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Avant-propos

p. 9-13


Texte intégral

La sixième extinction entre scepticisme et révolte

1Va-t-on réellement perdre le tiers, le quart ou la moitié des espèces d’ici le milieu ou la fin du siècle ? La « crise de la biodiversité » et la « sixième extinction »1 sont des expressions devenues omniprésentes dans le discours scientifique, politique et médiatique. Les médias lus ou écoutés par le grand public sont remplis d’affirmations ou de prédictions lugubres sur l’avenir de la biodiversité. Il est cependant surprenant de constater combien les données scientifiques factuelles qui appuient ces propos sont fragiles, sinon inexistantes2. Ainsi, la « Liste Rouge » de l’UICN recense à peine 1 000 espèces animales et végétales éteintes au cours des cinq derniers siècles3. Dans le même temps, la magnitude de la biodiversité est évaluée à 10 millions d’espèces environ4, et les systématiciens continuent de décrire chaque année 16 000 nouvelles espèces, qui s’ajoutent aux 1,9 millions déjà connues5. Cet énorme décalage dans les chiffres contribue à alimenter un discours « éco-sceptique ». Dans le chapitre consacré à la biodiversité de son sulfureux Skeptical Environmentalist, Björn Lomborg remarque d’ailleurs : « Although these assertions of massive extinctions of species have been repeated everywhere you look, they simply do not equate with the available evidence »6. Je comprends qu’un philosophe des sciences soit perturbé par les contradictions apparentes entre tous ces messages, et je comprends aussi qu’un naturaliste ressente cet “éco-scepticisme” comme une provocation.

2L’ouvrage de Julien Delord est à la fois un questionnement historique et une réflexion épistémologique sur le concept d’extinction. Alors que la « gravité » de l’extinction des espèces est peu discutée dans les médias, l’auteur nous montre que cette perception n’est pas et n’a pas été universellement partagée, que ce soit historiquement ou aujourd’hui au sein des disciplines scientifiques touchant au domaine de la biodiversité. Que l’on soit écologue ou naturaliste, on ne reste pas indifférent à la lecture des opinions rapportées ou discutées par Julien Delord. Quand il écrit à propos de la 6ème extinction « S’agit-il d’une catastrophe majeure devant laquelle nous sommes impuissants ? Ou, au contraire, une analyse scientifique et philosophique des extinctions pourrait-elle nous aider à circonscrire le phénomène ? », on ne peut pas ne pas s’impliquer, se prononcer. En tant que spécialiste d’un groupe d’invertébrés particulièrement exposé à l’extinction, je vis personnellement cette 6ème extinction comme une tragédie culturelle, au même titre que la perte de diversité linguistique de la planète7. C’est pour cette raison que j’ai demandé à Alain Dubois de rédiger une postface, afin de présenter au lecteur le point de vue d’un naturaliste déchiré réagissant de manière volontairement véhémente aux compromis des « modérés ».

3La Red List of Threatened Species de l’UICN est l’indicateur unanimement considéré comme le plus complet pour mesurer l’érosion de la biodiversité à l’échelle globale. Cette liste (http://www.iucnredlist.org/) est l’émanation de la Commission de Sauvegarde des Espèces (Species Survival Commission) qui est un réseau mondial de 5 000 scientifiques, regroupés en une centaine de « Specialist Groups ». Pour comprendre ce qu’on peut faire dire et ce qu’on ne peut pas faire dire à la Liste Rouge, il est nécessaire de connaître les processus de sa construction. Afin de satisfaire à la définition d’« espèce éteinte » suivant les critères de l’UICN, il faut :8

  • que l’extinction soit postérieure à l’an 1500 (on élimine ainsi toutes les extinctions néolithiques, très intéressantes en soi mais qui suscitent des débats sans fin sur le rôle respectif de l’Homme et du climat sur les extinctions de la mégafaune chassée, en particulier9).
  • qu’on ne puisse « raisonnablement douter que le dernier spécimen de l’espèce est mort ». (Le critère « pas d’observation depuis 50 ans » a été abandonné en 2000).

