Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Dans la dixième édition du Systema Naturae (1758), Linné mentionne 594 espèces de coléoptères1. En 1832, Latreille estimait le nombre des espèces connues à 30 0002. En 1876, Gemminger et Harold achevaient de faire paraître leur Catalogus, qui en recensait 77 0003. Vers 1900, Heyne et Taschenberg retiennent un chiffre de 120 000 espèces connues environ4. Cent ans plus tard, on peut estimer ce nombre à près de 400 000 : l’ordre des coléoptères est sans doute le groupe zoologique comprenant le plus d’espèces. Tous les biologistes connaissent l’anecdote suivante : le naturaliste anglais John B. S. Haldane (1892-1964), à qui l’on demandait un jour si ses études biologiques lui avaient apporté certaines indications sur la nature de Dieu, répondit qu’Il avait certainement un goût immodéré pour les coléoptères (“an inordinate fondness for beetles”)5. À l’époque où certains croyaient encore que chaque espèce avait fait l’objet d’une création individuelle (et c’était d’eux que se moquait Haldane), on pouvait en effet imaginer la Divinité passant plus de temps à s’occuper de la création des coléoptères que de tout autre groupe animal ou végétal, sans même parler de l’unique espèce humaine.
2Mais que représentent ces 400 000 espèces connues par rapport au nombre réel d’espèces existantes ? Peu avant 1980, on espérait connaître environ la moitié, en tout cas au moins le tiers, des espèces vivantes. C’est alors que le biologiste Terry Erwin, de la Smithsonian Institution (Washington), tenta des évaluations plus précises. Il eut l’idée de pulvériser des insecticides sur des arbres des forêts tropicales du Panama en essayant de récupérer tous les insectes occis qui tombaient au sol. Il put ainsi évaluer à 1200, en moyenne, le nombre d’espèces de coléoptères présents sur une seule espèce d’arbres6. En complétant ces évaluations par des observations en Amazonie et en raisonnant par extrapolations successives (nombre d’espèces d’arbres par hectare, proportion d’espèces de coléoptères non arboricoles, relation de la faune d’Amérique tropicale à celle des autres régions zoogéographiques, etc.), Terry Erwin aboutit à une estimation de 12 à 40 millions d’espèces de coléoptères présentes alors sur la terre (d’où il tira, en outre, une estimation du nombre d’espèces d’arthropodes). Le nombre d’espèces connues de coléoptères ne représentait plus que 3 %, voire seulement 1 % des espèces réellement existantes ! Depuis ces travaux pionniers, plusieurs autres approches ont été utilisées, qui reprennent et perfectionnent les extrapolations d’Erwin7. Aujourd’hui, on a tendance à estimer entre deux et quatre millions le nombre d’espèces de coléoptères. Notre connaissance de ce groupe n’est donc pas aussi fragmentaire que le pensait Erwin ; mais c’est tout de même au moins 80 à 90 % de sa biodiversité qui nous échappe encore. Avec la destruction généralisée des biotopes tropicaux, il y a peu d’espoir que ces chiffres soient améliorés de façon significative dans l’avenir. C’est un lieu commun, mais malheureusement très vraisemblable, de dire que la grande majorité des coléoptères – comme de tous les autres groupes d’insectes – auront disparu sans avoir jamais été vus par aucun entomologiste.
3L’évaluation de 400 000 espèces de coléoptères connues est d’ailleurs approximative. Pour qu’une espèce soit “connue”, c’est-à-dire reconnue par la communauté scientifique, il faut qu’elle ait reçu un nom officiel, qui doit se présenter sous la forme d’un ensemble de deux mots, ou “binôme” (binom, binomen), suivant le modèle créé par Linné en 1753 pour les plantes et appliqué par lui-même en 1758 aux animaux8. Cette attribution d’un nom, pour être valide, doit s’accompagner d’une description formelle et satisfaire à diverses autres obligations, en particulier la désignation d’un “type porte-nom”, exemplaire unique qui servira de référence. Des ouvrages spécialisés, des codes de nomenclature, botanique et zoologique, tentent de régler tous les problèmes que peuvent poser ces différentes procédures9. Mais pendant longtemps – voire encore aujourd’hui –, les entomologistes connaissaient mal les travaux de leurs collègues. Il en résultait souvent que la même espèce était décrite par deux ou trois entomologistes différents, voire davantage. Un entomologiste pouvait aussi donner plusieurs noms à la même espèce, par exemple si celle-ci est variable, ou même s’il avait… oublié qu’il l’avait lui-même décrite auparavant ! Un certain nombre d’espèces ont ainsi été nommées plusieurs fois, l’exemple le plus remarquable étant sans doute celui de la coccinelle à dix points (Adalia decempunctata L.), qui a reçu une quarantaine de noms différents10. Ces problèmes sont bien connus des entomologistes, qui tiennent soigneusement à jour la liste des “synonymes”, les noms scientifiques redondants et inutiles. En fait, outre cette liste, on peut estimer à environ 20 à 25 % les synonymies encore méconnues au sein des coléoptères. Les quelque 400 000 espèces considérées comme valablement décrites ne représenteraient donc pas plus de 300 000 espèces réellement existantes.
