fossiles monumentaux et légendes de géants (en particulier pour le Cyclope148). Adrienne Mayor est vraiment novatrice lorsqu’elle analyse ces histoires et toutes les traditions et autres controverses qui les entourent comme les premiers pas des méthodes et concepts modernes de la paléontologie. Non pas qu’elle découvre de lointains précurseurs à Cuvier ou Lamarck, mais seulement qu’elle y voie à l’œuvre les mêmes mécanismes psychologiques, heuristiques ou épistémologiques que dans la paléontologie scientifique récente.
77La reconstruction et la description des bêtes et monstres légendaires est ainsi à rapprocher des méthodes de l’anatomie comparée développées par Cuvier. C’est vrai du Griffon, mais aussi du monstre du vase de Troie qui ressemble à s’y méprendre à un fossile de samotherium, une girafe géante du Miocène. Des musées abritant des collections de fossiles furent aussi édifiés, comme sur l’île de Capri, par l’empereur Auguste lui-même. Et les mêmes obstacles épistémologiques, comme la tendance à « anthropomorphiser » les découvertes, se perpétuent depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.
78En ce qui concerne l’idée d’extinction, on ne peut conduire d’analyse générale tant les opinions des auteurs diffèrent sur le sujet, mais les fragments qui abordent la question, directement ou indirectement, désignent sans ambiguïté l’antiquité comme le berceau du concept d’extinction. Comme l’affirme Adrienne Mayor, « on suppose généralement que l’idée d’extinction de groupes entiers d’animaux ne se développa pas avant le xviie siècle. Pourtant, il y a 2 500 ans de cela, les notions d’extinction, à la fois catastrophique et graduelle, furent développées par les grecs et appliquées à des os fossiles remarquables »149.
79L’idée d’extinction est richement exprimée dans les mythes et le savoir populaire, comme nous l’avons déjà dit. De nombreuses créatures pouvaient disparaître ainsi sous les éclairs de Zeus ou encore par la faute des Géants. Ainsi, Orion, le fils de la Terre, qui était le plus grand des chasseurs mythiques, aurait exterminé toute la faune aborigène de l’île de Chios. Des animaux monstrueux ou de grande taille disparaissaient pour de multiples raisons150. D’autre part, la cosmogonie grecque semble admettre une phase de création spéciale pour les fossiles, antérieure à celle des êtres vivants contemporains ; lorsque le Ciel (Uranus), fils du Temps (Chronos) et créateur de la chaleur et de la pluie, s’accoupla avec la Terre (Gaïa) pour créer les êtres vivants, celle-ci, au début, n’engendra que des monstres et le Ciel, mécontent, obligea la Terre à garder ces monstres en son sein. Empédocle fournit une autre explication des monstres imaginaires et pense que les espèces se sont formées par assemblage erratique d’organes sous l’influence de la Philia comme principe organisateur. Seules les espèces actuelles ont subsisté en échappant à l’extinction ; les autres n’étant pas viables, incapables de se nourrir et de se reproduire, disparurent. Ce thème fut repris, comme nous l’avons vu, par Lucrèce.
80Par la suite, la volonté de donner corps aux mythes (plus précisément aux « géomythes ») a conduit quelques auteurs anciens à formuler l’hypothèse de l’extinction. Ainsi « à la différence du scénario des nomades scythes sur les menaçants griffons du désert de Gobi, la gigantomachie conduisit les anciens grecs et romains à percevoir la nature éteinte des êtres dont les étranges squelettes émergeaient de la terre »151. Par exemple, l’historien naturaliste Élien discuta de l’existence des Néades en rapportant les propos d’Euphorion, un libraire grec d’Antioche. « Euphorion dit que dans les premiers temps, Samos n’était pas habitée si ce n’est par de dangereux et gigantesques animaux sauvages appelés Néades. Le simple rugissement de ces horribles bêtes pouvait fissurer le sol. Euphorion dit que leurs os immenses sont visibles à Samos. » Il est clair que ces monstres avaient disparu, engloutis dans la terre par les failles que leurs cris provoquaient.
