Précédent Suivant

L’extinction d’espèce. Histoire d’un concept

p. 31-36


Texte intégral

1Comment le développement de l’humanité a-t-il abouti à la situation contemporaine, à la fois inédite dans l’histoire de la Terre et potentiellement dramatique, d’une crise environnementale planétaire ? La question s’adresse en premier lieu à l’écologie scientifique, au sens large, chargée d’élucider les rapports des espèces, humaine incluse, entre elles et avec leur environnement ; mais elle requiert aussi des éclaircissements du côté des représentations humaines et des idées si l’on suppose, comme Max Oelschlaeger et Catherine et Raphaël Larrère1, que cette crise présuppose une philosophie de la nature sous-jacente. Or, nous ne serons en mesure d’appréhender les implications du mouvement de pensée écologiste dans toute sa diversité qu’en procédant à rebours, en partant à la recherche de ses racines historiques.

2Nous nous proposons ainsi de retracer le cheminement temporel à travers de nombreuses cultures et sociétés humaines d’un concept ou d’une idée liée à un phénomène qui est devenu aujourd’hui un enjeu majeur en écologie et en évolution, l’extinction d’espèce.

3Il s’agit à plus d’un titre d’une tâche originale par rapport à un travail « classique » d’historiographie et qui ne manque pas de soulever quelques difficultés : il nous faut d’abord inscrire notre étude dans la longue, la très longue durée même, c’est-à-dire à l’échelle des temps d’évolution de l’homme. En effet, on ne peut saisir les subtilités du jeu complexe entre l’homme et son environnement, si on ne le saisit pas dès son apparition. Comme l’affirment Robert Delort et François Walter2, « seule l’inscription dans la durée peut contribuer à donner du sens à des interrogations et à des décisions complexes lourdes de conséquences pour l’ensemble de l’humanité » ; au-delà de la durée historique et protohistorique à laquelle se cantonnent ces auteurs, nous irons jusqu’à ouvrir cette boîte noire de l’histoire de la pensée que constitue la mentalité « primitive »3 ou la pensée « sauvage », en un mot, la préhistoire.

4Tout projet historique est amené à mobiliser un nombre important et diversifié de domaines de connaissance et de champs d’expérience de la vie humaine. On ne peut en effet retracer les événements ou les sensibilités d’une époque sans envisager dans sa globalité le mode de vie des humains. Cette remarque est d’autant plus importante pour l’histoire d’un concept écologique, où ce n’est pas seulement la vie de la société qui est en jeu, mais bien le rapport entre cette société et son milieu naturel, son environnement.

5Par conséquent, nous ferons appel à un nombre important de types d’historiographie, notamment ceux qu’Arthur O. Lovejoy décrit sous la bannière de l’historiographie des idées4 : l’histoire de la philosophie ; l’histoire des sciences ; l’ethnographie, décrite parfois comme folklore ; l’histoire des religions et des doctrines théologiques ; l’histoire littéraire ; l’histoire des arts ; l’histoire économique ; l’histoire de l’éducation ; l’histoire politique et sociale, etc.

6Cette mosaïque de perspectives sera toutefois subordonnée aux deux thèmes fédérateurs de ce travail, l’histoire environnementale et l’histoire des sciences biologiques et écologiques.

7Le programme ainsi énoncé peut paraître trop vaste et mal délimité. Il nous faudra donc éviter quelques écueils afin de rendre l’histoire de l’idée d’extinction des espèces cohérente. Il faut dans un premier temps signaler qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle histoire de l’écologie ou d’une redéfinition de l’écologie. L’écologie, en effet, ne naît qu’à la fin du xixe siècle en tant que science et notre ambition est de retracer le parcours d’une idée qu’aujourd’hui nous plaçons sous la bannière écologique, mais qui auparavant, a pu se raccrocher à d’autres champs de la pensée.

8Il ne s’agit pas non plus d’une simple écologie historique, à savoir l’étude des phénomènes écologiques à travers le temps, depuis l’apparition des civilisations humaines. En ce qui concerne notre sujet, cela reviendrait à étudier les extinctions récentes d’espèces, à déterminer leurs causes, leurs conséquences, leurs mécanismes, et surtout l’influence de l’homme sur les processus d’extinction. Or, il s’agit là en grande partie d’un travail d’écologue et de paléontologue, et non d’historien ; ce qui ne nous empêchera pas d’emprunter à ces sciences de nombreux éléments à titre d’exemples et de repères.

