Épilogue
p. 603-624
Texte intégral
1Plus encore qu’avant la guerre, Paul Rivet devient après 1944 un homme public, connu bien au-delà du cercle des ethnologues. Il reprend toutes ses fonctions scientifiques d’avant-guerre, gagnant encore en autorité scientifique, tant sur le plan national qu’international. Ce ne sont pas des années de production scientifique importante : elles sont derrière lui, il vit sur son acquis et le diffuse plus amplement. Il défend sur le plan institutionnel la place de l’ethnologie et le rayonnement de l’américanisme, aussi bien en France qu’à l’étranger. Afin de marquer le retour de la France sur la scène scientifique internationale, il organise à Paris le 28e Congrès international des américanistes, le premier depuis le récent conflit mondial, en août 1947. Ce congrès est un succès : il réunit plus de 250 savants, représentant 32 nations. Il ne part à la retraite officiellement qu’à la fin 1949, à l’âge de 73 ans, mais il continue à habiter l’appartement de fonction d’un Musée de l’Homme maintenant dirigé par Henri Victor Vallois qui lui “voue une véritable haine” depuis la Libération et sa brutale éviction des postes qu’il occupa en remplacement de Paul Rivet exilé, pendant l’Occupation1. Il tente de le faire expulser de son appartement, ce qui bouleverse et panique Paul Rivet. Ne sachant où loger sa bibliothèque, il se décide à la vendre, faisant inclure dans le contrat passé avec le ministère de l’Éducation nationale, en janvier 1954, une autorisation de rester dans les lieux jusqu’à sa mort.
2Même à la retraite, il reste extrêmement actif et occupé. Répondant avec retard à une lettre de son ami Paulo Duarte, il le justifie en lui expliquant son emploi du temps, très chargé, pour le début de l’année 1954 : “Un voyage à Manille, une conférence à Rome, la campagne contre la CED [communauté européenne de défense], un cours à l’Institut des études latines à la Sorbonne, un autre cours à l’Institut de sociologie, ma présidence de la Commission nationale de l’Unesco, la poursuite de mes travaux personnels, voilà les raisons de mon long silence.”2 Jusqu’à la fin de 1956, il va présider une grande quantité de colloques et congrès internationaux. Voyageant énormément, il part de très longs mois à l’étranger, où il est invité pour des tournées de conférences, en Amérique latine tout particulièrement, où son prestige a encore crû d’une façon considérable. Il devient une sorte d’icône du scientifique engagé, unanimement respecté pour son combat, connu pour être l’ami de l’Amérique latine qu’il connaît très bien, partisan d’une politique neutraliste pour l’Europe, refusant de choisir entre le camp des États-Unis et celui de l’URSS, s’insurgeant contre l’anticommunisme virulent, contre les amalgames hâtifs qui font étiqueter comme subversifs et “rouges” certains gouvernants latino-américains progressistes. De nombreuses universités sud-américaines le font docteur honoris causa. Il n’est pas rare qu’une assemblée de 1 500 personnes assistent à ses conférences, et que d’autres se pressent debout dans le fond des amphithéatres. Il semble être parfois lui-même un peu surpris du retentissement de ses voyages et de son audience. Au Chili en octobre 1954, il écrit à Paulo Duarte pour lui faire part de ses premières impressions : “Me voici depuis 15 jours au Chili transformé en haut-parleur mais avec un succès certain qui étonne notre attaché culturel, mais que j’explique autant pour des raisons politiques que scientifiques. J’ai parmi mes auditeurs les plus assidus, Délia, la femme de Pablo Neruda, le grand écrivain guatémaltèque Asturias et le prédécesseur de Arbenz, Orévalo. Il est certain que je bénéficie ici de l’énorme courant anti-américain qui déferle sur les pays ibéro-américains…”3
3Dès sa création, il fait partie de la délégation française à l’Unesco, aux côtés de Lucien Febvre, qu’il va même présider pendant un temps. Il prend part aux travaux de la conférence d’Iquitos sur le projet d’une vaste enquête sur l’Amazonie et de la création d’un Institut de l’Amazonie hyléenne, en mai 1948. Il participe à la mise sur pied de plusieurs initiatives d’envergure internationale, dont le projet d’une histoire de l’évolution scientifique et culturelle de l’humanité. Il assiste aux réunions de l’Unesco au Mexique, au Liban, en Inde. Paul Rivet s’engage aussi résolument contre le racisme, prend la parole sur ce thème dans de nombreuses réunions publiques, à Paris et en province, publie plusieurs tribunes contre l’idéologie raciste dans les journaux. Avec le président Herriot, Justin Godart, Marc Sangnier et Maurice Schumann, il prend la parole en décembre 1946 à une réunion de la section française de l’Union internationale contre le racisme. Au printemps 1947, il est élu vice-président de la Ligue des droits de l’Homme — il le restera 10 ans. En 1952, il rédige un rapport pour la Ligue dans lequel, malgré les abus et les crimes commis par la colonisation, il continue à se montrer en faveur de la mission civilisatrice de la France4.