81Certains auteurs vont toutefois au-delà des simples spéculations sur l’existence des extinctions. Un ami d’Aristote, Palaephatus, essaya de rationaliser les légendes à propos des héros et des monstres. En suivant la théorie du Stagirite, il arrive alors au paradoxe que si ces monstres ont existé un jour, ils devraient aussi exister aujourd’hui. Il s’intéressa également à l’histoire des dents de Dragon semées dans le sol par le héros Cadmus qui donnèrent naissance à des soldats en arme. Ses conclusions indiquent, selon Adrienne Mayor, que Palaephatus est « le seul auteur ancien à expliquer les monstres mythiques comme le résultat de la mauvaise compréhension des restes de vrais animaux. »152 Il reconnaissait déjà au temps d’Aristote ce que certains penseurs du xxe siècle ont eu du mal à admettre à propos de l’origine des légendes et des connaissances paléontologiques antiques.
82Mais, s’interroge Franck Bourdier153, ne semble-t-il pas difficile d’admettre que la science antique ait compris l’origine véritable des fossiles dans la mesure où elle ne se représentait pas vraiment l’existence et la nature des bouleversements du globe ? En effet, pour admettre que les fossiles recueillis au flanc de montagnes élevées puissent être d’origine marine, ne faut-il pas être d’abord capable d’imaginer des mouvements de grande amplitude, faisant intervenir les régions profondes de la Terre ? Or, comme le note Robert Lenoble, les Anciens avaient bien remarqué que les paysages s’étaient transformés au cours du temps ainsi que le montrent de célèbres vers d’Ovide, mais la prudence grecque posa ses limites. Ces modifications n’affectaient que la surface ; et de plus, périodiques et rythmées, elles tendaient à retrouver toujours le même équilibre. Adrienne Mayor reconnaît tout à fait ce point faible de la paléontologie antique : Personne ne ressentit la véritable dimension de l’histoire de la Terre ou la longue chronologie de la biodiversité. »154 Même si quelques auteurs comprirent la nature des fossiles et reconnurent, voire même théorisèrent le phénomène d’extinction, tout ceci resta très fragmentaire, au point que ce savoir s’éclipsa durant les siècles et même les millénaires qui suivirent l’Antiquité.
83En ce qui concerne les extinctions, on peut donc résumer les connaissances paléontologiques des grecs et des romains en reprenant l’analyse comme suit :
Ils reconnaissaient la nature organique des os fossiles anormalement grands et essayèrent de visualiser l’origine, l’apparence et le comportement de ces créatures.
Ils perçurent le fait que ces os fossiles étaient très anciens en les attribuant à des espèces géantes qui vécurent dans un passé lointain avant l’ère des humains.
Ils identifièrent les os fossiles comme les restes de créatures éteintes, qu’on ne trouvait plus vivantes, et spéculèrent sur les causes de leur disparition, la foudre, les tremblements de terre, le déluge ou d’autres types de catastrophes.155
Les prémices d’une pensée environnementale
84L’historien des idées scientifiques Colin Ronan pose la question logique suivante : pourquoi, armés du savoir et de l’expérience populaire des fossiles, et en construisant sur le cadre conceptuel fourni par Anaximandre, Xénophane, Empédocle et même Platon, les Anciens n’ont-ils pas posé la bonne question à propos de l’échelle zoologique d’Aristote afin de développer une véritable idée d’évolution deux millénaires avant Darwin156 ? À l’issue de cette analyse, nous pouvons poser la même question à propos de l’idée d’écologie. Les grecs avaient en effet beaucoup d’éléments en main pour construire une science des relations entre les organismes et leur milieu. Mais, la nécessité d’une telle science ne se faisait semble-t-il pas encore sentir. Si des espèces « réelles » disparaissaient sous leurs yeux, les Anciens ne voyaient là qu’un phénomène passager, une situation transitoire, le résultat malencontreux d’un déséquilibre momentané, qu’il soit le fait de l’hubris des hommes, comme pour le silphion et les éléphants nains des îles de la mer Égée ou qu’il résulte du déchaînement des éléments naturels : sécheresse, tremblements de terre, etc. Si l’idée d’extinction faisait son chemin dans les études de fossiles, elle ne semblait pas concerner le monde naturel habité par les hommes, qui semblaient nier de toutes leurs forces le fait que les espèces, êtres hybrides par leur nature à la fois terrestre et céleste, puissent disparaître. Les catastrophes finalement n’étaient bonnes que pour les mythes ou les légendes. La nature que pour les paysans et les poètes.
85Pourtant, on se plaît, 2 500 ans après, à imaginer la morale qui aurait pu surgir de l’hybridation entre une philosophie naturelle grecque de type écologiste et la sagesse éthique de ces grands philosophes157. Peut-être aurions-nous vu la vertu ou la recherche du bonheur commun régler les rapports des hommes avec la nature, dans une sorte de pré-éthique environnementale et non le déferlement de la domination chrétienne sur la nature, cette hubris dévastatrice.
