Précédent Suivant

Introduction

p. 15-27

Dédicace

« De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier »


Texte intégral

1Le vénérable secrétaire de l’Académie des Sciences Bernard de Fontenelle (1657-1757) nous fait partager par cet aphorisme innocent et élégant toute la sagesse des anciens : tout être voit le monde à partir de sa propre place dans le monde. On ne peut transcender sa propre existence. La rose bourgeonne, éclôt et flétrit en l’espace d’une saison ; le jardinier, pour sa part, saisons après saisons, années après années, voit les roses naître et mourir. La courte vie de la rose ne lui permet pas d’accéder à la compréhension du monde du jardinier. Pour la rose, le jardinier reste un être bienveillant, présent de tout temps, qui prend soin d’elle, une sorte de génie du jardin. Et puis après tout, qu’importe la vie du jardinier pour la rose ! Ainsi donc va la vie des roses, des jardiniers et le monde du jardin depuis toujours.

2Mais imaginons un instant que le paisible jardin se transforme en une planète entière, la Terre du xxie siècle, que les roses deviennent des hommes et que les jardiniers se transforment en espèces. On constaterait alors, chose bien étrange, que de mémoire d’homme on voit beaucoup d’espèces s’éteindre. En quelques dizaines d’années, en effet, des milliers d’espèces ont disparu de la surface de la Terre ; ces espèces appartenaient à des milieux écologiques très divers (forêt, océan, lac, montagnes, etc.), faisaient partie de groupes taxonomiques et évolutifs très variés (plantes, mammifères, poissons, oiseaux, insectes, amphibiens, mollusques, champignons, etc.) et avaient toutes survécu jusque-là des milliers, voire des millions d’années sans encombre.

3Nous voilà plongés au cœur d’une crise environnementale sans précédent. Les écologistes rivalisent de pessimisme dans leurs pronostics à plus ou moins long terme et nous abreuvent de chiffres alarmants : selon Edward O. Wilson1 les espèces disparaissent aujourd’hui à une vitesse 100 à 1000 fois supérieure au taux d’extinction normal et jusqu’à 10 000 espèces disparaîtraient chaque année ; pour Norman Myers2 ce serait encore pire puisque jusqu’à 30 000 plantes et animaux s’éteindraient chaque année (soit environ 2 % des espèces actuellement recensées) ; au moins une plante sur huit serait bientôt menacée d’extinction, et 12 % des oiseaux le seraient déjà ; un quart des espèces de mammifères seraient menacées à terme ; jusqu’à 50 % de la flore et de la faune mondiale pourrait être en danger d’extinction d’ici un siècle. Depuis 1996, L’UICN (Union Mondiale pour la Conservation de la Nature) a constaté un accroissement du nombre d’espèces de primates en danger critique d’extinction de 13 à 19 ; de même pour les espèces d’albatros qui sont passées de 3 à 16, pour les espèces de tortues d’eau douce, de 10 à 24. Depuis 30 ans, 7 espèces d’oiseaux ont été inscrites sur la liste rouge des espèces éteintes, et plus de 70 espèces de poissons. De 2002 à 2009, la liste rouge de l’UICN est passée d’environ 11 000 à 17 000 espèces de plantes et d’animaux menacés, soit une augmentation de plus de 50 % en seulement 7 ans ! De plus, 51 % des espèces de coraux non menacées actuellement seraient sensibles aux changements climatiques à venir, de même que 30 % des espèces d’oiseaux non menacées. Au cours des 500 dernières années, au moins 1 159 espèces ont été exterminées du fait des activités humaines3.

4Pour conclure ce constat accablant, rappelons que notre planète a dû faire face au cours de son histoire géologique à cinq grandes extinctions de masse il y a environ 440, 360, 245, 210 et enfin 65 millions d’années, la dernière étant la fameuse extinction K-T (crétacé-tertiaire) qui a vu la disparition des dinosaures. L’extinction de masse la plus sévère, il y a 250 millions d’années à la fin du permien, a provoqué la disparition de plus de 90 % des espèces connues alors. Si l’on ne peut préjuger d’une telle ampleur pour l’extinction de masse en cours (la sixième du nom par conséquent), il semble toutefois qu’il s’agisse de celle où le taux d’extinction est le plus rapide, la cause de cette extinction n’étant pas à rapporter à un phénomène géologique naturel (la dérive des continents, un épisode volcanique intensif ou la chute d’une météorite) mais à l’activité destructrice quasi systématique d’une espèce industrieuse4. Un sondage réalisé par l’American Museum of Natural History révèle que 7 scientifiques sur 10 pensent que le monde est en train de subir l’extinction de masse la plus rapide qui n’ait jamais existé depuis l’origine de la vie sur Terre5.