4Avec ces critères, l’édition 2010 de la Red List recense « seulement » 873 espèces éteintes de plantes et d’animaux. Alors, où est la crise de la biodiversité ?, peut-on légitimement se demander. Un facteur évident du décalage entre magnitude de la biodiversité et mesure de la crise est que la biodiversité est essentiellement composée d’invertébrés (à 75 %) alors que les outils de mesure de l’érosion de la biodiversité sont essentiellement les vertébrés supérieurs (oiseaux, mammifères), qui ne constituent que 1 % du total des espèces. De fait, l’essentiel de la biodiversité n’est ni médiatique ni charismatique : il s’agit pour l’essentiel d’invertébrés petits et rares, qui n’ont pas reçu de noms scientifiques et/ou n’ont pas fait l’objet de recherches ciblées sur le terrain depuis 30, 50 ou même 100 ans. Deuxième facteur, qui est d’ailleurs à l’origine du précédent : Gaston & May ont montré que le volume des recherches concernant une espèce d’invertébré est de deux ordres de grandeur inférieur au volume de recherches concernant un vertébré, et d’un ordre de grandeur inférieure à celui concernant les plantes10. Si la fiabilité des chiffres est élevée pour les vertébrés supérieurs, elle est donc beaucoup plus sujette à discussion pour les invertébrés. Autrement dit, on peut s’attendre à ce que le chiffre de 137 oiseaux et 78 mammifères éteints reflète la réalité, alors que les 309 extinctions constatées chez les mollusques représentent une sous-évaluation des extinctions contemporaines. Dans son travail de thèse11, Claire Régnier a d’ailleurs déjà recensé plus de 250 extinctions additionnelles de mollusques non recensées par la Liste Rouge, et le chiffre révisé des extinctions documentées de mollusques au sens de l’UICN s’élève désormais à 566 espèces. Avec des indicateurs aussi partiels (ou partiaux), « Stopper l’érosion de la biodiversité en 2010 »12 n’est-il pas davantage un slogan qu’un objectif mesurable ? Pour un spécialiste des invertébrés, les rapports de force au sein de la communauté scientifique, des organes intergouvernementaux et des acteurs de la conservation sont un motif de désespérer de l’évolution des mentalités vis à vis des compartiments « négligés » de la biodiversité. Le tigre vaudra, semble-t-il, toujours plus que 400 000 espèces de coléoptères.

5Au delà de cette approche comptable, les prédictions sur les extinctions massives d’ici le milieu ou la fin du siècle reposent sur les acquis de la biogéographie insulaire et les relations aires-espèces, qui établissent que plus un territoire est petit, moins il peut contenir d’espèces13. La plus célèbre de ces relations est une dépendance linéaire sur une échelle log-log de la richesse spécifique à la surface. La pente de cette droite varie selon les situations biogéographiques et les taxons considérés, mais en première approximation, les relations aires-espèces appliquées à la déforestation des forêts tropicales suggèrent que la perte de 50 % des forêts tropicales entraîne l’extinction de 10 % de leur biodiversité ; s’il existe 30 millions d’espèces d’arthropodes dans les forêts tropicales, alors la perte de 50 % des forêts entraînerait la perte de 3 millions d’espèces. Rapporté à une période de 50 ans, ce modèle prévoit donc l’extinction de 60 000 espèces par an. La force de ce modèle est son pouvoir prédictif, même si ces 60 000 espèces sont des arthropodes non décrits, éteints avant même d’avoir été collectés, décrits et nommés. Sa faiblesse est que, ce résultat n’étant pas adossé à une liste tangible et vérifiable d’espèces, il permet aux éco-sceptiques de continuer à ignorer la magnitude de la crise contemporaine de la biodiversité.

6Il n’est pas indifférent que le travail de Julien Delord soit publié au Muséum national d’Histoire naturelle. On entend souvent dire, pour justifier d’actions de conservation de la biodiversité, que le risque existe que telle ou telle espèce ne soit plus représentée que par des échantillons dans des bocaux ou dans des herbiers. Le jugement porté à cette occasion sur les muséums et les herbiers est paradoxalement teinté de négatif, comme si c’était une « faute » des musées de ne conserver que des échantillons morts. Les muséums savent mettre en avant et justifier leurs vastes collections taxonomiques comme outil de recherche pour la description et le référencement de la biodiversité. En revanche, et peut-être par souci de ne pas apparaitre comme porteurs ou « profiteurs » de mauvaises nouvelles, les muséums n’ont pas suffisamment développé la justification de ces collections comme élément du dispositif de réponse à la crise de la biodiversité, certes a minima sous forme de conservation d’échantillons morts. Les collections des grands musées contiennent d’importantes collections de spécimens collectés il y a plusieurs dizaines d’années, et qui n’ont pas encore été étudiés faute d’expertise taxonomique ou qui ont été étudiés superficiellement. Une étude réalisée par Adrien Perrard sur des plantes, des insectes et des poissons14, montre que, en 2008, l’« âge » moyen d’un holotype au moment de la description d’une espèce nouvelle est de 16 ans, et la médiane 9 ans, avec des valeurs allant de 0 à 125 ans. À cause de ce temps de latence, des spécimens collectés dans la nature il y a 30 ans peuvent appartenir à des espèces nouvelles pour la science et qui se sont éteintes entre temps. Ainsi, comme les astronomes qui observent des étoiles disparues depuis des millions d’années, les taxonomistes découvrent dans les muséums des espèces nouvelles déjà éteintes dans la nature.

