La figure de proue de l’américanisme français
p. 287-340
Texte intégral
Une société savante au service de l’américanisme
1Se pencher sur la constitution de l’américanisme en France, sur son élaboration scientifique, implique de sortir des sentiers battus de la toute-puissante Université pour s’aventurer dans la nébuleuse des sociétés savantes de la seconde moitié du XIXe siècle, où naquit officiellement, en 1895, la Société des américanistes de Paris, sous la férule de Ernest-Théodore Hamy et du duc de Loubat. Mais cela implique aussi d’interroger la notion même d’“américanisme”, de mettre en perspective la configuration du savoir américaniste et l’intégrer dans le champ plus large de l’anthropologie française. “Société des américanistes” : pourquoi Hamy, lui-même anthropologiste de renom — mais ethnographe monogéniste encore plus convaincu —, ne l’a-t-il pas plutôt baptiser “Société des ethnographes américanistes” ou “Société des anthropologues américanistes de Paris”1 ? Pourquoi donc lier la création d’une société savante à une aire géographique et non pas plutôt à l’anthropologie ou à l’ethnographie — dont l’américanisme réclamera d’ailleurs l’active participation plus tard — telles qu’elles existent déjà en ferment dans des sociétés savantes depuis 1859 ? C’est là mettre en exergue une particularité toute française du champ anthropologique : américanisme, africanisme, océanisme, orientalisme, sont autant de termes qui, selon un découpage géographique et empirique, ont divisé l’anthropologie française en une pluralité d’ethnologies a priori irréductibles les unes aux autres — édifiées en tout cas indépendamment les unes des autres. En instituant l’américanisme en discipline autonome et scientifique, la Société des américanistes montre la voie et incite à s’interroger sur l’émancipation de ce champ de recherches du reste du savoir anthropologique français.
2C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que ce savoir émerge sur la scène intellectuelle et scientifique française au travers d’une multitude d’initiatives extra-universitaires — la plus notable étant celles de la Société et de l’École d’anthropologie de Paris — qui lui assurent une certaine cohérence et une vigueur indiscutables. Cependant, il est toutefois encore trop éparpillé et fortement marqué idéologiquement, l’influence de l’anthropologie physique dans ce champ d’investigation étudiant rien moins que l’être humain trop prépondérante depuis la mort de Broca (en 1880) pour que Ernest-Théodore Hamy — esprit peu porté aux débats polémiques malgré ses fortes convictions personnelles2 — se satisfasse de recherches fondées sur une approche uniquement anthropométrique. En choisissant l’américanisme comme raison d’être d’une société savante, on peut supposer qu’Hamy a voulu rester en dehors des clivages qui détruisaient l’espoir d’une science de synthèse et rallier sur un autre critère, plus neutre, plus stable, car géographique, toutes les curiosités qui s’intéressaient au continent américain. En se nommant “américaniste”, la société fondée par Hamy s’est, en quelque sorte, symboliquement appropriée cette discipline scientifique, l’a rendue inséparable de son institution émettrice et s’est arrogé un droit de regard sur la définition, le programme de recherches et l’évolution de l’américanisme en France. Elle lui a, dans le même temps, donné une visibilité, une légitimation certaine au travers de la communauté scientifique qu’elle a su rassembler et de l’appui institutionnel qu’elle lui offre grâce au Musée d’ethnographie du Trocadéro — fondé en 1878 et dont le premier conservateur en chef est, précisément, Hamy. C’est par le biais de cette société savante que le savoir américaniste s’est institutionnalisé, cristallisé d’une manière définitive. Afin de montrer l’originalité de cette création institutionnelle, il est nécessaire d’éclairer en contre-jour sa constitution, en décelant d’abord ce qu’elle refuse, ce qu’elle nie ; cela permettra de faire un rapide état des lieux de ce domaine naissant et de mieux comprendre ce qu’elle veut promouvoir.
Le temps des robinsonnades3
3Bien que l’américanisme soit une science jeune, il ne date bien évidemment pas de la fondation de la Société des américanistes de Paris, en 18954. Son apparition en tant que mouvement scientifique, c’est-à-dire en tant que volonté réfléchie d’organiser et de “grouper tous ceux que l’américanisme attirait en un centre de travail, d’émulation et de discussion”5, peut toutefois être repérée à la fin des années 1850. Il prend forme lors de la création de la Société américaine de France, en 1857, fondée par Joseph Aubin, l’abbé Brasseur de Bourbourg, A. Maury et Léon de Rosny. Mais, la société réunit un nombre trop faible de membres, et se voit contrainte de s’élargir, en modifiant son ambition de départ ; elle devient alors la Société d’ethnographie américaine et orientale, et l’américanisme n’en constitue plus qu’une section6. On retrouve ici la Société d’ethnographie, fondée le 24 avril 1859 par le même Léon de Rosny, sur un terrain d’entente rassemblant la Société américaine de France et le Société des amis de l’Orient à laquelle il appartenait aussi, en tant que premier professeur de japonais en France7. L’union de l’Asie et de l’Amérique aurait de quoi surprendre si l’on ne gardait présent à l’esprit que les savants de cette époque pensaient que l’Asie était le berceau de l’Amérique. Le vif débat autour de la soi-disant découverte du Nouveau Monde par les Chinois, appelé Fou-Sang, illustre l’intérêt des orientalistes pour les choses américaines, qui ne seraient que le prolongement de l’Asie.
4En 1863, la section américaine rompt avec la Société d’ethnographie, mécontente du peu de place qui lui est réservé dans les colonnes de la Revue orientale et américaine, et se transforme en Comité d’archéologie américaine. Il perdure sous cette appellation jusqu’en 1867. Par la suite, ce comité étant tombé dans la plus profonde léthargie, la Société américaine est reconstituée en 1873 et réintègre le giron de la Société d’ethnographie8. Deux ans plus tard, en 1875, elle organise le premier congrès international des américanistes, à Nancy, qui devait connaître la fortune que l’on sait puisque cette grande messe des chercheurs américanistes existe toujours. À partir des années 1880, Léon de Rosny a moins de temps à consacrer à la Société et à la Revue, qui cesse alors de paraître9. Après 1893, on perd sa trace, en même temps qu’elle devient le Comité d’archéologie américaine.
5Le lecteur s’en sera sans doute rendu compte, il n’est pas facile de suivre le parcours pour le moins chaotique de la mouvance américaniste française. Il semblerait, a priori, qu’elle ait souffert dans un premier temps d’une certaine dilution voire d’un déficit d’identité disciplinaire et qu’elle ait eu du mal à se structurer efficacement et durablement. L’amateurisme et la force de la tradition lettrée classique, uniquement préoccupée par les hautes civilisations, nuisent à l’établissement d’un programme de connaissance scientifique des populations amérindiennes dans leur ensemble. Les congrès internationaux n’ont, par contre, jamais eu à déplorer une suspension de leurs activités. Ils se sont tenus très régulièrement tous les deux ans, dans les grandes capitales européennes. Ce n’est qu’en 1895, soit 20 ans après le congrès de Nancy, qu’ils quittent le vieux continent, malgré les réticences et nombreuses hésitations du comité directeur et des congressistes, pour traverser l’Atlantique et s’installer le temps d’une session à Mexico10.
6Bon nombre de travaux américanistes du dernier quart du XIXe siècle investissent les Amériques d’un imaginaire occidental débridé par l’énigme que constituent les origines du Nouveau Monde et de ses habitants. Les protestations vigoureuses de savants désireux de travailler sur de sérieuses bases scientifiques, consolidées par les progrès récents des sciences naturelles et archéologiques, et d’écarter toutes ces théories fantaisistes se font certes entendre, mais, d’après les réflexions rapportées par Juan Comas11, elles mettront du temps à porter leurs fruits. “La question du déluge ne rentre pas dans la compétence du Congrès actuel...” : c’est ce qu’avaient pourtant compris des savants comme Ernest-Théodore Hamy, qui ne se fait pas faute de souligner la pauvreté théorique et méthodologique des études américanistes, et de réclamer des travaux beaucoup plus rigoureux, fondés sur des observations factuelles12.
7Ernest-Théodore Hamy fut amené à la recherche américaniste par le travail de classification des collections ethnographiques qu’il entreprit, au lendemain de sa nomination au poste de conservateur en chef du Musée d’ethnographie du Trocadéro, en 1880. Les collections américaines étant les plus importantes en quantité, “il donna particulièrement ses soins à l’organisation de la galerie américaine”13 qui ouvre au public en 1882. Tout au long des années 1880-1907, pendant lesquelles il occupa le même poste au musée, il commenta nombre d’objets américains dans de courts articles purement descriptifs, bien peu soucieux des modes de fabrication et du contexte social d’utilisation de ces artefacts. Doté d’un esprit rigoureux, formé aux travaux paléontologiques puis à l’anthropologie physique, rompu à l’exercice de l’exposé naturaliste, maîtrisant un savoir encyclopédique, Hamy se satisfaisait mal des dérives que subissait l’anthropologie lato sensu, de plus en plus restreinte à l’étude des caractères anatomiques de l’homme. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre sa décision de publier, en 1882, une revue indépendante de toute société savante mais liée étroitement au musée du Trocadéro, L’Ethnographie, qui se veut en rupture avec l’approche anthropométrique de la Société d’anthropologie qui sclérose la recherche et ne s’intéresse pas assez à l’homme vivant. Il s’en explique dans l’introduction au premier numéro de la revue, dans laquelle il réhabilite l’ethnographie, et surtout l’ethnographie de sauvetage. La gageure que représentait L’Ethnographie ne dure pourtant pas : six ans après son premier numéro, elle doit cesser toute activité en raison du manque de collaborateurs dont elle souffre et de l’absence de tout soutien institutionnel et financier fort. Avec les Matériaux pour l’histoire de l’homme, la Revue d’anthropologie, elle se fond en une nouvelle revue, L’Anthropologie, créée en 1890, qui va connaître une audience plus importante et pérenne, comme cela a été souligné plus haut.
8Pourquoi, alors qu’une Société américaine existait déjà, sous une forme ou sous une autre depuis 1857, Hamy prend-il la décision, en 1892, de créer une autre société savante travaillant elle aussi sur le continent américain ? Il faut se rappeler de ce qu’il pensait des recherches américanistes menées jusqu’alors : les faits recueillis, les vestiges des hautes civilisations méso-américaine et andine servaient de prétextes à des spéculations farfelues et dénuées de fondements scientifiques. Or, il se trouve que pareilles théories semblent avoir eu cours à la Société américaine de France. Si Hamy a bien fait partie de la Société d’ethnographie, il semble aussi qu’il participait plus aux travaux et séances de la section d’ethnographie générale qu’à ceux de la Société américaine de France. Hamy reprochait en effet à cette dernière sa “tendance antiquisante”14, car elle se focalisait sur l’archéologie des grandes civilisations et le déchiffrement des codex mexicains, et négligeait une critique élémentaire des sources sérieuses à partir desquelles le savant aurait pu travailler. La foudroyante rapidité de la disparition des peuples amérindiens inciterait plutôt Hamy à adopter une démarche de type ethnographique, de reconstitution matérielle des sociétés sur le point de disparaître, comme celle que l’on peut voir à l’œuvre dans la muséographie du Trocadéro. Une étude rigoureuse de faits bruts, dénuée de toute théorisation et spéculation, inutile au regard des trous béants qui caractérise le savoir américaniste, ennemie d’un exotisme bon marché : voilà résumées les ambitions qui doivent préoccuper tout savant selon Hamy et qu’il a fait siennes dans sa propre pratique.
9En même temps qu’Hamy met en doute, discute le bien-fondé de la méthode appliquée par les membres de la Société américaine dans leurs travaux, il attaque leur scientificité et sape la légitimité de cette tradition de recherche. Il ne peut que proposer un autre projet, plus ambitieux et original, car en porte-à-faux avec ce qui peut alors se pratiquer. Il n’a pas perdu l’espoir de voir s’édifier une science de synthèse, que ce soit sur des bases théoriques ou sur des bases géographiques. Instituer l’américanisme en discipline scientifique à part entière, c’est en fin de compte trouver une alternative au clivage anthropologie physique/ethnographie, tout en restant fidèle au dessein originel de l’anthropologie : constituer les archives d’une humanité en voie de disparition, archives sans lesquelles il sera à jamais interdit à l’homme moderne de concevoir dans sa plénitude la destinée humaine.
Place à la science
10En 1892, à l’aube de la constitution de l’institution de savoir dont nous suivons les pas, Hamy est un savant confirmé et de renommé internationale de par ses activités muséographiques. Il a succédé à Armand de Quatrefages l’année précédente au Muséum d’Histoire naturelle et y occupe dorénavant la chaire d’anthropologie. Il a été élu en 1890 membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, il collabore activement à la Société de géographie car l’histoire de cette discipline le remplit de curiosité. Il continue à assumer ses fonctions au Musée d’ethnographie du Trocadéro. Son poste de conservateur, son intérêt pour la nouvelle méthode adoptée par l’histoire positiviste et qu’il applique aux documents relatifs à l’histoire de la géographie lui ouvrent de nouveaux horizons et l’incitent à délaisser quelque peu l’anthropologie physique et la paléontologie, ses premiers centres d’intérêt.
11Dès qu’a été lancé en 1891 le projet d’une manifestation commémorant le 4e centenaire de la découverte de l’Amérique, Hamy a été de ceux qui participèrent activement à la réalisation de ce projet. Les célébrations n’ont pas lieu en Amérique, mais à Gênes, ville où naquit Colomb, puis à Huelva. Henri Cordier, professeur aux Langues orientales et l’un des membres fondateurs de la Société, raconte que c’est dans cette ville, à l’automne 1892, qu’Hamy et lui rencontrent le duc de Loubat, leur mécène, et qu’ils décident ensemble de la création de la Société. La Société de géographie leur offre l’hospitalité pour deux séances préparatoires en décembre 1893 et mars 1894. La subvention généreuse du duc de Loubat leur permet de s’installer à l’Hôtel des sociétés savantes, et la première séance officielle de la Société des américanistes de Paris se tient le mardi 11 juin 189515.
12La Société veut introduire un principe d’ordre dans le domaine de la recherche américaniste et structurer scientifiquement les curiosités intéressées par cette discipline. Elle exige davantage d’études pointues sur des faits bruts, épurées de toute ambition théorisante. De même, elle se défie des spéculations et hypothèses fantaisistes trop hâtivement bâties, qui ont été légion jusqu’à présent16. L’acte de naissance de la Société est donc d’abord un acte d’expulsion, une volonté affirmée de faire table rase des robinsonnades pour laisser place nette à une “étude historique et scientifique du Continent Américain et de ses habitants depuis les époques les plus anciennes jusqu’à nos jours”, ainsi que le stipule sobrement l’article premier des statuts de la Société. Dans cette perspective et “pendant longtemps encore, il faudra que l’américaniste ait la résignation de se limiter à l’exploration méthodique de son propre domaine, dans le passé et le présent, soutenu par l’idée que son travail permettra à ses successeurs d’aborder avec succès les grands problèmes qu’il est inutile et périlleux d’envisager pour l’instant ; il faut qu’il ait le courage de répondre aux impatients : je ne sais pas”, plaide Paul Rivet, lors de la séance de rentrée de novembre 191317. L’“empirisme extrême”18 qui va découler de cette défiance vis-à-vis de la théorisation marque pour longtemps la recherche américaniste. Peut-être est-il permis d’y voir l’une des raisons explicatives de l’absence de réflexion analytique, de la “pauvreté théorique”19 qui ont très longtemps caractérisé l’américanisme, l’américanisme tropical en particulier. Comme circonstance atténuante, il faut mentionner que les savants doivent faire de nécessité vertu, et que cet empirisme extrême s’impose d’autant plus que les béances du savoir sur l’Amérique sont abyssales. Rien n’est alors établi : on ignore encore presque tout de la date, du chemin et des modes d’implantation des premiers migrants, on ne sait pas si les temps géologiques sont les mêmes que dans le Vieux Monde, l’histoire des sociétés précolombiennes est très largement méconnue, l’identification et la classification linguistiques en sont à leurs balbutiements, on se hâte de grappiller quelques vestiges de la civilisation matérielle mais on oublie de s’intéresser à l’organisation sociale et symbolique des cultures amérindiennes.
