Le Cadre la mission géodésique en Équateur
p. 35-70
Texte intégral
Aux origines de la mission
1Répondant favorablement en 1898 à un vœu émis par l’Association géodésique internationale, la France décide d’envoyer en Amérique du Sud une nouvelle mission chargée de remesurer l’arc de méridien équatorien, sur les traces de l’illustre expédition emmenée par Godin, Bouguer, La Condamine entre 1735 et 1743. Ces savants furent alors dépêchés en Amérique par l’Académie des sciences qui souhaitait trancher la controverse opposant les Newtoniens aux Cassiniens : la terre avait-elle, comme les premiers l’affirmaient, la forme d’un ellipsoïde de révolution aplati aux pôles ? Les résultats des mesures géodésiques effectuées par les Académiciens confirmèrent la justesse de la théorie de Newton et fournirent les premières valeurs approchées des dimensions du globe terrestre. Mais, depuis ces travaux pionniers, la science géodésique avait beaucoup progressé, ses instruments étaient plus raffinés et précis. De nombreux pays avaient procédé à des mesures d’arc de méridien sur leur sol ou dans leurs possessions coloniales, mais toujours à des latitudes moyennes. “Or, on comprend facilement combien il est indispensable […] de posséder des mesures sous les latitudes équatoriales et polaires, puisque c’est là que le rayon de courbure de notre globe est maximum ou minimum.”1 Le Geodetic Survey des États-Unis se proposait de mesurer un arc de méridien équatorien, tout en reconnaissant à la France le droit de reprendre elle-même ces travaux puisqu’elle en avait été l’instigatrice au XVIIIe siècle. Mais pourquoi avoir décidé de procéder à ces mesures en Équateur, alors que la France possède des territoires africains sous cette même latitude ?
Pour faire de la géodésie sans compliquer grandement le travail par la construction de signaux élevés, il faut avoir à sa disposition des sommets ayant des vues étendues. L’impossibilité de les trouver dans les plaines amazoniennes ou dans la brousse africaine, jointe à l’insécurité et aux difficultés des transports dans la plupart de ces régions, a conduit à les éliminer. Au contraire, la république de l’Équateur, traversée du nord au sud par deux chaînes parallèles élevées, se prête admirablement à l’établissement d’un réseau méridien de triangles à sommets choisis alternativement sur l’une et l’autre chaîne ; elle possède un gouvernement régulier sur l’appui duquel on pouvait compter ; elle offre à l’étranger, indifférent aux querelles politiques, une sécurité à peu près parfaite ; les communications n’y sont, il est vrai, guère faciles, mais, du moins, n’est-on point forcé de recourir constamment au portage, et les animaux de bât existent-ils nombreux et à bas prix.2
2Autant de raisons scientifiques et pratiques qui justifient le choix de ce pays. Une première mission de reconnaissance est envoyée en Équateur de mai 1899 à janvier 1900. Elle est chargée de repérer les premières bases, de préparer le projet d’opérations et d’établir un devis approximatif. Toute l’opération est confiée au Service géographique de l’Armée, sous la tutelle scientifique de l’Académie des sciences qui a approuvé l’envoi d’une telle mission et insisté sur son intérêt3. Le programme à accomplir est ambitieux ; il s’agit de mesurer un arc de méridien de six degrés en cinq grandes bases ; de construire plus de 70 stations de mesure des angles ; d’observer les éléments astronomiques fondamentaux (latitude, longitude, azimut) ; de déterminer les altitudes de chaque base ; de mesurer la gravité avec un pendule magnétique en une multitude de points ; d’établir un relevé topographique des massifs montagneux et d’en faire l’étude géologique afin de connaître leur densité ; enfin, d’étudier l’histoire naturelle du pays et de ramener des collections pour le Muséum national d’Histoire naturelle, l’autre éminent parrain scientifique de la mission. La première expédition de Bouguer, La Condamine et Godin avait en effet emmené le botaniste Antoine de Jussieu ; la seconde souhaite de la même manière déborder de son strict cadre géodésien pour inclure les sciences naturelles dans son champ d’études. La durée de la mission est estimée à quatre ans.
3À l’automne 1900, le ministère de l’Instruction publique demande aux chambres les crédits indispensables à l’organisation de la mission. Le ministère de la Guerre met à disposition le personnel et le matériel nécessaires. Institué en 1887, c’est donc le Service géographique de l’armée qui conduira les opérations − plus précisément, sa section géodésique. Le chef d’escadron Robert Bourgeois est désigné responsable de la mission. Son personnel compte six officiers et 17 sous-officiers et hommes de troupe. Un rapport daté du 13 novembre 1900 du directeur du Service géographique, le général Bassot, au ministre de la Guerre précise que le corps des officiers doit comprendre un “médecin aide major, qui, en outre de ses fonctions spéciales, sera chargé de recueillir, au cours des opérations, tous les renseignements intéressant les sciences naturelles […]”4. Le 1er décembre, le commandant Bourgeois écrit à la direction du Service de santé pour lui demander d’agréer le détachement du médecin aide major de première classe Paul Rivet à la mission géodésique, qui lui “paraît réunir toutes les conditions requises tant au point de vue professionnel, qu’au point de vue scientifique général.”5 Une quinzaine de jours aurait donc suffi à trouver un médecin volontaire pour partir quatre années au lointain. À cette époque, Paul Rivet est depuis un an médecin au premier régiment de Cuirassiers à Paris. Il dirige le service médical de l’artillerie de la première division de cavalerie. Bien noté par ses supérieurs hiérarchiques, il est remarqué comme un homme “d’une intelligence supérieure, d’une instruction très variée et très étendue, très travailleur, servant avec beaucoup de zèle et de dévouement”. Il possède, ajoute le lieutenant colonel Cendron, “un ensemble de qualités qui permettent d’augurer qu’il fera un chef de service remarquable.” “Jeune médecin dévoué” − il a 24 ans −, il est “très aimé de ses camarades [et] inspire une grande confiance à ses malades”6. Autant de qualités qui font de Paul Rivet un sujet d’avenir et le promettent à une belle carrière de médecin militaire, n’était le brusque virage qu’allait lui faire subir sa participation à la campagne d’Équateur.
4Peu enclin à l’introspection, Paul Rivet n’est revenu que très rarement sur les circonstances qui présidèrent à sa décision de s’engager dans la mission — par écrit, du moins. Dans la notice biographique qu’il rédigea quelques années avant sa mort, parlant de lui-même à la troisième personne, il écrivait que “le goût des grands voyages, goût dû à l’influence que Jules Verne exerça sur lui, l’incite à partir en 1901, comme médecin de la Mission géodésique envoyée en Équateur […]”7. Ce désir impérieux de voyager au long cours semble avoir joué un rôle crucial dans son choix. Il se dépeignait lui-même comme un homme “avide d’aventures”, aimant le risque et l’action, l’audace8. Le concours de circonstances qui précipita sa participation à l’expédition à l’automne 1900 est à cet égard révélateur de son caractère et de sa personnalité. Paul Rivet l’évoque au cours d’une rencontre avec une journaliste venue l’interroger sur son parcours au lendemain de sa victoire aux élections municipales de Paris en mai 1935 ; elle-même avait entendu raconter cette anecdote sur laquelle elle le questionne à nouveau. Cet entretien est d’autant plus précieux qu’il constitue l’unique trace écrite relatant ces faits, avec un goût naïf de la mise en scène et du détail faisant les délices du biographe. Malgré un sens critique mis en éveil par l’allure romancée de l’histoire, on ne peut qu’y succomber tant la trouvaille dans un épais dossier poussiéreux de cette coupure de presse − fragile papier jauni et cassant, replié sur lui-même − était inespérée. Qu’importe après tout la véracité de cette anecdote, qui n’est jamais qu’à la périphérie de l’histoire : elle pimente sans pour autant dénaturer les événements ultérieurs. La voici, racontée par la journaliste à la manière d’un conte, avec une fraîcheur désarmante qui ajoute au plaisir amusé de la lecture :
[…] Un jour, comme il sortait du Val de Grâce, il [Paul Rivet] rencontra le médecin inspecteur Maillard, qui arrivait à cheval.
− Voulez-vous partir avec la mission géodésique française de l’Équateur ? lui dit celui-ci à brûle-pourpoint. Vous qui voulez voyager, voilà une occasion exceptionnelle ! Cinq ans d’absence ! Il s’agit de mesurer un arc de méridien ! C’est le général Bourgeois qui est le chef de l’expédition….
− Entendu, je pars !
− C’est sérieux ?
− C’est sérieux ! Voulez-vous me donner une lettre de présentation pour le général ?
Un peu étourdi par la rapidité de la décision du jeune médecin, son interlocuteur hésitait. Il se mit pourtant à écrire la lettre. Une heure plus tard, le professeur Rivet se présentait devant le général Bourgeois, qui l’acceptait. Avec une curiosité mêlée de sympathie, le général regardait ce jeune médecin inconnu tombé brusquement dans son bureau et qui semblait si peu s’inquiéter des modalités d’un tel voyage
− Mais enfin, dit-il, jeune homme, vous me paraissez plein d’enthousiasme, et c’est une qualité que j’apprécie. Mais vous ne me demandez même pas combien cela vous rapportera ? Et puis, ajouta-t-il, avec une petite pointe de moquerie, je suppose que vous savez où est l’Équateur ?
− Certes, mon général, enfin c’est-à-dire que… Cela doit bien se trouver du côté du Congo ! mais cela a si peu d’importance…
Comme je lui rappelle ce souvenir, le professeur Rivet se met à rire :
– Oui, convint-il gentiment, je n’étais pas très “calé” en géographie. Et peut-être pensez-vous que j’étais un jeune homme bien extraordinaire de me décider ainsi en 10 minutes pour quelque chose d’aussi grave qu’une expédition lointaine dans un pays dont j’ignorais même l’emplacement. Mais ne vous pressez pas de juger. Si je vous disais que cette prompte décision a décidé de toute ma carrière ? Ecoutez plutôt la fin de l’histoire. Le lendemain matin, une lettre de recommandation arrivait pour un camarade. Si je ne m’étais pas engagé la veille, il eût été impossible de me donner la préférence.9
5Le général Bourgeois n’était alors que commandant, Paul Rivet n’était pas professeur au Muséum, personne ne savait encore que la mission durerait non pas quatre mais cinq ans : mis à part ces erreurs mineures, ce qui surprend, c’est “cette vivacité dans la décision qui, souvent, oriente toute une vie”10, comme le faisait observer Paul Rivet a posteriori. Il admirait et louait chez les autres ce qu’il possédait lui-même en propre : “[…] l’enthousiasme et l’esprit de décision. C’est avec ces belles qualités que se font les vies de ceux dont le vulgaire dit qu’ils ont de la chance.”11
6Les officiers choisis pour la mission géodésique doivent embarquer à bord d’un transatlantique en avril 1901 ; d’ici là, ils sont tenus d’assister aux conférences qui seront données au Muséum national d’Histoire naturelle et à l’Observatoire météorologique du Parc Saint-Maur. Outre des recherches naturalistes, Paul Rivet est également chargé par le ministère de l’Agriculture de l’étude des questions agricoles en Équateur qui pourraient intéresser et profiter à l’agriculture française ou algérienne. Il a reçu pour ce faire une allocation forfaitaire de 500 francs12. Depuis leur indépendance, les républiques d’Amérique latine n’en finissent pas d’attirer les convoitises des nations européennes qui souhaitent se documenter au mieux et tirer profit des ressources naturelles et économiques de ces contrées. “Soucieux de m’acquitter consciencieusement de cette double tâche, je vins demander dans les divers laboratoires du Muséum d’histoire naturelle les conseils et les enseignements nécessaires”13, précise-t-il plus tard. Les trois années d’études médicales à l’École du service de santé des armées de Lyon l’ont en effet bien peu préparé à une mission scientifique d’une telle envergure. Vraisemblablement, il reçoit les rudiments indispensables aux études d’histoire naturelle dans les départements d’anatomie, de paléontologie, d’entomologie, de mammalogie, de botanique, et de minéralogie. Ce qu’on lui demande, c’est de récolter des échantillons, et de les envoyer à ces différents départements afin d’enrichir leurs collections. Paul Rivet n’a pas à les étudier en tant que tels.