4Il se montre aussi très soucieux de vulgariser la connaissance scientifique auprès du grand public. En janvier 1947, il est nommé président du Conseil supérieur de la radiodiffusion française et du Conseil des programmes. Il y attache beaucoup d’importance et se montre très actif, enregistrant pendant une dizaine d’années de très nombreuses émissions de vulgarisation ethnologique, sur les pays d’Amérique, en particulier.
5Mais, bien plus que l’ethnologie, c’est la politique qui l’absorbe. À l’été 1945, lors du 37e Congrès national des socialistes, où il est essentiellement question de l’éventuelle union électorale avec le parti communiste, Paul Rivet prend la parole et intervient à la tribune, en prônant l’unité d’action, comme au temps du Front populaire. Jusqu’à la fin de sa vie, il reste convaincu que le rassemblement de toutes les forces de gauche est nécessaire pour mener une politique réellement sociale. De même, sans avoir jamais été un sympathisant marxiste, il ne cède pas à l’anticommunisme de la guerre froide. Les 21 octobre 1945 et 2 juin 1946, il est élu député socialiste du premier secteur de Paris, en tête de liste, aux première et seconde Assemblées constituantes, et le 10 novembre 1946, député de la première Assemblée nationale. En décembre, il est également élu vice-président de la commission des affaires étrangères de la chambre.
6En mars 1946, lorsque le gouvernement français reconnaît l’État libre du Vietnam, créé par Ho Chi Minh, Paul Rivet accueille favorablement la nouvelle et se prononce pour une Union française fédérant des gouvernements autodéterminés. Il affirme la nécessité de traiter avec Ho Chi Minh. Quelques jours avant la tenue de la conférence franco-vietnamienne de Fontainebleau, Marius Moutet, ministre de la France d’Outre-Mer, lui demande d’aller accueillir au nom du gouvernement français Ho Chi Minh, à sa descente d’avion. Paul Rivet connaît et apprécie l’Indochine depuis son voyage de 1932. Les deux hommes se lient d’estime et d’amitié, Ho Chi Minh lui rendant fréquemment visite. À la veille de cette conférence, à laquelle il doit assister en tant que membre de la délégation française, il se rend chez Max André, le président de la délégation. Devant les atermoiements de ce dernier à lui donner le texte des accords du 6 mars 1946 entre les deux parties, il comprend que la France n’est pas vraiment décidée à négocier. Il lui annonce alors qu’il est démissionnaire, n’entendant être “ni dupe, ni complice, ni otage”. Dans la foulée, il écrit à Marius Moutet une longue lettre pour motiver sa démission, laissant entendre qu’il a déjà compris que la France voulait gagner du temps en éloignant Ho Chi Minh du théâtre des opérations, et lui substituer l’empereur fantoche Bao Dai, qu’il surnomme, lors d’une intervention à la chambre le 10 mars 1949, dans laquelle il interpelle vertement le gouvernement, “l’empereur des boîtes des nuits”5. Il continue à écrire de nombreux articles et analyses de la situation dans la presse quotidienne, alertant l’opinion sur les égarements de la politique coloniale française en Indochine, saluant “la volonté du peuple vietnamien et déplora[nt] l’incapacité des gouvernements français à s’adapter aux nouvelles conditions de collaboration avec les peuples d’outremer.” Le 21 mai 1949, “jour où venait en discussion à la Chambre le nouveau statut de la Cochinchine, il dépos[e] en accord avec P. Cot, Apithy et G. De Chambrun un projet de loi pour faire accepter une trêve réclamée par le gouvernement Ho Chi Minh.”6 En pure perte.