Notes de bas de page
66 Cf. Mazoyer (Marcel) & Roudart (Laurence), Histoires des agricultures du monde, Paris : Éditions du Seuil, 1998, p. 59.
67 Ibid., pp. 76-78. Cf. Cauvin (Jacques), Naissance des divinités, Naissance de l’agriculture, Paris : Éditions du CNRS, 1994, 312 p.
68 Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 27.
69 Ibid., p. 26.
70 Rousseau (Jean-Jacques), Discours…, op. cit., p. 222.
71 Clastres (Pierre), La Société contre l’état, Paris : Éditions de Minuit, 1974, 186 p.
72 Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 32.
73 Il existe aussi des théories biologiques de la domestication, selon lesquelles les espèces qui furent domestiquées étaient déjà dotées de « gènes de la domestication ». Initialement, ce serait les populations animales domestiquées qui auraient tiré le plus profit de ce rapprochement avec l’homme, lequel n’aurait fait que profiter passivement de ce don de la nature !
74 Thomas (Keith), Dans le jardin de la nature, Paris : Gallimard, 1985, p. 55.
75 Oelschlaeger (Max), op. cit.
76 Platon, Critias [introd. et annoté par Brisson Luc ; trad. du grec par Patillon Michel], Paris : Flammarion, 1999, 119d (Garnier-Flammarion ; 618).
77 Gimbutas (Marija), The Gods and Goddess of Old Europe, 7000 to 3500 B.C. : Myths, Legends, and Cult Images, Berkeley : University of California Press, 1974, p. 195-196. Cité par Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 35.
78 Clastres (Pierre), La Société contre l’état, op. cit., p. 13.
79 Cf. Eaubonne (Françoise d’), Les Femmes avant le patriarcat, Paris : Payot, 1977, 239 p. (Bibliothèque scientifique). Cf. aussi dans la troisième partie de cet ouvrage le chapitre sur l’écoféminisme.
80 Vernant (Jean-Pierre) & Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne : T. 1, Du mythe à la raison, Paris : Éditions du Seuil, 1990, p. 35.
81 « A religio-politico elite », cf. Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 36.
82 Ibid., p. 39.
83 Mazoyer (Marcel) & Roudart (Laurence), Les Agricultures…, op. cit., chap. IV.
84 Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 41.
85 Éliade (Mircea), Le Mythe de l’éternel retour, op. cit.
86 Gottwald (Norman K.), The Hebrew Bible : a Socio-literary Introduction, Philadelphia : Fortress, 1985, p. 65. Cité par Oelschlaeger (Max), The Idea…, op. cit., p. 47.
87 Cf. Nietzsche (Friedrich), Généalogie de la morale [1ère éd. 1887], Paris : Garnier-Flammarion, 1995, 278 p.
88 Genèse 9, 1-2.
89 White Jr. (Lynn), « Les racines historiques de notre crise écologique » [trad. de l’anglais par Goffi Jean-Yves], in Goffi (Jean-Yves), Le Philosophe et ses animaux : du statut éthique de l’animal, Nîmes : Éd. Jacqueline Chambon, 1994, pp. 289-309 (Rayon philo).
90 Pour les catastrophes liées à l’idée de fin du monde, voir par exemple le livre de Dumas-Reungoat (Christine), La Fin du monde. Enquête sur l’origine du mythe, Paris : Les Belles Lettres, 2001, 400 p.
91 Platon, Timée [introd. et annoté par Brisson Luc ; trad. du grec par Patillon Michel], Paris : Flammarion, 1999, 20e (Garnier-Flammarion ; 618).
92 Cf. Vernant (Jean-Pierre) & Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne…, op. cit.
93 Young (Davis A.), The Biblical Flood. A Case Study of the Church’s Response to the Extrabiblical Evidence, Michigan : William Eerdmans Publishing, 1995, p. 8.
94 Voir le tableau récapitulatif de Dumas-Reungoat (Christine), La Fin du monde, op. cit., pp. 72-73. Young (Davis A.), Ibid., p. 6, écrit que « les explorations archéologiques proche-orientales durant les deux derniers siècles ont montré que plusieurs versions du déluge traditionnel ont largement circulé à travers la Mésopotamie et d’autres parties du Proche-Orient. » Et celles-ci, telles qu’elles apparaissent dans L’épopée de Gilgamesh ou dans Babyloniaca de Berose (c. 330-250 av. J.-C.) témoignent d’une similitude confondante avec le récit de la Genèse.