13Il fallait toute l’envergure et la légitimité scientifiques, institutionnelles d’un savant tel que Hamy pour imposer et mener à bien une telle ambition, qui exige aussi un certain entregent, de battre le rappel de riches mécènes capables de pourvoir à l’existence d’une société savante. L’impératif formulé par Hamy de ne pas dépasser le nombre d’une soixantaine de membres, afin de sélectionner une élite d’érudits, ne facilite pas sa survie financière. À une époque où l’État, relayé par l’Université et les centres de recherche, ne s’est pas encore substitué aux initiatives privées et extra universitaires, le mécénat représente en quelque sorte le seul recours dont disposent les sociétés savantes pour assurer leur existence et garantir la pérennité de leurs activités. S’assurer que la Société reçoit bien des soutiens financiers, c’est aussi mesurer l’influence, le prestige et l’utilité scientifiques dont elle est créditée. Au moment de sa constitution, la Société des américanistes n’a nullement échappé à la règle du mécénat. Elle n’aurait sans doute pas vu le jour si elle n’avait rencontré en la personne du duc de Loubat un bienfaiteur prêt à soutenir de ses deniers les efforts des savants américanistes et à financer la parution d’un Journal manifestant publiquement son existence.
14La délicate question du financement des activités de la Société, de sa survie, se manifeste avec encore plus d’acuité fin 1908, à la mort d’Hamy. Jusqu’à présent, la Société et son Journal ont joui d’une existence certes respectable, mais plutôt confidentielle. Une réunion a lieu chaque premier mardi du mois : on décrit des objets américains abrités au Musée du Trocadéro, on discute de sujets ressortissant à l’archéologie, l’histoire, la linguistique, un peu à l’ethnographie — rarement à l’anthropologie physique. Le Mexique, le Pérou, l’histoire de la Découverte et la présence française en Amérique rassemblent le gros des interventions aux séances et des contributions au Journal, qui paraît régulièrement. Chaque volume annuel compte entre 300 et 400 pages. Malgré ses statuts restrictifs, un peu plus de 80 membres sont tout de même affiliés à la Société, grâce à la distinction opérée entre membres ordinaires, titulaires et correspondants. Une grosse moitié de ces membres est étrangère et se répartit approximativement comme suit : un bon tiers est Européen, un tiers Nord-Américain et le dernier tiers Sud-Américain. Comme dans toutes les sociétés savantes, la composante mondaine et aristocratique est présente : elle est ici assez significative (un quart en 1895, un sixième en 1909), mais, surtout, elle est placée aux positions stratégiques, les plus honorifiques. Le président d’honneur est le duc de Loubat, les vice-présidents sont le prince Roland Bonaparte et le marquis de Peralta, le trésorier est le marquis de Bassano. Les indications socio-professionnelles fournies par les listes annuelles de membres montrent une forte proportion de diplomates et d’explorateurs, ainsi que de professeurs de l’enseignement universitaire et des établissements académiques.
15Le décès d’Hamy en 1908 va provoquer un électrochoc. La Société connaît là une crise d’identité profonde qui remet en question son existence même. Le duc de Loubat qui avait jusqu’à présent assumé seul sa survie pécuniaire estime que la société ne peut pas survivre au décès de son fondateur et retire brutalement son soutien. “À l’unanimité les membres présents à la séance du 1er décembre 1908 furent d’un avis contraire”, se rappelle René Verneau, présent lors de cette réunion20. Ils estiment que le devoir leur incombe de poursuivre l’œuvre du professeur Hamy et d’y collaborer plus activement que jamais21. Ils prennent alors conscience que la société n’est pas l’œuvre d’un seul homme, que le travail accompli collectivement ne saurait disparaître du jour au lendemain. Loin d’entraîner la dissolution, cette crise précipite au contraire la constitution d’une communauté savante américaniste, plus soudée, et consciente de l’utilité d’une telle institution et de son Journal.
16Si la Société peut franchir le cap difficile de la disparition d’Hamy, elle le doit aussi à son nom, “Société des américanistes”, très générique, et à son ambition, qui n’exclut a priori aucune discipline scientifique du moment que celle-ci s’intéresse au continent américain et ne se pratique pas en dilettante. En 1895, l’innovation est d’importance : n’est pas seulement américaniste l’anthropologiste ou l’archéologue, mais aussi le paléologue, l’ethnographe, le linguiste, l’historien, le géographe, le botaniste, etc. C’est à une réflexion de synthèse qu’invite la Société, son intention affichée étant de canaliser les recherches des savants américanistes et de les grouper afin de favoriser le dialogue entre les diverses disciplines concernées et de faire progresser la connaissance.
17Président de la Société de 1920 à 1925, René Verneau énonce clairement le grand dessein qui est au centre des recherches américanistes et requiert la participation de tant de disciplines :
Nous faisons appel à tous ceux qui peuvent apporter des matériaux solides à l’édifice que nos successeurs construiront. Pour résoudre les grands problèmes qui touchent à l’origine de l’Homme américain, au peuplement du Nouveau Monde et à ses relations avec l’Ancien, aux relations des différents peuples de l’Amérique entre eux et à leur civilisation, à l’unité ou la pluralité d’origine des races américaines et à leur parenté ethnique, en un mot, aux questions qui embrassent le passé et le présent du Nouveau Continent, le concours de tous est nécessaire.22
18C’est donc la quête des origines de l’homme américain et l’étude du premier natif du continent, l’Amérindien, qui doit mobiliser les savants — et qui va continuer de les mobiliser car “l’Amérique des anthropologues, c’est en premier lieu l’Amérique des Amérindiens”23, et ils négligeront pendant très longtemps de s’intéresser aux populations d’origine africaine. Dans ce cadre, les sciences anthropologiques (archéologie, ethnographie, linguistique, anthropologie physique) occupent une place de choix24. Avec un programme d’une telle ampleur et une telle ambition fédératrice, la Société entend démontrer et légitimer son existence, se faire une place dans le champ anthropologique. Au regard de la complexité des questions qui jonchent ce domaine d’investigation, la Société se veut être le lieu de production, de reproduction et surtout de diffusion du savoir américaniste, un lieu d’échanges interdisciplinaires qui fait fi des cloisons étanches isolant chaque discipline des autres. Paul Rivet est particulièrement sensible et favorable à cette ambition pluridisciplinaire qui est, selon lui, “le but essentiel et la véritable utilité de notre Société” :
Grâce à elle quiconque d’entre nous veut faire œuvre solide a la possibilité et le devoir de connaître et de tenir compte des résultats obtenus par les spécialistes qui travaillent à ses côtés, et, à propos de chaque fait nouveau qu’il émet, il peut et il doit rechercher la corrélation qui existe entre ce fait ou cette hypothèse et les données acquises en dehors de lui, dans un ordre de recherches différentes des siennes.25
19On croirait lire le programme d’action de l’Institut français d’anthropologie qui, dans son domaine propre et ces mêmes années, obéit peu ou prou à ces mêmes considérations. Il est fort vraisemblable que c’est au sein de la Société des américanistes que Paul Rivet a pris conscience de la nécessaire interdisciplinarité des différences sciences humaines. Présent dès son retour de mission aux séances de la Société, il devient particulièrement actif à partir de l’été 1907. Pendant un demi-siècle, son nom est indissolublement lié à celui de la Société. Tout comme pour le poste d’assistant de la chaire d’anthropologie du Muséum, c’est le décès d’Hamy qui redistribue les cartes et le conduit à s’impliquer plus fortement dans la destinée de cette institution savante.
Paul Rivet au service de l’américanisme (1907-1958)
La force vive de la Société et de son Journal
20Invité par son mentor, Ernest-Théodore Hamy, Paul Rivet vient présenter à l’auditoire de la Société des américanistes, en novembre 1906, ses collections et les principales observations tirées de l’examen de l’archéologie, l’ethnographie et l’anthropologie équatoriennes. À compter de son retour, il ne va plus quitter cette institution : parrainé par Hamy et Verneau, il est élu le 5 mars 1907 membre titulaire et rejoint immédiatement la commission de publication du Journal de la Société des américanistes. Lors des séances, il intervient régulièrement sur ses thèmes de recherche : les croyances et l’organisation sociale des Indiens Jivaros, l’anthropologie physique de la Basse-Californie, les pratiques funéraires des Indiens équatoriens, ses travaux sur la linguistique et l’archéologie amérindiennes, etc. Pendant quelques années (1907-1911), il va mener en parallèle ses activités pour la revue L’Anthropologie, qui lui permettent de garder un pied dans l’anthropologie généraliste, et celles pour la Société et son Journal, qui lui permettent de davantage faire valoir ses acquis et sa spécificité. Il se désengage progressivement de la première, au moment de la création de l’Institut français d’anthropologie, et aussi parce qu’il finit par être complètement absorbé par ses tâches scientifiques et administratives au sein de la seconde.
21À l’été 1907, il remplace en effet au pied levé le secrétaire général de la Société, Léon Lejeal, décédé brutalement. C’est un poste important, puisque le secrétaire général est le bras séculier du président de la Société, son “lieutenant”, comme le qualifie Henri Froidevaux dans la notice nécrologique qu’il consacre à Léon Lejeal. Il est en charge de la publication du Journal, il classe les archives, il sollicite les échanges et les dons pour enrichir la bibliothèque de travail des américanistes, il entretient et développe le réseau de relations et d’influences de la Société grâce à une correspondance régulière et fournie, il organise l’ordre du jour des séances en suggérant des thèmes d’intervention et invitant des contributeurs, etc. Il est le pivot agissant de l’institution, son représentant effectif, bien plus que la présidence, qui est une occupation davantage honorifique et prestigieuse, laissée à une personnalité d’âge mûr, de premier plan, capable d’assurer la notoriété et la représentativité de la Société vis-à-vis de l’extérieur voire de remédier à une situation financière délicate. Pendant neuf mois, Paul Rivet assure donc l’intérim et il y démontre toutes ses qualités d’organisation et d’animation. Il fait les preuves de ses aptitudes et emporte la confiance de ses aînés. Une fois Louis Capitan définitivement nommé à ce poste en avril 1908, il devient le bibliothécaire-archiviste, chargé de développer les échanges d’ouvrages et de périodiques avec les autres institutions françaises mais surtout étrangères, et de faire connaître la revue. C’est cette fonction qu’il occupe à la mort d’Hamy.
22L’américanisme à huis clos tel que l’entendait Hamy s’avère une entreprise peu viable sur la durée, une fois le père fondateur disparu. Si Hamy concevait le plafonnement du nombre des membres à 60 comme une assurance de pouvoir écarter les importuns et de mener en toute quiétude des recherches scientifiques entre gens partageant les mêmes aspirations, il n’en va plus de même après sa mort. La Société a besoin, pour assurer sa survie financière, de souscripteurs qui acceptent d’engager quelque argent. La cotisation annuelle est abaissée, afin de ne pas constituer un obstacle à l’adhésion. Au lieu d’un seul et unique mécène, ce sont dorénavant les membres par leur souscription, les bienfaiteurs par leurs dons, qui mettent la Société à l’abri du besoin. Sont du nombre le prince Roland Bonaparte, Henry Vignaud (diplomate, historien de la Découverte, et nouveau président de la Société), Erland Nordenskiöld, le marquis de Créqui-Montfort, “l’âme invisible de la Société”, selon le mot de Paul Rivet qui salue, de cette façon, sa très généreuse et régulière contribution financière anonyme tout au long des années 1908-1920, qui a permis d’assurer la survie de la Société et la publication de son Journal26. Plus d’une fois, au moment de clore le bilan annuel, le marquis comble le passif de la trésorerie, apurant les dettes que la Société a contractées, auprès de l’imprimeur surtout. Fidèle ami de Paul Rivet depuis 1906, son collaborateur dans les recherches linguistiques depuis 1912, il offre ces dons “en mémoire de notre maître à tous, le Dr Hamy, et en reconnaissance de l’infatigable dévouement de notre secrétaire adjoint, le Dr Rivet”27. Le legs de 100 000 francs de Philippe Marcou, à sa mort en 1928, met définitivement la Société à l’abri des soucis financiers jusqu’en 1947. Ce legs a été rendu possible grâce au décret du 25 mars 1924 qui reconnaît la Société des américanistes comme établissement d’utilité publique et lui octroie le droit de recevoir des dons et de posséder des biens en propre. Paul Rivet est l’artisan de cette démarche et de son succès, tout comme il est à l’origine de ce don important, qui vient couronner ses propres recherches en linguistique amérindienne et l’ouverture du Journal à cette discipline. Paul Rivet décroche aussi des subventions publiques pour la Société : connaissant Jean Marx, son directeur, il obtient que le Service des œuvres françaises à l’étranger souscrive plusieurs abonnements en faveurs d’institutions internationales, la caisse des recherches scientifiques apporte son obole, tout comme — et c’est plus inattendu, mais démontre aussi l’entregent de Rivet — la Fédération des sciences naturelles.
23Paul Rivet ne va pas s’activer uniquement sur le plan pécuniaire : la pérennité de la Société passe aussi par une qualité accrue du Journal, qui doit constituer la vitrine de la Société et son meilleur argument. Il devient le secrétaire général adjoint — titre purement honorifique puisqu’il n’est pas rémunéré —, chargé de la préparation et de la publication des numéros du Journal. Le bureau de la Société est conscient qu’il faut l’ouvrir à “tous ceux qui entendent l’américanisme de la manière scientifique qui est la nôtre”28 et affirmer le caractère international du Journal en y admettant les langues étrangères. Jusqu’au tournant des années 1910, il n’y avait qu’un noyau assez réduit d’auteurs. À partir de 1910, l’éventail de contributeurs s’élargit considérablement, les langues étrangères font leur entrée en force dans les pages du Journal, qui accueille désormais l’anglais, l’allemand, le portugais, l’espagnol et l’italien. Cela ne peut qu’accroître son audience et servir les ambitions internationales de la Société.
24S’inspirant de la maquette de la revue L’Anthropologie, Paul Rivet développe énormément deux rubriques qui vont faire toute la richesse informative et la renommée du Journal : le Bulletin critique et les fameux Mélanges et Nouvelles américanistes qui font preuve d’une curiosité inégalée et font penser au Mouvement scientifique de L’Anthropologie. Grâce à ces deux rubriques, qui permettent aussi l’expression personnelle et la mise en avant de partis pris grâce aux remarques, aux commentaires, le Journal va devenir un outil de référence incontournable, un instrument de travail extrêmement précieux pour tous les américanistes de l’Ancien et du Nouveau Monde qui se tiennent ainsi au courant de l’actualité éditoriale, scientifique, voire politique concernant le continent américain. Le Journal va ainsi jouir d’“un quasi monopole de la diffusion des résultats de recherches sur les cultures indiennes d’Amérique latine”29 et ce, grâce à Paul Rivet. On a peine à imaginer la somme de travail — lectures, collectes d’informations, correspondances — que représentent ces deux rubriques ; en quelques années, Paul Rivet écrit plus de 700 notes pour les Mélanges, c’est dire son ardeur à la tâche et l’intensité de son implication.