7Par contre, sa formation médicale le prédispose en quelque sorte à l’étude anatomique des sujets amérindiens, ceux justement qui intriguent le plus les anthropologues et les anatomistes. Ils cherchent en effet à retrouver ce qu’on appelle alors des “types raciaux primitifs purs” de tout métissage, et ils se demandent d’où viennent les Amérindiens, s’il y a une ou plusieurs souches de peuplement, comment les migrations sur le continent se sont opérées et dans quel sens géographique. L’étude anatomique de l’homme s’insère précisément dans le vaste champ des sciences naturelles. C’est alors l’âge d’or de l’anthropométrie — et surtout de la craniométrie —, branche positiviste par excellence de l’anthropologie telle que Paul Broca et Armand de Quatrefages l’ont conçue dans la seconde moitié du XIXe siècle, en lui assignant la tâche ambitieuse d’écrire l’histoire naturelle de l’homme. Les inclinations de Paul Broca pour la médecine, sa volonté — commune à bien d’autres anthropologues — de doter l’anthropologie d’un fort coefficient de positivité en la rapprochant du modèle des sciences naturelles épousaient, de fait, “le programme naturaliste [...] focalisé vers deux directions de recherches complémentaires […] : d’une part, l’inventaire empirique puis le classement typologique et sériaire des groupes humains, d’autre part, l’étude des rapports entre crâne, cerveau et intelligence”14. Ainsi, malgré la pétition de principe décrétant le concours de toutes les branches de l’anthropologie générale (paléontologie, préhistoire, ethnographie, linguistique, psychologie, etc.), c’est l’anthropométrie qui focalise toutes les attentions et les ardeurs. La communauté savante dans son ensemble attend d’elle rien moins que des éléments de connaissance objective sur la phylogenèse de l’espèce humaine grâce à l’identification de “types raciaux primitifs purs”, l’issue au débat subséquent opposant les monogénistes aux polygénistes et, surtout, la légitimation mathématique — donc irréfutable — de la supériorité de la civilisation blanche. C’est dans ce cadre épistémologique que Paul Rivet va mener ses premières recherches en Équateur.
8Raoul Anthony, préparateur de la chaire d’anatomie comparée du Muséum, l’initie à l’anthropométrie et à l’utilisation de plusieurs instruments de mesure15. De deux ans l’aîné de Paul Rivet, il est lui aussi médecin militaire de formation. Il fut affecté au 2ème Cuirassiers avant d’être placé en non-activité afin de poursuivre ses travaux anatomiques. Titulaire d’une thèse qui lui valut l’obtention du prix Broca de la Société d’anthropologie, il amorça sa reconversion vers la recherche en se rapprochant du physiologiste Étienne Jules Marey du Collège de France, et de Léonce Manouvrier, professeur à l’École d’Anthropologie16. Il a déjà publié un certain nombre d’articles relatifs à l’anthropologie physique. Paul Rivet et Raoul Anthony vont rester “en correspondance scientifique continue et régulière”17 tout au long du séjour de Paul Rivet en Équateur. La sortie réussie de Raoul Anthony du domaine militaire pour pénétrer le champ scientifique dut l’impressionner ; il y vit sans doute un modèle à suivre. Rappelons que Paul Rivet reconnut plus tard ne pas aimer la médecine et ne ressentir aucun attrait pour le métier des armes18. Peut-être envisagea-t-il la possibilité d’imiter en quelque sorte son camarade et de profiter de l’aubaine de cette expédition pour amorcer lui aussi une reconversion. Leur correspondance montre que Paul Rivet avait une grande confiance dans le jugement de son camarade. Il le tenait au courant très régulièrement de l’avancée de ses travaux, lui envoyait ses notes de travail, ses fiches de mesures anthropométriques, ses traductions et mémos bibliographiques. C’est Raoul Anthony qui se chargea de faire publier les tous premiers articles de Paul Rivet, avec son assentiment et toute sa confiance. Il espéra beaucoup de leur future collaboration, une fois qu’il serait de retour.
9Peu familier des réseaux de sociabilité savante, il ne contacte aucune institution extra académique telles la Société d’anthropologie ou la Société des américanistes de Paris : pourtant bien placées pour assister les voyageurs sur le départ et les documenter. Il est fort à parier qu’il en ignorait même jusqu’à l’existence. Il les intègre plus tard, à un moment où ses intentions se sont clarifiées et ses ambitions affirmées. C’est Raoul Anthony qui lui propose de devenir membre de la Société d’anthropologie, en avril 1902, lui-même en faisant déjà partie. Spontanément, Paul Rivet accepte, sans vraiment bien savoir ce dont il s’agit et s’il peut y prétendre19. Il en deviendra membre le 16 octobre 1902, parrainé par Léonce Manouvrier et René Verneau. Il fréquentera les séances de la Société des américanistes pendant son congé au printemps 1904, mais il n’en deviendra membre que plus tard, en 1907, lorsqu’il peut présenter une candidature sérieusement étoffée, contributions scientifiques à l’appui.
10De même, à la question : s’est-il procuré ou a-t-il consulté un guide de méthode anthropologique ou ethnographique avant de partir ? il est impossible de répondre avec certitude, encore que cela soit plus que probable. La Société ethnologique de Paris avait bien publié en 1839 une Instruction générale adressée aux voyageurs, et les Notes and Queries on Anthropology britanniques étaient disponibles depuis 1874, mais ce n’étaient peut-être pas les protocoles les plus facilement disponibles à Paris en 1900. Les Instructions générales aux voyageurs publiées par la Société de géographie en 1875, gros manuel de trois cents pages couvrant les champs de la géographie physique, de l’histoire naturelle, de l’ethnographie et de l’histoire, l’étaient sans doute davantage. Ce qui semble par contre certain, c’est que Raoul Anthony l’a formé en fondant sa pédagogie anthropométrique sur les célèbres Instructions générales pour les recherches et observations anthropologiques à faire sur le vivant, de Paul Broca, éditées sous forme de brochure en 1879 chez Masson. Henri Victor Vallois affirmait qu’elles avaient “servi à des générations de chercheurs”20 et il n’est pas douteux que l’on puisse inclure Paul Rivet dans cette cohorte, lui-même reconnaissant avoir mené ses travaux d’anthropologie physique suivant les méthodes préconisées par Broca21.
11Le personnel de la mission au grand complet quitte Paris pour s’embarquer à Bordeaux le 25 avril 1901 à bord du navire Le Cuco. Ils parviendront en vue de Guayaquil le 1er juin. La traversée dure cinq semaines. La faune de passagers plus ou moins pittoresques qui évolue sur le pont, dans les salons, intéresse Paul Rivet au plus haut point. Il livre dans son journal des descriptions très vivantes de certains d’entre eux. À la différence de quelques-uns de ses compagnons de voyage, le jeune homme “aime la mer, et ne trouve pas le temps long à bord” : “C’est pour moi un plaisir, pour beaucoup un ennui.”22 Il faut dire que ce natif des Ardennes n’avait jamais vu la mer avant de la contempler depuis la côte aquitaine. “À mon époque, on ne partait pas beaucoup, les familles pauvres de France ne voyageaient pas souvent. Je connus la mer le jour que je m’embarquais à Bordeaux pour venir en Équateur”23, confiera-t-il 50 ans plus tard à un auditoire équatorien. Sociable, il se lie très vite avec d’autres passagers qui retournent à la Guadeloupe ou la Martinique. On joue aux cartes, aux dés. “Tout sert de distraction à bord, des bœufs qu’on abat, au navire apparu à l’horizon.”24 Il fête son anniversaire en mer, le 7 mai. Le spectacle de ces vastes étendues marines s’offrant à sa contemplation semble l’enivrer : “J’ai 25 ans. La mer est belle, magnifiquement bleue, nous serons demain matin à la Pointe-à-Pitre.”25
12Le Cuco fait escale dans plusieurs ports des Antilles (Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, Saint-Pierre, Trinidad) pour y débarquer passagers et marchandises, en embarquer d’autres. Après de courtes escales dans plusieurs ports du Venezuela, une halte d’une semaine est prévue, à la mi-mai, au Panama, le temps de transborder tout le matériel de la mission (20 tonnes au total) vers la côte Pacifique — rappelons que le canal n’est pas encore achevé. Le 26 mai au matin, le chargement à bord de leur nouveau bâtiment, le Perú, enfin achevé, les militaires reprennent la route vers Guayaquil, qu’ils aperçoivent pour la première fois le 1er juin.
13Bien plus que Quito, enclavée sur le plateau interandin, Guayaquil est la grande métropole de l’Équateur. Principal débouché maritime du pays, tournée vers l’Europe et l’Amérique, c’est une ville cosmopolite, au développement économique récent grâce au second boom du cacao qui a fortement stimulé le commerce et enrichi la bourgeoisie terrienne. Les membres de la mission géodésique sont chaleureusement accueillis par la colonie et le consul français. Il faut sans tarder procéder au rassemblement du matériel et à son transport, vérifier son état, acheter des mules, préparer le départ de la mission, s’assurer du soutien des représentants nationaux et régionaux, organiser les campements, etc. Le 5 juin, la mission géodésique est officiellement présentée au chef de l’État, le général Alfaro, avec défilé des militaires français dans les rues en grande tenue, présentation du sabre et cérémonie de la remise d’une lettre du président Loubet. Trois militaires équatoriens sont affectés de façon permanente à la mission pour les aider dans leurs démarches auprès des autorités locales, leur permettre de réquisitionner hommes et bêtes pour le transport et les gros travaux.