95 Ibid., p. 3.
96 À la lecture de la Bible, on peut se demander s’il a existé une ou plusieurs espèces humaines. De quelle race étaient par exemple les héros et les géants que Dieu fait disparaître ?
97 White Jr. (Lynn), « Les racines historiques de notre crise écologique », op. cit., p. 301.
98 Ibid.
99 Simpson (George G.), « Extinction », Proceedings of the American Philosophical Society, 129, no 4, 1985, pp. 407-408.
100 Ibid., p. 407.
101 Platon, Timée, op. cit., 41b. Selon la note 234 de Luc Brisson, les trois « espèces » dont parle le Démiurge sont en fait les plantes, les animaux et les hommes.
102 Simpson (George G.), « Extinction », op. cit., p. 407.
103 Aristote, De la génération des animaux [texte établi et trad. du grec par Louis Pierre], Paris : Les Belles Lettres, 1961, XXVII + 234 + 206 p. (Collection des universités de France).
104 Dumas-Reungoat (Christine), La Fin du monde, op. cit., p. 148.
105 Ibid., p. 151.
106 Cf. Vernant (Jean-Pierre) & Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne…, op. cit., p. 17 sur le caractère cyclique (ou orbiculaire comme dans le mythe du Politique de Platon) de la temporalité dans le mythe des races. Cf. aussi Dumas-Reungoat (Christine), La Fin du monde, op. cit., pp. 156-157.
107 Dumas-Reungoat (Christine), op. cit., p. 158.
108 À la suite de Darwin, nous pouvons négliger la distinction taxinomique entre race et espèce et les tenir de même ordre, du moins en ce qui concerne le processus d’extinction. Il est probable cependant que dans l’Antiquité grecque, une race était qualitativement distincte d’une espèce et que les propriétés valables au niveau de la première n’étaient pas considérées valables au niveau de la seconde.
109 Vernant (Jean-Pierre) & Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne…, op. cit., p. 14. Il ne faut pas oublier que les races ne disparaissent pas complètement puisque suivant leur nature, les hommes de ces races sont appelés à travers leur âme à rejoindre les dieux, à devenir des daimones, à croupir dans la plaine des Hespérides, etc.
110 Platon, Critias, op. cit., 121b.
111 Idem, 22c.
112 Platon, Le Banquet [trad. du grec, introd. et annoté par Brisson Luc], Paris : Flammarion, 1999, 191a-b (Garnier-Flammarion ; 987).
113 Ibid., 191b-c.
114 Rist (John M.), « Why Greek Philosophers Might Have Been Concerned About the Environment », in Westra (Laura) & Robinson (Thomas M.) (sous la dir.), The Greeks and the Environment, Lanham ; New York : Rowman & Littlefield, 1997, p. 19.
115 Ibid.
116 Ibid., p. 60.
117 Platon, Critias, op. cit., 111b-c.
118 Balaudé (Jean-François), « Parenté du vivant et végétarisme radical ; le “défi” d’Empédocle », in Cassin (Barbara), Labarrière (Jean-Louis) & Romeyer-Dherbey (Gilbert) (sous la dir.), L’Animal dans l’antiquité, Paris : Vrin, 1997, p. 43.
119 Voir le chapitre sur l’éthique écocentrique dans la deuxième partie de cette ouvrage.
120 Egerton (Frank N.), « Ancient Sources for Animal Demography », Isis, 1967, pp. 175-189.
121 Ibid., p. 175.
122 Il s’agit en fait d’un commentaire dans une scholie de l’Iliade au prologue de cette œuvre (Iliade, sc. Ad Il. A5). Traduction par Dumas-Reungoat (Christine), La Fin du monde…, op. cit., pp. 63-64.
123 Aristote, Histoire des Animaux [trad. du grec, présenté et annoté par Bertier Janine], Paris : Gallimard, 1994, 586 p., 580b10-581a5. Voir les commentaires d’Egerton (Frank N.), Ancient Sources…, op. cit., pp. 176-77.
124 Aristote, Histoire…, op. cit., 580b20.
125 Ibid., 556a 12-14.
126 Ibid., 603a19-24.
127 Information tirée d’un article sur le travail de Riddle (John), « How to Save the Earth », Time Special edition, april/may 2000, p. 34.