7Les désaccords avec son parti, la SFIO, se font plus nombreux, surtout sur la question coloniale, sur laquelle le parti ne respecte pas ses principes socialistes, ne s’élevant pas, par exemple, contre la politique de répression et de torture menée par l’État français en Indochine ou à Madagascar, politique “qui ne laisse pas entrevoir la moindre perspective de paix”7. Le 23 mars 1948, il démissionne du groupe parlementaire socialiste. Il proteste ainsi contre son refus de considérer la proposition qu’il a formulée avec deux autres parlementaires de lever les poursuites engagées contre les députés malgaches devant la cours de justice de Tananarive, accusés à tort d’être responsable de l’agitation indépendantiste. Des émeutes ont en effet eu lieu dans le pays un an plus tôt, et elles avaient été durement réprimées. Le 12 janvier 1949, Paul Rivet est exclu à l’unanimité du parti socialiste pour indiscipline de vote, refus de prendre l’engagement de respecter à l’avenir la discipline du parti, et refus de remettre son mandat à la disposition du parti. Dans un communiqué de presse, Paul Rivet affirme qu’il restera fidèle au socialisme d’un Jaurès ou d’un Jules Guesde, mais qu’il fustige “la politique d’abandon” de la SFIO sur les plans financier, économique, social, colonial. Il refuse de voter avec les députés socialistes les projets d’impôts, les dépenses militaires8. C’est ainsi que, une fois le Pacte atlantique signé à Washington en avril 1949 et celui-ci discuté à l’Assemblée nationale, Paul Rivet vote contre l’adhésion de la France à ce traité qui l’oblige à choisir un camp et à accentuer son effort de remilitarisation, alors qu’elle est un pays en ruine, qui devait consacrer tous ses efforts à son relèvement9.
8Après son exclusion de la SFIO, il rejoint l’Union républicaine et résistante, puis l’Union progressiste, à sa création en décembre 1950. Conscient qu’il ne livrera plus encore beaucoup de combats politiques, il rédige sa profession de foi sur le monde tel qu’il le voit et tel qu’il voudrait qu’il soit. Il l’appelle avec une certaine solennité, son “Testament politique”, et le fait paraître dans la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, en mai 1950. Il rêve pour l’Europe d’une troisième voie, qui ne l’asservirait ni à la tutelle militaire américaine, ni au diktat soviétique, et qui serait réellement neutraliste et pacifiste. L’Europe pourrait ainsi œuvrer au rapprochement entre les deux blocs, auxquels elle doit sa récente libération. Il met aussi en garde contre la psychose anticommuniste trop facilement brandie comme un chiffon rouge pour manipuler l’opinion publique et faire passer certaines mesures politiques intérieures.
9Un an plus tard, son mandat de député de la Seine est remis en jeu aux élections législatives de 1951, et il se présente alors sur une liste d’Union socialiste, progressiste et d’action neutraliste. Il fait campagne avec Gilles Martinet. À une réunion électorale de l’Union neutraliste, Jean-Paul Sartre et Pierre Naville prennent la parole, en soutien à Paul Rivet. Le 17 juin 1951, le candidat de la SFIO le bat, Paul Rivet n’ayant réuni sur son nom qu’à peine 8500 voix. Il se retire de la vie politique, sans se priver pour autant de prendre sa plume pour s’exprimer ou interpeller ses vieux camarades socialistes. Il reste membre de l’Union progressiste jusqu’en juin 1953, date à laquelle il en démissionne parce que ses députés, obéissant à une logique de parti, ont refusé de voter l’investiture de Pierre Mendès-France, qui semble bien décider à mettre un terme au conflit indochinois et à ramener la paix.