14La mission ne s’attarde cependant pas à Guayaquil, qui se trouve en dehors du périmètre des observations géodésiques. Étant donnée la configuration du paysage équatorien, la construction des stations et des mires se fera logiquement en altitude, dans la sierra. Il faut en effet savoir que le pays se divise en trois zones très différentes, se succédant d’ouest en est, et parallèlement au littoral : la côte, la sierra (cordillères et plateau interandin), et l’Orient, el Oriente, qui correspond au piémont amazonien. Élisée Reclus comparait la physionomie de l’Équateur à une échelle couchée, les deux montants correspondant aux deux cordillères, les barreaux aux chaînes transversales reliant les cordillères, créant ainsi de nombreuses vallées26. Les crêtes de celles-ci atteignent aisément 3 000 à 4 000 mètres d’altitude ; plusieurs sommets isolés avoisinent les 6 000 mètres, le Chimborazo les dépassant à 6 310 mètres. Pour les besoins de la mission, c’est dans cette zone de la sierra interandine que les opérations vont se dérouler. C’est là que doivent forcément s’établir, sur les sommets des cordillères, les stations géodésiques de la méridienne. La construction de la première base a réellement débuté fin juillet 1901 ; les observations ne se sont achevées qu’à la fin mai 1906.
Le déroulement de la mission
15Avant d’évoquer en détail les activités et travaux anthropologiques de Paul Rivet, un détour par les conditions pratiques du déroulement de la mission s’impose. Cela permettra de se faire une idée plus précise du milieu dans lequel la mission évolue, des complications qu’elle rencontre, du rythme d’avancée des observations, du travail de son personnel. Inévitablement, les études personnelles de Paul Rivet se plient à ces exigences, sont affectées par les aléas intempestifs, dans la mesure où il est avant tout militaire, médecin de la mission et, si besoin est, géodésien. C’est dans ce cadre, avantageux à bien des égards pour son statut aux yeux des Équatoriens et ses propres travaux, qu’il déploie son énergie.
16La durée de l’expédition n’aurait pas dû excéder, normalement, quatre années. Mais plusieurs difficultés, imprévisibles depuis Paris, ont cependant grandement compliqué et ralenti le travail. Les principaux obstacles rencontrés sont de trois ordres : les difficultés de transport, la destruction des signaux par les indigènes, et le mauvais temps continu en haute altitude. Dans chaque article écrit par les militaires afin de relater l’avancée des travaux, il est fait allusion à ces obstacles, tant pour justifier l’alourdissement des dépenses et le retard dans la marche des opérations, que pour donner au lecteur une certaine idée de leurs conditions de travail et d’existence dans un pays lointain, exotique, dont la moitié de la population est indienne. Transparaît aussi en filigrane le désir de valoriser la geste des Français, aux prises avec une nature hostile et des indigènes inconscients de la valeur de leurs observations. Ce combat contre les intempéries, contre les risques physiques et psychologiques encourus donnent en quelque sorte ses lettres de noblesse à ce terrain, “terrain” entendu aussi bien dans son sens géographique qu’ethnographique. Par définition, le terrain ne peut qu’être périlleux ; les géodésiens doivent en ressentir dans leur chair les effets, par un dépaysement et un décentrement qui les ébranlent aux tréfonds d’eux-mêmes.
17En 1901, les infrastructures routières sont très peu développées en Équateur, la configuration géographique du pays aggravant considérablement l’enclavement des régions. Le chemin de fer reliant Guayaquil à Quito n’est pas encore achevé ; seuls quelques tronçons de l’antique camino real inca traversant du nord au sud le couloir interandin sont viables et carrossables. Partout ailleurs, les pistes parcourant les cordillères sont très souvent rendues impraticables par les pluies abondantes, les fortes dénivellations, les gués difficiles à traverser faute d’entretien, les forêts impénétrables. Les chemins ne sont accessibles qu’aux piétons, cavaliers et bêtes de somme. Les arrieros (muletiers) ont tout un vocabulaire, emprunté indifféremment à l’espagnol ou au quechua, pour qualifier ces pistes : lodozales (chemins de boue), derrumbos (éboulements), escaleras (escaliers), camellones (ornières gorgées de boue), cienegos (espaces marécageux invisibles à l’œil nu, recouverts de hautes herbes, où le sol se dérobe sous les pas et où l’on s’enfonce lourdement)27.
18Georges Perrier ne cache pas son admiration pour les mules, ces animaux de charge énergiques et infatigables, étiques et mal nourris, qui meurent à la tâche28, mais c’est surtout le propriétaire de ces bêtes, l’arriero, toujours Indien ou métis, qui l’impressionne tant il se révèle résistant et endurant : “Grimpeur aux jarrets d’acier, vêtu par tous les temps d’une simple veste et d’un court pantalon de toile, son poncho de laine jeté sur le bras, pieds nus ou chaussé, s’il est riche, de simples sandales, [il] excite ses bêtes le fouet à la main et fait d’extraordinaires étapes.”29 C’est l’un des tous premiers contacts directs et prolongés des membres de la mission avec les Indiens et métis de la sierra ; il y en aura beaucoup d’autres, à la faveur des multiples déplacements et campements. Chargé de s’assurer à de nombreuses reprises du transport de leur matériel, parmi lequel se trouvent les irremplaçables et délicats appareils de mesure (dont la règle bimétallique Brünner, longue de 4,50 mètres et pesant 170 kilos), le capitaine Georges Perrier a affaire et fait affaire plusieurs fois avec les arrieros, les muletiers, et les guanderos, ces Indiens portefaix qui portent à dos d’homme des charges extrêmement lourdes, le long d’improbables chemins, impraticables pour les mules, créés à la machette pour certains. Sidéré par sa capacité de résistance à la tâche, Paul Rivet parle du guandero comme d’un homme doté “d’une endurance remarquable, capable de fournir des efforts énormes. Comme l’Arabe, avec lequel il a plus d’un trait commun, c’est un marcheur infatigable. Dans ce pays de montagnes, aux chemins durs, pénibles, défoncés, il couvre des distances incroyables, marchant 12 heures de suite, avec une charge pesante sur les épaules. Arrivé à l’étape, il mâche quelques poignées de maïs, boit quelques verres de chicha, dort sur le sol, exposé au froid de la nuit, roulé dans son maigre poncho, et repart le lendemain”30.
19Le tout premier trajet, de Guayaquil à Riobamba, a sans nul doute été l’un des plus pénibles et des plus éprouvants pour ces hommes loués à la journée, parfois réquisitionnés de force lorsque trop de défections et fuites étaient enregistrées, mais tout de même payés. Ce chemin, qui conduit de la côte à la région interandine, emprunte le rio Guayas jusqu’à Babahoyo, au pied de la Cordillère, la franchit ensuite par Balsabamba, Garanda et le col de l’Arenal, au pied du Chimborazo, d’où l’on descend sur Riobamba. Il fallut pas moins de 120 mules et une soixantaine de guanderos, en huit convois, pour tout acheminer jusqu’à la future base. Le convoi principal arrive à Riobamba le 13 juillet, juste avant la fête nationale que les militaires s’apprêtent à célébrer en bonne et due forme. Son arrivée impressionne fortement Paul Rivet qui ne peut s’empêcher de retranscrire dès le soir même ce qu’il a vu et appris sur ce convoi :
Le Capitaine Lallemand est arrivé ce soir à 4 heures et demi, contre toutes prévisions avec ses guanderos, ayant accompli un véritable tour de force en venant de Babahoyo à Riobamba en 7 jours. Quel curieux spectacle que ce convoi. La règle est arrivée portée par 14 guanderos. […] habillés comme les indiens, l’air de brutes, ils portent les fardeaux de cette taille à l’aide de bambous liés transversalement sous le fardeau. Le bambou repose sur le dos, sur un petit coussinet formant cran d’arrêt et maintenu par une corde circulaire passant sur le devant de la poitrine. Ils vont ainsi faisant des étapes extraordinairement longues, se reposant toutes les lieues et demi 20 à 30 minutes, se nourrissant de graines de maïs, de farine d’orge et de “chicha”, espèce de boisson fermentée faite avec le maïs. On donne 12 sucres pour chacun. Ils sont enrégimentés à des chefs “les cabecillos” et ces chefs ont eux-mêmes un général qui lui a le droit de frapper. Il faut tenir ces malheureux par le fouet ou par la chicha, en usant de l’un et de l’autre moyen tout à tour. Ils sont d’une adresse extraordinaire. Par ces mauvais chemins, parfois si étroits, si glissants, la règle n’a couru que deux fois un danger sévère et encore, les guanderos se sont fait écraser sous elle plutôt que de la laisser aller. Un d’entre eux l’ayant reçu sur la poitrine, et un autre sur le pied a dû s’arrêter à Garanda. Le Cne Lallemand est parti de Babahoyo avec 54 porteurs seulement, sur les 60 qui lui avaient été envoyés d’Ambato. Le reste s’était égayé en route, mais le long du chemin il en a réquisitionné et a pu arriver à Garanda avec 62 porteurs, et ici avec 60, ayant laissé deux malades en route. Nous voilà prêts à commencer nos travaux.31
20Voici condensé en une vingtaine de lignes le portrait de l’une des figures imposées de l’Indien de la sierra tel que le rencontrèrent tous les voyageurs du XIXe siècle et du début du XXe : l’Indien bête de somme32. C’est en effet l’une des images les plus vivaces et les plus fortes que ramènent les Occidentaux de leurs voyages, celle d’un homme à la frontière de l’animalité, mélange de bravoure héroïque et d’abrutissement servile. La condition sociale faite au guandero, son courage, sa résistance, ne pouvaient manquer de frapper les militaires français, comme ils frappent Paul Rivet. Il donne dans son journal de nombreux détails sur leur statut, leurs rémunérations. Georges Perrier les cite aussi à plusieurs reprises dans ses articles, mais en des termes toutefois peu évocateurs de la dure réalité. C’est bien dans le journal de Paul Rivet – qui n’a pas vocation à être publié – que l’on en trouve la mention la plus explicite et la description la plus vivante : il ne fait pas l’impasse sur les conditions de travail imposées à ces portefaix et mentionne les rapports de force traversant cette corporation. Les récits écrits par les militaires pour leur public savant sont beaucoup plus diserts sur les arrieros, les muletiers, qui dirigent, mènent leurs bêtes, et les peones, avec lesquels ils sont en relation marchande, de gré à gré. Les Indiens et les métis, très souvent assimilés aux premiers par leur statut et leur mode de vie, sont sur-représentés dans la profession de muletier en partie pour des raisons historiques : du temps de la colonie, ils étaient exonérés des taxes sur les ventes (alcabalas) et le transport, ce qui les plaçait dans une situation avantageuse sur les marchés, les foires et sur le segment des transports, leur permettant ainsi de se procurer des ressources numéraires pour s’acquitter de leur tribut aux autorités coloniales33. Après la déclaration de l’indépendance de la république équatorienne, en 1830, la situation va perdurer quelques décennies, leur offrant ainsi une niche de relative autonomie, comparée au sort de l’Indien concierto travaillant dans les haciendas, asservi au propriétaire terrien par le système pervers de l’endettement.