9C’est donc, en réalité, une « histoire de l’histoire de l’environnement » que nous comptons réaliser ici sur la question des extinctions, nous inspirant pour cela de la définition de Robert Delort et François Walter5. Cette histoire s’attache aux représentations et au regard que jetaient les hommes à une époque donnée sur le milieu naturel dans lequel ils vivaient. Globalement, nous diviserons notre étude en plusieurs grandes parties historiques : le Paléolithique, le Néolithique et l’Antiquité grecque et romaine, la Renaissance, la Modernité, le xixe siècle, siècle de l’évolution, le xxe, siècle de l’écologie et enfin la période directement contemporaine.

10Mais avant de nous engager dans cette enquête historique et philosophique, il nous faut poser quelques jalons d’ordre sémantique. Le vocabulaire constitue en effet un indice précieux, tout à fait révélateur de la nature et de l’évolution d’une idée ou d’une notion.

11Le terme « extinction » est dérivé du latin exstinctio, qui désigne littéralement l’esteignement (en vieux français) d’une flamme ou d’un feu ; il acquiert au cours des xvie et xviie siècles plusieurs sens dérivés, comme dans les locutions « extinction d’une dette », « extinction d’une vie », « extinction d’une famille » : Pierre de L’Hommeau indique ainsi en 1612 que les « servitudes une fois estaintes ne revivent plus, quand l’extinction est irrevocable »6. La métaphore biologique ou vitale de l’extinction dérive vraisemblablement de l’idée que l’âme a été très tôt considérée comme un feu ou un souffle chaud, au moins depuis les présocratiques, Parménide, Héraclite ou encore Démocrite, lequel déclare que l’âme est une sorte de feu ou de chaleur7. Mourir revient donc littéralement à éteindre la « flamme » de la vie en chaque être vivant.

12Dans les dernières décennies du xviie, le sens métaphorique d’« extinction » s’étend aux races et aux espèces. L’un des premiers auteurs à parler d’extinction d’une race est Jean Desmarets : « Tout Franc soit pour jamais mon mortel ennemy. Je fay vœu de perir, ou d’esteindre leur race »8. En 1688, La Bruyère pour sa part parle dans les Caractères, de « l’extinction du genre humain »9. Le terme s’impose ensuite peu à peu au cours du xviiie siècle, bien que le fait de l’extinction soit alors loin d’être unanimement reconnu et accepté. Puis au début du xixe siècle, Cuvier démontre définitivement la réalité des extinctions grâce à l’anatomie comparée et enfin, le terme et l’idée d’extinction achèvent de s’imposer durant la première moitié du xixe siècle. À la fin du xixe apparaît cette fois l’expression « espèce en voie d’extinction » comme en témoigne cet extrait d’un ouvrage d’Alphonse de Candolle : « Toutes ces espèces et probablement d’autres de pays peu connus ou de genres mal étudiés, paraissent en voie d’extinction ou éteintes »10.

13Depuis cette époque, malgré de nombreuses fluctuations dans l’intérêt des savants et du public à l’égard de ce phénomène d’extinction, c’est cette expression qui, en anglais et en français, désigne la fin, la terminaison, la disparition, la ruine, ou encore le terme d’une espèce.

14Pour information, un autre substantif est employé dans le monde anglo-saxon, dont le sens est très comparable à celui d’extinction, il s’agit du terme « extirpation ». Le Webster’s Revised Unabridged Dictionary, dans son édition de 1913, nous indique qu’il signifie : « L’acte d’extirper ou de déraciner, ou l’état de quelque chose extirpé ; éradication ; excision ; destruction totale ; comme l’« extirpation » de mauvaises herbes du sol, du mal hors du cœur, d’une race d’hommes, de l’hérésie. »

15Autre expression marquante en rapport avec l’extinction des espèces, la formule heureuse de Bernard Palissy qui avance avec assurance l’hypothèse des genres ou espèces « perdus ». Le terme fera florès et l’expression « espèce perdue » sera largement usitée au xviiie par les naturalistes, les géologues et les philosophes qui s’intéressent aux espèces disparues ; Lamarck y fait encore référence dans sa Philosophie zoologique11, et il est surprenant de constater que certains de nos contemporains réutilisent ce terme, sans doute par nostalgie, comme en témoigne un article paru dans la revue La Recherche en l’an 200012.

16Outre l’expression « espèces disparues », il existe une troisième expression, après celles d’« espèces perdues » et d’« espèces éteintes », que l’on rencontre assez fréquemment pour qu’elle mérite d’être prise en considération, c’est celle d’« espèce morte ». D’Adanson et de Diderot, jusqu’à David Raup13, cette expression évoque la « grande tuerie » des espèces, l’image de la mort ne cessant de pénétrer les représentations de l’extinction (nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième partie de cette étude).