25Dans les débuts, il est aidé dans cette tâche titanesque par un confrère, devenu entre-temps un compagnon de route et un ami : Léon Poutrin, médecin militaire de formation, tout comme lui. Informé grâce à Paul Rivet qu’une expédition pour le Tchad requérait les soins d’un médecin, il se proposa et partit fin 1907. L’expédition capota, mais il resta tout de même en Afrique et suivit les troupes coloniales dans leurs déplacements. Il revient à Paris en août 1909 et entre comme préparateur au laboratoire d’anthropologie30. Doté d’une puissance de lecture impressionnante, il intègre alors la petite équipe d’analystes pour la revue L’Anthropologie qui mettent en avant leur expérience de terrain africain31. Contre toute attente, Paul Rivet parvient à l’intéresser à l’américanisme, et Léon Poutrin accepte la charge bénévole de bibliothécaire-archiviste. Il décède précocément, à la fin de la Grande Guerre, victime de la grippe espagnole, à 38 ans. À sa mort, Paul Rivet raconta que de 1909 à 1914, “il devint mon collaborateur le plus actif et le plus précieux dans la direction de notre Journal. Presque à lui seul, il assuma la tâche accablante d’analyser toutes les publications de langue anglaise. […] Le succès qu’a rencontré dans le monde savant notre Bulletin critique et qui a contribué pour une très large part à la renaissance de notre Journal est dû en très grande partie à l’activité de Poutrin.”32 Quiconque ouvre un volume du Journal postérieur à 1908 ne peut qu’être frappé par le changement de ton et son ouverture internationale, son souci cosmopolite très prononcé. Outre les articles, ces rubriques ouvertes sur la vie scientifique contemporaine grâce aux analyses critiques toujours plus nombreuses, aux mille et une informations dont fourmillent les Mélanges, aux comptes rendus très détaillés des séances, rendent la revue très vivante et attrayante. Paul Rivet et Léon Poutrin, aidés ponctuellement de nombreux sociétaires appelés en renfort dans leur domaine de compétence précis, tiennent les lecteurs au courant d’une foule d’informations de tous ordres, concernant tout autant les recensements statistiques, les découvertes archéologiques et linguistiques, les dernières avancées de la recherche américaniste, les nouvelles relatives à des conférences et promotions d’américanistes que les politiques indigénistes des gouvernements sud-américains, les mouvements migratoires, les expéditions et missions des ethnographes et missionnaires, etc. Le lecteur apprend beaucoup de choses sur l’état de la science en train de se faire et sur les américanistes qui la pratiquent. La revue devient le carrefour de l’américanisme non pas français mais international, un lieu d’échanges intenses, le lien qui relie l’Europe à l’Amérique, l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, cette dernière plus proche de l’Europe jusqu’aux années 1940. Sa double tâche est de faire connaître au lectorat américain les travaux des savants européens, et de divulguer au lectorat européen “le labeur prodigieux et fécond des ethnologues du Nouveau Monde et y entretenir le goût et la curiosité des choses américaines”33. Le Journal parvient parfaitement à remplir cette mission, comme en témoigne l’anthropologiste Ales Hrdlicka à Paul Rivet, dans une lettre de décembre 1922 :
Félicitations chaleureuses encore pour la parution et la richesse du Journal. Le numéro que je viens de recevoir (no 15) est encore meilleur que les précédents et contient beaucoup d’éléments d’informations concernant la recherche américaine dont nous étions plus ou moins ignorants. Vous avez mes meilleurs vœux et, j’en suis sûr, aussi ceux de mes collègues, pour un succès plus grand du Journal. Il mérite pleinement tout le soutien qui peut lui être apporté.34
26Quelques-unes des personnalités les plus réputées de l’américanisme publient dans le Journal ; Paul Rivet entretient d’ailleurs avec plusieurs d’entre eux une correspondance. Kaj Birket-Smith, Alexander Chamberlain, Jijón y Caamaño, Theodor Koch-Grünberg, Cestmir Loukotka, Curt Nimuendajú, Alfred Métraux, Erland Nordenskiöld, Claude Lévi-Strauss, Jacques Soustelle, Robert Ricard, Paul Radin, Edward Sapir, Max Uhle, etc., font partie de l’impressionnante liste de contributeurs. Le Journal s’ouvre sur des pays tels le Brésil, la Bolivie, la Colombie, l’Amérique centrale, et massivement sur des disciplines telles que la linguistique et l’ethnologie.
27Le meilleur indice de la prospérité et du succès de la Société après 1908 réside dans l’examen des listes de membres. Elles témoignent du rayonnement de la Société, de l’autorité et de prestige scientifiques qui deviennent les siens dans les années de l’entre-deux guerres, de la diffusion de son Journal et de son implantation dans les cercles scientifiques, institutionnels. À l’occasion d’un premier examen rapide des listes, deux faits attirent immédiatement l’attention. Le premier de ces faits est l’audience de la Société qui croît d’une façon impressionnante : entre 1895 et 1930, le nombre des membres fait plus que décupler. Une fois sauté l’article II des statuts de la Société qui stipulait qu’elle se composait de 60 membres au maximum et décidée son ouverture, le nombre de sociétaires augmente rapidement, avec un taux de croissance remarquable : il passe à 98 en 1909 (+ 22 %), puis à 138 membres en 1913 (+ 40 %). La Société en compte 234 en 1920 (+ 70 %), puis 425 en 1925 (+ 82 %) et 677 en 1930 (+ 60 %), son maximum. Pour une société savante spécialisée, c’est beaucoup. À titre comparatif, on peut citer l’exemple de la Société d’anthropologie, qui compte moins de 300 membres dans les années 1910, ou bien encore la Société de linguistique qui rassemble environ 240 membres.
28Le deuxième de ces faits est l’écrasante proportion de membres étrangers au sein de la Société. En moyenne, ils ne représentent pas moins de la moitié et, la plupart du temps, plus des deux tiers du total des sociétaires. Dès 1902, plus de la moitié des membres est étrangère : près des deux tiers de ceux-ci proviennent des Amériques. À partir de 1920, les membres latino-américains constituent la majorité des effectifs étrangers. L’implantation de la Société dans les milieux savants et institutionnels latino-américains peut peut-être en partie s’expliquer par le manque d’infrastructures institutionnelles, universitaires à la mesure de ces pays, et aussi par leur dépendance scientifique et intellectuelle vis-à-vis de l’Europe. Au début des années 1940, le vent tourne, et ce sont les États-Unis qui prennent la relève de la tutelle scientifique de l’Europe, en perte de vitesse à cause de la guerre. Le deuxième gros bataillon de membres étrangers provient d’ailleurs de l’Amérique du Nord, États-Unis en tête. C’est parmi eux que l’on remarque le plus tôt des scientifiques professionnels, qu’ils soient affiliés à la Smithsonian Institution, à la Heye Foundation, au Peabody Museum, à l’American Museum of Natural History, ou bien encore à un département de recherches dans une université.
29La Société des américanistes doit incontestablement ce développement remarquable et plutôt rapide à Paul Rivet, cheville ouvrière de l’institution, qui a compris quelle ligne éditoriale il fallait promouvoir, quelles étaient les directions scientifiques à privilégier, le rôle qu’elle devait remplir, étant donné la configuration institutionnelle du savoir américaniste. Pendant plusieurs décennies, le Journal n’aura pas d’équivalent dans le monde. “Seul centre européen uniquement consacré à l’étude scientifique de l’Amérique, [la Société] est devenue fatalement l’agent de liaison permanent et indispensable entre les savants qui, dans le Vieux Monde, travaillent en isolé le problème de l’origine des races et des civilisations indiennes, et les grands centres de recherches, qui sont une des gloires des États-Unis et du Canada et qui s’organisent de plus en plus puissamment dans toutes les Républiques de l’Amérique espagnole et portugaise.”35
30S’il a su l’imposer sur le devant de la scène scientifique, on ne peut pas dire pour autant que le Journal n’ait été qu’une “revue-personne” : ce serait plutôt une “revue-carrefour”, selon les expressions proposées par Jacques Julliard36, sans quoi il n’aurait pas perduré et rencontré un tel écho. Il est certain que, comme dans toutes les revues scientifiques, dans le fonctionnement desquelles le caractère artisanal et un certain bricolage ingénieux sont très souvent à l’œuvre, il y a une personne que l’on peut identifier plus spontanément que d’autres à la revue et qui s’y consacre avec plus d’implication affective et professionnelle. En l’occurrence, il s’agit ici de Paul Rivet, qui n’a compté ni son temps ni son énergie dépensés au profit de la promotion du Journal et de sa Société, et qui possède au plus haut point cette libido scientifica qui permet de s’investir vigoureusement dans le champ sans pour autant espérer être payé en retour, c’est-à-dire payé en monnaie sonnante et trébuchante puisqu’il s’agit ici d’une charge de travail gracieusement consentie. Par ricochet, la rémunération symbolique qui, inévitablement, en découle si l’œuvre est couronnée de succès, n’en a que plus de prix : l’autorité scientifique, l’influence, la renommée, qui résultent de cette activité désintéressée pour le bien commun assoit en retour sa position et accroît les dispositions de Rivet à poursuivre cet investissement dans les institutions de savoir de son champ. Le grand mérite de Paul Rivet, c’est qu’il n’en a pas disposé uniquement pour son profit personnel et qu’il a très tôt compris que la pérennité de la société imposait la constitution d’une équipe éditoriale capable de se renouveler régulièrement.
31À partir des années 1925-1928, il a un peu moins de temps à accorder à la Société et son Journal, tant ses activités pour l’Institut d’ethnologie, le Muséum et le musée du Trocadéro réclament aussi son attention. La revue se collectivise, et il parvient à fédérer, intéresser les jeunes américanistes, au sort du Journal. À la fin des années 1920 et tout au long des années 1930, ils apportent leur concours et préparent la relève, sous le regard de leurs aînés du Bureau. Plusieurs sont des élèves recrutés à l’Institut d’ethnologie ou dans l’entourage scientifique de Paul Rivet, au Trocadéro ou au Muséum. Paul Rivet recrute d’autorité des recenseurs, des gens qui collectent et répercutent les informations contenues dans la grosse correspondance et le service d’échanges de revues (55 en 1920) que reçoit la Société, ou qui écrivent des notes à partir de leurs propres recherches et des informations qu’ils collectent sur leur terrain américain, comme Robert Ricard, Henri Lehmann, Guy Stresser-Péan, Alfred Métraux, Claude Lévi-Strauss, Jacques et Georgette Soustelle, Paulette Barret (la secrétaire de Paul Rivet) et son époux l’archéologue Henri Reichlen, etc.
32Au moment de son élection à la chaire d’anthropologie du Muséum, en mars 1928, le président Louis Capitan, qui a succédé à Henry Vignaud au début des années 1920, rend hommage à l’action de Paul Rivet en faveur de la Société, devenu secrétaire général depuis 1922 :
Il [Paul Rivet] nous laissera lui exprimer la profonde reconnaissance que la Société des américanistes lui doit.
Elle est infinie. Si aujourd’hui notre Société est la première Société des américanistes du monde, si elle occupe une place universelle et prépondérante, c’est au professeur Rivet qu’elle le doit. Il y a plus de 20 ans qu’il est entré dans notre Société, aux jours sombres où elle luttait pour la vie ; et, depuis, sans trêve, ni arrêt, il a su, par une intelligence, une persévérance admirables, une attirance d’aides puissants et généreux qu’il a su grouper et de concours internationaux précieux qu’il a pu amener, relever la Société, accumuler des travaux originaux de premier ordre en une superbe publication, réaliser une bibliothèque américaniste unique. Vous voyez aujourd’hui le succès éclatant et mondial de cette œuvre.37
33Le succès éclatant et international de la Société était pourtant loin d’être assuré au sortir de la première guerre mondiale, malgré le relèvement réussi opéré après le décès de son fondateur en 1908. Les années 1908-1914 ont en effet vu une affirmation et une consolidation de la place de cette société savante qui s’internationalise et promeut la coopération scientifique entre savants de tous horizons et disciplines. Mais la donne après la Grande Guerre est différente, et le virage à négocier très difficile. L’alternative est somme toute assez simple : se replier sur le pré carré constitué par les Français et leurs alliés ou, au contraire, continuer à revendiquer l’extra-territorialité et la neutralité de la science, en n’excluant pas les savants allemands et autrichiens. La science américaniste compte en effet de nombreuses personnalités de valeur outre-Rhin — et outre-Atlantique, car plusieurs ont émigré aux États-Unis pour y faire carrière, dont Franz Boas, qui a reçu sa formation universitaire en Allemagne et gardait des liens affectifs forts avec son pays natal. L’action vigoureuse de Paul Rivet en faveur de l’internationalisme scientifique est décisive et évite à la Société de sombrer. Il serait cependant difficile de comprendre et de restituer avec fidélité ses prises de position en 1919 si l’on ne disait d’abord ce que fut “sa” guerre. Elle a pour partie conditionné son engagement postérieur et l’a radicalisé car, comme beaucoup d’autres compagnons, il fait l’expérience de l’absurdité de la guerre et en revient antimilitariste.
1914-1919 : la vie d’un médecin militaire
34Si l’on veut se faire une première idée de ce que furent les conditions d’exercice des médecins du service de santé militaire et des difficultés, des choix thérapeutiques, auxquels ils furent confrontés, on ne peut que renvoyer aux travaux pionniers de Sophie Delaporte, qui a également préparé et annoté la publication des carnets de l’aspirant Lucien Laby38, médecin dans les tranchées. La lecture de ces carnets donne un premier éclairage tragique sur les conditions de travail épouvantables des soignants, la lenteur et les difficultés de l’évacuation des blessés qui compromettaient grandement leur survie, l’inorganisation du service de santé au début de la guerre, la violence des tensions entre les médecins de l’avant, de l’arrière et la hiérarchie, le manque total d’hygiène dans les soins et les opérations sur le front. Il y a aussi bien sûr les écrits du chirurgien de guerre et romancier Georges Duhamel, qui opérait dans un hôpital d’évacuation, et qui permettent de se représenter certains aspects de la vie du médecin de guerre, d’une façon toute personnelle. Mais, comme le fait remarquer Stéphane Audoin-Rouzeau, “curieusement, les médecins ayant témoigné par écrit de leur expérience de guerre sont plutôt rares : les récits émanant de cette catégorie de combattants sont en nombre infime comparé au nombre de ceux ayant soigné sur le front.”39 C’est en cela que la figure de Georges Duhamel est une exception. Aujourd’hui encore, malgré le recul des années qui peut peut-être temporiser l’effet de sidération que l’on ressent devant les photographies des “gueules cassées” ou la description des blessures atroces causées par l’artillerie moderne, on ne peut qu’être saisi par la brutalization — concept forgé par Georges Mosse — qui a ravagé le corps et le visage des combattants, qui a rayé d’une biffure rageuse les progrès médicaux et les avancées de la chirurgie de guerre. Rappelons qu’une moyenne de 900 soldats français moururent chaque jour de ces quatre longues années de guerre (1 200 côté allemand). 40 % des forces armées françaises subirent au moins une blessure, c’est-à-dire 2 800 000 hommes sur les 8 000 000 mobilisés40. Devant cette débâcle humaine, l’immense majorité des médecins du front s’est donc tue, déchirée entre l’obligation de porter secours, de soigner, l’angoisse et le désespoir de faillir, et l’interdiction absolue de se battre aux côtés des autres hommes. Mais “que les médecins soient restés relativement silencieux ne signifie pas qu’ils n’aient pas ressenti avec force, depuis cette position privilégiée qui était la leur, l’extraordinaire gâchis amené par la guerre, son océan de souffrances face auxquelles, bien souvent, il se sont sentis totalement désarmés. Et à laquelle ils n’étaient pas préparés, car même les médecins militaires n’étaient nullement prêts, au début du conflit, à faire face aux types de blessés qui affluèrent en masse dans les postes de secours.”41 C’est le parcours de l’un d’entre eux que l’on propose d’évoquer, en se reposant sur quelques documents d’archives inédits et sur ce qu’en a lui-même rapporté Paul Rivet, qui s’en est tenu aux grandes lignes de son engagement sans jamais entrer par écrit dans les détails ou dans les descriptions circonstanciées. Il fut mobilisé quatre ans et neuf mois.