21À l’image de l’Indien portefaix — tout juste entrevue dans les articles officiels —, à l’évocation des réquisitions, les géodésiens ont préféré s’étendre bien davantage sur une autre représentation récurrente de l’Indien générique de la sierra, maintes fois évoquée par les voyageurs : l’Indien païen, ignorant, fanatique et superstitieux, qui entrave les activités des représentants du progrès et de la science et leur fait perdre du temps. La destruction des signaux et des mires s’explique par les craintes, l’incompréhension, des Indiens devant les agissements des militaires français. D’après ce que rapportent les géodésiens, les Indiens prennent leur signaux pour des repères indiquant l’emplacement de trésors enfouis, ou des marqueurs susceptibles d’attirer la malédiction divine sur leur village. Les mires sont interprétées comme des bornes destinées à assurer un nouveau cadastrage et lever de nouveaux impôts. Le matériel servant à la construction est également convoité : les Indiens s’approprient briques, madriers et planches pour les réutiliser34.
22La menace de destruction des signaux semble avoir été latente dès le début de leur installation à Riobamba, avant même le moindre passage à l’acte. Un prêtre, Don Pedro, avec lequel Paul Rivet est en relation quotidienne, lui conseille de suggérer au commandant Bourgeois “la bénédiction en grande pompe de la pyramide. Le commandant a accepté d’enthousiasme”, poursuit Paul Rivet, séduit lui aussi par l’idée et convaincu de son bien-fondé. “Nous craignons en effet que les Indiens ne démolissent nos constructions de base. L’évêque, ce qui ne fait pas de doute, veut bien bénir lui-même la première pierre, nous serons sûrs que pas un Indien n’y touchera. Et puis, cela aura je crois une grosse influence sur les habitants du pays qui sont profondément pratiquants, malgré leur paresse et leurs vices.”35 On peut difficilement trouver de meilleures raisons que celles avancées par Paul Rivet qui baigne, depuis son arrivée à Riobamba, dans le milieu catholique… Ce Don Pedro exerce visiblement une fascination sur le jeune médecin, par sa stature et sa puissance. Se rendant à son chevet tous les jours afin de lui prodiguer ses soins, il bénéficie de ses conseils dans ses premières recherches. Il en livre un portrait saisissant, qui montre la violence du monde où les Équatoriens évoluent et le raidissement des relations entre l’Église et le pouvoir depuis l’arrivée des libéraux au gouvernement, en 1895, qui a failli livrer le pays à la guerre civile – ou plutôt à la “guerre sainte” selon l’expression des prélats catholiques :
Une étrange figure que ce Don Pedro. Il ressemble à Hugo avec ses cheveux hirsutes et blancs, son front large et volontaire, sa barbe blanche également rude encadrant un visage un peu rouge, un peu congestionné où brillent des yeux tour à tour très doux et durs extraordinairement, quand vient une douleur plus forte ou quand don Pedro parle de ses inimitiés et de ses haines politiques. Car don Pedro est un fanatique, conservateur convaincu, toujours prêt à la lutte, énergique d’une énergie parfois brutale. À la dernière révolution, ce vieillard a tué de sa main 10 indiens, on l’a appelé don Pedro le Cruel. Pour ses convictions, il a souffert, lutté toute sa vie. Il vient de sortir de prison il y a à peine deux mois. En religion, il est aussi intransigeant qu’en politique. Catholique fervent et convaincu, jusqu’à son dernier soupir, il sera prêt pour soutenir son Dieu et ses prêtres. Il a vraiment grand air sur son lit de douleur, ce bon vieillard au regard intelligent, dont la vie est si pleine et qui même terrassé par la maladie conserve tant d’ardeur, tant de possession de soi-même, tant d’égalité d’âme. Le revolver attaché au pied de son lit complète le tableau, et fait bien dans le cadre de cet homme qui en France eut fait un chouan, voire même un chauffeur et qui certainement a l’étoffe d’un martyr.36
23Visiblement, Paul Rivet admire la fermeté de ses convictions et son engagement total pour les défendre ; admire-t-il pour autant les convictions elles-mêmes, c’est bien peu vraisemblable. Cependant, le devoir de réserve s’impose encore plus en Équateur qu’en France, où les militaires français se doivent de rester neutres et de ne froisser aucun des partis en présence, étant donné la vivacité des tensions. Le conseil de Don Pedro quant à la bénédiction de la base fondamentale est en tout cas suivi. Les effets immédiats de celle-ci tardent néanmoins à se faire sentir : pas moins d’une douzaine de destruction de signaux vont en effet avoir lieu entre octobre 1901 et janvier 190337, principalement dans la région Riobamba-Quito ; à la fin de la mission, en mai 1906, on en compte au total un peu plus d’une quinzaine. Au début de ses travaux, la mission n’était pas très connue dans la sierra, ses objectifs obscurs et les agissements des militaires mystérieux pour les Indiens. Les bénédictions se multiplient au gré de la construction des mires et des stations, et les militaires vont même jusqu’à se rendre à la messe le dimanche pour se faire connaître de tous et apaiser les méfiances. Paul Rivet n’évoque, quant à lui, que d’une ligne “l’ignorance superstitieuse des Indiens” et leurs “actes de vandalisme inconscient”38, sans jamais s’étendre davantage sur ces incidents qui se sont espacés progressivement jusqu’à devenir très rares.
24La dernière cause explicative du retard accumulé tient plus spécifiquement au climat subi en haute altitude. Et c’est de loin la plus importante, bien devant la difficulté des transports et le vandalisme ci-dessus évoqués. À Riobamba et Paita, au nord du Pérou, le vent fait tourbillonner le sable qui grippe les mécanismes délicats des appareils de mesure, qu’il faut protéger et ajuster quotidiennement voire plusieurs fois par jour. À Tulcan, près de la frontière colombienne, c’est la pluie diluvienne qui détrempe le sol et transforme les militaires en égoutiers, vêtus de pied en cap de vêtements de cuir et de caoutchouc39.
25Plusieurs stations sont en effet établies à des altitudes élevées, sur le flanc de volcans tels que le Pichincha, le Chimborazo, le Cotopaxi ou bien encore le Tungurahua. Certaines stations de la méridienne frôlent les 4 000 mètres voire les dépassent : Fierro Urcu et Mirador (3 800 m), Narihuiña (3 900 m), El Pelado (4 200 m), Yana Urcu (4 600 m). Les nuages qui, par une évaporation intense, se sont formés en abondance au-dessus des vastes plaines amazoniennes, chaudes et humides, s’accrochent aux cimes et flancs des cordillères, poussés par les alizés qui soufflent depuis l’est. Cette nébulosité intense empêche toute observation astronomique ; il faut alors attendre une éclaircie. Les chiffres sont éloquents : la durée totale des observations à la station d’El Pelado a été de six mois, en deux campagnes pendant les hivers 1902-1903 et 1903-1904, à cause d’un temps épouvantable. Le vent régna sans cesse en maître. La station fut presque constamment entourée de nuages et de brouillard persistants. Sur 82 jours, 71 furent pluvieux. Les circonstances atmosphériques très défavorables, mais pas exceptionnelles à ces hauteurs, ont considérablement allongé la durée des observations, qui auraient dû normalement prendre de une à deux semaines selon les stations. Ce fut bien davantage en plusieurs endroits : 77 jours à Mirador, 57 jours à El Redondo, 142 jours à El Pelado, etc.40 On comprend mieux pourquoi, entre eux, les géodésiens ont fini par surnommer l’Équateur “le pays des nuages”41…
26Les Indiens s’aventurent très rarement dans le páramo (plaine d’altitude élevée), où plus aucune culture ne peut pousser. Certaines montagnes, habitées par des divinités chtoniennes, sont révérées et craintes. On guette leurs manifestations comme autant de signes de mécontentement ou de satisfaction. Paul Rivet rapporte que les conditions climatiques exécrables au Mirador faillirent même être préjudiciables à leurs rapports avec les Indiens : “Certaines cordillères, où le mauvais temps est fréquent, ont une personnalité véritable, hostile et irritable. La montagne se fâche, si une personne la gravit. « El páramo está bravo » — « le páramo est méchant, est en colère » — est une expression courante parmi les Indiens. Pendant un séjour de trois mois que nous fîmes sur la cime du Mirador, haute montagne de la cordillère orientale, dans la province du Carchi, le mauvais temps fut persistant dans la vallée, et les Indiens l’attribuant à la colère du páramo importuné de notre présence, menacèrent de venir nous en chasser par la force.”42 Étymologiquement, le páramo provient du mot paja (“paille”), car seule cette longue herbe parvient à pousser sur ces vastes étendues, “sans cesse fouettées par le vent et par une pluie froide, fine et pénétrante, le páramito. Le páramo, disait un muletier poète qui composait dans mon détachement des chansons de marche, « se nourrit des larmes du vent »”, se rappelait Georges Perrier43. Tous les membres de la mission sont au diapason quant aux impressions éveillées en eux par ces terres désolées. Paul Rivet ne goûte pas davantage “les páramos froids et déserts, les grandes étendues mornes et monotones des hauts plateaux des Andes, triste domaine des graminées, immensités dénudées, aux ondulations molles, tellement semblables les unes aux autres qu’on a parfois l’impression d’emporter avec soi le paysage jamais renouvelé ; steppes incultes où rien ne fixe et n’attire le regard, si ce n’est, de temps à autre, dans quelques replis marécageux, la tache vert-noir de quelques arbustes rabougris, comme frileusement réunis.”44
27La vie dans ces campements élevés, au milieu d’un paysage austère, est pénible et soumet les nerfs à rude épreuve ; il est difficile même aux militaires les plus aguerris de ne pas flancher parfois, malgré les nombreuses tâches répétitives qui rythment les journées : “C’était la tristesse dans la monotonie, l’angoisse dans le silence et l’isolement”, lâche abruptement le commandant Lallemand, qui n’a pas la nostalgie de cette solitude éprouvante du páramo45. On l’imagine aisément de ce qui précède : les soins médicaux à prodiguer sont fréquents. Les chutes de mules ont été très nombreuses ; souffrant de l’épaule, Paul Rivet est immobilisé plusieurs semaines en août 190146, après être tombé de sa monture. Il n’y a pas que la fatigue et les souffrances physiques, psychologiques : sur le plateau interandin, la pneumonie et la fièvre typhoïde touchent les militaires ; dans les basses vallées, ce sont la dysenterie, les fièvres paludéennes ; à Guayaquil, c’est la fièvre jaune ; à Paita, près de la frontière péruvienne, c’est la fièvre bubonique47. Presque tout le personnel souffre de la dysenterie à Riobamba48 ; un adjudant français et deux auxiliaires indigènes faillirent succomber à la fièvre jaune49. La mission eut malheureusement à déplorer la mort de trois militaires50. Plus le temps passe, plus les hommes s’affaiblissent. L’année 1904 fut particulièrement éprouvante ; beaucoup contractent les fièvres, dont Paul Rivet. Ces conditions très difficiles expliquent indéniablement que, sur les 23 membres présents au début des opérations, en 1901, seuls deux, les plus résistants et les plus déterminés, Georges Perrier et Paul Rivet, au demeurant très proches et liés par une forte camaraderie, soient restés jusqu’au bout de la mission, avec seulement un congé de trois mois en France pour se reposer. La fatigue physique et nerveuse, les accidents et maladies sont venus à bout de toutes les résistances.