10Contre toute attente, Paul Rivet n’adopte pas une attitude aussi nette sur le conflit algérien, et penche pour l’Algérie française, “à la stupéfaction de nombre de ses amis d’extrême gauche engagés dans le combat anticolonialiste”10. Cette prise de position va être le tourment de ses dernières années, le combat de trop, si l’on nous permet cette métaphore pugilistique. C’est le socialiste en lui qui lui dicte sa conduite et décide de ses choix. L’irruption du mouvement indépendantiste algérien est son ultime cas de conscience, le plus douloureux, parce qu’il a bien conscience de ne pas tenir le même discours que sur l’Indochine ou Madagascar, alors qu’il comprend et approuve la volonté d’indépendance et de liberté de ces peuples. Il sait “quel effort il faut faire pour donner à tous les peuples leur indépendance et j’approuve ce qui est fait dans cette voix, mais je redoute que si l’on veut aller trop vite on ne transforme l’Afrique en une série de « Liberia »”, explique-t-il11. Ces trois dernières années de sa vie ont brouillé son image ; elle expliquent aussi, sans doute, pourquoi il est si rapidement tombé dans l’oubli en France.
11À l’instar d’autres hommes de sa génération, au premier rangs desquels citons les deux autres fondateurs de l’Institut d’ethnologie, Lucien Lévy-Bruhl et Marcel Mauss, Paul Rivet ne remet à aucun moment en cause le colonialisme, mais il dénonce vigoureusement ses abus et prône un colonialisme humaniste, assorti de réformes, et qui envisagerait une participation et une représentation démocratiques des populations indigènes. Il faut rappeler que, comme beaucoup de socialistes, il est partisan d’une émancipation graduelle des peuples colonisés, amenés à maturité politique par la métropole, sans quoi elles sombreraient dans l’anarchie et les querelles ethniques, religieuses. En 1955, relisant l’article que Marcel Bataillon, devenu depuis professeur et administrateur du Collège de France, consacrait dans un numéro de Vigilance de juillet 1936 à la situation coloniale algérienne, il loue la lucidité de son analyse, tout en déplorant amèrement que “ces pages, qui datent de 20 ans, ont gardé toute leur actualité, attestant par là même que ces conseils judicieux n’ont été que très partiellement entendus et qu’aucune tentative de réalisation d’ensemble n’a été faite par aucun des gouvernements qui se sont succédé pendant un cinquième de siècle. L’incroyable inertie des hommes d’État de la IIIe et de la IVe République est à l’origine même de la situation lamentable devant laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. La responsabilité française est sans aucun doute engagée dans le drame qui ensanglante actuellement l’Algérie”12.
