Conclusion
Quel avenir pour la collection de coléoptères du Muséum national d’Histoire naturelle ?
p. 315-321
Texte intégral
1Au XIXe siècle, déjà, le coléoptériste Piochard de La Brûlerie estimait que les collections de coléoptères étaient sous-étudiées. Cette opinion est encore plus vraie de nos jours, où les collections d’insectes, en général, pourraient être plus et mieux utilisées qu’elles ne le sont et ne l’ont été. Après des années de quasi-délaissement, on perçoit une tendance à la réévaluation des collections d’histoire naturelle (zoologiques et botaniques), et notamment de celles du Muséum1. Essayons de voir quel pourrait être l’intérêt des collections de coléoptères, le rôle qu’elles pourraient jouer dans le présent et l’avenir. Au-delà d’une utilité immédiate, essayons surtout de comprendre pourquoi leur préservation semble indispensable. Indispensable aussi serait leur accroissement, autant que l’état des milieux et des environnements actuels de notre planète le permettra.
2Le rôle premier des collections d’insectes, en particulier de coléoptères, est d’illustrer – s’agissant du groupe le plus important du règne animal – la “biodiversité” des espèces vivantes. Deux groupes de spécimens de collection doivent être distingués : les types et les non-types. Les types sont les étalons des espèces décrites, les “porte noms”. Car la connaissance des espèces vivantes passe d’abord par les noms qui les désignent : “Comment voulez-vous dire que telle espèce est menacée de disparition si vous ne disposez pas de nom pour la désigner ?”2 Les types témoignent de l’existence des espèces, en des lieux donnés, et des noms qui les désignent. Ils sont en principe définitifs et intangibles. Tous ceux, très nombreux, qui figurent dans les collections du Muséum, servent actuellement et serviront dans l’avenir à reconnaître les espèces vivantes, espèces décrites jadis ou naguère, espèces encore à décrire, et dont les futurs types se trouvent déjà dans les collections, ou y seront déposés. De plus en plus, malheureusement, ces types témoigneront de l’existence et de la nature des espèces qui auront disparu. Les spécimens-types font parfois l’objet de critiques car ils ne permettent pas la prise en compte de la variabilité des espèces, ni de l’approche populationnelle définie par la théorie synthétique de l’évolution3. Ce sont alors les spécimens non-types qui permettent et permettront, tant qu’on aura le souci de les conserver, un accès à ces dimensions de l’espèce : morphologie, biométrie, ou encore anatomie interne, voire à certains caractères biologiques (fécondité par l’étude des ovarioles) ou génétiques (ADN) qu’il sera possible d’y étudier (les techniques d’étude progressent sur ces points). Enfin, la comparaison des populations échantillonnées il y a un siècle, voire plus, avec celles d’aujourd’hui ou de demain pourra donner des indications sur la microévolution au niveau de ces populations, sur celle de l’espèce en question, voire sur les taxons supérieurs (genre, famille). Cette dimension comparative permet aussi de comprendre combien il serait nécessaire de maintenir l’effort de collecte, d’accroissement de la collection. On a dit plus haut à quel point la biodiversité actuelle de notre planète est mal connue et mal évaluée. Des collectes systématiques dans les environnements encore préservés seraient indispensables pour rassembler des échantillons des espèces encore inconnues, qui sont certainement très nombreuses, avant la disparition – à plus ou moins brève échéance – de celles-ci. Outre les types, de nombreux autres spécimens conservés au Muséum représentent des espèces non retrouvées depuis des années, et qui doivent sans doute être considérées comme disparues. Un exemple remarquable est le grand scarabée aptère d’Angola Mnematium cancer (Fig. 11), strictement localisé et inféodé aux populations d’éléphants.
3En principe, les spécimens conservés en collection portent des étiquettes qui indiquent leur provenance géographique précise, voire l’environnement écologique d’où ils proviennent. Ces indications apportent deux types d’informations. D’abord, s’agissant de l’espèce elle-même, la dimension de l’échantillon conservé permet parfois la compréhension de certaines caractéristiques de la dynamique des populations d’un taxon : sa répartition géographique, sa rareté relative, sa chorologie. Ensuite, la juxtaposition des exemplaires d’un même taxon, mais de provenances différentes, avec des taxons différents des mêmes provenances, peut donner des indications écologiques sur les environnements où ils ont vécu. Ces indications pourront être précisées par des analyses fines d’éléments extrinsèques : organismes phoriontes et symbiontes ; contenus stomacaux et intestinaux ; métaux lourds, insecticides et autres polluants présents dans le corps ; etc. Tous ces éléments permettront de mieux connaître l’environnement où vivent les coléoptères, ainsi que ceux où ils ont vécu, et qui sont eux-mêmes en voie de disparition, voire ont déjà complètement disparu (notamment les forêts pluviales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique). La faune des îles, souvent remarquable, n’est guère documentée, à l’époque actuelle et parfois depuis le siècle précédent, que par les exemplaires des collections.