28Ce sont ces mêmes “alertes au point de vue santé du personnel” qui empêchent Paul Rivet de prévoir déplacements et terrains ethnographiques relativement longs, malgré son ardent désir de partir. Ils sont “tout à fait impossible[s]”51, sa hiérarchie les interdisant formellement. Presque tout le personnel s’est entièrement renouvelé à intervalles réguliers, la durée moyenne d’une mission pour un militaire étant de deux ans. Lui-même éprouvé et las, Paul Rivet confiait à Raoul Anthony, fin novembre 1904 : “J’ai hâte de me retrouver en pays civilisé, je t’assure, et si la mission devait encore durer trois ans, je n’aurais ni le courage ni les forces suffisantes pour aller jusqu’au bout. Fin 1905, sans faute, je serai de retour et pour quelques années, j’espère.”52 La mission ayant pris du retard, le retour définitif ne s’effectuera qu’à la mi-juillet 1906.
Paul Rivet, géodésien et médecin militaire
29Ce sont les intempéries climatiques subies dans les campements élevés et isolés qui font dire rétrospectivement à Georges Perrier que les premiers mois passés à Riobamba entre juillet et novembre 1901 “furent, pour ainsi dire, l’âge d’or de la mission”53. Le travail sur la base fondamentale s’effectue en commun, tous les hommes sont réunis, pleins d’ardeur et d’énergie. On est tour à tour maçon, charpentier, métreur, astronome, géodésien. Les militaires essaient d’arranger leur campement le mieux possible ; le 5 juillet, Paul Rivet raconte dans son journal que “nos hommes ont fait et hissé sur notre maison un magnifique drapeau français de trois mètres de long”54, ce qui a manifestement ravi tous les militaires. Le service du courrier contribue à maintenir un bon moral : “Quel plaisir font ces lettres qui en France me paraîtraient banales !” ; s’exclame t-il, sans aucun doute bien heureux de poursuivre sa volumineuse correspondance avec sa famille…. Ils fêtent leur premier 14 juillet loin de leur patrie tous ensemble et dans l’abondance, les sœurs et les frères rédemptoristes français, le prêtre de la paroisse et quelques notabilités ayant pourvu amplement à leur festin, agrémenté de vin chilien et de champagne. À Riobamba, Paul Rivet participe à l’alignement de la base et sert d’aide-astronome pour les observations.
30Après ces quelques mois passés tous ensemble, le personnel se disperse donc à la fin de l’année 1901 en plusieurs détachements, pour attaquer la section nord de la méridienne, entre Riobamba et Tulcán, certains se fixant sur la cordillère orientale, d’autres sur la cordillère occidentale. Les opérations sur ce tronçon ne sont complètement achevées qu’en février 1904. Quittant Riobamba, Paul Rivet suit le commandant Bourgeois, le capitaine Lallemand et le lieutenant Perrier pour se fixer sur le plateau de San Gabriel de Tusa. Parallèlement à ses obligations médicales, il participe également aux travaux de mesure de cette base de vérification et à son nivellement. En mars-avril 1902, il rejoint la base de Troya, qui domine la ville de Tulcan, à la frontière colombienne. Il reste au campement de Troya au moins trois mois, jusqu’en juin 1902. Là aussi, il met la main à la pâte, procédant avec Georges Perrier à des relevés topographiques. Il se familiarise au maniement d’instruments compliqués, telle l’alidade holométrique, à l’aide de laquelle Perrier et lui lèvent la carte au 1/100.000ème des environs de Tulcán, la partie la plus septentrionale de la province du Carchi. Ailleurs, dans le sud, il exécutera aussi une carte de la vallée du Jubones avec le lieutenant Damerval. Pour ses recherches, Paul Rivet fait de fréquentes excursions dans la région et s’arrête régulièrement à Tulcán, sans doute chargé de l’approvisionnement, de la “popote”, comme les militaires disent familièrement entre eux. À Riobamba déjà, il se chargeait de faire les courses au marché, d’acheter les bêtes à engraisser. Tulcán est une petite bourgade nichée dans un cirque formé par les vallées des affluents du rio Carchi qui convergent vers Ipiales, en Colombie, ravagée par la guerre des Mille Jours. Ipiales est le théâtre fréquent de combats entre Équatoriens libéraux et Colombiens conservateurs, mais aussi entre Équatoriens libéraux et Équatoriens conservateurs réfugiés en Colombie après la prise du pouvoir par le général Alfaro en 1895. Au début de l’année 1900, la situation faillit même dégénérer en guerre ouverte, les Équatoriens conservateurs voulant imposer une restauration catholique depuis leurs bases arrière au Pérou et en Colombie, avec l’approbation de deux évêques ayant fui leur ministère de Portoviejo et Loja, prêts à prendre les armes. Il fallut toute l’autorité morale de l’évêque d’Ibarra, monseigneur González Suárez, pour désamorcer le conflit : il défendit publiquement qu’il n’était pas juste de sacrifier les intérêts du pays pour tenter de sauver ceux de la religion et qu’il fallait s’adapter à la nouvelle donne politique55. Fin 1901 et courant 1902, des échauffourées éclatent encore de-ci de-là, Paul Rivet signalant des combats à la frontière, auxquelles participent les Indiens équatoriens, aux côtés des libéraux. L’instabilité politique de cette zone, aggravée par la guerre civile colombienne l’empêchent de se rendre lui-même dans le sud de la Colombie pour faire des fouilles archéologiques. De plus, toute la région est le siège d’une activité volcanique plus intense que d’habitude, et les membres de la mission assistent à des éruptions du Cotacachi, que l’on croyait éteint, et du Cumbal, volcan proche situé en Colombie.
31On trouve dans le fonds d’archives Rivet deux versions d’un texte décrivant Tulcán, l’une composée de six petites pages écrites à la plume, brouillon avec d’innombrables ratures, l’autre comprenant également six pages, sur du papier avec son en-tête, datée de 1902. Les deux versions sont inachevées, l’une étant cependant plus complète que l’autre, tentative de remise au propre de ses notes, avec quelques modifications. Ce portrait de Tulcán est resté inédit, et c’est la seule ville qu’il décrit avec cette implication personnelle, sans mettre en avant uniquement les avancées en matière d’infrastructure ou d’électrification, comme il le fera pour Quito ou Guayaquil. Ici, il n’y a rien de tel, car Tulcán vivote, trop éloigné des centres politiques et économiques. Le texte ne ressortit pas à la description ethnographique stricto sensu, et puise dans un registre de vocabulaire davantage littéraire, parfois poétique. Des images très vives surgissent sous sa plume et dans l’esprit de son lecteur, l’émotion affleure, il est manifestement touché par ce qu’il contemple. À la lecture de ces pages, il est impossible de ne pas se rappeler ce “choc sentimental” qu’il disait avoir ressenti au contact de la population indienne. Spectateur attentif de leur vie quotidienne, de leurs allers et venues, des ébats silencieux des enfants au milieu des immondices, le dénuement de ces Indiens et métis le bouleverse. Rien de ce qu’il a pu voir en France ne l’a préparé à cette situation :
Tulcán, la capitale du Carchi, l’extrême ville frontière de l’Équateur à quelques kilomètres de la Colombie : deux longues rues qui dévalent vers le nord, deux assez grandes places régulières, où se pressent en bordure les façades des bâtiments publics : gobernación, caserne, églises sans pittoresque, et dont les deux étages constituent le seul caractère distinctif. Toutes les autres habitations n’ont qu’un rez-de-chaussée, simples cases à murs épais de terre tassée, recouvertes d’un toit de chaume, blanchies à la chaux autrefois, laissant voir par leur porte ouverte la pauvreté et la misère de tout un peuple. Parfois une maison sans doute chancelée par quelque tremblement de terre penche lamentablement et semble s’appuyer, comme un voyageur las sur son bâton de route, sur de rustiques étais dont le soutien assure l’abri à toute une famille. Sur les montants de paille toute une végétation a poussé jaune [illisible] de la tâche verte des lichens et des mousses, au-dessus desquels s’agite le panache des épis d’herbes folles. Telle autre bâtie sur un terre-plein qui s’écroule paraît, avec son toit soutenu par de mauvaises poutres, quelque hangar abandonné, tandis qu’un mouton famélique cherche aux anfractuosités de la terre éboulée quelques maigres touffes d’herbe. Partout des haillons, misérables et loqueteux, sèchent à l’abri des auvents.
Et toutes ces cases à allure vieillotte, délabrées, dévalent en bordure de la rue, semblables à deux files d’éclopés. Elles sont si petites que la vie intérieure déborde dans la rue et la rue y pénètre largement. Par la porte largement ouverte, des enfants sordides et beaux pourtant entrent et sortent, presque des nourrissons, accroupis barbotant parmi l’ordure, parfois vêtus d’une simple chemise d’accoutrement dès le berceau à leur condition future d’hommes. Sur le seuil, accroupie, la mère, occupée à quelque travail laisse voir sa triste poitrine de nourrice impudique sans le savoir. Vieilles, presque toutes flétries avant l’âge, toute leur beauté sont de magnifiques cheveux noirs. De temps à autre, une “Vevida”, une de ces boutiques où se débite l’horrible alcool du pays, si étroite que trois buveurs la remplissent, étalant aux yeux du passant l’attrait de ces quelques bouteilles de poison sur le comptoir à peine distant de la porte, tandis que le son de quelque guitare sort de la boutique, triste mélopée plus plainte que chanson, mélancolique et monotone, identique dans tout pays indien. Les Indiens défilent revenant du marché se hâtant de leur trottinement hâtif, vers la case lointaine. Il pleut, le sol est glissant, couvert de cette boue gluante où le pied de l’Européen ne peut s’affirmer. L’Indien s’en va à petits pas pressés y plaquant largement son large pied qui semble saisir la terre. Sa femme le suit, passive, insouciante concubine. Sa jupe de grossière étoffe de laine bleue ou violette retroussée gauchement sur ses hanches en laisse entrevoir une autre jaune marron ou rouge, piquetée de boue, tandis que la manta souvent bleue toujours d’une couleur voyante fixée sur le devant de la poitrine par une épingle de cuivre se gonfle sur le dos du corps de quelque nourrisson. Un chapeau de feutre large, disgracieux enfoui jusqu’aux oreilles laisse échapper de chaque côté de la nuque deux longues nattes nouées à reflets bleus. Sans s’arrêter, c’est un échange de mots rapides avec les cases voisines et la route continue. Parfois l’homme pénètre dans la vevida tentatrice et boit avec avidité le verre de poison et rapidement rejoint sa femme qui l’attend et la marche reprend sans un mot. Puis un cavalier qui passe au trot précipité des petits chevaux, recouvert du poncho, les jambes perdues dans l’immense pantalon de peau, d’énormes éperons au talon dans des étriers de cuivre en forme de sabots. Puis c’est un indien, monté à poil sur quelque cheval étique, cramponné aux jambes, n’ayant pour tout harnachement qu’une corde passée soit dans la bouche de la bête, soit autour du naseau.