12En novembre 1954, l’insurrection algérienne commence. Jacques Soustelle est nommé gouverneur général de l’Algérie le 26 janvier 1955. Ce que Paul Rivet apprend par ce dernier, par les canaux officiels du gouvernement, qui accusent les indépendantistes algériens de xénophobie, de racisme, de barbarie, de mener une lutte religieuse fondamentaliste, ne l’aide pas à y voir clair et à se forger une opinion. Le journaliste Jean Daniel, qui l’a bien connu dans ces années d’après guerre, pense qu’il est manipulé, “mal renseigné, soumis aux obsédantes pressions d’amis intéressés”. Même s’il reste “impitoyable pour les fautes françaises en Algérie”, il n’arrive pas “à se résigner à ce qu’une lutte révolutionnaire d’un peuple longtemps humilié puisse traverser des phases de nationalisme aveugle”13. De fait, Paul Rivet confesse qu’il a “traversé une crise de découragement, de désespoir que j’ai peine à surmonter. Je me trouve pris, déchiré entre deux sentiments, ma fidélité instinctive à la France et mon affection pour Soustelle d’une part, mon désaccord avec une politique qui peu à peu nous enlève l’affection des peuples libres (et même des autres).”14
13En avril 1955, Albert Einstein décède, et cette disparition affecte Paul Rivet plus que de raison parce qu’il pense qu’il est mort désespéré, et qu’il établit un parallèle entre le déroulement de la vie du grand physicien, son combat voué à l’échec contre l’arme atomique et pour la paix dans le monde, et son propre parcours, sa lutte pour des idéaux semblables, mais aussi pour “une humanité plus fraternelle, plus tolérante, plus ouverte”15. Les événements d’Algérie mettent à la question ses convictions les plus solidement ancrées. Dans un article bouleversant, au titre sombre, “La Tristesse des vieux”, qu’il donne à la revue Esprit, il écrit que “les vieillards s’en vont, courbés sous le double poids de leur échec et de leur mauvaise conscience” de n’avoir pas fait plus ou mieux, au vu de la marche du monde actuel qui apporte un démenti cinglant aux idéaux des hommes de sa génération :
Nous avons cru à la paix et jamais nous n’avons senti, comme aujourd’hui, rôder autour de nous le spectre de la guerre ; nous avons lutté pour l’égalité des peuples, et partout nous sentons renaître le racisme ; nous avons cru à la fraternité humaine, et nous assistons à la pire des divisions que l’histoire ait connue ; nous avons cru à la justice sociale, et jamais les forces d’argent n’ont exercé plus brutalement leur pouvoir sur le monde ; nous avons cru à la démocratie, et chaque jour de nouvelles dictatures naissent et des dictatures anciennes se consolident ; nous avons cru à l’action bienfaisante, souveraine, de la science, et nous voyons utiliser les découvertes les plus merveilleuses non pas pour le bien de l’humanité, mais pour son extermination ; nous avons cru passionnément à la liberté, et, à aucune époque, l’homme n’a été opprimé par plus de servitudes nationales et internationales, obligé de se soumettre à un conformisme humiliant ; nous avons cru à la collaboration des hommes et des peuples, et jamais les nationalismes ne se sont manifestés avec autant de virulence, nous avons proclamé la primauté de l’intérêt collectif sur les intérêts particuliers, et jamais ceux-ci n’ont eu plus d’influence sur la politique intérieure et sur la politique extérieure ; nous avons cru à la justice, et jamais l’arbitraire et le parti-pris n’ont dominé davantage les jugements des hommes ; […]16.
14Écartelé entre la fidélité à ses vieux principes et les informations, les analyses fournies par Jacques Soustelle et d’autres, Paul Rivet finit par désapprouver les indépendantistes algériens, redoutant l’explosion d’un nationalisme aveugle qui fasse de trop nombreuses victimes et n’améliore pas le sort des populations défavorisées. Il pense au 1 200 000 colons français qui ont fait leur vie dans ce pays. Il se résigne à accorder le bénéfice du doute au gouvernement français, à espérer dans sa volonté de réformes. Quitter l’Algérie ne lui semble pas la solution : “Ou bien il faut avoir le courage de proclamer que la France n’a plus rien à faire en Algérie et qu’elle abandonne à leur sort ceux de ses enfants qui s’y sont installés. Je voudrais que ceux qui sont prêts à adopter cette tragique solution comprennent que cet abandon n’apporterait probablement aux indigènes ni l’indépendance ni le bonheur auxquels ils ont droit, car en Algérie, comme au Vietnam, il y a des candidats à notre succession, et je ne suis pas sûr que ces nouveaux maîtres, qui ne se font pas faute de nous critiquer, auraient un comportement meilleur que ne le fut le nôtre.”17
15Depuis février 1956, l’état d’urgence a été décrété en Algérie par un vote de la Chambre, à la demande du gouvernement de Guy Mollet, qui dispose du soutien des communistes. Cet état d’urgence met en péril les libertés individuelles, en même temps qu’il fait miroiter que le cessez-le-feu est un préalable à la négociation, puis à des élections, déniant aux chefs des rebelles algériens toute légitimité de facto, puisqu’il leur faudra passer par les urnes. Le 21 avril 1956, Paul Rivet signe l’“Appel pour le salut et le renouveau de l’Algérie française”, lancé par Jacques Soustelle et quelques autres, qui paraît dans Le Monde. Chez ses amis d’extrême gauche, c’est l’incompréhension. Le 9 juillet suivant, il accorde une interview au journal Combat, où il explique comment sa fidélité à l’idéal et aux principes socialistes l’ont déterminé à se dresser contre la rébellion algérienne. Il reprend à son compte les arguments officiels employés en faveur de la guerre d’Algérie, faisant de l’insurrection une explosion de fanatisme religieux, et affirmant que la solution réside dans la poursuite inévitable de la guerre assortie d’indispensables réformes.