4S’agissant des différentes informations qui viennent d’être passées en revue, on conçoit que plus la richesse de la collection est grande et sera maintenue telle, plus les informations qui pourront en être tirées seront nombreuses et variées. On voit alors toute l’importance de la collection de coléoptères du Muséum national d’Histoire naturelle, qui rassemble un nombre immense d’échantillons provenant d’une variété également très grandes d’environnements et de biotopes. Cette collection apparaît comme un ensemble de documents de première main pour l’étude des faunes actuelles, mais aussi – et peut-être surtout – comme des archives irremplaçables pour la connaissance des faunes qui peuplent ou peuplaient naguère les environnements de notre planète, faunes qui renferment notamment des espèces en voie de disparition, voire disparues, et dont les seules traces subsistantes seront les spécimens de la collection. Insistons à nouveau sur l’importance et l’urgence d’effectuer des récoltes dans les environnements naturels subsistants, voire, mais c’est plus triste, sur ceux qui les ont remplacés, pour évaluer les effets de l’activité humaine sur la dégradation des biotopes.
5Les échantillons des collections donnent en outre des indications sur certains éléments des cultures humaines : utilisation des insectes dans les croyances et coutumes, dans l’alimentation, dans le “folklore” (ces éléments sont normalement précisés sur les étiquettes ou sur les registres des collecteurs). Réciproquement, les exemplaires collectés permettent parfois de reconstituer l’itinéraire d’un collecteur donné, de savoir par exemple au travers de quels environnements – disparus depuis son passage – il a voyagé4. Une fois ramenés en Europe, les exemplaires font ou ont fait l’objet d’une préparation, d’un étiquetage et d’une mise en collection qui donnent des informations sur ces pratiques, à l’époque – parfois relativement ancienne – et à l’endroit où elles ont été mises en œuvre. Une règle très généralement appliquée veut qu’on n’enlève jamais les étiquettes de détermination des spécimens : les anciennes étiquettes témoignent alors des changements de conception et de définition des espèces et des autres taxons.
6À toutes ces utilisations potentielles, à tous ces rôles que les collections sont appelées à jouer pour une meilleure connaissance, à la fois scientifique et historique, des taxons actuels et disparus de coléoptères, comme de la connaissance des environnements d’aujourd’hui et de naguère qui les ont produits, s’ajoute la beauté intrinsèque de ces insectes. Beaucoup sont déjà, et seront peut-être davantage encore dans l’avenir (du fait de leur rareté croissante), considérés comme des objets d’art, appréciés et traités comme tels5. La collection tout entière peut donc apparaître, à tous les sens du terme, comme un monument, témoignant à la fois de la “biodiversité” de notre planète et des efforts accomplis pour en conserver le témoignage et le mettre en valeur. Ce travail n’est pas terminé. Il est indispensable de le poursuivre, pour l’intérêt mais aussi pour l’honneur du Muséum, pour celui de notre pays, voire de l’humanité tout entière, afin que soit préservé et encore enrichi cet édifice aussi fragile qu’irremplaçable que représentent les collections de coléoptères.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Thivent (Viviane), “De l’utilité des collections d’histoire naturelle”, La Recherche, vol. 381, décembre 2004, pp. 44-47 ; Morat (Philippe), Aymonin (Gérard), Jolinon (Jean-Claude) (sous la dir.), L’Herbier du monde : cinq siècles d’aventures et de passion botaniques au Muséum national d’histoire naturelle, Paris : Les Éditions du Muséum ; Les Arènes, l’iconoclaste, 2004, in-4°, 239 p. ; Norwood (Julien), Les Oiseaux du Muséum : voyages à travers les collections, Paris : Delachaux & Niestlé, 2004, in-8° oblong, 224 p.
2 Bouchet (Philippe), “Le Difficile inventaire des espèces”, Le Journal du CNRS, vol. 180, janvier 2005, p. 23.
3 Cf. par exemple Mayr (Ernst), Populations, espèces et évolution, Paris : Hermann, 1974, XXII + 496 p.
4 Voir la mise en œuvre de ce type de données in Boucher (Stéphane), Évolution et phylogénie des Coléoptères Passalidae, Thèse de 3ème cycle, Paris : Muséum national d’Histoire naturelle, 2005, 527 p.
5 Sur les collections d’insectes comme “œuvres d’art”, cf. Kerchache (Jacques), Nature démiurge, insectes, Paris : Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2000, 160 p., 100 ill. en couleurs. Voir aussi deux ouvrages récents illustrant les collections d’insectes du Muséum : Leraut (Patrice), Mermet (Gilles), Regard sur les insectes : collections d’entomologie du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris : impr. nationale ; Muséum national d’Histoire naturelle, 2003, 167 p. ; Villemant (Claire), Blanchot (Philippe), Portraits d’insectes, Paris : Seuil, 2004, 240 p.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michel-Eugène Chevreul
Un savant, des couleurs !
Georges Roque, Bernard Bodo et Françoise Viénot (dir.)
1997
Le Muséum au premier siècle de son histoire
Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et al. (dir.)
1997
Le Jardin d’utopie
L’Histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution
Emma C. Spary Claude Dabbak (trad.)
2005
Dans l’épaisseur du temps
Archéologues et géologues inventent la préhistoire
Arnaud Hurel et Noël Coye (dir.)
2011