4Et pourtant, quelle somme de labeur représente cette connaissance si fragmentaire ! Combien de centaines de milliers de pages imprimées, remplissant des bibliothèques entières ! Combien de catalogues, de bibliographies, plus récemment de bases de données, pour mettre un peu d’ordre dans cette masse et permettre de s’y retrouver ! Après le Catalogus de Gemminger et Harold, mentionné ci-dessus, le catalogue des coléoptères le plus récemment publié ne compte pas moins de 169 fascicules11 ! Combien, enfin, de millions d’insectes récoltés, dans tous les pays du monde, par des escouades d’entomologistes ou de simples voyageurs, parfois morts à la tâche, et combien de ces fragiles recueils d’archives que forment les collections d’insectes ! Car notre connaissance des coléoptères, si imparfaite qu’elle soit, n’a toujours reposé, et ne repose encore, en dernière analyse, que sur les collections. Quels que soient les progrès actuels de la biologie, les collections des musées d’histoire naturelle restent la seule source d’information objective dont nous disposions effectivement sur la diversité de la vie terrestre, et sur les centaines de milliers d’espèces, produites par l’évolution, qui peuplent aujourd’hui encore (ou peuplaient naguère) l’ensemble des milieux et des biotopes de notre planète. C’est dire l’importance, l’intérêt, ainsi que – à notre époque où les environnements naturels se restreignent aussi dramatiquement – le caractère de plus en plus irremplaçable des collections entomologiques. C’est dire aussi l’obligation impérieuse de les préserver au mieux.
5Le Muséum d’Histoire naturelle, à Paris, conserve les collections nationales françaises d’insectes, qui sont extrêmement riches, particulièrement celle des coléoptères, considérée comme la plus importante au monde. S’agissant du groupe zoologique lui-même le plus riche en espèces, on comprend immédiatement l’intérêt tout particulier de ce corpus, qui appartient, au-delà d’une institution voire d’une nation, au patrimoine commun de l’humanité. On tentera d’exposer, dans les pages qui suivent, comment il s’est constitué, sur une période d’environ deux siècles, quels ont été ses principaux artisans, ainsi que leurs motivations, leurs pratiques, et les résultats de leurs travaux.
Notes de bas de page
1 Linné [Carl (von)], Systema Naturae : per regna tria naturae, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis. Regnum animale, Holmiae [Stockholm] : impensis Laurentii Salvii, 1758, in-8°, 823 p.
2 Latreille (Pierre-André), “Discours prononcé le 29 février 1832, à l’ouverture de la première séance de la Société entomologique”, Annales de la Société entomologique de France, vol. 1, 1832, pp. 22-34.
3 Gemminger (Max), Harold (Edgar von), Catalogus Coleopterorum hucusque descriptorum synonymicus et systematicus, Munich : Gummi & Beck, 1868-1876, 12 vols.
4 Heyne (Alexander), Taschenberg (Otto), Die exotischen Käfer in Wort und Bild, Leipzig ; Esslingen ; Munich : J. F. Schreiber, 1893-1907, VIII + 262 + L p., 40 pls. chromolith.
5 Evans (Arthur V.), Bellamy (Charles L.), An Inordinate Fondness for Beetles, Berkeley ; Los Angeles ; Londres : University of California Press, 1996, 208 p. ; Farrell (Brian D.), “Inordinate fondness explained : why are there so many beetles ?”, Science, no 181, 1998, pp. 555-559 ; Hancock (E. Geoffrey), “An Inordinate fondness for beetles or just a preference ?”, Antenna, vol. 22, no 1, 1998, p. 2.
6 Erwin (Terry L.), “Tropical their richness in Coleoptera and other arthropod species”, The Coleopterists Bulletin, vol. 36, 1982, pp. 74-75.
7 Résumé très clair de la question dans Ødegaard (Frode), “How many species of arthropods ? Erwin’s estimate revised”, Biological Journal of the Linnean Society, vol. 1, 2000, pp. 583-597.
8 Linné [Carl (von)], Species plantarum, exhibentes plantas rite cognitas, ad genera relatas, cum differentiis specificiis, nominibus trivialibus, synonymis selectis, locis natalibus, secundum systema sexuale digestas, Holmiae [Stockholm] : impensis Laurentii Salvii, 1753, in-8°, 1200 p. ; Systema naturae. Regnum animale, 10e éd., op. cit., 1758.
9 Voir notamment les ouvrages classiques de Mayr (Ernst), Linsley (E. Gorton), Usinger (Robert L.), Methods and Principles of Systematic Zoology, New York : McGraw-Hill Book Company, 1953, X + 328 p. et de Mayr (Ernst), Principles of Systematic Zoology, New York : McGraw-Hill Book Company, 1969, XIV + 428 p. ; plus récemment, Winston (Judith), Describing Species. Practical Taxonomic Procedure for Biologists, New York : Columbia University Press, 1999, XXII + 518 p. ; ainsi que International Code of Zoological Nomenclature, 4th ed., Londres : The International Trust for Zoological Nomenclature, 1999, XXIX + 306 p.
10 Stork (Nigel E.), “Measuring global biodiversity and its decline”, in Reaka-Kudla (Marjorie L.), Wilson (D. E.), Wilson (E. O.) (sous la dir.), Biodiversity II, Washington : Joseph Henry Press, 1997, pp. 41-68.
11 Coleopterorum Catalogus, publié par la firme Junk, à Berlin, de 1910 à 1939, avec suppléments encore en cours de parution.
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Des coléoptères, des collections et des hommes
Ce livre est cité par
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Des coléoptères, des collections et des hommes
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