16À la demande de Guy Mollet, président du Conseil, et de Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, il accepte une mission diplomatique extrêmement délicate, qui engage sa responsabilité personnelle : aller plaider dans toutes les Républiques sud-américaines, puis dans les couloirs de l’Onu, la cause du gouvernement français sur la question algérienne. Paul Rivet accepte, parce qu’il pense qu’ils ont réellement l’intention de négocier — il commence à se rendre compte, mais trop tard, en cours de voyage, qu’il a été dupé. Il part en septembre 1956 pour une longue mission de près de cinq mois qui va l’achever. À Gilles Martinet, venu à sa demande à son chevet, il raconte : “J’ai fait, en leur nom, aux gouvernements sud-américains des promesses qu’on n’avait jamais eu — et je m’en suis aperçu trop tard — l’intention de tenir. J’ai accroché les délégués dans les couloirs de l’Onu, comme les putains racolent des clients sur le trottoir. Mais cela ne me gênait pas, dans la mesure où je croyais que les responsables de la politique française avaient réellement la volonté d’aboutir à une solution.”18 Il se rend à Mexico, Caracas, Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos Aires, Asunción, Lima, Quito, en Haïti, au Costa Rica, Salvador et à San José. De retour à Mexico fin octobre, Paul Rivet prend l’avion pour Tokyo. Le gouvernement français lui avait en effet promis qu’il pourrait se rendre à Hanoi afin de rencontrer son ami Ho Chi Minh et lui annoncer la reprise des relations diplomatiques entre leurs deux pays, ce à quoi Paul Rivet tenait plus que tout. À Tokyo, le ministre Joxe lui fait savoir qu’il doit renoncer. La déception et l’amertume de Rivet sont immenses. Début novembre, il rejoint New Delhi, où il assiste à la neuvième assemblée générale de l’Unesco. La réunion se tient dans une atmosphère houleuse pour les délégations française et britannique en raison de leurs opérations militaires concertées en Égypte. C’est à l’Onu, à New-York, en janvier 1957, qu’en tant que “pèlerin de la vérité française”, selon l’expression de son ami Raoul d’Harcourt, il termine son tour du monde, en défendant une dernière fois la position de son gouvernement. Totalement épuisé — il a 80 ans —, il doit abréger son séjour, et rentrer précipitamment à Paris pour subir une opération de la gorge. Il subit une seconde intervention chirurgicale en avril. Cloué au lit, mais avec une lucidité intacte, il commence une lente agonie qui dure près d’un an.
17De retour en France, juste avant son opération, il publie le 1er février 1957 son second testament politique, “Indépendance et Liberté”, son tout dernier article politique, publié dans Le Monde, et qui connaît un certain retentissement. Il fait le départ entre ces deux aspirations, soulignant qu’un peuple peut être indépendant sans être libre, dans la mesure où les inégalités sociales, économiques, peuvent asservir autant qu’un joug politique :
Notre génération a cru que l’indépendance était un remède à tous les maux, une panacée contre les injustices et les misères humaines. Certes, l’indépendance des peuples doit rester le but ultime des efforts de tous, mais il est nécessaire de proclamer qu’elle ne sera une réalité que le jour où les affligeantes inégalités qui existent entre les hommes, tant au point de vue culturel qu’au point de vue économique, auront été non pas supprimées, mais largement atténuées.