128 Platon, Protagoras [trad. du grec, introd. et annoté par Ildefonse Frédérique], Paris : Flammarion, 1997, 320d-321b (Garnier-Flammarion ; 761). Je souligne.
129 Egerton (Frank N.), Ancient sources…, op. cit., p. 181.
130 Aristote, Parties des animaux [trad. du grec et annoté par Le Blond Jean-Marie ; introd. et mis à jour par Pellegrin Pierre], Paris : Flammarion, 1995, 123 p., 696b24-33.
131 Aristote, Histoire des animaux, op. cit., 593a16-26.
132 C’est la question que se pose Egerton (Frank N.), Ancient Sources…, op. cit., p. 182.
133 Pellegrin (Pierre), « Aristotle : a Zoology Without Species ? », in Gotthelf (Allan) & Lennox (James G.) (sous la dir.), Philosophical Issues in Aristotle’s Biology, New York : Cambridge University Press, 1981, pp. 95-116.
134 Herbert Wendt. Cité par Mayor (Adrienne), The First Fossil Hunter…, op. cit., p. 218.
135 Mayor (Adrienne), Ibid.
136 Aristote, Histoire des animaux, op. cit., 606b20-607a8.
137 Lenoble (Robert), Histoire de l’idée de nature, Paris : Albin Michel, 1969, p. 125. Cf. note 211, p. 408.
138 Glacken (Clarence J.), Traces on the Rhodian Shore, Berkeley : University of California Press, 1967, p. 140.
139 Lucrèce, De la Nature [trad. par Clouard Henri], Paris, Garnier-Flammarion, 1964, chap. V, 855-875.
140 Cf. Glacken (Clarence J.), Traces…, op. cit., pp. 70-72, 238.
141 Le livre classique de Rudwick (Martin), The Meanings of Fossils, ne débute qu’avec Conrad Gesner au xvie siècle.
142 Mayor (Adrienne), The First…, op. cit. Mayor se plaint à juste titre dans l’introduction que l’histoire orthodoxe de la paléontologie et des sciences en général nie l’importance, voire l’existence d’un savoir paléontologique à l’époque classique de la Grèce et de Rome. Il est souvent avancé que la notion aristotélicienne fixiste des espèces était une barrière dogmatique à toute spéculation paléontologique ; tout comme le fait que l’idée d’extinction n’existait pas (ce que nous venons de nier dans une large mesure).
143 Hérodote, Histoires : Livre II [texte établi et trad. du grec par Legrand Philippe-Ernest], Paris : Les Belles Lettres, 2002, 198 p., chap. 12 (Collection des universités de France).
144 Pline l’Ancien, Histoire naturelle [textes choisis et présentés par Zehnacker Hubert ; trad. du latin par Littré Émile], Paris : Gallimard, 1999, 10.37 (Folio ; 3090).
145 Mayor (Adrienne), The First…, op. cit., p. 217 et ss.
146 Cuvier (Georges), « Sur les éléphants vivans et fossiles », Annales du Muséum d’Histoire Naturelle, vol. 8, 1806, pp. 1-58 ; 93-155 ; 249-269.
147 Ibid., p. 51. Les Anciens, à quelques exceptions près, croyaient en effet que les Griffons étaient des animaux toujours vivants.
148 Ibid., p. 36. Cf. la théorie d’Othenio Abel. Voir aussi à ce sujet Cohen (Claudine), Le Destin du mammouth, Paris : Le Seuil, 1994, 347 p. (Science ouverte).
149 Ibid., p. 204.
150 Ibid., p. 206.
151 Ibid., pp. 204-205.
152 Mayor (Adrienne), The First…, op. cit., p. 222.
153 Bourdier (Franck), « Les espèces perdues », in Gohau (Gabriel), Les Fossiles : naissance et formation d’une idée scientifique, Paris : Institut pédagogique national, 1966 (Textes et Documents ; 27).
154 Ibid., p. 224.
155 Ibid., p. 226.
156 Ronan (Colin), Lost Discoveries : the Forgotten Science of the Ancient World, New York : Mc Graw-Hill, 1973, p. 53. Cité par Mayor (Adrienne), The First…, op. cit.
157 Cf. Westra (Laura) & Robinson (Thomas M.) (sous la dir.), The Greeks and the Environment, op. cit.
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L’extinction d'espèce
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- (2022) Biodiversity Erosion. DOI: 10.1002/9781394163878.refs
L’extinction d'espèce
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