7L’australien Robert Mesibov a proposé le concept de « biodiversity salvage »15, sur le modèle de l’« archeology salvage ». De la même façon que les fouilles archéologiques de sauvetage n’arrêtent pas la construction des grandes infrastructures (lignes TGV, autoroutes), Mesibov suggère un plan massif de collectes « de sauvetage » des invertébrés qui, certes, n’arrêteront pas la perte de biodiversité mais au moins garderont en collection un témoignage de la biodiversité éteinte. La poursuite — massive dans le cas du biodiversity salvage — des prélèvements d’échantillons dans la nature nécessite de développer une “éthique de la récolte” qui dépasse la bonne conscience empirique, d’un côté, ou l’activisme bien-pensant, de l’autre. Les scientifiques ne sont certes pas responsables de la 6ème extinction, mais ils doivent avoir des comportements et des stratégies compréhensibles du public en général, et du milieu de la conservation en particulier. Quelle attitude un biologiste doit-il adopter face à une espèce représentée par une dernière population au bord de l’extinction : to collect or not to collect ?

8Les philosophes, on le voit, ont leur place au Muséum et je remercie Julien Delord et Alain Dubois de nous offrir un cadre de réflexion sur la raison d’être de notre institution et de notre métier dans leur environnement scientifique et sociétal.

Notes de bas de page

1 Leakey (Richard) & Lewin (Roger), The sixth extinction. Biodiversity and its survival, London : Weidenfeld & Nicolson, 1996, 271 p. Version française : La sixième extinction : évolution et catastrophes, Paris : Flammarion, 1997, 344 p.

2 Stork (Nigel), « Re-assessing current extinction rates », Biodiversity and Conservation, vol. 19, 2010, pp. 357-371.

3 International Union for Conservation of Nature, « The IUCN Red List of Threatened Species », 2010, http://www.iucnredlist.org visité le 2 juillet 2010.

4 Voir par exemple Ødegaard (Frode), « How many species of arthropods ? Erwin’s estimate revised », Biological Journal of the Linnean Society, vol. 71, no 4, 2000, pp. 583-597 ; Bouchet (Philippe), « The magnitude of marine biodiversity », in Duarte (Carlos M.) (sous la dir.), The exploration of marine biodiversity. Scientific and technological challenges, Bilbao : Fundación BBVA, 2006, pp. 31-62.

5 Chapman (Arthur D.), Numbers of living species in Australia and the world, 2nd ed., Canberra : Australian Government, Department of the Environment, Water, Heritage, and the Arts, 2009, 80 p. ; Anonymous, SOS 2010 - State of Observed Species, Tempe : Arizona State University, 2010, 10 p.

6 Lomborg (Björn), The skeptical environmentalist. Measuring the real state of the world, Cambrige : Cambridge University Press, 2004, 515 p.

7 Evans (Nicolas), Dying words. Endangered languages and what they have to tell us, Chichester, U.K. ; Malden, MA : Wiley-Blacklwell, 2010, 289 p.

8 International Union for Conservation of Nature, IUCN Red List Categories and Criteria : Version 3.1, Gland, Switzerland ; Cambridge, UK : IUCN Species Survival Commission, 2001, ii + 30 p.

9 Voir par exemple Evans (Chris), Australia’s mammal extinctions. A 50,000 year history, Port Melbourne, Vic. : Cambridge University Press, 2006, 278 p.

10 Gaston (Kevin. J.) & May (Robert M.), « Taxonomy of taxonomists », Nature, vol. 356, 1992, pp. 281-282.

11 Régnier (Claire), Fontaine (Benoît) & Bouchet (Philippe), « Not knowing, not recording, not listing : numerous unnoticed mollusk extinctions », Conservation Biology, vol. 23, no 5, 2010, pp. 1214-1221.

12 European Union, « Presidency conclusions, Göteborg European Summit », 15-16 June 2001, http://www.eu2001.se/static/pdf/eusummit/conclusions_eng.pdfAccessed20October2005.

13 Mac Arthur (Robert H.) & Wilson (Edward O.), « An equilibrium theory of insular zoogeography », Evolution, vol. 17, 1963, pp. 373-387.

14 « Temps de latence entre l’obtention d’un spécimen et la description en tant que nouvelle espèce », étude réalisée dans le cadre du M2 Systématique & Évolution, 12 p.

15 Mesibov (Robert), « Spare a thought for the losers », Australian Zoologist, vol. 32, no 4, 2004, pp. 505-507.

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