La vie grouille parmi le frôlement des bêtes domestiques, porcs noirs grognant, tous étiques, chairs à pâtés, [illisible] petits, misérables [illisible], cherchant leur vie dans toutes les ordures qui dégorgent des maisons.
La vie grouille, mais sans bruit, sans beauté, le haillon n’est pas pittoresque, la misère n’est pas [Fin de la phrase]. Voix chantante de partout donnant le “Buenos dias” n’est pas gai. Tristesse insouciante, peut-être, mais saisissante. Tout ce peuple qui passe, passe interminablement, vêtu de loques bigarrées ne connaît pas [le] rire, ou bien il l’a désappris et ne le retrouve que dans l’ivresse, rêve [illisible] alors de bête hébétée. Les enfants eux-mêmes jouent sans entrain, leurs amusements ne sont pas bruyants. Ils jouent parce qu’ils ne sont pas encore à l’âge de travailler. Plus tard ils travailleront comme ils jouent aujourd’hui. La tête couverte d’anciens chapeaux qui les écrasent, habillés comme les hommes déjà de ponchos et du calzoncillo ou d’un long pantalon de laine, ils évoquent certaines de ces figures d’enfant-vieux de [Fin de la phrase]
De loin en loin des groupes de soldats vêtus de laine bleue, vareuse et pantalon avec tresses rouges dans le dos et le long du pantalon suivant les coutures promènent par les rues de tienda en tienda leur oisiveté assoiffée étalant une ivresse qui ne se manifeste pas en joie, parfois tragique, jamais turbulente. Et l’[illisible] participe aussi à cette tristesse. Le Cumbal semblable à quelque forteresse crénelée, couronné de nuages, le Chiles, tel un sein [Fin]56.
32“Le haillon n’est pas pittoresque” : tout le texte de Paul Rivet suinte la tristesse — le mot revient à plusieurs reprises sous sa plume —, la fatalité, la mélancolie, le drame banal d’existences misérables, déchues. Spectateur de cette misère, Paul Rivet la ressent comme une tragédie qui imprègne et contamine tout. Toute la description est empreinte de cette gravité qui semble pénétrer la moindre bâtisse, la moindre herbe folle, en plus des êtres et des bêtes, davantage animés par l’habitude, mus mécaniquement, que par un élan vital salvateur. Il est impossible de savoir pour quelle raison ce texte n’a jamais été publié, mais il est curieux de constater que tous les textes restés sous le boisseau sont de la même veine. Voulait-il éviter de présenter un tableau trop sombre, misérabiliste, des Indiens aux lecteurs français ? Se défia-t-il de ce qu’il considérait être du sentimentalisme, préférant s’en tenir à une présentation des faits plus neutre et objective ?
33En juillet 1902, Paul Rivet quitte Tulcán, et va stationner au Mirador, toujours avec le lieutenant Perrier, à 3 800 mètres d’altitude. Le temps y sera particulièrement exécrable, puisqu’il faudra 10 semaines, au lieu de quelques jours, pour obtenir la latitude et procéder aux observations d’usage. Paul Rivet ignore encore ces aléas, lorsqu’il écrit à son camarade Anthony, après quelques jours passés là-haut : “Je t’écris de 4 000 mètres, j’ai 7 500 000 globules par m.m.c. Je continue ces numérations qui, je crois, donneront un résultat intéressant. Te dire que nous sommes à la noce serait exagéré, mais enfin ! ! ! […] Je me porte bien et ne m’ennuie pas trop !”57 À la fin de ce séjour, de retour à la base de vérification de San Gabriel, son enthousiasme est douché et le ton a changé. “Nous sommes descendus du Mirador après y avoir passé trois mois au plus mauvais temps. Pour le moment, nous sommes à des altitudes raisonnables à 3 000 mètres à peine, mais dans une quinzaine de jours, nous filons pour une station appelée El Pelado. Espérons que nous n’y moisirons pas.”58 Pour tous les géodésiens, El Pelado reste leur plus mauvais souvenir ; ils y ont moisi, au sens littéral du terme, plus de 140 jours. Les conditions de travail y furent particulièrement éprouvantes : vent, pluie, brouillard, froid, furent leur pain quotidien pendant les deux campagnes d’observations qu’il fallut y mener. Paul Rivet reste trois mois à El Pelado, puis circule d’une station à l’autre dans cette même région jusqu’en février 1904, date à laquelle les observations sur la partie nord de la méridienne sont enfin achevées. Il part alors en permission et rentre en France, pour un séjour de trois mois, de la mi-février au début mai 1904.
34Pendant les deux années restantes, il continue à prêter son “concours actif”59 aux travaux de la mission. Il aide à la mesure de la base méridionale de Paita, au Pérou, des différences de longitudes Riobamba-Quito et Paita-Cuenca ; il participe aux observations astronomiques à Paita et Cuenca, etc. Il profite de tous ses déplacements pour collecter des spécimens de la faune et la flore équatoriennes. Son expédition d’un petit mois en pays colorado, en août 1903, était principalement motivée par son intérêt ethnologique pour ce peuple méconnu. Il trouva néanmoins le temps de constituer une collection de 160 oiseaux et d’une centaine de plantes pour les ornithologues et botanistes du Muséum60. Il établit aussi un vocabulaire du nom colorado de chacun, mis en regard avec son nom scientifique. Sur les centaines d’échantillons envoyés aux différents laboratoires du Muséum, près d’une trentaine étaient inconnus et portent dorénavant le nom de leur inventeur. Un poisson, un batracien, plusieurs araignées et diptères, des mollusques, cinq orthoptères, etc., sont ainsi qualifiés de “riveti”. Les collections d’histoire naturelle qu’il a formées ont fait l’objet de très nombreuses publications (près de 60) par les naturalistes du Muséum61. Leurs études constituent plusieurs fascicules des travaux scientifiques de la mission géodésique publiés sous les auspices du Service géographique de l’armée. Cette importante contribution de Paul Rivet à l’enrichissement des collections du Muséum a indéniablement pesé de tout son poids lors de sa candidature en 1909 au poste d’assistant à la chaire d’anthropologie : il était déjà un familier de nombreux professeurs de cette institution.
35S’il lui faut collaborer activement aux activités des géodésiens, à cause soit du retard pris, soit du faible effectif d’un détachement ou bien encore de la défection temporaire d’un militaire malade, son statut de médecin lui impose d’autres tâches et obligations, liées cette fois directement à son métier. Paul Rivet dispense gracieusement ses soins à qui les nécessite, riche ou pauvre, sans distinction. Il refusa toujours d’être rétribué pour cela. Dans chaque ville où il s’arrête, la nouvelle de l’arrivée du médico francés se propage vite. Il soigne par exemple les malades indiens du dispensaire tenu par les Sœurs, à Riobamba. Ses compétences médicales vont lui attirer de très nombreuses sympathies agissantes dans tout le pays et contribuer à asseoir durablement sa notoriété, bien après son départ d’Équateur. Alors que la mission s’achève bientôt, en mai 1906, un de ses amis de Cuenca, Rafael Real, tient à lui signifier sa reconnaissance : “Vous nous manquez beaucoup, à moi et ma famille, et pas seulement à nous mais à tout Cuenca qui se souvient de vous avec gratitude, parce que vous avez sauvé beaucoup de vies avec une noble générosité, et si vous revenez par ces parages, vous verrez que la moitié de Cuenca sortira pour vous recevoir, afin de vous manifester sa gratitude et son affection.”62
36La bourgeoisie quiteñienne apprend vite la présence d’un médecin dans la mission et requiert ses soins, curieuse de se faire une opinion et d’apprécier par elle-même les thérapeutiques françaises. Paul Rivet note dans son journal que le commandant Bourgeois, tout juste rentré de Quito, lui a fait savoir qu’il comptait l’expédier dans la capitale parce qu’il y a “un certain nombre de membres du gouvernement qui soit pour eux, soit pour leur famille, désirent faire ma connaissance, et me consulter.”63 Il s’agit autant d’une mission médicale que diplomatique et il en va du prestige de la France, à travers l’un de ses médecins. Paul Rivet est très sensible à ce paramètre, et il sera toujours prudent, veillant à agir de concert avec les médecins locaux afin de ne pas froisser les susceptibilités cocardières et de ne pas déclencher de vaines inimitiés envers la mission. Il quitte donc Riobamba le 22 juillet 1901 pour un séjour de plusieurs semaines à Quito. L’élite n’a pas pour habitude de se faire hospitaliser dans son propre pays, les hôpitaux publics étant “réservés” aux gens du peuple, ce qui explique le délabrement que Paul Rivet y constate. Exceptées les opérations urgentes, elle se rend aux États-Unis ou en Europe pour être soignée. Pénétrant dans l’intimité de nombreux foyers équatoriens, tant en province que dans la capitale, il se rend compte de la mainmise de l’Église sur les esprits et les corps de ses fidèles, ce qui semble l’avoir beaucoup frappé64.
37Le jeune médecin retourne à nouveau à Quito six mois plus tard, à la demande urgente des ambassadeurs français et chilien. Accourant à bride abattue − il fait le trajet en un jour et demi au lieu des trois habituellement nécessaires −, il opère l’attaché militaire chilien, atteint d’une péritonite aiguë. Malgré l’acte chirurgical, il succombe, l’infection étant déjà généralisée. Son dévouement lui vaut néanmoins la sympathie reconnaissante du ministre chilien qui lui offre une montre en or ; Paul Rivet la portait encore en 195465. On trouve même mention de cet épisode dans son dossier militaire66. C’est ainsi qu’il devient le médecin de la légation et de la colonie chiliennes. Il est très conscient de la position qu’il a conquise en peu de mois auprès de l’élite du pays et des avantages qu’elle comporte : “On me sait très bien avec tous les membres du gouvernement y compris le président de la République que je soigne, on sait que je suis arrivé à Quito au point qu’on m’a offert une chaire à la faculté”67, raconte-t-il à Raoul Anthony. La renommée de Paul Rivet semble avoir profité du faible développement des études médicales en Équateur et de leur inadéquation avec la pratique68. Tout au long de son séjour en Équateur, il va donc multiplier les allers retours entre les différentes bases où il campe et Quito, où il est instamment réclamé. Une autre lettre à son correspondant français commence ainsi : “Mes voyages à Quito sont pris par les malades qui m’assaillent. J’ai dans toute la République une réputation que je suis loin de mériter mais qui m’attire des amitiés précieuses et des sympathies. J’ai donc passé trois semaines à Quito surchargé de besogne. Tout le monde voulait que je reste. Malheureusement, j’ai mon service à assurer et des travaux que je ne puis abandonner.”69 Des patients lui font des cadeaux qui intéressent directement ses recherches : le ministre de l’Instruction publique lui offre une tsantsa (tête réduite), le ministre de la Guerre une collection ethnographique de Cuenca, une momie, et des crânes70.