35En 1910, une fois élu au poste d’assistant du professeur d’anthropologie du Muséum, Paul Rivet quitte la carrière de médecin militaire et regagne la vie civile. Il est alors rayé des contrôles et mis hors cadres. À sa demande cependant, il est placé en réserve spéciale fin décembre 1912, et effectue à ce titre une période d’exercice de un mois en septembre 1913 au 74ème Régiment d’Infanterie de Rouen. Il participe aux manœuvres d’automne et assure le service médical au 1er bataillon du 74ème, se montrant “infatigable pendant la partie la plus pénible des manœuvres”42, selon le colonel Schnitz qui commande ce R.I. Le 1er avril 1914, il est nommé à l’ambulance no 4 du 3ème corps d’armée comme médecin-chef. Il est promu médecin-major de 1ère classe le 8 juillet, et il reçoit sa feuille de mobilisation le 2 août suivant. Il a alors 38 ans. Après 8 années de vie civile où il a pu contenter sa passion pour l’anthropologie et l’américanisme, il reprend un service actif au chevet des soldats blessés, dans une guerre dont il a dû suivre les prémisses au début des années 1910. Car Paul Rivet est aussi un homme passionné par son époque et par les événements politiques, qui n’hésita pas à défendre vigoureusement ses positions dreyfusardes au tournant du siècle, malgré son appartenance à la “grande muette” qui imposait le devoir de réserve et la retenue. Dans les “Souvenirs” égrenés au moment du centenaire de la naissance de son “parrain politique”, Lucien Lévy-Bruhl, en 1957, quelques mois avant sa propre mort, il rappelle certains “événements exceptionnels” liés à ces années 1910 qui, grâce au philosophe socialiste, “eurent sur [s]a vie une influence décisive”. Lors d’un dîner offert par Lévy-Bruhl, il entendit Jean Jaurès et Mathieu Dreyfus causer avec passion de la situation internationale, sans prêter beaucoup d’attention à son voisin de table de droite, auquel il n’a pas été présenté. “Inquiet de [s]on incorrection”, il se tourne vers Antoine Meillet pour lui demander “le nom de ce convive quasi muet. Je vois encore l’air stupéfait du grand linguiste qui connaissait mes idées en me répondant : Mais c’est le Commandant Dreyfus. Je n’avais pas reconnu l’homme pour lequel je m’étais si souvent heurté avec mes camarades de régiment. Quelle belle époque où l’on se battait pour une idée !” C’est à ce dîner que Paul Rivet prend la résolution de s’inscrire au parti socialiste, “résolution que la guerre m’empêchât de mettre à exécution et que je dus remettre à la fin des hostilités”43, rappelait-il.
36À partir de septembre 1914, il est mobilisé tout près du front, assumant le commandement d’une ambulance chirurgicale. Il prend part aux batailles de la Marne, d’Arras, de la Somme et de Verdun. La grande dispute qui anime le corps médical du début des hostilités jusqu’à mai 1916 est alors de décider s’il faut s’abstenir ou intervenir dans les cas de blessures au ventre44. Le principe édicté par le Service de santé des armées en début de conflit est l’abstention opératoire immédiate, à l’avant : il faut panser et évacuer le blessé, opérer à l’arrière, ne pratiquer la laparotomie que dans un hôpital. On n’a pas encore une conscience claire des effets positifs d’une opération précoce des blessés de l’abdomen — quelque soit la gravité des dégâts —, opération rendue, il est vrai, souvent vaine ou impossible par la lenteur de l’évacuation — les blessés meurent souvent d’hémorragie pendant l’attente et le transport — et par l’engorgement des premiers postes d’intervention médicale qui, au plus fort de la bataille, doivent faire le tri et apporter les premiers soins. Sur le terrain, pendant ces presque deux années d’atermoiements, d’hésitations, de rapports divergents, chaque médecin, chaque chirurgien est confronté à ce dilemme et y répond à sa façon, selon qu’il se plie aux recommandations de ses supérieurs ou agit malgré elles. Il n’y a pas qu’une attitude dogmatique, ni un respect absolu aux règles préconisées : les circonstances, la variétés des situations possibles, la personnalité du médecin, étaient souvent des facteurs déterminants pour expliquer la gamme des comportements observés.
37Comme tous ses confrères, Paul Rivet a été confronté à cette alternative de l’abstentionnisme ou de l’interventionnisme opératoire. Une lettre écrite à Lucien Lévy-Bruhl en janvier 1915 renseigne particulièrement bien sur son état d’esprit, ses positions et actions, ses choix thérapeutiques. C’est une lettre précieuse, car rares sont celles parvenues jusqu’à nous de sa plume, surtout pour ces années de guerre. La liberté de ton de la lettre tend à prouver qu’elle n’a pas suivi l’acheminement habituel et qu’elle n’est pas passée au crible de la censure, aucun passage n’étant rayé ni les noms biffés. Paul Rivet sait parfaitement à qui il écrit : Lucien Lévy-Bruhl est alors conseiller auprès du député socialiste Albert Thomas, qui est nommé secrétaire d’État à l’armement dans le nouveau ministère Aristide Briand en octobre 1915. Ce qu’il lui raconte a donc de fortes chances de parvenir à des oreilles attentives. La guerre n’est commencée “que” depuis l’automne, mais Paul Rivet ressent déjà l’hébétude, “un état de réelle apathie” qui survient “lorsque pendant quatre mois, on se trouve dans le même endroit, sevré de toutes ses occupations habituelles, submergé par l’ennui d’une besogne monotone et pour moi plus administrative que médicale”. La besogne monotone, ne nous y trompons pas, ce sont des monceaux de blessés sanglants, de mutilés, d’amputés, qui défilent sans cesse à l’ambulance, entre deux accalmies. C’est la même tâche, exercée et répétée quotidiennement dans des conditions précaires et frustrantes. C’est de la paperasserie à remplir tous les jours : les rapports qu’il faut écrire, pour tenir au courant régulièrement les supérieurs, les statistiques et les comptes à enregistrer, les bons de commande à remplir et motiver, les notes sur le personnel à rédiger. À la lecture de cette lettre exutoire, on pressent aussi que le poids de la hiérarchie déconnectée de la réalité du terrain, l’impréparation du Service de santé et la bêtise aveugle de la machine bureaucratique, pèsent grandement sur les épaules de Paul Rivet, homme autoritaire et orgueilleux s’il en est, haïssant la médiocrité, prompt à l’action quand il a pris une décision, qui n’hésite pas à mettre la main à la poche pour sauver des vies et à ignorer la procédure quand elle se trompe. On y retrouve beaucoup d’éléments confirmant les analyses de Sophie Delaporte sur les divergences de vues entre médecins de l’avant et de l’arrière, sur le fait que ce sont les jeunes chirurgiens frais émoulus, sans expérience, qui ont été envoyés à l’avant, sur la nature biaisée des rapports du commandement, qui filtrent, reformulent et déréalisent plus qu’ils n’informent des conditions réelles d’exercice des médecins sur le front45.
38Paul Rivet considère que c’est “une épouvantable erreur” que d’avoir enjoint aux chirurgiens du front, dans une récente circulaire, de s’abstenir d’opérer les blessures à l’abdomen. Cela “ne fera qu’engager davantage les chirurgiens modérés à la méthode des bras croisés”46, se lamente-t-il. Il rappela lui-même que, “ayant rapidement compris que la survie de beaucoup de grands blessés dépendait de la rapidité de l’acte chirurgical, contrairement à la thèse officielle qui recommandait l’évacuation après pansement, je transformais mon ambulance en ambulance chirurgicale de première ligne et fort des résultats obtenus, essayais de faire généraliser le système. Lévy-Bruhl, alors conseiller d’Albert Thomas, à qui j’avais adressé un rapport, sut convaincre celui-ci et ce fut la création de ces ambulances qui sauvèrent tant de blessés.”47 Le réseau d’Albert Thomas mobilisait volontiers les intellectuels normaliens et sympathisants de gauche, ainsi que le cercle durkheimien, en tant qu’experts sur des questions pointues, court-circuitant les hauts fonctionnaires ministériels48. Mais Paul Rivet s’attribue vraisemblablement un mérite dont il n’est pas le seul responsable. Qu’il ait été clairvoyant ne fait pas de doute. Son témoignage a dû venir confirmer des notes antérieures et précéder encore d’autres rapports ultérieurs, qui ont tous finir par atterrir sur le bureau du nouveau sous-secrétaire d’État au Service de santé, le député radical Justin Godart. Ce porte feuille a été nouvellement créé en juillet 1915 pour remédier à l’incurie des premiers mois et organiser plus rationnellement et efficacement le Service de santé. Ses notes ont-elles été déterminantes, il est difficile de se prononcer en l’état de nos connaissances, encore que cela soit peu probable : un sous-secrétaire ne peut pas prendre sa décision sur un seul rapport, qui n’émane pas de surcroît d’un haut gradé. Tout juste ont-elles pu confirmer d’autres témoignages concordants. D’après Sophie Delaporte, ce serait sous l’impulsion du docteur Marcille, sur le front de la Marne, que Justin Godart aurait pris la décision de généraliser l’usage de ces ambulances à l’automne 191549. Paul Rivet a en tout cas bien analysé la situation et compris très tôt l’importance d’une intervention chirurgicale précoce, au plus près des lignes de combat, et réalisée dans des conditions d’asepsie optimales, se donnant lui-même les moyens matériels de remplir correctement sa mission. C’est déjà en soi un grand mérite. D’ailleurs, sa hiérarchie le note bien et reconnaît ses capacités d’initiative et d’organisateur : “Grâce à ses connaissances générales et professionnelles très étendues, il a acquis rapidement sur son personnel un ascendant et une autorité indéniables. Sous son impulsion énergique et avisée, sa formation sanitaire a toujours fonctionné, même dans les circonstances les plus critiques, d’une façon parfaite. Il est regrettable que ses annuités de service insuffisantes n’aient pas permis de le proposer pour la croix d’officier de la légion d’honneur.”50
39Les médailles militaires, c’est sur le front d’Orient que Paul Rivet va les gagner. Il va trouver là matière à exprimer tout son potentiel, totalement stimulé par ses nouvelles responsabilités qui lui permettent de mettre en train une série de mesures qu’il supervise lui-même. Il fait partie de la mission française détachée auprès des troupes serbes afin de les aider à combattre les Bulgares, adossés aux empires centraux qui financent les attaques contre la Serbie. Le 5 mai 1916, il est affecté auprès de la troisième armée serbe. Il apprend quelques rudiments de la langue pour travailler avec eux. Des désaccords avec un ministre serbe près duquel il était placé entraîne son affectation le 23 septembre à la tête du nouvel hôpital de camp no 13, de Zeitenlick. Les forces alliées ont débarqué à Salonique en octobre 1915, qui devient la base d’opérations des forces alliées en Orient jusqu’en 1918. La situation sanitaire des soldats y est catastrophique : Salonique est la ville la plus malsaine de toute la Macédoine. Ils grelottent l’hiver, succombent l’été aux épidémies, l’approvisionnement maritime depuis la France parvient difficilement à traverser sans encombre la Méditerranée, la mer Egée ensuite, et à arriver sauf dans le golfe de Salonique. Alors que sur le front de l’Ouest, les combattants succombent d’abord au blessures de guerres (environ 85 %), et très peu aux maladies (15 %), sur le front d’Orient, c’est l’inverse. L’insalubrité du camp militaire de Zeitenlick, établi au nord de Salonique dans une plaine marécageuse, est notoire51. Ancien théâtre d’opérations pendant la première guerre des Balkans — on y voit encore des reliquats de tranchées —, les paysans cultivaient leurs tomates dans cette plaine. Les épidémies durant les mois d’été grèvent très lourdement les effectifs des bataillons — au moins un tiers est affecté. Le personnel soignant — brancardiers, médecins et infirmières — manque cruellement et est loin de suffire à la tâche, débordé par l’ampleur des épidémies. “Avec l’été de 1917”, raconte Pierre Miquel, “le paludisme frappe de nouveau, accablant l’ensemble de l’armée, particulièrement à Salonique. Les hommes sont pris de fièvre, vomissent de la bile, maigrissent, souffrent de frissons glacés, alors que leur fièvre atteint 41°C. Pendant cet été, la maladie provoque 15 décès et nécessite 250 évacuations par jour”52. Épidémies, paludisme, dysenterie, bronchites, typhus, scorbut, maladies vénériennes — la syphilis est particulièrement virulente —, anémie, et toute la gamme des blessures de guerre : le tableau sanitaire est particulièrement complexe et préoccupant. Pour lutter contre le scorbut, les soldats ont aménagé des potagers et font pousser des salades, ce qui leur a valu de la part d’un Georges Clemenceau cinglant et sarcastique le surnom péjoratif de “jardiniers de Salonique” tant le front d’Orient est déconsidéré et vu comme un boulet qui prive le front de l’Ouest de troupes et de matériels. Les Alliés sont présents dans la région pour occuper au sens littéral du terme le terrain ; quand il s’agira, après la guerre, de dépecer les anciens empires austro-hongrois et ottoman, de se partager les restes et les zones d’influence, il faut pouvoir se prévaloir de bons états de service dans la région. Les Français ne veulent pas se laisser distancer par les Anglais, qui ont déjà pris une longueur d’avance grâce à Churchill.
40Paul Rivet a donc pour tâche de créer et d’organiser entièrement l’hôpital no 13. En apprenant la nouvelle de son affectation, Georges Perrier, vieux camarade de la campagne équatorienne, qui le connaît bien pour l’avoir vu à l’œuvre, lui écrit qu’il a “été agréablement surpris en recevant votre lettre […], je dis agréablement, car tel que je vous connais, vous devez être enchanté de cette situation fournissant à votre activité tant de sujets d’étude.”53 Paul Rivet retrouve à Salonique Marcel Cohen qui se rappelle bien dans quelles circonstances il le revoit : “avec ses quatre galons, organisateur cette fois d’un hôpital militaire, d’où les mouches étaient bannies”54, décrit-il avec ironie. Confronté à la propagation des épidémies infectieuses, cause principale de maladie et de décès chez les soldats l’été, le médecin-chef Rivet prend en effet les problèmes à leur source : il s’intéresse de près à la biologie de la mouche et met en branle toute une série de mesures destinées à assainir le camp et l’hôpital, sans nul doute efficaces puisqu’on lui demande de rédiger avant l’été 1918 un opuscule consacré à la Prophylaxie contre les mouches, signé par son supérieur, le médecin inspecteur Fournial55. Parallèlement, pour lutter contre la dysenterie, Paul Rivet mène “une étude de l’alimentation en eau et de la canalisation, extraordinairement compliquée, de la ville de Salonique” qui lui permet “de faire purifier, à leur origine même, toutes les eaux qui servaient aussi bien aux troupes d’occupation qu’à la population civile et de supprimer la javellisation fractionnée”56.
41Preuve que ses actions sont efficaces et portent leurs fruits, réduisant la mortalité dans son hôpital, il reçoit la prestigieuse médaille d’or des épidémies le 13 avril 1917. Le 19 mars 1918, il passe “côté gouvernail”57, comme se plaît à le dire Marcel Cohen : il est nommé chef du Service d’hygiène et d’épidémiologie des armées alliées en Serbie, où il dirige pendant un an la lutte contre le paludisme et la dysenterie, fort de son expérience acquise. Le 20 novembre de la même année, après l’armistice, il est détaché à Belgrade, où il est mis à la disposition du ministre de France en Serbie pour aider à l’organisation du Service d’hygiène et de prophylaxie serbe. Le 2 décembre, il est distingué de la croix de guerre avec palme et, le 28 décembre, il est fait Officier de la Légion d’honneur, à titre militaire, en tant qu’attaché de la Commission internationale d’hygiène. C’est le maréchal Franchet d’Esperey qui le décore et signe le texte de sa citation :
Praticien d’un dévouement absolu ; a toujours donné l’exemple du plus beau courage et de la plus grande abnégation ; a pris part à la bataille de la Marne, aux affaires d’Arras, de la Somme et de Verdun, assurant à diverses reprises un service délicat dans des ambulances violemment bombardées. En Orient depuis 1916 ; s’est montré un organisateur de premier ordre lors de son séjour à l’armée serbe. S’est distingué de nouveau au cours de l’attaque de Kaïmatchalan.