Je viens d’accomplir le tour du monde. Dans tous les continents des masses humaines sont sous-alimentées physiquement et intellectuellement. […] Les pays où vivent ces hommes sont indépendants, mais eux, ils ne sont pas et ne peuvent pas être libres. Un être qui ne mange pas à sa faim n’est pas libre, un être qui ne peut pas lire un journal n’est pas libre. J’entends bien que l’amélioration de niveau de vie matériel et culturel n’est pas une condition suffisante de la liberté, mais elle en est une condition nécessaire. […]
En effet, ces populations déshéritées, qui parviennent à l’indépendance, sont menacées de sombrer dans le désordre et l’anarchie, et, de ce fait, exposées à subir la dictature d’un homme ou d’une minorité. Toute l’histoire des 50 dernières années démontre à l’évidence cette troublante et cruelle vérité. Indépendantes, elles ignorent la vraie liberté. […]19
18Il aborde une autre question qui lui tient à cœur, celle du relativisme culturel et de ses excès démagogiques. Face aux chantres de la négritude, du tiers-mondisme, Paul Rivet est mal à l’aise. Alors qu’il a toujours combattu vigoureusement le “complexe de supériorité insupportable dans leurs rapports avec les peuples exotiques” des nations occidentales, il est choqué que l’on puisse faire “bon marché des traditions de l’Occident, de l’Europe, de la France”20. L’Occident n’a pas à rougir de son passé, dit-il, il doit l’assumer sans se voiler la face ; battre sa coulpe, afficher sa repentance sans renforcer la solidarité internationale, sans aider efficacement ces nouveaux pays, est une démarche totalement vaine et contre-productive, une hypocrisie. En Haïti, il a entendu une assemblée exulter, applaudir un poème d’Aimé Césaire qui, selon lui, humiliait l’Occident puisqu’il vilipendait cette “Europe qui nous a pendant des siècles gavés de mensonge et gonflés de pestilence”. À rebours, le poète glorifiait “Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole / Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité / Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel”21. Pour quelqu’un comme Paul Rivet qui, au contraire, a toujours valorisé le progrès technique, d’où qu’il vienne, la maîtrise des technologies et des savoirs, le coup est rude. Il redoute “la renaissance de la thèse du bon sauvage” et d’un angélisme fallacieux qui flatterait les dirigeants et les élites des nouveaux pays indépendants afin de mieux s’en assurer l’appui22. Sa récente fréquentation des grandes organisations internationales l’a rendu amer : il y a vu les politiques clientélistes de deux blocs, leur “démagogie anticolonialiste”23.
19Afin de se libérer du poids qui pesait sur sa conscience depuis son passage à l’Onu, en janvier 1957, il signe une motion du syndicat des instituteurs, qui s’oppose fermement à la politique de force mené par le gouvernement en Algérie, et réclame des négociations. Quelque temps avant de mourir, il demande à Gilles Martinet de venir le voir ; il lui accorde un dernier entretien. Gilles Martinet participa aux côtés de Paul Rivet à la campagne législative de 1951, et figurait sur sa liste d’Union neutraliste. Le vieil homme, lucide — “je fiche le camp et ce n’est pas drôle” lâche-t-il au début de leur rencontre —, tient à expliquer à ses amis “pourquoi je me suis écarté de vous et pourquoi, malgré mes déceptions, je n’ai pas pu à nouveau vous rejoindre”.