38Paul Rivet ne ramena pas dans ses bagages que des caisses d’ossements, d’objets ethnographiques et des vocabulaires : il prit aussi femme, et dans des circonstances ô combien romanesques. L’épisode relaté ci-après fait partie de ces histoires hautes en couleur qui ont contribué à façonner dans son entourage, professionnel, amical et familial, sa stature exceptionnelle. À chaque entrevue avec une personne l’ayant connue, la même question, prononcée sur un ton confidentiel et complice, revenait : “Vous savez qu’il a connu sa femme en Équateur et que… ?” Notre propos n’est pas d’entrer dans l’intimité de Paul Rivet, mais il était difficile de passer sous silence ce qui, somme toute, dépasse la sphère intime, dans la mesure où c’était de notoriété publique dans son cercle de connaissances élargi.
39C’est donc à l’occasion d’une visite à une riche famille de notables de Cuenca qu’il fait la connaissance de Mercedes Andrade Chiriboga, jeune femme d’une vingtaine d’années, mariée à 13 ans à un homme plus âgé qu’elle, un hacendado fortuné et influent, et mère de trois enfants. Elle aurait dit être “constipada” (enrhumée), mais Paul Rivet se serait mépris sur le sens du mot. Le mari n’aurait pas été très méfiant devant cet officier français, protégé par son statut de médecin… Les jeunes gens tombent éperdument amoureux l’un de l’autre, la beauté de Mercedes fait tourner la tête de Paul. Bravant son statut de femme mariée dans un pays de très forte tradition catholique et conservatrice, Paul Rivet fait fuir sa dulcinée, déguisée en nonne, à dos de mule jusqu’à Guayaquil ! Le scandale fut retentissant à Cuenca. L’histoire resta longtemps vivace dans cette ville puisqu’on disait encore aux jeunes filles désobéissantes, dans les années 1950-1960, qu’“elles finiraient comme Michita” (diminutif de Mercedes), déshonorées71. De retour à Paris, ils vivront maritalement jusqu’en 1922, date à laquelle son époux cuencano meurt et où ils peuvent enfin régulariser leur situation, le 1er avril. Ils n’eurent jamais d’enfants ensemble, Paul Rivet n’en voulait pas. Homme de devoir, Paul Rivet ne fut cependant pas un mari très constant, ce qui était également de notoriété publique – les membres de sa famille et son entourage professionnel n’ont pas non plus manqué de le faire remarquer, d’un sourire gêné ou amusé. Il rencontra dans les années 1930 son amante, Caroline Vacher, professeur de mathématiques dans un grand lycée parisien et animatrice d’un cercle intellectuel, le cercle Fénelon, avec laquelle il avait beaucoup plus d’affinités intellectuelles. Elle devint sa collaboratrice attitrée et fut très active au sein du musée du Trocadéro. Au moment du démantèlement du réseau de résistance du Musée de l’Homme, en février 1941, alors que Paul Rivet parvient à quitter Paris in extremis, elle fut emprisonnée, avec d’autres membres du réseau. Il partait parfois pour une tournée de conférences en Amérique du Sud avec elle, et les journaux la présentaient avec élégance comme une parente. Toutes deux survivront à Paul Rivet, Mercedes décède dans les années 1970, à Cuenca.
40Avant de se consacrer entièrement aux études ethnologiques de Paul Rivet, il était important de faire ce long détour par la genèse de la mission, ses conditions de travail, d’en connaître les étapes et le propre parcours de Paul Rivet en son sein. Son identité de militaire, de médecin et géodésien français va en effet faciliter ses recherches anthropologiques, le mettre en contact avec beaucoup de monde, lui faire parcourir le pays du nord au sud, d’est en ouest. Il bénéficie de conditions matérielles très avantageuses et profite de la réputation de la mission, pour le plus grand bénéfice de ses études personnelles et de l’établissement de relations avec les gens du pays. À part quelques savants dotés de subventions d’institutions privées ou publiques, ou de riches explorateurs comme Alexandre de Humboldt, il était en effet bien rare de pouvoir se permettre un si long séjour en terre lointaine sans débours pécuniaires substantiels. Paul Rivet profita de cette occasion inespérée comme d’une manne, investissant tout le terrain de l’ethnologie, au sens propre et au sens figuré.
41Cette notion de terrain ne saurait être prise que dans son acception ethnographique : c’est aussi le terrain géographique, le relief d’une contrée, des paysages, des climats, des couleurs, des odeurs. Curieusement, cette expérience de la géographie, sensorielle et intellectuelle tout à la fois, permit à Paul Rivet de se projeter fictivement, symboliquement, dans les schèmes de pensée indigène. Ses pérégrinations sur le territoire équatorien l’ont mis au plus près d’un environnement naturel totalement nouveau pour un Français. Ce fut indéniablement une expérience radicale de changement quant au climat, au paysage, à la flore et la faune. Le paysage n’est pas humanisé comme en France, les éléments s’y déchaînent avec bien plus de vigueur. La rudesse des conditions climatiques en altitude ont altéré tous ses sens, affectant autant sa condition physique que son état d’esprit. De plus, il ne faut pas oublier qu’il passe la plupart de ses journées en plein air, à chevaucher, des flacons ou des sachets dans ses besaces au cas où il trouverait un spécimen botanique ou zoologique intéressant, ou bien encore à observer les astres, à fouiller le sol, à étudier les communautés indigènes qu’il rencontre. C’est un mode de vie éprouvant – au double sens du mot –, qui ne met à l’abri ni des intempéries qui dépriment ni des embellies qui exaltent. Ce dépaysement l’a durablement marqué car il ne put s’empêcher de placer dans un des ses articles, pourtant consacré au christianisme en Équateur, une description des paysages équatoriens d’un surprenant lyrisme, aux accents romantiques prononcés, animant chaque élément naturel d’un principe, d’une force vitale puissante. Il prête les sentiments que lui inspire cette nature aux Indiens, pensant être à l’unisson de leur mentalité et y trouver les racines de leur spiritualité. Plus jamais Paul Rivet ne se permet de telles envolées littéraires, sublimées par la nostalgie du souvenir, exacerbées par l’irrépressible désir d’amener le lecteur à contempler avec les yeux de l’auteur, et malgré la distance, ces paysages et ces hommes qui l’ont chaviré, et auxquels il restera fidèle toute sa vie :
Cette religion, qui parlait merveilleusement à l’imagination, s’adaptait non seulement à la race primitive qui la pratiquait, mais au pays même où elle était née. Aucune région du monde peut-être n’offre un résumé aussi splendide de ce que la nature présente sous toutes les latitudes de beautés monstrueuses, élégantes ou terribles ; nulle part ailleurs les forces physiques n’ont de manifestations aussi variées dans leur forme, aussi brutales dans leur dérèglement, aussi impressionnantes dans leur soudaineté et leur puissance.
Sur la côte et dans les régions basses comprises entre la Cordillère et le littoral, s’étendent, impénétrables et mystérieuses, les forêts vierges, peuplées d’animaux étranges, hideux ou redoutables, vaste temple inviolé où l’être humain se perd au milieu des mille complexités de forme d’une faune infinie, d’une végétation exubérante, folle et comme déréglée, nature d’où la mort semble bannie et apparaît comme une transformation de la vie éternelle et triomphante. La terre y est chaude d’une chaleur moite d’être vivant, faite de fermentations incessantes et de mille putridités fécondes. Des fleuves, aux sources ignorées, dont les flots charrient les paillettes d’or et les pierres précieuses, après avoir déroulé leurs méandres paresseux parmi l’immensité verte des forêts, vont se perdre dans l’immensité bleue du Pacifique, dans cet infini au bord duquel la terre semble se terminer et où chaque soir, parmi des nuées illuminées en teintes fondues de reflets d’or, de rubis, d’émeraude et d’améthyste, le soleil sombre dans les flots ensanglantés, en une apothéose féerique de couleurs harmonieuses, de rayons irradiés et de lumière décomposée. Là, des ouragans subits fauchent en un instant des arpents d’arbres séculaires et gigantesques, comme un moissonneur une brassée d’épis ; les pluies torrentielles de l’hiver succédant brusquement aux longues sécheresses du printemps transforment les plaines naguère arides et désertes en immenses marécages, d’où s’exhalent les miasmes mortels, au milieu de floraisons rares et luxuriantes écloses en une nuit ; des montagnes s’écroulent ; des rivières changent de cours ; rien n’est fixe, rien n’est stable ; tout se meut et se mue comme en un vertige de transformation hâtive et inlassable.
Dans les hauts plateaux de l’intérieur, ce sont les pics neigeux bordant d’une dentelle capricieuse une des plus hautes chaînes qui soit au monde : le Cumbal, qui s’élève au nord comme une forteresse crénelée bâtie par des Titans ; le Chiles, gigantesque mamelle dressée vers le ciel où perlerait le lait ; le Cotacachi où la neige dessine une selle immaculée semblant attendre quelque cavalier surhumain ; le Cayambe, dont la cime trilobée émerge très haut, immense fleur de lys perdue dans l’infini ; […] enfin le Chimborazo, le colosse, le roi des Andes, énormité blanche, qui garde par delà les nuages, au-dessus des tempêtes, le mystère et l’orgueil de sa cime inviolée.
Ce sont les volcans : le Pichincha, le Sangay, le Tunguragua, et le plus beau, le plus redoutable de tous, le Cotopaxi, ruisselant de lumière éclatante, étincelant sous son manteau d’hermine semé de diamants, réfléchissant les rayons du soleil aux mille facettes de ses glaciers et de ses neiges, et tout à coup effroyablement terrible, secouant la terre comme une bête fauve en furie les barreaux de sa cage, vomissant des gerbes de feu, engloutissant des régions entières sous des torrents de boue, couvrant toute la plaine de scories, de cendres brûlantes, et de roches incandescentes, supprimant la vie de son haleine empoisonnée, puis sa fureur passée, rentrant soudain dans le calme, reprenant sa beauté sereine, majestueux, indifférent et superbe au dessus des ruines accumulées à ses pieds, tel Néron couronnée de laurier, vêtu de pourpre et d’or, chantant impassible devant Rome embrasé par son ordre.