42Au lieu de se reposer sur ses lauriers et de se contenter d’assumer ses tâches médicales et administratives, Paul Rivet trouve aussi le temps de s’intéresser à l’histoire naturelle, à la toponymie et à l’ethnographie de la Macédoine. Il mobilise toutes les bonnes volontés : médecins, convalescents, pères missionnaires et aumôniers, savants sous les drapeaux, et il les sensibilise à l’intérêt de la collecte naturaliste. Marcel Cohen fait partie du lot et lui écrit pour le tenir au courant de la propagande qu’il fait de son côté, lui demandant l’envoi de fioles, de naphtaline, d’exemplaires du petit fascicule que Paul Rivet a fait imprimer au Service géographique de l’Armée d’Orient en 1917 : Les Récoltes d’échantillons botaniques, zoologiques et géologiques. Selon son instigateur, “cette tentative de travail collectif a merveilleusement réussi et, grâce à la collaboration d’un grand nombre de camarades, j’ai pu enrichir le Muséum de collections considérables, renfermant beaucoup de types inédits”58.
43Le but des études toponymiques est d’apporter des éléments d’information qui “pourraient contribuer beaucoup à fixer l’histoire d’une des contrées les plus complexes du globe”59. “En Macédoine”, poursuit-il, “la toponymie permettrait non seulement de déterminer les zones réelles d’influence des diverses populations qui se sont disputé ce pays ou qui s’y sont affrontées mais peut-être aussi de retrouver quelques traces du macédonien primitif, la langue des soldats de Philippe, au sujet de laquelle on est réduit à des hypothèses”. L’anthropologie diffusionniste et la quête des origines ne sont pas loin. La curiosité insatiable de Paul Rivet est prête à s’exercer sur n’importe quelle région et le complexité de peuplement de la Macédoine doit lui rappeler ses propres travaux américanistes. L’activité intellectuelle doit aussi constituer un heureux dérivatif aux préoccupations plus sombres du quotidien d’un médecin militaire. Dans sa Note sur un projet d’étude toponymique de la Macédoine, il donne des consignes de collecte, de notation phonétique, afin de faciliter le travail des soldats volontaires. Il est difficile de savoir si ce travail a eu des résultats concrets. Marcel Cohen s’était mis à la tâche, avec d’autres personnes de sa connaissance, mais la survenue de l’armistice et la démobilisation ont dû bouleverser ces projets.
44Pendant l’été 1916, Paul Rivet a assisté dans la péninsule chalcidique, près du village de Vasilica, aux opérations de dépiquage et de vannage du blé. Les paysans y emploient un très vieil outil agricole, le tribulum, sorte de traîneau sans roues armé de pointes de silex qui dépiquent le blé. Il a consigné ses observations ethnographiques sur ces travaux des champs dans une note de synthèse écrite avec la collaboration de Georges Henri Luquet, professeur de philosophie, qui possède bien le latin et l’a aidé à dépouillé la bibliographie ancienne60. Connu dans tout le bassin méditerranéen, utilisé dès avant la conquête romaine, les deux auteurs se proposent d’établir une carte de répartition géographique du tribulum dans le bassin méditerranéen, en rassemblant tous les éléments d’information dispersés dans un grand nombre d’ouvrages et d’articles. Après la guerre, Paul Rivet effectue des missions d’étude dans plusieurs pays (Portugal, Espagne, Baléares, Canaries) pour tenter d’en repérer l’expansion et la survivance. Pendant sa mission de l’été 1935 aux Canaries, “il a pu retrouver avec joie son cher et archaïque tribulum”61 et confirmer son utilisation jusque dans ces îles de l’océan Atlantique. Paul Rivet et G. H. Luquet étudient donc l’histoire, le rôle et les différents noms attribués à cet outil agraire selon les pays, ils décrivent les variantes dans l’utilisation et le maniement (traîneau, denture, animaux employés, mode d’attelage, position du conducteur) de cet instrument agricole qu’ils pensent néolithique. Si on peut avoir l’impression que Paul Rivet est ici à mille lieues de ses centres d’intérêt habituel, notons tout de même qu’à la réflexion, la méthodologie appliquée et la grande attention accordée à cette technique ne sont pas sans évoquer la façon dont il travaille sur le sous-continent sud-américain. Il démontre en quelque sorte l’universalité de cette méthode et son applicabilité à une large palette d’études ethnographiques soucieuses d’historiciser leur objet.
45Pour un ethnologue, se trouver en poste pendant près de trois ans dans cette région carrefour entre l’Orient et l’Occident a forcément été aussi une expérience intellectuelle et scientifique. L’habitus scientifique est tellement incorporé qu’il ne peut qu’être constamment suscité et interpellé par l’observation de la situation historique, sociologique, linguistique, éminemment complexe et fascinante de la Macédoine, dont le nom même est entré dans le langage courant tant il est devenu synonyme de mélange, de mosaïque voire de salmigondis si l’on ne s’y retrouve plus. On vient de voir quelques-uns des projets de Paul Rivet pour tenter d’appréhender cette réalité, selon sa sensibilité scientifique propre, qui cherche toujours à distinguer la part de chacun des contributeurs à l’œuvre commune et à remonter au plus près de l’origine, quelque soit le phénomène étudié. On sait que, de son côté, Marcel Mauss illustra son article sur les techniques du corps d’exemples puisés dans ses observations des différentes troupes alliées anglophones, tels les Anglais, les Australiens et les Néo-Zélandais qui, pour ces derniers, incorporaient des Aborigènes et des Maoris. Son essai sur la nation trouve son origine dans les événements internationaux de son époque. À Salonique aussi, Paul Rivet fait l’expérience du cosmopolitisme. C’est là qu’il fréquente le cercle socialiste et se met à lire Jean Jaurès. Dès son retour à la vie civile, il s’inscrit comme il se l’était promis à la SFIO. Son engagement politique ne se limite cependant pas à prendre la carte du parti et à lire les quotidiens socialistes. Comme tous les médecins du front, il a fait partie, bien malgré lui, de ces “observateurs privilégiés de la violence inouïe qu’inflige aux corps humains la guerre moderne, grâce à cette efficacité du feu sans commune mesure avec celle des conflits précédents et contre laquelle les moyens de protection sont dérisoires”62. Ce n’est pas de cette modernité que veut Paul Rivet : dans son propre champ, il va lutter pour restaurer les valeurs de solidarité, de paix et d’internationalisme sans, parfois, l’appui et le soutien moral de ses amis les plus proches.
L’internationalisme scientifique à l’épreuve des faits : de la reprise de la vie civile en 1919 au Congrès des américanistes de 1924
46Le 25 mars 1919, Paul Rivet est démobilisé, après presque cinq ans de vie militaire. Loin de la France en novembre 1918, il n’a pas connu la liesse populaire qui a suivi la nouvelle de l’armistice et le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron national. Il ne participe pas non plus à cet esprit revanchard qui explose alors, toujours plus virulent, exigeant de mettre l’Allemagne à genoux, de la saigner aux quatre veines pour lui faire payer l’humiliation de 1870 et les terribles années de guerre. Il n’empêche que le retour à la vie civile est rude ; l’homme s’est sérieusement demandé au début de l’année 1919, avant d’accepter son congé illimité sans solde, s’il allait reprendre sa carrière scientifique ou continuer dans la voie militaire, position sans aucun doute plus assurée et rémunératrice, avec des perspectives d’avenir prometteuses étant donné ses récentes promotions et le grade acquis. Côté Muséum, il sait que René Verneau ne partira pas à la retraite avant neuf ans, et c’est bien long pour un homme qui a 43 ans et ronge son frein. Cela veut dire rester dans l’ombre et un certain anonymat, sans titre prestigieux, sans responsabilités officielles capables d’assouvir sa soif d’action, alors qu’il aspire aux tâches de direction et d’organisation. La situation de l’ethnologie au lendemain de la guerre est totalement sinistrée, Paul Rivet et Marcel Mauss ont perdu quelques-uns de leurs plus chers amis, qui auraient dû constituer la relève, et les priorités du gouvernement vont reléguer aux calendes grecques les débours de crédits en faveur des sciences humaines. On compte ses morts, on se compte, et il n’y a pas de quoi se réjouir. Il semble aussi avoir eu de nouvelles responsabilités, imposées vraisemblablement par le décès de son père en avril 1917. Il est le fils aîné, donc le chargé de famille. Sa mère et ses deux sœurs, Madeleine et Suzanne, habitent maintenant non loin de chez lui, rue Jeanne d’Arc, dans le XIIIe arrondissement ; il passe les voir tous les matins. Lui-même habite avec sa compagne Mercedes — ils ne se marieront qu’en avril 1922, au décès de son mari — 77, boulevard Saint Marcel, et il se rend chaque matin à pied au laboratoire d’anthropologie de la rue Buffon.
47Dans ses carnets, Georges Perrier note à la date du samedi 22 février 1919 qu’il a reçu une “lettre de Rivet qui me navre. Il est à Paris : en mission. […] Il semble vouloir renoncer à sa carrière scientifique et à notre publication, en raison des besoins de gagner sa vie.”63 Dans cette lettre, Paul Rivet montre de réels “signes d’appréhension […] devant les conditions nouvelles de l’existence après la guerre”64. Dans sa réponse, Georges Perrier lui assure que ce changement d’orientation ne se ferait certainement pas sans un “gros serrement de cœur” et, qu’avec ses relations, il peut sans doute trouver des suppléments d’occupations qui amélioreraient son ordinaire. C’est ce que va faire Paul Rivet, qui a décidé après mûre réflexion de s’accrocher coûte que coûte à sa carrière scientifique : il devient chargé de répertorier la bibliographie anatomique et anthropologique pour le bulletin de la Bibliographie scientifique française, éditée par le ministère de l’Instruction publique ; le ministère des Affaires étrangères le nomme traducteur au service d’information et de presse. En cette dernière qualité, il recevra un traitement de 6 000 francs par an, ce qui est considérable si on le compare au traitement annuel d’assistant au Muséum : passé de la cinquième à la quatrième classe en juillet 1919, il perçoit 5 500 francs annuels. Chaque année, il accomplit aussi une période d’instruction variant de un à deux mois dans un hôpital militaire, et qui lui donne droit à une solde. Son choix est donc fait : il poursuit sa carrière scientifique. Il a fait le bon choix, mais il ne le sait pas encore : les 20 années qui viennent vont en effet être une ère de réalisations intellectuelles et institutionnelles majeures, qui vont lui apporter la reconnaissance et la renommée.
48En avril 1919, il réintègre donc son ancien milieu scientifique et renoue avec ses compagnons. Il a perdu son meilleur collaborateur au laboratoire et à la Société des américanistes, Léon Poutrin, mort de la grippe espagnole peu avant l’armistice. Henri Beuchat, membre de la mission Stefansson pour le grand Nord, est mort de froid avec d’autres équipiers qui essayèrent de rejoindre par la banquise l’île de Wrangel, après l’échouage de leur bateau, malmené par les blocs de glace. Dans une lettre à Erland Nordenskiöld, il a ce cri du cœur : “Je reste seul ! presque seul. Poutrin est mort ! Beuchat est mort ! Qui sait si je retrouverai des disciples […]”65. Il commence par mettre de l’ordre dans ses affaires, dans sa bibliothèque, dans ses manuscrits : “Chose terrible après 4 ans et demi de vie de campagne”, commente-t-il à son ami suédois. Au moment de la déclaration de guerre, plusieurs projets étaient en effet en cours : l’étude de la céramique équatorienne, une note sur la métallurgie, les études de linguistique bolivienne, une autre note sur l’origine des Urus du lac Titicaca, etc. Il faut se réapproprier tout cela et reprendre le travail, lentement, difficilement. Plus généralement, il s’inquiète vivement “des difficultés que la reprise de la vie scientifique allait rencontrer. […] Les relations scientifiques avaient été interrompues pendant de nombreuses années”66, et il fallait faire preuve de volontarisme si l’on voulait qu’elles reprennent. Tout au long des années de guerre, Erland Nordenskiöld a été “le trait d’union entre [ses] amis d’Allemagne” et Paul Rivet : “c’est grâce à lui”, raconta-t-il à sa mort, “que je ne perdis jamais, pendant ces affreuses années d’isolement et de souffrance, le contact avec la vie scientifique internationale, grâce à lui que je pensai davantage à l’entraide nécessaire qu’à la vaine rancune”67. Il travaille dans un domaine, l’américanisme, dans lequel le savoir se soucie peu des frontières ; il est difficile d’ignorer les recherches des savants allemands et autrichiens qui ont beaucoup fait pour cette discipline et l’anthropologie, de prétendre qu’elles n’existeront plus pendant des années sous prétexte que l’on continuera les hostilités malgré la paix revenue. Dans un hommage au père Teilhard de Chardin écrit en 1955, on en apprend un peu plus sur son état d’esprit une fois démobilisé et les circonstances dans lesquelles il rencontre le savant jésuite, avec lequel il se lie alors d’une profonde estime :
Dès mon retour à Paris je repris contact avec mes amis Lapicque et Mauss. L’accueil qu’ils firent à mes intentions de reprendre au plus vite les relations scientifiques avec l’Allemagne me déconcerta. Navré et déçu, je m’en fus voir le maître incontesté de la paléontologie humaine, le professeur Marcellin Boule qui me reçut avec affection mais ne me cacha pas qu’il ne partageait en aucune façon mes idées. Dans son cabinet de travail un prêtre assista sans y participer à la cordiale mais douloureuse controverse qui s’établit entre M. Boule et moi. Je pris congé désolé de l’insuccès de ma démarche et rejoignis mon laboratoire désert de la rue de Buffon. Quelques instants après, on sonna à la porte et je reconnus dans ce visiteur le témoin qui avait écouté, sans y prendre part, la conversation que je viens de relater. C’était le père Teilhard de Chardin, lui aussi récemment démobilisé après ce qu’on appelait alors une “belle” guerre, qui avait tenu à venir me dire son accord total avec moi.68
49C’est la Société des américanistes qui lui remet le pied à l’étrier et lui donne l’occasion de faire valoir sa position en faveur de l’internationalisme scientifique. Lors de la première séance à se tenir depuis la cessation de la guerre, le 1er avril 1919, l’un des sociétaires présents, le docteur Reinburg, “pose la question de la radiation des membres appartenant aux nationalités ennemies, et propose que la Société élimine ceux-ci de sa liste de membres. Le Dr Rivet déclare qu’au nom du principe de l’internationalisme scientifique, qui reste pour lui un dogme intangible après comme avant la guerre, il est résolument opposé à cette mesure […]”69. La question n’en reste pas là, et fait l’objet d’une réunion animée du conseil de la Société début mai où les avis divergent. Continue-t-on, après quatre années de guerre, à attiser les antagonismes déjà violents et à prendre acte de la situation géopolitique qui a divisé le monde entre Alliés et Ennemis ou reprend-on le cours de la vie scientifique dans un esprit de coopération et d’internationalisme ? Henry Vignaud, Georges de Créqui-Montfort, Henri Cordier et Paul Rivet sont contre la radiation. Aucune décision n’est prise car le vote donne six voix pour, six voix contre. Une nouvelle délibération du conseil est remise en juin, mais il semble bien que les tenants de la radiation gagnent du terrain et que s’ils obtiennent la tenue d’une assemblée générale, les membres votants leur donneraient raison. C’est dire l’ambiance conflictuelle, difficile, qui préside à la reprise de la vie scientifique, et qui fait douter Paul Rivet de voir triompher l’apaisement au sein de la Société des américanistes.