5Mais aussi affligeant que soit le bilan de l’activité humaine en termes d’extinctions, et aussi sombres que soient les prédictions pour les décennies à venir, la mobilisation des hommes pour endiguer ce fléau n’a cessé de monter en puissance depuis de nombreuses années. Scientifiques, partis politiques, associations de défense de la nature, ONG, citoyens, journalistes, groupes d’intellectuels, etc., tous ont pris conscience, à leur mesure, que la nature et les espèces étaient menacées, et qu’il fallait agir. Le point culminant de ce vaste mouvement se concrétisa par la signature, à la Conférence de Rio en 1992, de la Convention sur la Diversité Biologique. Ce texte, signé par plus de 180 pays, sert aujourd’hui de cadre politique international à la définition des actions de conservation au sein des pays et entre ceux-ci. Notons d’ores et déjà que la conservation sera définie tout au long de ce travail (sauf précisions supplémentaires) comme l’entreprise de protection et de préservation des êtres naturels (la biodiversité) ainsi que des processus évolutifs qui permettent à la vie de se perpétuer sur notre planète.

6Mais il est temps, aujourd’hui, de revenir sur le sens et sur les fondements de ce formidable intérêt dont l’écologie fit et fait plus que jamais l’objet dans son ensemble, en tant que science des relations entre les êtres vivants et leur milieu, mais aussi en tant qu’idéologie politique et sociale. Nous touchons ici au cœur de notre problématique : à la fois science et idéologie, l’écologie se déploie sur plusieurs tableaux de la pensée humaine. Tout autant étude rationnelle d’un objet que l’on peut désigner sommairement par l’environnement (le milieu naturel au sein duquel nous vivons), que mouvement social et intellectuel de valorisation de ce même environnement, l’écologie constitue un champ d’analyse fécond pour le philosophe chargé de démêler l’intrication des liens entre la science et l’idéologie, la culture et la nature, la moralité et la rationalité.

7Depuis quelques dizaines d’années, de nombreux chercheurs sont pour cela revenu aux origines de l’écologie afin de retracer son histoire6. Histoire qui commence officiellement avec la formation du terme « Oekologie » en 1866 par Ernst Haeckel, un biologiste darwinien allemand. Ce terme d’écologie, formé sur la racine grecque oïkos, qui signifie maison, fut cependant précédé par une « pré-histoire » riche et passionnante où apparaissent en bonne place la géographie des plantes des Humboldt et De Candolle, l’économie de la nature linnéenne ou encore l’Histoire naturelle de Buffon.

8De plus, l’écologie, en tant que source d’information et de compréhension rigoureuse de notre environnement, a sans aucun doute contribué à l’émergence d’interrogations éthiques à son sujet. Y a-t-il un mal à porter atteinte à la nature ? De quel ordre est ce mal ? Les extinctions constituent-t-elles un mal pour la nature ? Et finalement, qu’est-ce que la nature ? Toutes ces interrogations et les pensées qui se construisirent à partir de celles-ci sont dénommées dans leur ensemble « éthiques environnementales ». Elles servent de fondements et de légitimation philosophiques à toutes les démarches visant la protection ou la conservation de la nature.

9Depuis quelques années, il est devenu urgent d’agir contre les extinctions d’espèces. L’écologiste agit dans l’urgence, le philosophe réagit par le doute : pourquoi devient-il soudain si urgent d’agir ? Avant même de s’interroger sur les différentes facettes de l’action écologique-conservationniste, les justifications éthiques de l’action (questions d’éthicien), les façons d’intervenir et la qualité des données scientifiques (questions d’expert écologue), la manière d’organiser le débat public et de prendre les décisions (questions de politique), il est tout simplement nécessaire de s’interroger sur les raisons et la nature de l’urgence.

10Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cet état de fait : la crise écologique d’extinction que nous subissons serait arrivée brusquement, telle l’une des septs plaies d’Égypte. Voilà que, depuis quelques années, l’ordre de grandeur du nombre d’extinction serait devenu incommensurable avec ce qu’il était quelques décennies auparavant. L’humanité aurait-elle été surprise et prise de court scientifiquement, incapable de prévoir le désastre ? L’urgence pourrait aussi provenir des prédictions réalisées par les écologistes. Cela ne fait que quelques dizaines d’années tout au plus que l’on dispose de modèles forts en écologie capables de prévoir avec une fiabilité acceptable les scénarios environnementaux du futur. L’homme prendrait enfin conscience des catastrophes qui se profilent à l’horizon, et ne serait plus restreint à juger au jour le jour des conséquences de ses agissements. Tout ceci est très certainement décisif pour comprendre l’état de crise qui habite des pans entiers de la société. Jamais les taux d’extinction n’ont été aussi élevés durant les temps historiques comme les scientifiques l’ont démontré. Cependant, il est permis de douter que l’urgence provienne seulement de ce facteur. Après tout, comme le montre l’écologie historique, le nombre d’extinctions est en augmentation constante depuis plusieurs siècles (et en corrélation positive certaine avec l’accroissement de la population humaine). Certes, l’incrément actuel dans le taux d’extinction est de nature exponentielle, mais pourquoi une augmentation des extinctions de nos jours serait-elle plus grave et plus perceptible qu’il y a 50 ou 100 ans ?

