Le temps de l’épreuve. 1933-1994
p. 483-485
Texte intégral
1Le 14 juin 1940, au moment où les troupes allemandes envahissent Paris, Paul Rivet fait ouvrir comme à son habitude le Musée de l’Homme, tel un signe inaugural de sa résistance à l’esprit de défaite. Il fait placarder en face de l’entrée du musée des affiches du célèbre poème de Rudyard Kipling, If, qu’il affectionne tout particulièrement et qui sera son viatique pendant ces cinq années difficiles. Il connaît ces “vers admirables”1 depuis longtemps, depuis l’époque déjà troublée du premier conflit mondial. Un autre commence, dont nul ne connaît encore la durée et les ravages. Comme d’autres, Paul Rivet ne se satisfait pas de ce simulacre de paix acheté au prix de l’humiliation, “le front bas”, demandé de surcroît “par la voix du grand vainqueur de Verdun”2. Loin de cette abdication honteuse, les six dernières années lui ont enseigné et donné le goût de la lutte politique, du combat pour ses idées, pour la justice sociale, contre le fascisme et le racisme, ces ferments de division entre les hommes. Président du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) depuis mars 1934, conseiller municipal de Paris depuis mai 1935, compagnon de route sourcilleux du Front populaire, signataire de nombreuses pétitions, pacifiste ardent, partisan des républicains espagnols, membre du Comité central de la Ligue des droits de l’Homme depuis 1938, Paul Rivet a vécu ses engagements politiques à l’opposé des disciples de la Révolution nationale vichyste. On ne saurait parler de carrière politique chez cet homme, mais plutôt d’une suite logique d’engagements tous profondément vécus. Intellectuel de gauche, Paul Rivet est un exemple parmi d’autres de cette génération éduquée sous la IIIe République, patriote dans l’âme, qui se fait une haute idée de la France, de ses devoirs, de ses missions, de sa grandeur. Issu d’un milieu modeste, parvenu au mérite à se ménager une place enviable dans le cénacle des savants, il ne se paie pas de mots lorsqu’il parle du peuple de France, qui est pour lui une réalité tangible, tout comme sa lutte pour la dignité de l’homme. De même, il croit sincèrement que les scientifiques doivent être les fers de lance de la société, qu’ils ont une responsabilité envers leurs concitoyens, qu’ils doivent les éveiller à la connaissance et, en tant que vigiles attentifs des événements politiques, les alerter en cas de péril menaçant la concorde sociale ou humaine.
2Logiquement, cette biographie se termine en considérant la dernière partie de la vie de Paul Rivet, celle où les engagements politiques et scientifiques sont indissolublement liés et le resteront jusqu’à la fin3. Ces vingt-cinq dernières années sont bien le temps de l’épreuve, dans le sens littéral et figuré du terme : les événements historiques éprouvent durement ses convictions politiques et son humanisme. À un moment de sa vie où Paul Rivet devrait goûter la joie et la satisfaction de l’œuvre accomplie, de profiter de la place éminente conquise dans son champ disciplinaire, il prend la route de l’exil, à un âge où l’on prend plus volontiers sa retraite. Il abandonne son musée, son équipe scientifique, sa bibliothèque. Tous les idéaux pour lesquels il s’est battu : le pacifisme, l’antifascisme, l’antiracisme, sont piétinés et connaissent l’épreuve du feu. “Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie/Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir…”4 : Paul Rivet ne perd pas son temps en lamentations : il choisit le chemin de la résistance et de l’action, il recommence ailleurs, en Colombie, ce qu’il sait le mieux faire : combattre les préjugés tenaces sur les Indiens, organiser les études ethnologiques, former des jeunes gens à partir sur le terrain.
Notes de bas de page
1 Rivet (Paul), Trois lettres, un message, une adresse, Mexico : Librairie française, 1944, 52 p.
2 Lettre de Paul Rivet au maréchal Pétain, 14 juillet 1940, in Rivet (Paul), Trois lettres, un message, une adresse, op. cit.
3 Son militantisme et activisme politique, qui s’affichent publiquement avec la création du CVIA en mars 1934 et les élections municipales parisiennes de mai 1935, sont connus des historiens politiques grâce aux excellents travaux de Nicole Racine. Parmi ceux-ci, mentionnons : “Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (1934-1939), antifascisme et pacifisme”, Le Mouvement social, 1977, pp. 87-113 ; “Rivet Paul”, in Maitron (Jean), Pennetier (Claude) (sous la dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. IVème partie : De la première à la seconde guerre mondiale, 1914-1939, Paris : Éditions ouvrières (version consultée sur cédérom, Paris : L’Atelier) ; “Références dreyfusiennes dans la gauche française de l’entre-deux-guerres”, in Leymarie (Michel) (sous la dir.), La Postérité de l’Affaire Dreyfus, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion ; Presses de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 1998, 239 p. (Histoire et civilisations) ; “Paul Rivet 1940-1944. Exil, science et résistance”, in Goldenstein (Jean-Pierre), Bernard (Michel) (sous la dir.), Mesures et démesure dans les lettres françaises au XXe siècle : hommage à Henri Béhar, professeur à la Sorbonne nouvelle : théâtre, surréalisme et avant-gardes, informatique littéraire, Paris : Champion, 2007, 525 p. (Colloques, congrès et conférences. Époque moderne et contemporaine ; 19) ; “Paul Rivet, Vichy et la France libre 1940-1944”, Histoire@Politique, revue électronique du Centre d’histoire de Sciences Po, no 1, mai-juin 2007.
De nombreux historiens ont évoqué en pointillé sa figure en tant qu’intellectuel, en ayant le souci de la contextualisation du milieu bouillonnant des gauches françaises des années 1930. Citons, par exemple, Winock (Michel), Le Siècle des intellectuels, nelle éd. revue et augmentée, Paris : Le Seuil, 1999, 885 p. (Points essai ; 613) ; Sirinelli (Jean-François), Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris : Fayard, 1990, 365 p. ; Sirinelli (Jean-François), Ory (Pascal), Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, 2ème éd. mise à jour, Paris : A. Colin, 1992, 267 p. (U. Série histoire contemporaine). D’autres ont tenu ensemble son engagement scientifique et politique : Jamin (Jean), “Le Savant et le politique : Paul Rivet (1876-1958)”, Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie, vol. 1, no 3-4, pp. 290-291, Reynaud-Paligot (Carole), “Paul Rivet : contradictions et ambiguïtés d’un intellectuel antiraciste”, in Hoock-Demarle (Marie-Claire), Liauzu (Claude) (sous la dir.), Transmettre les passés : nazisme, Vichy, conflits coloniaux : les responsabilités de l’Université, Paris : Editions Syllepse, 2001, pp. 161-173.
4 Rudyard Kipling, “If” (dans la traduction d’André Maurois).
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