50Décidé à aller jusqu’au bout de ses convictions, il envoie au président Vignaud une lettre où il lui annonce son intention de démissionner si la Société vote la radiation. Tous savent que ce n’est pas une vaine menace et que Paul Rivet fera ce qu’il a dit. Déjà sûr du résultat du vote avant même qu’il ait été organisé, Georges Perrier, sociétaire, écrit laconiquement dans son carnet à propos de cette démission : “Grosse perte pour la Société.”. Mis au courant par Paul Rivet lui-même de sa décision, il lui écrit alors une réponse circonstanciée qui reflète parfaitement l’état d’esprit de bon nombre de Français traumatisés, qui réclament justice et réparation en criant vengeance :
Mon cher Ami,
Votre lettre m’a causé […] une peine profonde, celle de vous voir abandonner un poste où vous avez rendu de si grands services et un labeur que tout autre assumerait difficilement. La question qui a posé votre départ est irritante, je le sais. J’aurais préféré qu’elle ne fût pas posée, mais je ne vous cache pas que si j’avais eu à donner mon avis, j’aurais été opposé au vôtre. Je crois parfaitement que, tôt ou tard, nous ne pourrons pas plus nous passer de la science allemande qu’eux — espérons-le au moins ! — de la nôtre […]. Mais pour le moment, il m’est impossible de ne pas les considérer comme s’étant mis au ban de l’humanité par leur agression, leur manière de conduire la guerre, la duplicité constante de leurs actions et de leur politique. […] Ils me dégoûtent tous en bloc. […] C’est une répugnance physique analogue à celle qu’on a pour une limace ou un crapaud. Ce ne sont pas des hommes, mais des boches, race spéciale. Quand ils auront prouvé leur repentir, alors on verra. Jusqu’à nouvel ordre, je pense à mes amis tués, à nos provinces ruinées, etc. […]
Mais je ne vous convaincrai pas. Ce sont des discussions — comme jadis l’affaire Dreyfus — dans lesquelles on ne convainc personne.
J’espère toutefois que votre retraite sous la tente n’est que momentanée et que vous reprendrez votre place un jour ou l’autre. La Société a bien besoin qu’on la vivifie ! Et rares sont les hommes de foi !70
51C’est bien ce dont est conscient le bureau de la Société : sans Paul Rivet, la Société est vouée à péricliter, personne n’assumera avec son dévouement et son énergie la lourde charge de diriger le Journal ; et sans Journal, c’en est fini de la Société. À l’assemblée générale du 3 juin, “le Président tient à attirer l’attention de la Société sur la gravité du vote qui va avoir lieu, vote dont les conséquences peuvent mettre en danger son existence même”. L’instigateur du vote, le Dr Reinburg “dit avoir appris la décision du Dr Rivet et ajoute que, cette décision lui paraissant devoir être fatale à l’existence de la Société, il n’insistera pas sur sa proposition”71. D’autres voix s’élèvent pour se rallier finalement à Paul Rivet, d’autant que l’Institut de France, l’Académie des sciences n’ont pas cédé non plus à la tentation de poursuivre la guerre sur le terrain scientifique : le vote final donne 10 voix contre la radiation et 2 pour. La situation s’est donc retournée au dernier moment à une grande majorité en faveur du secrétaire général adjoint, qui reste à son poste.
52Les actes des séances et les débats de la Société pendant ces journées de printemps 1919 vont être fidèlement reproduits dans le Journal, afin que tous les lecteurs en prennent connaissance — le fait est, en soi, assez remarquable pour être noté. Paul Rivet recevra alors de nombreuses lettres de soutien. L’archéologue Max Uhle, qui avait donné sa démission, revient sur sa décision après un échange de correspondance entre les deux hommes où Paul Rivet le persuade de rester parmi eux, lui expliquant que c’est un gage important en faveur de la solidarité scientifique et qu’il ne faut pas céder devant les manifestations d’hostilité72. C’est de l’étranger que Paul Rivet reçoit les plus fermes soutiens : son ami Erland Nordenskiöld, Eduard Seler, tous deux membres fondateurs, Theodor Koch-Grünberg, la princesse Thérèse de Bavière font partie des premiers à lui manifester leur plein accord73. Au décès du second, en 1923, il rédige sa longue nécrologie pour le Journal, qui va être très remarquée, et il ne se fait pas faute de revenir sur cet épisode récent et polémique, traduisant la pensée de son confrère allemand avec ses propres phrases :
Plus et mieux que personne, il sentait et comprenait que, si le savant a une patrie, la science ne peut qu’être internationale. Son patriotisme clairvoyant ne l’empêchait pas d’avoir une âme profondément et noblement humaine. Aussi, lorsque après l’atroce drame qui a ensanglanté le monde, j’ai senti le besoin impérieux de la reprise immédiate des relations scientifiques internationales, ai-je eu la joie de trouver, parmi les premières lettres qui répondirent à mon appel, celle du grand maître de l’américanisme en Allemagne. Elle était empreinte de la plus haute, de la plus sereine pensée. Je la garde comme un des souvenirs les plus précieux de cette période trouble où les esprits les plus nobles de tous pays, encore affolés de tant de souffrances endurées, paraissaient incapables de retrouver leur équilibre moral et la voie de leur idéal.74
53“Comme la tâche eût été facile si, de part et d’autre, il s’était rencontré beaucoup d’hommes ayant une vision aussi claire de l’œuvre à accomplir pour guérir le monde de sa folie de haine !”75 La non radiation est déjà en soi une petite victoire, et Paul Rivet sait qu’il ne faut pas en demander beaucoup plus pour l’instant, qu’il est trop tôt pour avancer à découvert sur une question aussi sensible, quelle que soit la justesse des convictions pacifistes qui peuvent animer ses défenseurs. Ils ne sont pas si nombreux, dans son milieu, à les partager publiquement avec cette vigueur et cet engagement. Beaucoup pensent qu’il faut laisser faire le temps, que les tensions s’apaiseront peut-être d’elles-mêmes si on est patient, qu’il ne faut rien hâter, attendre que les ressentiments s’atténuent, que chaque nation prenne le temps de se reconstruire ; après, on verra ce qu’il est possible de faire. Paul Rivet voudrait davantage de volontarisme et l’application d’une politique de la main tendue qui n’est absolument pas envisageable en 1919. C’est donc à titre personnel que, par l’intermédiaire de Erland Nordenskiöld, dont le pays, la Suède, est resté neutre pendant le conflit, il reprend courageusement contact avec la plupart de ses collègues allemands et autrichiens, ceux mentionnés plus haut, et aussi Walter Lehmann et le père Schmidt. Dans sa revue Anthropos, ce dernier reproduit sous une rubrique intitulée “Documents pour servir à l’histoire des derniers temps” — en français, donc — l’intégralité de la teneur des séances de la Société des américanistes concernant l’éventuelle radiation de ses membres allemands et autrichiens, la précédant d’un commentaire de sa main76. Il fait ensuite état d’une lettre que lui a adressée Paul Rivet le 4 décembre 1919, en citant un extrait dans lequel s’affirment toute la hauteur de vue, la force des convictions indissolublement scientifiques et politiques d’un homme qui veut croire dans le relèvement de la civilisation, malgré tout ce qui s’est passé :
Je crois en effet que c’est notre devoir à tous, les chercheurs, de rétablir le plus rapidement possible les relations scientifiques internationales sans lesquelles il ne saurait y avoir de vraie science, et de chercher par tous les moyens à lutter contre cette folie de haine, qui a dévasté le monde pendant cinq ans et qui risque de se prolonger au-delà des limites de cette atroce lutte. Il faut que ce qui reste des élites, où qu’elles soient, se recherche, se retrouve et s’organise pour ramener les peuples dans la voie de l’idéalisme et de la fraternité humaine… Je sais, hélas !, à combien d’obstacles nous nous heurterons dans nos efforts. Partout, dans le monde entier, ce sont encore les paroles de haine qui sont les plus écoutées. Et pourtant, il faut bien que certains aient le courage de dire : Non ! assez de tueries, assez de victimes !
Le monde civilisé ne renaîtra de ses ruines que par le pardon et l’amour.77
54La dernière phrase est étonnante mais, somme toute, bien dans la manière de Paul Rivet qui ne va cesser de prêcher la fraternité et d’imposer à l’ethnologie, “discipline de vigilance” selon la belle expression de Jean Jamin, une mission de vulgarisation de la connaissance et de tolérance envers le grand public.
55Mais il n’écrit pas uniquement à ses pairs d’Outre-Rhin, il veut nouer aussi des relations plus étroites avec les États-Unis et s’adresse au plus illustre représentant de l’anthropologie nord-américaine, Franz Boas. Il faut affirmer le rôle de la Société comme lieu de dialogues entre les américanistes d’Amérique et d’Europe. En juillet 1919, il profite d’une demande d’échanges de revues adressée à Franz Boas, qui vient de fonder l’International Journal of Linguistics, pour l’inviter à écrire dans le Journal, en lui précisant qu’il peut s’exprimer indifféremment en anglais ou en espagnol. Franz Boas lui répond rapidement qu’il a bien pensé à son offre. Tout à trac, il lâche qu’il “abhorre le nationalisme” et “ressent très vivement le besoin d’une coopération internationale” étant avant tout “désireux de soutenir toute entreprise capable de favoriser cet objectif. De ce point de vue”, poursuit-il, “rien ne m’a plus attristé que la circulaire émanant de collègues anthropologistes, principalement ceux de l’École d’anthropologie, propos dicté par une émotion incontrôlée, et non par une calme délibération.”78 Franz Boas fait référence au projet défendu par cette école qui tente de redorer son blason et de reprendre la main en proposant de réunir dans un Institut international d’anthropologie tous les pays alliés, uniquement les pays alliés79. Franz Boas déplore cette initiative. Il précise aussi à Paul Rivet qu’il ne publiera qu’en allemand dans son Journal, afin de marquer par un geste d’une portée symbolique forte son opposition à l’ostracisme frappant les savants des nations ennemies. Paul Rivet va alors lui répondre une longue lettre qui amorce une longue et passionnante correspondance entre les deux hommes, qui échangent une centaine de missives jusqu’en 1941, quelques mois avant le décès de Boas d’une crise cardiaque en 1942, justement lors d’un dîner que ce dernier avait organisé en faveur de Paul Rivet. C’est une lettre consciencieusement mûrie, dont la rédaction a dû lui prendre un certain temps, puisqu’il a pris la peine de la taper à la machine, sa fameuse machine Mignon sans touches dont parle Marcel Cohen, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Plaidoyer pacifiste en faveur de la réconciliation, il est difficilement audible, en 1919, pour ses compatriotes. Mais à Franz Boas, Paul Rivet parle avec franchise, sans détour ; il lui livre sa conception des responsabilités et des devoirs du savant dans la cité, qui doit être la tête de pont, la conscience de ses concitoyens80.
56Franz Boas ne tarde pas à lui répondre pour lui signifier son total accord : “Votre lettre”, lui écrit-il, “est le premier rayon de lumière dans les ténèbres de la situation internationale actuelle. Je suis extrêmement heureux de savoir que nous partageons les mêmes opinions et les mêmes sentiments concernant les objectifs du travail scientifique et les devoirs de l’humanité, et vous pouvez être certain que j’apprécie au plus haut point votre prise de position.”81 Ce premier échange de lettres importantes marque le début de leur longue coopération : Paul Rivet aide Franz Boas à trouver un imprimeur en France pour son International Journal of Linguistics et lui sert d’intermédiaire dans ces démarches. Paul Rivet étant dans les années 1920-1940 la plus grande autorité en matière de linguistique sud-amérindienne au niveau mondial, Franz Boas le consulte pour obtenir un bilan de la situation des études linguistiques en Amérique du Sud et lui demander son avis sur des manuscrits qu’il reçoit pour publication dans son propre Journal of Linguistics. Il parvient à plusieurs reprises à lever des fonds auprès de ses collègues et d’institutions pour soutenir les efforts de Paul Rivet en faveur du Journal et de la Société, dont la situation financière est très précaire à cause de la forte augmentation des frais d’impression, du prix du papier, et de la dépréciation continue du franc. En 1920, plusieurs centaines de dollars viennent à point nommé renflouer les caisses de la Société et c’est à Franz Boas qu’elle le doit82.
57Il faut dire qu’à partir de 1919, les numéros du Journal s’étoffent considérablement et que la tenue scientifique de la revue gagne encore en qualité. Elle centralise une quantité d’informations impressionnante. De plus, Paul Rivet est à l’initiative d’une nouvelle rubrique qui remporte un certain succès auprès des lecteurs : la Bibliographie américaniste pour les années 1914-1919, qu’il conçoit comme un instrument servant à la reprise de la vie scientifique internationale et au rétablissement des relations personnelles entre savants83. Elle recense aussi bien les travaux des pays alliés que des anciens pays ennemis. L’archéologue allemand Éric Boman l’aide l’année suivante à compléter ses informations concernant les publications germanophones, et il lui rend publiquement hommage dans les colonnes du Journal. L’accueil très favorable des chercheurs assure la pérennité de cette rubrique qui contribue à accentuer le caractère pluridisciplinaire et international du Journal. Franz Boas lui écrit pour le féliciter de son succès.
58À nouveau, au début de 1924, la situation se dégrade : “la mort dans l’âme”, Paul Rivet se voit obligé de suspendre l’ordre d’impression du Journal, “grâce à la désastreuse politique contre laquelle [il] proteste depuis cinq ans”84 : le gouvernement a supprimé les subventions accordées aux sociétés savantes et le franc continue sa longue dépréciation qui renchérit d’autant les frais d’impression. Grâce aux démarches entreprises par Franz Boas, un collectif de savants nord-américains et d’institutions telle la Franco-America Society font parvenir environ 500 dollars à la Société ainsi que des souscriptions d’abonnement, qui assurent des rentrées régulières. Cela “sauve notre Journal”, lui écrit Paul Rivet, qui ne sait comment lui “exprimer [s] a profonde reconnaissance pour avoir provoqué ce noble geste de solidarité scientifique en Amérique et au Canada”85. Tout au long des années 1920, l’anthropologue états-unien cherche par tous les moyens à venir en aide à quelques sociétés savantes françaises (la Société de géographie, la Société française de linguistique de Meillet, mais pas la Société d’anthropologie), par le biais d’échanges bibliographiques ou de subventions, de souscriptions. C’est Paul Rivet qui à chaque fois répercute les informations et les propositions d’aide auprès de ses collègues français. Conscient de la forte implication personnelle de Franz Boas, il lui écrit : “Je ne puis que vous répéter combien je vous suis reconnaissant de tout ce que vous faites pour venir en aide à la science européenne, qui traverse une crise d’une gravité extraordinaire. Si nous nous en tirons, ce sera en grande partie grâce à vous et je vous assure que je ne le l’oublierai pas.”86
59Contre toute attente, les initiatives de Paul Rivet pour l’internationalisme scientifique et le rapprochement intellectuel franco-allemand (il garde précieusement dans un dossier spécial toute sa correspondance avec les savants allemands) finissent par recueillir l’approbation de ses pairs : Paul Langevin, Antoine Meillet, Marcel Mauss, Paul Fauconnet, le professeur Brunot, “se sont employés comme moi de toutes leurs forces à cette œuvre”87, souligne-t-il. Notons que ces actions ressortissent pour une large part au domaine de l’initiative personnelle, qu’elles se font à l’échelon d’une petite collectivité scientifique et n’ont aucun caractère officiel. Grâce à ce combat, à son dynamisme, Paul Rivet gagne en visibilité et en audience dans son champ. Cela se voit à ces signes de reconnaissance temporelle que sont les occupations institutionnelles. Cela commence dès l’automne 1919 : il est nommé pour deux ans au poste de secrétaire général de l’Institut français d’anthropologie, dont il a été à l’initiative en 1911. L’année suivante, il devient membre de la commission de géographie humaine du Comité national de géographie. Et, surtout, en janvier 1921, il est élu, à sa plus grande satisfaction, secrétaire général de l’Association française pour l’avancement des sciences, dont il est membre depuis 1918. Sa candidature à ce poste l’a considérablement occupé et préoccupé. Il tenait beaucoup à cette élection car, explique-t-il à Franz Boas, “personne n’ignore la position que j’ai prise au point de vue international, et la réussite de ma candidature indiquait que ma conduite était approuvée par un grand nombre de personnalités scientifiques. Je vois donc dans le succès que j’ai remporté une preuve que les esprits se calment et que le bon sens renaît.”88 Il va donner une vive impulsion à l’Association et à ses sessions. C’est une responsabilité tout autant administrative que scientifique, il peut y donner la mesure de ses capacités d’organisation et de direction, à défaut de pouvoir exercer ses talents dans son domaine propre, l’anthropologie. Il ne quittera ce poste qu’après avoir été nommé co-secrétaire général de l’Institut d’ethnologie, en 1925.