17Les expressions pour désigner ce phénomène écologique qu’est l’extinction des espèces sont toutes des métaphores à l’origine. La définition actuelle, qui nous servira de repère est « le fait de s’éteindre : perte de l’existence ».

18Contrairement au mot « écologie », néologisme créé à partir de racines grecques, aucun mot n’a été forgé pour désigner ce phénomène. Il n’existe pas par conséquent de date définie à partir de laquelle on puisse affirmer que le phénomène était clairement identifiable par le langage. Les grecs ou les latins pouvaient donc dire aussi bien que nous que les espèces disparaissaient, se perdaient ou s’éteignaient. Mais l’ont-il fait ? Nous allons bientôt constater que la réponse à cette question est toute sauf simple.

Image

Mammouth restauré
Date d’extinction : environ 10 000 av. J-C.
Gravure de Riou publiée en 1864.

Notes de bas de page

1 Oelschlaeger (Max), The Idea of Wilderness, New Haven ; London : Yale University Press, 1991, XII + 477 p. Larrère (Catherine) & Larrère (Raphaël) (sous la dir.), La Crise environnementale : colloque sur la crise environnementale et ses enjeux : Éthique, science et politique, Paris (France), 13-15 janvier 1994, Paris : INRA éditions, 1997, 302 p. (Les colloques ; 80).

2 Delort (Robert) & Walter (François), Histoire de l’environnement européen, Paris : PUF, 2001, p. 18.

3 Les références à Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss sont volontaires. Par la suite, quoi qu’il soit plus « politiquement correct » de mettre entre guillemet le terme primitif, nous ne le ferons pas pour plusieurs raisons : d’abord c’est un terme qui apparaîtra très fréquemment et très communément au fil du texte, mais surtout, il ne s’agit pas pour nous d’un terme péjoratif, bien au contraire, et que nous emploierons en nous référant à son étymologie - primitivus  : né le premier.

4 Lovejoy (Arthur O.), « The Historiography of Ideas », in Lovejoy (Arthur O.), Essays in the History of Ideas, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1948, pp. 1-13.

5 Delort et Walter ont divisé leur ouvrage à visée synthétique sur l’histoire de l’environnement (expression préférée à « écohistoire », jugée trop ambiguë) en trois livres : le premier, « histoire de l’histoire de l’environnement » est une étude des représentations philosophiques et des sensibilités à l’environnement depuis les débuts de l’histoire et de l’écriture. Le deuxième, « l’espace dans le temps : variations et variabilité » est plus une entreprise d’écologie historique intégrant l’évolution de l’homme en tant qu’espèce. Enfin, le troisième livre « l’anthropisation du milieu » est une étude historique sur l’impact des activités humaines sur l’environnement. Par rapport à ce découpage de l’histoire de l’environnement, notre étude historique se veut donc dans la filiation du premier livre, tout en intégrant les éléments nécessaires de l’écologie historique et en ne séparant pas l’étude des sensibilités humaines et des impacts réciproques entre homme et nature.

6 L’Hommeau (Pierre de), Les Maximes generalles du droict françois : divisée en trois livres, Rouen : chez C. le Villain, 1612, p. 168. Recherche effectuée sur http://gallica.bnf.fr.

7 Cf. Aristote, De l’âme [texte établi par Jannone Antonio ; trad. du grec et annoté par Barbotin Edmond], Paris : Gallimard, 1994, 130 p., I, 2, 404a

8 Desmarets de Saint-Sorlin (Jean), Clovis ou La France chrestienne, poème héroïque, Paris : chez Augustin Courbe, 1657, p. 198.

9 La Bruyère (Jean de), Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris : Bordas, 1990, 121 (IV).

10 Candolle (Alphonse de), Origine des plantes cultivées, Paris : G. Baillière, 1883, p. 370.

11 Lamarck (Jean-baptiste de Monet de), Philosophie zoologique [1ère éd. 1809], Paris : Garnier Flammarion, 1994, p. 114.

12 Tyrberg (Tommy), « Les oiseaux perdus d’Océanie », La Recherche, no 333, 2000, pp. 24-27.

13 Raup (David M.), De l’extinction des espèces. Sur les causes de la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres [trad. de l’anglais par Blanc Marcel ; postface de Gould Stephen Jay], Paris : Gallimard, 1993, 233 p. (NRF Essais).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.