Image 10000000000002BF0000019012D0C1A766E9B3F6.jpg

Projections des pertes d’espèces pour l’an 2100
Courbes superposées du pourcentage d’extinctions et de l’accroissement de la population mondiale (d’après Broswimmer (Frans J.), Écocide : Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Paris : L’Aventurine, 2003, p. 177).

11Ne s’agirait-il pas plutôt d’une vaste prise de conscience de la fragilité de la nature, alors que jusque-là, elle avait été rangée dans la catégorie des simples objets extérieurs à l’humanité et à la disposition de cette dernière. Le mouvement auquel nous assistons serait donc avant tout de nature culturelle et morale : expression de la sensibilité des opinions au charme spontané et profond d’un monde non civilisé, idéal de pureté, recherche d’une harmonie perdue, empathie devant la fragilité d’un empire majestueux, etc. L’anthropisation et l’urbanisation croissante de la planète ainsi que la réduction concomitante des espaces de nature sauvage ont produit une sorte de « sevrage » chez les urbains, attirés par cet ailleurs, et incités en cela par la démocratisation de l’accès à la compréhension et aux beautés de la nature grâce aux mass médias. Qu’une baleine se perde dans les glaces de l’Arctique, qu’un rhinocéros soit abattu par des braconniers dans le parc africain du Serengeti ou qu’une espèce de tortue d’une petite île de l’Océan Indien tende à disparaître, et le citoyen occidental moyen est tout de suite prévenu et sensibilisé.

12Mais quelles qu’en soient les causes, le constat est là : la crise écologique a entraîné une crise morale. Nous formulerons donc l’hypothèse que l’urgence en matière de lutte contre les extinctions, ainsi que le catastrophisme écologique qui la soutient, plongent leurs rhizomes dans un changement de représentation profond de la société occidentale.

13Le premier des axes de cette étude va consister à vérifier que le souci actuel pour la préservation de la nature et de la biodiversité est sans précédent dans l’histoire humaine (ce qui révèlera sans aucun doute quelques surprises) et surtout de comprendre pourquoi l’homme n’a pas considéré l’extinction des espèce comme une menace ou un fait digne d’être reconnu, pris en compte, étudié, classé et combattu.

14Notre méthode pour mener cette enquête nous conduira à étudier tout au long de l’histoire les représentations humaines de l’environnement, à comprendre l’effet qu’a eu sur la société la reconnaissance des extinctions et à essayer de relier l’existence avérée de certaines extinctions d’origine humaine aux effets qu’elles ont entraîné sur un plan culturel et pratique.

15Mais une question se pose rapidement : peut-on s’en tenir, lorsqu’il s’agit d’un fait ou d’une hypothèse scientifique, à une simple histoire des représentations ? N’est-il pas nécessaire d’accompagner cette étude par une analyse plus poussée des connaissances naturalistes et écologiques ? La réponse est incontestablement positive. Au fur et à mesure que les connaissances sur la nature, faites à la fois d’observations et de théorisations plus nombreuses, se précisent, il devient nécessaire d’en rendre compte le plus exactement possible.

16Mais, comme nous le justifierons plus loin, notre enquête historique, qui constitue la première partie de ce travail, ira bien au-delà de l’histoire, jusqu’à la préhistoire et à la pensée primitive qui nous serviront de point de départ. Nous remonterons ensuite le temps en passant par les premières civilisations et l’antiquité, où nous essaierons de comprendre quelle pouvait être la vision de ces hommes par rapport aux autres espèces à l’aube de la civilisation occidentale. Nous nous arrêterons ensuite au xvie siècle, pour étudier la pensée originale du potier savant Bernard Palissy. À partir de là, nous nous pencherons successivement sur la place des extinctions au siècle des Lumières puis sur la place de ce phénomène dans la naissance de la paléontologie moderne et des théories de l’évolution. Enfin, nous essaierons de rendre compte de l’influence croissante de l’écologie et des mouvements conservationnistes au xxe siècle sur notre représentation de la place des extinctions dans notre monde.