60En 1922, il devient le secrétaire général de la Société des américanistes, situation qu’il occupe plus d’une trentaine d’années. De nombreuses institutions académiques et sociétés savantes étrangères, tant en Amérique qu’en Europe, l’inscrivent sur leur liste comme membre correspondant, honoraire ou d’honneur. Il correspond avec énormément de savants de tous horizons, de toutes nationalités : la consultation de sa correspondance est à cet égard étourdissante, au sens propre du terme. Pour les Latino-américains de passage à Paris, Paul Rivet est la personne à aller voir en premier. Ses tertulias du samedi soir dans son appartement du boulevard Saint Marcel sont autant fréquentées par des amis artistes, des savants, que par toute l’intelligentsia sud-américaine, et l’espagnol y est volontiers parlé. Robert Ricard, l’historien hispaniste auteur du célèbre ouvrage La “conquête spirituelle” du Mexique, d’ailleurs publié dans la collection des Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie en 1933, rencontre pour la première fois Paul Rivet en 1924. Il le présente comme un homme “en pleine maturité et dont l’autorité scientifique était déjà devenue considérable”, alors qu’il n’était encore qu’“un simple assistant au Muséum […] il menait à Paris une vie modeste, presque obscure par certains côtés”, rappelle-t-il, un peu étonné de constater cette disparité entre sa renommée scientifique et son statut économique89. Il est inutile de rappeler ici que la majorité de ses activités n’est pas rémunérée. Mais Robert Ricard garde surtout un très vif souvenir de ces réunions du samedi, qui préludent aux non moins fameuses réunions du dimanche après-midi dans l’appartement de fonction de Paul Rivet au Musée de l’Homme, à partir de 1937 :
Cet appartement y était tous les soirs, après le dîner, le lieu d’un des rassemblements les plus curieux et les plus pittoresques qu’il m’ait été donné de connaître. Rivet et Madame Rivet — qui était Équatorienne — y recevaient des savants de tous les pays du monde, mais, avec les éléments français, c’était la note hispanique qui dominait : on y parlait espagnol autant que français, on y buvait du chocolat à l’espagnole, et la conversation portait principalement sur ces pays d’Amérique, alors si lointains encore, et qui pour moi, jeune débutant, avaient un puissant attrait de mystère.90
61L’américanisme, l’ethnologie, sont autant de fenêtres ouvertes sur le monde et sa diversité. Paul Rivet a forgé sa conviction que la science est une œuvre collective, transnationale, au sein de l’américanisme, qui est déjà en soi une fédération de disciplines. Mais la lutte pour l’internationalisme scientifique, la revendication de la neutralité de la science qu’il défend à partir de 1919, ne sont pas un combat neutre : il est éminemment politique, idéologique, et s’entend comme un désaveu de l’exacerbation des nationalismes qui s’expriment de tous côtés. Comme tel, il s’inscrit aussi dans le champ plus large de la lutte politique française91. Si, jusqu’en 1924, les tentatives de restauration de la sociabilité scientifique internationale sont l’œuvre de quelques individualités fortes du champ anthropologique, elles restent tout de même un peu confidentielles et s’expriment surtout dans la correspondance privée ou au travers d’initiatives certes louables mais de portée limitée qui ne concernent que peu de savants. Il n’y a rien qui ait l’éclat officiel dont rêve Paul Rivet et qui manifesterait publiquement l’apaisement du climat et la reprise de relations normalisées. La chose est réparée avec la tenue du congrès international des américanistes à La Haye et Göteborg, en août 1924, qui confirme la place prépondérante acquise par Paul Rivet dans le sous-champ américaniste et, par ricochet, dans le champ anthropologique français. La donne politique a aussi évolué, et certains changements ne vont pas tarder à se faire sentir.
62Les années 1924-1925 sont des années fastes, de grande jubilation scientifique pour Paul Rivet. L’année 1924 à elle seule marque la consécration des années de labeur passées. Qu’on en juge : le congrès international des américanistes, à la réussite duquel il a œuvré officieusement, signe les retrouvailles des savants des pays alliés et ennemis ; c’est la parution du volume des Langues du monde ; son mentor Antoine Meillet présente à l’auditoire de l’Académie des inscriptions et belles lettres les conclusions de son étude sur Les Mélanéso-polynésiens et les Australiens en Amérique. 1925, c’est la création de l’Institut d’ethnologie, en août, avec pour secrétaires généraux Marcel Mauss et Paul Rivet. En décembre de la même année, il est élu vice-président de la renommée Société de linguistique de Paris ; pour un anthropologue formé sur le tas à la linguistique amérindienne, c’est une reconnaissance qui n’a pas de prix. Le dynamisme des cinq dernières années, tant au point de vue institutionnel que scientifique, a singulièrement consolidé la position de Paul Rivet, devenu une figure incontournable du champ anthropologique français et du sous-champ américaniste, plus international, et qui a l’avantage de lui permettre de s’émanciper des tutelles hiérarchiques hexagonales, où il n’occupe pas encore une position réellement avantageuse avant la fin 1925.
63Le congrès des américanistes de 1922, à Rio de Janeiro, est le premier à se tenir après la fin de la guerre de 1914-1918. Mais la situation économique désastreuse de l’Europe, le change défavorable, ne permettent pas aux américanistes du Vieux Monde de faire le coûteux voyage. En fait, depuis le congrès de Londres en 1912, il n’y a pas eu de réunions associant tous les savants, d’Europe et d’Amérique, des nations alliées et ennemies. Le congrès de Washington en 1915, comme le suivant de Rio, voient surtout se réunir des américanistes du Nouveau Monde et des pays restés neutres. Paul Rivet n’est pas satisfait de cette situation, qui n’est guère favorable à la reprise d’un dialogue scientifique affranchi des considérations politiques. Il faut que le congrès des américanistes revienne lors de la prochaine session en Europe mais, souligne-t-il avec raison, “les événements des cinq dernières années limitent ce choix aux pays neutres”92 si on veut qu’il puisse accueillir les ennemis d’hier. Il pense bien évidemment à la Suède, dont son ami Erland Nordenskiöld est originaire. C’est lui qui a permis à Paul Rivet de renouer des relations avec les savants allemands en 1919. Sur sa proposition, le bureau du congrès de Rio décide que le prochain se tiendra en 1924 à La Haye — qui s’était déjà proposée — et à Göteborg. Deux lieux pour un même congrès ne représentent pas la solution idéale : “En l’état actuel des changes, c’est une folie”93, mais il n’a pas été possible d’agir autrement. Paul Rivet est conscient des difficultés qui attendent l’organisateur s’il veut créer un climat de confiance et ménager les susceptibilités de chacun. Il connaît cependant bien la personne à laquelle il demande cet effort :
La tâche était en effet ardue et pleine d’embûches de réunir pour la première fois en Europe des savants de toutes nations, quelques années seulement après la grande conflagration qui avait bouleversé les cœurs et les cerveaux les plus solides. Je pensais que seul Nordenskiöld était capable de réaliser cette œuvre nécessaire et délicate. Je fis appel à son dévouement et j’eus la joie d’obtenir son assentiment.94
64Ressortir d’un pays neutre n’est pas pour autant une position confortable : accusé par certains d’être pro-allemand, par d’autres de leur être hostile95, Erland Nordenskiöld doit louvoyer entre les obstacles et faire preuve de diplomatie pour mettre tout le monde d’accord et parvenir à réunir les anciens belligérants. Il est décidé que l’on discutera à Göteborg des questions d’intérêt général, des sujets concernant l’Amérique du Sud et centrale, et les Esquimaux. À La Haye, qui eut des possessions coloniales dans ces régions, on abordera les thèmes concernant l’Amérique du Nord, les Antilles et les Guyanes.
65Paul Rivet écrit à Franz Boas qu’il ira au congrès “dans un esprit de complet internationalisme”. Néanmoins, il ignore encore s’il s’y rendra à titre scientifique et privé ou officiel, en tant que délégué français du ministère de l’Instruction publique. Tout va dépendre des élections législatives du 11 mai 1924 et, jusque-là, il reconnaît qu’il lui est “difficile de faire des projets” :
Le gouvernement français m’a fait demander officieusement de le représenter. Je n’ai pas accepté, car j’entends être libre de ma conduite vis-à-vis de mes collègues allemands. Je n’accepterais cette représentation que si les élections amenaient au pouvoir des hommes ayant un idéal politique entièrement différent de celui qui dirige actuellement notre politique.96
66Il désapprouve totalement la politique revancharde de la chambre bleu horizon ; il ne s’en est jamais caché à Franz Boas. Il espère bien que les listes d’union des gauches vont renverser le rapport de forces et emporter la majorité aux prochaines élections. Il serait temps, car ces cinq années lui ont semblé longues. Plus le jour du scrutin approche, plus son impatience croît. Il se garde d’extrapoler à partir des vivats entendus lors des derniers meetings des candidats de gauche, mais l’espoir d’un changement est perceptible :
Je vous écris un peu dans la fièvre des élections de demain. Qu’en sortira-t-il ? La vraie paix ou la prolongation de cette situation de guerre inavouée qui dure depuis quatre ans ? Je n’ose faire des pronostics. Il semble bien qu’il y ait un réveil dans l’esprit des masses et certaines réunions publiques auxquelles j’ai assisté ont été à ce point de vue bien réconfortantes, mais le Bloc national dispose de beaucoup d’argent, alors que les partis de gauche et le parti socialiste sont pauvres. […] Espérons malgré tout que l’avenir s’éclaircira et que tous les hommes de bonne volonté pourront enfin se retrouver et s’entendre et que les paroles de paix feront place aux paroles de haine.97
67La politique se réinvite donc dans ce congrès de la réconciliation, ce qui montre bien à quel point il est difficile d’établir des barrières étanches entre les champs politique et scientifique, surtout quand il s’agit d’une science sociale telle que l’ethnologie, qui est en prise sur le discours politique. L’institutionnalisation, l’autonomisation de l’ethnologie souhaitée par Paul Rivet et d’autres ne signifient d’ailleurs pas qu’ils négligent sa mission d’éducation et de vulgarisation des connaissances vis-à-vis du grand public. Le lendemain même des élections, il écrit à nouveau à Franz Boas pour le remercier du chèque que ce dernier vient de lui faire parvenir pour relancer la publication interrompue du Journal. Il en profite pour le tenir au courant des événements de la veille, qui l’ont rassuré sur la volonté de ses compatriotes de tourner le dos à une décennie tourmentée :
Je vous écris avec un sentiment de profond apaisement et de grande joie. Le peuple de France s’est enfin réveillé et par son vote vient de manifester clairement sa volonté de paix. Certes, le résultat n’est pas encore aussi brillant que je l’eusse désiré, mais il est certain que les partis de gauche ont remporté un grand succès et que la politique de la force semble condamnée.98
68À l’Assemblée, le cartel des gauches dispose tout de même d’une majorité confortable d’une centaine de voix sur les députés du Bloc national mis en déroute. Édouard Herriot devient président du Conseil. Avec Louis Capitan et un directeur d’étude de l’EPHE, Paul Rivet fait donc partie de la délégation officielle chargée de représenter la France au congrès des américanistes. Ce doit être un profond soulagement que de voir céder cette tension permanente entre ses opinions socialistes, ses activités pour un apaisement des relations franco-allemandes et la politique dure du gouvernement. Libéré de ses préoccupations sur le climat politique français, il se rend sans arrière pensée au congrès des américanistes, heureux de rencontrer pour la première fois Franz Boas et d’autres pairs qu’il ne connaît que par relation épistolaire. Sa femme l’accompagne. Il est aussi prévu qu’à la fin du congrès, il reste quelques semaines en villégiature dans la villa de campagne de Erland Nordenskiöld, à Dalbyö, à pêcher et causer d’américanisme99.
69Le congrès ouvre sa première session à La Haye, le mardi 12 août 1924 ; elle se clôt le 16 août. Lors de la cérémonie d’ouverture, le président accueille les congressistes par un discours de bienvenue dans lequel il rappelle les pertes que la science américaniste a enregistré depuis le précédent congrès, et les événements marquants (missions, publications) qui ont jalonné les dernières années. Il mentionne aussi quatre américanistes qui ont particulièrement contribué, par leur activité scientifique, au progrès de leur discipline. Le premier salué par le président est Paul Rivet, dont on a attendu longtemps la confirmation de sa présence à cette réunion :
À notre grande satisfaction, nous sommes en mesure d’accueillir à cette session M. et Mme Rivet de Paris. Son seul nom est le symbole de la force. Il est le “rivet” qui tient ensemble la Société des américanistes. Ses voyages, ses bibliographies, ses études archéologiques et linguistiques sur l’Amérique centrale et du Sud lui ont assuré une réputation bien au-delà des frontières de son pays natal. Qu’il soit un homme de caractère qui ne s’embarrasse pas de préjugés est prouvé par la nécrologie très élogieuse qu’il a écrite à la mémoire de feu son ami Édouard Seler.100
70Les trois autres savants loués pour leurs travaux sont le Suédois Erland Nordenskiöld, l’Allemand Theodor Preuss et le Mexicain Manuel Gamio. Mais il n’est pas indifférent que le nom de Paul Rivet vienne en premier ; cela montre le rang éminent conquis parmi ses pairs et la place privilégiée qu’occupe la Société des américanistes de Paris et son Journal dans cette discipline. Comme le souhaitait Paul Rivet, ils sont effectivement devenus “l’agent de liaison”101 incontournable pour les américanistes de cette époque. Ses prises de position en faveur de l’internationalisme scientifique sont aussi saluées. Il a d’ailleurs les honneurs du second fascicule des comptes rendus du XXIe congrès puisque sa note de synthèse sur “Les Éléments constitutifs des civilisations du Nord-Ouest et de l’Ouest Sud-américain” ouvre ce volume, précédant même celle de Franz Boas sur la nature des relations entre “America and the Old World”. En fait, il n’intervient pas moins de cinq fois au cours des deux sessions. Mais c’est à celle organisée à Göteborg, du 20 au 26 août, qu’il prend logiquement le plus la parole (quatre fois), puisque les sujets concernant l’Amérique centrale et du Sud y sont traités. Du point de vue de la reprise des relations scientifiques internationales, le congrès est une réussite ; du point de vue strictement américaniste, il a aussi tenu ses promesses et permit de se rendre compte de l’état d’avancement des connaissances. Un quotidien de Göteborg fait sa une avec une photographie représentant le Français Paul Rivet serrant la main de l’Allemand Karl von den Steinen. C’est Erland Nordenskiöld qui avait pris l’initiative de cette poignée de main symbolique. La tenue du congrès en terrain neutre amorce une certaine détente qui ne peut que réjouir Franz Boas et Paul Rivet. Ce dernier profite également de l’événement pour nouer des relations plus étroites avec ses pairs latino-américains et se tenir au courant des derniers progrès des recherches archéologiques, ethnographiques dans les divers pays d’Amérique du Sud.