20Il décède le 21 mars 1958, dans sa 82e année, conscient jusqu’au dernier moment. Il est entouré de sa très proche famille, sa fratrie, dont ses deux sœurs, sa femme, ses neveux. L’animatrice du cercle Fénelon, sa fidèle compagne Caroline Vacher, raconte à Paulo Duarte que “la fin de Rivet a été extraordinaire. Après avoir vu le « premier jour du printemps », il a demandé un petit déjeuner parce qu’il avait faim ; un quart d’heure après l’avoir pris, sa respiration s’est faite haletante, le pouls a marqué des ralentissements. À partir de là, il a observé les choses en savant suivant une expérience, surveillant le pouls, les ongles, ne parlant pour ainsi dire pas […]”24. Il avait expressément indiqué à son exécuteur testamentaire, une petite année avant de mourir, comment devaient se dérouler ses obsèques. Il voulait être incinéré au cimetière du Père Lachaise, “sans le concours d’aucune religion”, sans fleurs ni couronnes, dans la plus stricte intimité. Sa famille seule est présente. Il lui avait interdit d’envoyer des faire-part pour prévenir de son décès. Au Musée de l’Homme, personne ne devait être averti. Seulement après ses obsèques, pouvait-on faire publier une annonce dans le journal Le Monde, ce qui fut fait. Son souhait le plus cher aurait été de reposer au Musée de l’Homme, œuvre à laquelle il disait avoir donné le meilleur de lui-même.
21Ironie du sort, le jour de sa mort, le journal Libération, faisant un parallèle avec les prochaines élections municipales, consacre un article à l’élection de Paul Rivet dans le quartier de Saint-Victor en mai 1935, comme un retour symbolique aux sources de son engagement politique.
Notes de bas de page
1 Duarte (Paulo), Paul Rivet por êle mesmo, São Paulo : Anhambi, 1960, p. 75.
2 Ibid., p. 91.
3 Ibid., p. 101.
4 Manceron (Gilles), Marianne et les colonies : une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris : La Découverte ; Ligue des droits de l’homme, 2003, 317 p.
5 Intervention de Paul Rivet, où il fait un résumé des événements dont il fut le témoin et analyse la situation depuis mars 1946, in Paillet (G.), Rivet (P.), Guillon (J.), Buu Hoï, Le Viêt-Nam, brochure éditée par l’union française universitaire, sans date (fonds Paul Rivet, archives BCM).
6 Racine (Nicole), “Rivet Paul”, in Maitron (Jean), Pennetier (Claude) (sous la dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. IVème partie : De la première à la seconde guerre mondiale, 1914-1939, Paris : Éditions ouvrières (version consultée sur cédérom, Paris : L’Atelier), pour les dernières ci
7 Communiqué de presse de Paul Rivet, après son exclusion de la SFIO, L’Humanité, 15 janvier 1949.
8 Ibid.
9 Rivet (Paul), “Réponse au questionnaire sur le Pacte atlantique”, L’Observateur, no 13, 6 juillet 1950 p. 8.
10 Racine (Nicole), “Rivet Paul”, art. cit.
11 Cité in Duarte (Paolo), Paul Rivet por êle mesmo, op. cit., pp. 128-129.
12 Rivet (Paul), “Des risques qu’il faut accepter”, Le Monde, 12-13 juin 1955.
13 Daniel (Jean), “Paul Rivet et ses amis”, L’Express, 27 mars 1958.
14 Cité in Duarte (Paolo), Paul Rivet por êle mesmo, op. cit., p. 116.
15 Rivet (Paul), “La Tristesse des vieux”, Esprit, juin 1955.
16 Ibid.
17 Rivet (Paul), “Des risques qu’il faut accepter”, art. cit.
18 Martinet (Gilles), “Dernier entretien avec Paul Rivet”, France observateur, 27 mars 1957.
19 Rivet (Paul), “Indépendance et Liberté”, Le Monde, 1er février 1957.
20 Martinet (Gilles), “Dernier entretien avec Paul Rivet”, art. cit.
21 Ibid.
22 Rivet (Paul), “Des risques qu’il faut accepter”, art. cit.
23 Gilles Martinet, “Dernier entretien avec Paul Rivet”, op. cit.
24 Cité in Duarte (Paolo), Paul Rivet por êle mesmo, op. cit., p. 168.
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