17Dans une seconde partie, il nous faudra approfondir la question des mécanismes et de la nature même des extinctions d’espèces. Après avoir présenté les fondements de la biologie de la conservation, cette science plurielle dont l’objectif est tout à la fois de comprendre et de lutter contre les extinctions, nous tenterons de répondre aux deux questions ontologiques qui ne manquent pas de surgir à propos de l’extinction d’espèce : qu’est-ce qu’une espèce ? Qu’est-ce qu’une extinction ?

18Nous reprendrons ainsi à notre compte le débat sur la nature de l’espèce, en essayant de l’aborder du point de vue de l’extinction. De même, nous n’aborderons pas directement la question de l’ontologie de l’extinction, mais nous l’approcherons par comparaison et juxtaposition avec l’idée de mort. Ce n’est ainsi que par une appréhension en négatif de ce décalque imparfait d’une notion sur une autre que nous espérons, aussi bien d’un point de vue épistémologique que phénoménologique, montrer ce qu’est et ce que n’est pas l’extinction.

19Il sera alors temps de s’interroger sur les enjeux éthiques des extinctions actuelles : qu’y a-t-il d’immoral à ce qu’une espèce s’éteigne par la faute de l’agir humain ? Sur quelles bases éthiques justifier un devoir de conservation des espèces menacées ? Que signifie en soi et pour la nature la disparition d’une espèce ? C’est la question du sens qui s’impose ici, avant les questions d’ordre ontologique ou scientifique.

20Mais l’ordre spontané des questions ne suffit pas à définir un ordre de priorité logique. En effet, depuis David Hume, il est convenu de séparer nettement ce qui relève du fait et ce qui relève du devoir. Les questions d’ordre scientifique et les questions d’ordre éthique seraient ainsi incommensurables. Tout du moins, ne saurait-on déduire celles-ci de celles-là, à moins de succomber au radicalisme d’un naturalisme fort qui ferait de la nature une norme du bien indépassable. Or, dans l’urgence, on a déduit un jugement de valeur (les extinctions sont un mal et la conservation des espèces un bien) à partir d’un constat scientifique, pourtant clair : de plus en plus d’espèces disparaissent de la surface de la Terre par la faute de l’homme.

21Des moralistes ont pourtant commencé à réfléchir, dès les années 1970, à la définition d’une éthique qui intégrerait les obligations humaines envers l’environnement, et qui ne se restreindrait pas seulement à la discrimination des actions bonnes au sein de la communauté humaine. Quelles entités peuvent légitimement être l’objet de valorisation ? Les hommes seulement, les non-humains ou même les entités écologiques en général ? De quel nature et de quels types sont les justifications éthiques qui nous permettent d’élargir les frontières de la morale au-delà de l’humanité ? Nous étudierons ainsi en détail les systèmes axiologiques sous-tendant la préservation des espèces. Nous présenterons alors d’une manière critique les solutions de ces philosophes en faveur de l’évitement des extinctions d’espèces. Ce point sera précédé par une mise en perspective du discours le plus souvent alarmiste des écologistes scientifiques qui furent les premiers à être confrontés aux données de la crise environnementale, et à porter le problème sur la place publique. Finalement, nous proposerons une norme de préservation des espèces en tant qu’espèces (et pas seulement en tant qu’agrégat d’individus apparentés), la norme de sauvageté.

Notes de bas de page

1 Wilson (Edward O.), La Diversité de la vie [tr. de l’anglais par Blanc Marcel], Paris : Odile Jacob, 1993, 496 p.

2 Myers (Norman), “Population and Biodiversity”, in Graham-Smith (Francis) (sous la dir.), Population The Complex Reality. A Report of the Population Summit of the World’s Scientific Academies, Golden Colorado : North American Press, 1994, pp. 117-136.

3 http://www.uicn.fr/IMG/Communique_presse_Liste_rouge_rapport_2009_International.pdf

4 Leakey (Richard) & Lewin (Roger), La Sixième extinction : Évolution et catastrophes [trad. de l’anglais par Fleury Vincent], Paris : Flammarion, 1997, 344 p. (Champs).

5 La plupart des informations chiffrées contenus dans ce paragraphe proviennent du site suivant : http://www.well.com/user/davidu/extinction.html. Une consultation rapide de cette page et du nombre d’article qu’elle recense sur les extinctions d’espèces suffit à donner le vertige.

6 Cf. Acot (Pascal), Histoire de l’écologie [préf. de Godron Michel], Paris : PUF, 1988, 285 p. (Politique éclatée ; 15). Deléage (Jean-Paul), Histoire de l’écologie, une science de l’homme et de la nature, Paris : Éditions de La Découverte, 1991, 330 p. (Histoire des sciences). Drouin (Jean-Marc), Réinventer la nature : L’écologie et son histoire [préf. de Serres Michel], Paris : Desclée de Brouwer, 1991, 207 p. (Éclats).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.