71Car bien que vivaces, ses souvenirs sur les pays qu’il a connus (Équateur, Chili, Colombie, Panama) sont déjà anciens. Il lui faut attendre 1927 pour retourner en Amérique latine, à l’occasion d’une mission scientifique officielle de quatre mois en Argentine, en Uruguay et au Paraguay. Mais à partir de son élection en mars 1928 au Muséum, il va se rendre régulièrement en Amérique latine. Il lui devient beaucoup plus facile d’obtenir des crédits de mission. Les invitations officielles sont aussi plus fréquentes, maintenant qu’il bénéficie de la reconnaissance officielle. Entre 1927 et 1939, il accomplit six longues tournées de conférences pendant les mois d’été : il se rend au Mexique (trois fois), au Brésil, au Guatemala, au Salvador, en Colombie, au Pérou, etc. Il popularise ses thèses sur le peuplement tripartite du continent américain. Infatigable, doué d’une curiosité insatiable, il visite les musées, les bibliothèques, les sites de fouilles archéologiques. Reçu comme une personnalité officielle française importante, il fréquente les élites politiques, scientifiques et intellectuelles des contrées visitées. Amoureux de la langue castillane, goûtant fort la saveur des américanismes, des locutions propres à chaque nation, il est perçu comme un ami de l’Amérique latine, comme un fin connaisseur de sa réalité humaine et de sa situation politico-économique. Chaque voyage se solde par une vague de souscriptions d’abonnements pour le Journal, et de parrainages de nouveaux membres rejoignant les rangs de la Société des américanistes. Parmi ceux-ci on compte plusieurs anciens présidents de la République : le Mexicain Pascual Ortiz Rubio, l’Argentin Marcelo de Alvear, le Colombien Bautista Saavedra, et nombre de ministres d’État, d’ambassadeurs, de chargés d’affaires, etc. La notoriété de Paul Rivet en Amérique latine est considérable. Son internationalisme se manifeste autant dans ses centres d’intérêt scientifique (les classifications linguistiques, l’origine du peuplement américain) que dans ses prises de position et ses voyages.
72Au fil des pages de ce chapitre, on a pu constater que le niveau d’intégration de la compétence et de la légitimité scientifiques de Paul Rivet dépasse le cadre de l’hexagone, en même temps qu’il lui permet de s’émanciper des contraintes institutionnelles françaises où il n’est encore qu’un obscur assistant à une chaire du muséum, et de faire valoir sa différence. Inévitablement, cela vient renforcer en retour sa position en France. C’est en ce sens que l’américanisme est bien le levier de sa carrière. Il va pouvoir commencer à récolter les fruits de son activité débordante des six dernières années (1919-1925), tant sur le plan institutionnel que scientifique. L’ethnologie s’institutionnalise enfin, grâce à une conjoncture politique plus favorable, mais grâce, aussi, à l’alibi de la valorisation du “capital humain” des colonies françaises, instrumentalisé afin d’obtenir la professionnalisation et la reconnaissance officielle de la discipline.
Notes de bas de page
1 Allusion à, respectivement, la Société d’ethnographie de Paris, constituée d’innombrables comités et sous-sociétés, fondée par Léon de Rosny, et la Société d’anthropologie de Paris, fondée par Paul Broca, toutes deux en 1859 (la première tint sa séance inaugurale le 14 mai, la seconde le 19 du même mois).
2 “Décrit par ses contemporains comme un homme affable, Hamy a évité soigneusement de prendre part aux débats controversés de son époque.” (cité in Dias (Nélia), Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908) : anthropologie et muséologie en France, Paris : CNRS, 1991, p. 225)
3 Allusion aux propos tenus par un professeur luxembourgeois lors du premier congrès international des américanistes, qui espérait que les “robinsonnades” et les “chinoiseries”, c’est-à-dire toutes les hypothèses fantaisistes qui parasitaient la recherche, soient “reléguées à jamais dans le pays des chimères” (cité par Henri Lehmann dans son allocution, Actes du 42e Congrès international des américanistes. Congrès du Centenaire, Paris : Fondation Singer-Polignac, 1977, p. 28)
4 Harcourt (Raoul d’), L’Américanisme et la France, Paris : Larousse, 1928, p. 23.
5 Ibid., p. 31.
6 Lasteyrie (Robert de), Bibliographie des travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes en France, Paris : impr. nationale, 1901, vol. 3, p. 605.
7 Chailleu (Luc), “La Revue orientale et américaine (1858-1879). Ethnographie, orientalisme et américanisme au XIXe siècle”, L’Ethnographie, vol. 86, no 1, 1990, pp. 89-103.
8 Durand-Forest (Jacqueline de), “Rémi Siméon et le mexicanisme”, Journal de la Société des américanistes, séance du 4 mars 1964, vol. 53, 1964, p. 203 ; Lasteyrie (Robert de), Bibliographie des travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes en France, Paris : impr. nationale, 1904, vol. 4, p. 326.
9 Chailleu (Luc), “La Revue orientale et américaine (1858-1879). Ethnographie, orientalisme et américanisme au XIXe siècle”, art. cit., p. 106.
10 Comas (Juan), Cien años de Congresos Internacionales de Americanistas. Ensayo historico-critico y bibliográfico, Mexico : Instituto de investigaciones históricas y antropológicas, 1974 ; Rivet (Paul), “Histoire des Congrès internationaux des américanistes”, in Proceedings of the XXIXth Congress of Americanists, New-York : [s. n.], 1949, vol. 1, pp. 1-2.
11 Comas (Juan), Cien años de Congresos Internacionales de Americanistas…, op. cit., pp. 15-20.
12 Dias (Nélia), Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908)…, op. cit., p. 213.
13 Harcourt (Raoul d’), L’Américanisme et la France, op. cit., p. 32.
14 Dias (Nélia), Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908)…, op. cit., p. 61.
15 Cordier (Henri), “Les Origines de la Société des américanistes de Paris”, Journal de la Société des américanistes, séance du 1er juin 1920, vol. 12, 1920, pp. 205-206.
16 Verneau (René), “L’Évolution des études américanistes depuis 1895”, Journal de la Société des américanistes, séance du 1er juin 1920, vol. 12, 1920, pp. 206-207.
17 Rivet (Paul), “L’Américanisme et la Société des américanistes de Paris”, Journal de la Société des américanistes, vol. 11, 1914-1919, p. 19.
18 Taylor (Anne-Christine), “L’Américanisme tropical, une frontière fossile de l’ethnologie ?”, in Rupp-Eisenreich (Britta) (sous la dir.), Histoire de l’anthropologie, Paris : Klincksieck, 1984, p. 217.
19 Ibid., p. 216.
20 Verneau (René), “L’Évolution des études américanistes depuis 1895”, art. cit., p. 208.
21 Journal de la Société des américanistes, séance du 1er décembre 1908, vol. 5, 1908, p. 272.
22 Verneau (René), “L’Évolution des études américanistes depuis 1895”, art. cit., p. 210.
23 Descola (Philippe), Izard (Michel), “Amérique”, in Bonte (Pierre), Izard (Michel), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, 2ème éd. rev., Paris : PUF, 1992, p. 46.
24 Vignaud (Henry), “L’Américanisme et la Société des américanistes”, Journal de la Société des américanistes, vol. 10, 1914, p. 2.
25 Rivet (Paul), “L’Américanisme et la Société des américanistes de Paris”, art. cit., p. 18.
26 Paroles de Paul Rivet au moment de la prise de présidence par Georges de Créqui-Montfort, séance du 23 novembre 1929, Journal de la Société des américanistes, vol. 22, 1930, p. 215.
27 Séance du 7 mars 1922, Journal de la Société des américanistes, vol. 14, 1922, pp. 191-192.
28 Verneau (René), “L’Évolution des études américanistes depuis 1895”, art. cit., p. 208.
29 Descola (Philippe), Izard (Michel), “Amérique”, art. cit., p. 52.
30 Rivet (Paul), “Léon Poutrin”, Journal de la Société des américanistes, vol. 11, 1919, pp. 640-643.
31 Sibeud (Emmanuelle), Une Science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France 1878-1930, Paris : EHESS, 2002, pp. 147-148 (Recherches d’histoire en sciences sociales).
32 Rivet (Paul), “Léon Poutrin”, art. cit., p. 642.
33 Rivet (Paul), “La Société des américanistes de Paris”, France-Amérique, no 109, janvier 1921, p. 121.
34 Lettre d’Ales Hrdlicka à P. Rivet, 22 décembre 1922 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
35 Rivet (Paul), “La Société des américanistes de Paris”, art. cit., p. 121.
36 Julliard (Jacques), “Le Monde des revues au début du siècle”, Cahiers Georges Sorel, no 5, 1987, p. 5 (cité in Sibeud [Emmanuelle], Une Science impériale pour l’Afrique ?…, op. cit., p. 164).
37 Allocution du président Capitan, séance du 16 avril 1928, Journal de la Société des américanistes, vol. 20, 1928, pp. 374-375.
38 Delaporte (Sophie), Les Médecins dans la Grande Guerre, 1914-1918, Paris : Bayard, 2003, 223 p., Delaporte (Sophie), Gueules cassées de la Grande Guerre, [préf. de Stéphane Audoin-Rouzeau], 3ème éd., Paris : A. Viénot, 2004 ; Laby (Lucien), Les Carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées : 28 juillet 1914 - 14 juillet 1919, [avant-propos de Stéphane Audoin-Rouzeau, texte préparé et annoté par Sophie Delaporte], Paris : Bayard, 2001, 345 p.
39 In Laby (Lucien), Les Carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées…, op. cit., p. 18.
40 Chiffres fournis par Stéphane Audoin-Rouzeau in Delaporte (Sophie), Gueules cassées de la Grande Guerre, op. cit., pp. 16-17.
41 Ibid., p. 29.
42 Feuillet du personnel de 1913 (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).
43 Rivet (Paul), “Souvenirs”, Revue philosophique, vol. 147, no 4, 1957, pp. 418-419 pour les deux citations.
44 Delaporte (Sophie), Les Médecins dans la Grande Guerre, op. cit., pp. 31-72.
45 Lettre de Paul Rivet à Lucien Lévy-Bruhl, 23 janvier 1915 (fonds Lévy-Bruhl, archives Imec). Cf. annexe 1.
46 Ibid.
47 Rivet (Paul), “Souvenirs”, art. cit.
48 Prochasson (Christophe), Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, Paris : Seuil, 1993, pp. 122-129.
49 Cf. aussi Prost (Antoine) “Le service de santé militaire pendant la première guerre mondiale” in Wieviorka (Annette) (sous la dir.), Justin Godart : un homme dans son siècle, 1871-1956, 2ème éd., Paris : CNRS Éditions, 2005, 273 p. (CNRS Histoire).
50 Feuillet du personnel de 1915 (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).
51 À Zeitenlick reposent près de 9 000 soldats français, ensevelis dans un cimetière militaire.
52 Miquel (Pierre), Les Poilus d’Orient, Paris : Fayard, 1998, p. 267.
53 Lettre de Georges Perrier à Paul Rivet, 7 août 1916 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
54 Cohen (Marcel), “Sur l’ethnologie de la France”, La Pensée, no 105, 1962, p. 87.
55 Rivet (Paul), Prophylaxie contre les mouches, Salonique : [s. n.], 1918.
56 Rivet (Paul), Titres et travaux scientifiques, Paris : [s. n.], 1927, p. 98.
57 Lettre de Marcel Cohen à Paul Rivet, 8 juillet 1918 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
58 Rivet (Paul), Titres et travaux scientifiques, op. cit., p. 95.
59 Rivet (Paul), Note sur un projet d’étude toponymique de la Macédoine, Salonique : [s. n.], 1918, p. 1
60 Rivet (Paul) et Luquet (Georges Henri), “Sur le tribulum”, Mélanges Iorga, 1933, pp. 613-638.
61 Rivière (Georges Henri), “La Disparition du Musée d’ethnographie du Trocadéro”, radio-conférence du 17 septembre 1935, p. 12 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AM 1 C8b).
62 Audoin-Rouzeau (Stéphane), in Delaporte (Sophie), Gueules cassées de la Grande Guerre, op. cit., p. 24
63 Papiers Perrier, carnet 32 (16 janvier-4 mai 1919) de Georges Perrier, (archives SHAT, 1 K 296).
64 Lettre de Georges Perrier à Paul Rivet, 25 février 1919 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
65 Lettre de P. Rivet à E. Nordenskiöld, 14 mars 1919 (fonds Nordenskiöld, bibliothèque universitaire de Göte
66 Rivet (Paul), “Mon ami Teilhard de Chardin”, France Observateur, 20 avril 1955.
67 Rivet (Paul), “Nils Erland Nordenskiöld”, Journal de la Société des américanistes, vol. 24, 1932, p. 299.
68 Rivet (Paul), “Mon ami Teilhard de Chardin”, art. cit.
69 Journal de la Société des américanistes, vol. 11, fasc. 2, 1919, p. 608.
70 Lettre de Georges Perrier à P. Rivet, 15 mai 1919 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
71 Journal de la Société des américanistes, vol. 11, fasc. 2, 1919, p. 614.
72 Lettre de Max Uhle à P. Rivet, 17 novembre 1920 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
73 Rivet (Paul), “Theodor Koch-Grünberg”, Journal de la Société des américanistes, vol. 17, 1925, pp. 322-326, et Rivet (Paul), “Princesse Thérèse de Bavière”, Journal de la Société des américanistes, vol. 19, 1927, pp. 377-379.
74 Rivet (Paul), “Eduard Seler”, Journal de la Société des américanistes, vol. 15, 1923, p. 282.
75 Rivet (Paul), “Theodor Koch-Grünberg”, art. cit., p. 324.
76 Schmidt (père Wilhelm), “Documents pour servir à l’histoire de l’ethnologie des derniers temps”, Anthropos, vol. 19-20, 1920, p. 575.
77 Cité in Ibid.
78 Lettre de F. Boas à P. Rivet, 23 août 1919 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C) (ma traduction).
79 Zerilli (Filippo), Il Lato oscuro dell’etnologia : il contributo dell’antropologia naturalista al processo di istituzionalizzazione degli studi etnologici in Francia, Rome : Cisu, 1998, pp. 122-124.
80 Copie de la lettre de P. Rivet à F. Boas, 4 septembre 1919 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D). Les originaux des lettres de P. Rivet se trouvent à l’American Philosophical Society Library de Philadelphie, qui a le dépôt des archives de F. Boas. À la suite d’une coopération entre cette institution et la Bibliothèque du Musée de l’Homme, chaque partie fit des photocopies de sa correspondance au bénéfice de l’autre. Cf. annexe 2.
81 Lettre de F. Boas à P. Rivet, 9 octobre 1919 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C) (ma traduction).
82 Séance du 9 novembre 1920, Journal de la Société des américanistes, vol. 12, 1920, p. 223.
83 Journal de la Société des américanistes, vol. 11, fasc. 2, 1919, p. 677.
84 Copie de la lettre de P. Rivet à F. Boas, 2 février 1924 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D).
85 Ibid., 10 mai 1924.
86 Ibid., 18 février 1921.
87 Ibid., 23 septembre 1925.
88 Ibid., 18 février 1921.
89 Ricard (Robert), “Souvenirs sur Paul Rivet et le Mexique, 1930-1931 (Considérations inactuelles)”, Journal de la Société des américanistes, vol. 57, 1969, p. 294.
90 Ibid.
91 Zerilli (Filippo), Il Lato oscuro dell’etnologia…, op. cit., pp. 130-132.
92 “Congrès international des américanistes. La 20ème session du CIA”, Journal de la Société des américanistes, vol. 12, 1920, p. 279.
93 Copie de la lettre de P. Rivet à F. Boas, 2 février 1924 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D).
94 Rivet (Paul), “Nils Erland Nordenskiöld”, art. cit., p. 297.
95 Lettre de E. Nordenskiöld à P. Rivet, 30 juin 1922 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
96 Copie de la lettre de P. Rivet à F. Boas, 2 février 1924 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D).
97 Copie de la lettre de P. Rivet à F. Boas, 10 mai 1924 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D).
98 Ibid., 12 mai 1924.
99 Ibid., 7 septembre 1924.
100 Allocution inaugurale du président du Congrès, Th. Delprat, in Proceedings of the XXIst International congress of americanists, first part held at The Hague, August 12-16, 1924, [reprod. en fac-sim. de l’éd. de Leyde : E. J. Brill, 1924], Nendeln : Kraus reprint, 1968, p. XXVIII.
101 Rivet (Paul), “La Société des américanistes de Paris”, art. cit., p. 121.
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