Là, la nature indocile semble ignorer toute règle ; les climats s’enchevêtrent et se pénètrent, les tristes graminées alpines voisinent avec les plantes tropicales. Le voyageur étonné passe en quelques heures des “páramos” déserts, incultes et glacés, aux plages sablonneuses et brûlants du Chota, du Jubones, du Guallabamba, du Catamayo, et, le soir, son regard fatigué des immensités grises et des tonalités ternes se repose à contempler les taches vert-clair d’une fraîcheur printanière que font sur les rives de ces fleuves les “Cañaverales” (champs de canne à sucre). Au fond de vallées profondes, comme taillées intentionnellement à travers le haut plateau interandin et les Cordillères éventrées, des torrents, ruisseaux limpides dont les flots laissent voir le lit caillouteux tout proche, serpentent au milieu des champs fertilisés par leurs eaux bienfaisantes, et, quelques heures plus tard, roulent en mugissant, dans un nuage d’écume volatilisée, d’énormes quartiers de roches, des troncs d’arbres arrachés à leurs rives, inondent et dévastent, ruinent et détruisent. Là, la terre jeune a des soubresauts de bête indomptée, et en quelques minutes, un de ses tressaillements transforme la ville florissante en un monceau de ruines et de décombres.
Pour l’Indien, toutes ces beautés indifférentes ou redoutables, tous ces phénomènes, toutes ces forces aux manifestations imprévisibles et irrésistibles, avaient une âme mystérieuse. Vivant en pleine nature, il était en contact constant et intime avec ses divinités tutélaires ou hostiles. Pour lui, vraiment, l’univers était un temple peuplé de symboles, et l’immense vallée interandine, comme une galerie magnifique, quelque Parthénon gigantesque où il rencontrait à chaque pas l’image de ses dieux.72
Notes de bas de page
1 Perrier (Georges), “La Mission française de l’Équateur”, Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris, juillet-août 1907, p. 9.
2 Ibid., pp. 12-13.
3 Poincaré (Henri), “Rapport sur le projet de révision de l’arc de méridien de Quito”, Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, vol. 131, 23 juillet 1900, pp. 1-22.
4 Rapport du général Bassot au ministre de la Guerre, 13 novembre 1900 : “Nouvelle mesure de l’arc de Quito. Organisation de la mission chargée de l’exécuter” (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).
5 Note du commandant Bourgeois pour la 7ème direction, 1er décembre 1900 (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).
6 Extrait du feuillet du personnel de 1900, feuilles de notes de Paul Rivet, 1er trimestre (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).
7 Rivet (Paul), Notice biographique, sans date (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1e).
8 Interview de Paul Rivet par Charlotte Charpentier : “Comment « ils » sont arrivés. De la forêt vierge au maquis politique”, Le Petit Journal, 14 août 1935 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AM 1 B10b).
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Rivet (Paul), “Léon Poutrin”, Journal de la Société des américanistes, vol. 11, 1919, p. 640. Médecin de formation, Léon Poutrin participa aussi sur un coup de tête à une mission en Afrique. Il fut le collaborateur attitré de Paul Rivet au chevet du Journal de la Société des américanistes entre 1908 et la première guerre mondiale, avant de succomber sur le front aux complications de la grippe espagnole.
12 Lettre de Dupuy, ministère de l’Agriculture, le 9 mai 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C, correspondance).
13 Rivet (Paul), Titres et travaux, Paris : G. Jacques, 1909, p. 5.
14 Blanckaert (Claude), “Fondements disciplinaires de l’anthropologie française au XIXe siècle. Perspectives historiographiques”, Politix, no 29, 1995, p. 51.
15 Anthony (Raoul), “À propos de l’enseignement de l’anatomie”, Revue anthropologique, vol. 21, 1911, p. 48.
16 Sur la carrière de Raoul Anthony, cf. son Exposé des titres et travaux scientifiques de R. Anthony, Paris : Masson, 1905, et Bourdelle (E.), “Le Professeur R. Anthony”, Mammalia, no 3-4, 1941, pp. 77-81.
17 Anthony (Raoul), “À propos de l’enseignement de l’anatomie”, art. cit.
18 Rivet (Paul), “Souvenirs”, in 150e anniversaire de la fondation du Lycée centenaire d’Henri Poincaré, Nancy : Berger-Levrault, 1954, p. 313.
19 Lettre à Raoul Anthony, 8 avril 1902, Tulcan (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 D).
20 Cité in Blanckaert (Claude), “L’Anthropologie personnifiée. Paul Broca et la biologie du genre humain”, in Broca (Paul), Mémoires d’anthropologie, Paris : Jean-Michel Place, 1989, p. iii, note 13 (Les cahiers de Gradhiva).
21 Rivet (Paul), “Cinq ans d’études anthropologiques dans la République de l’Équateur (1901-1906). Résumé préliminaire”, Journal de la Société des américanistes, vol. 3, 1906, p. 235.
22 Journal de Paul Rivet, 28 avril 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
23 “Contestación del Prof. Rivet al discurso del Dr. Julio Endara”, in León (Luis), Paul Rivet. Selección de estudios científicos y biográficos, Quito : Editorial Casa de la cultura ecuatoriana, 1977, p. 240 (ma traduction).
24 Journal de Paul Rivet, 28 avril 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
25 Journal de Paul Rivet, 7 mai 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
26 Lallemand, “Opérations de la mission pour la mesure d’un arc de méridien en Équateur”, La Géographie, vol. 15, no 2, 15 février 1907, p. 83.
27 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, Revue scientifique (revue rose), 5ème série, vol. 10, no 1, 4 juillet 1908, p. 6.
28 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, La Nature, no 1546, 10 janvier 1903, p. 87.
29 Ibid.
30 Rivet (Paul), “Étude sur les Indiens de la région de Riobamba”, Journal de la Société des américanistes, vol. 1, 1903, p. 63.
31 Journal de Paul Rivet, 13 juillet 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
32 Fitzell (Jill), “Teorizando la diferencia en los Andes del Ecuador : viajeros europeos, la ciencia del exotismo y las imágenes de los Indios”, in Muratorio (Blanca), Imágenes e Imagineros ; Representaciones de los indígenas ecuatorianos, Siglos XIX y XX, Quito : Flacso-Sede Ecuador, 1994, p. 53 (Serie Estudios-Antopología).
33 Fuentealba (Gerardo), “La Sociedad indígena en las primeras décadas coloniales y cambios republicanos”, in Ayala Mora (Enrique), Nueva historia del Ecuador. Vol. 8 : Epoca Republicana II. Perspectiva general del siglo XIX, Quito : Corporación Editora Nacional ; Editorial Grijalbo Ecuatoriana, 1990, p. 60.
34 Perrier (Georges), “La Mission française de l’Équateur”, art. cit., p. 28.
35 Journal de Paul Rivet, 12 juillet 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
36 Ibid.
37 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, Revue scientifique (revue rose), art. cit., p. 9.
38 Rivet (Paul), “La Forme de la terre”, La Science au XXe siècle, no 78, 15 juin 1909, pp. 46-47.
39 Lallemand, “Opérations de la mission pour la mesure d’un arc de méridien en Équateur”, art. cit., p. 85.
40 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, Revue scientifique (revue rose), art. cit., p. 9.
41 Perrier (Georges), “La Mission française de l’Équateur”, art. cit., p. 30.
42 Rivet (Paul), “Le Christianisme et les Indiens de la République de l’Équateur”, L’Anthropologie, vol. 17, 1906, p. 90, note 1.
43 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, Revue scientifique (revue rose), art. cit., p. 5.
44 Rivet (Paul), “Les Indiens Colorados. Récit de voyage et étude ethnologique”, Journal de la Société des américanistes, nelle série, vol. 2, no 2, 1905, p. 180.
45 Lallemand, “Opérations de la mission pour la mesure d’un arc de méridien en Équateur”, art. cit., p. 88.
46 Certificat d’origine des blessures, 27 août 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1a).
47 Lallemand, “Opérations de la mission pour la mesure d’un arc de méridien en Équateur”, art. cit., p. 92.
48 Journal de Paul Rivet, 11 juillet 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
49 Perrier (Georges), “La Mission française de l’Équateur”, art. cit., pp. 17-18.
50 Sur la maladie et le décès de l’un de ces militaires, le commandant Massenet, cf. les lettres de R. Bourgeois, le responsable de la mission, à Paul Rivet, 26 septembre et 15 octobre 1905 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).
51 Lettre de R. Bourgeois à Paul Rivet, 26 septembre 1905, Paris (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C), pour les deux citations.
52 Lettre à Raoul Anthony, 20 novembre 1904, Minas.
53 Perrier (Georges), “La Mission géodésique française de l’Équateur”, Revue scientifique (revue rose), art. cit., p. 9.
54 Journal de Paul Rivet, 5 juillet 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
55 Ayala Mora (Enrique), “De la revolución alfarista al régimen oligárquico liberal”, in Ayala Mora (Enrique) (sous la dir.), Nueva historia del Ecuador. Vol. 9 : Epoca Republicana III : Cacao, Capitalismo y Revolución liberal, Quito : Corporación Editora Nacional ; Editorial Grijalbo Ecuatoriana, 1990, p. 127.
56 Rivet (Paul), Description de Tulcan (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15c).
57 Lettre à Raoul Anthony, Mirador, 6 juillet 1902.
58 Lettre à Raoul Anthony, San Gabriel, 17 octobre 1902.
59 Poincaré (Henri), “Rapport présenté au nom de la Commission chargée du contrôle scientifique des opérations géodésiques de l’Équateur”, Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, vol. 140, 1905, p. 1000.
60 Lettre à Raoul Anthony, Narihniña, 15 décembre 1904.
61 Cf. la liste de ces publications in Miscellanea, Paul Rivet - Octogenario Dicata, XXXI Congreso Internacional de Americanistas, vol. 1, Mexico : Universidad Nacional Autónoma de México, 1958, pp. LV-LX, et León (Luis), “Contribuciones del Dr. Paul Rivet al conocimiento de la República del Ecuador”, Boletin de informaciones científicas nacionales, no 76, 1956, pp. 686-696.
62 Lettre de Rafael Real à Paul Rivet, 24 mai 1906, Cuenca (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C) (ma traduction).
63 Journal de Paul Rivet, 11 juillet 1901 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B15a).
64 Rivet (Paul), “Essai sur les peuples sud-américains”, Revue scientifique (revue rose), 5ème série, vol. 9, no 9, 29 février 1908, p. 263.
65 “Un Etnologo de prestigio universal al pais”, Diaro Ilustrado, 7 octobre 1954 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B3d).
66 Cf. les lettres des ambassadeurs chilien et français, 3 et 17 novembre 1902, et une note de ministère des Affaires étrangères, 2 janvier 1903 (archives SHAT, 6YE 51705, dossier Paul Rivet).
67 Lettre à Raoul Anthony, El Pelado, 7 décembre 1902.
68 Rivet (Paul), “Essai sur les peuples sud-américains”, art. cit., p. 262.
69 Lettre à Raoul Anthony, Ibarra, 4 avril 1903.
70 Ibid.
71 Entretiens avec Juan Cueva et Dario Lara, octobre 1999. Sur Mercedes Rivet, Cueva (Juan), “Aqui entre nos. Madame Paul Rivet”, Revue de l’Institut des Hautes Études sur l’Amérique latine, 1993, pp. 161-162.
72 Rivet (Paul), “Le Christianisme et les Indiens de la République de l’Équateur”, art. cit., pp. 83-85.
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