Préface
p. 9-17
Texte intégral
1Le prix Nobel de biologie et médecine 1995 est revenu à trois généticiens de la drosophile, Edward B. Lewis, Christiane Nüsslein - Volhard et Eric F. Wieschaus, pour leurs travaux sur le contrôle génétique du développement embryonnaire précoce. Ils avaient tous trois la drosophile (Drosophila melanogaster) comme matériel d’étude. Les associer pour cette prestigieuse récompense avait un sens ; bien que n’étant pas tous trois de la même génération - il y a presque 30 ans de différence entre Lewis et ses deux collègues - ils se sont attaqués, avec des outils différents, au difficile problème du développement embryonnaire précoce. À eux trois, ils détaillent une cascade d’activation de gènes qui, pas à pas, comme par esquisses successives, structure l’embryon jusqu’à la larve. Tout d’abord, après fécondation, le zygote est polarisé, doublement, par mise en place d’un axe antéro-postérieur et d’un axe dorso-ventral sous l’action de gènes maternels de polarité (polarity genes) ; puis interviennent les gènes de segmentation (pair rule genes, segment polarity genes) qui déterminent la première métamérie de l’embryon, en précisant les frontières et l’orientation des parasegments ; enfin, au bout de la cascade, sont activés les gènes sélecteurs homéotiques (homeotic genes), qui précisent les originalités de chacun de ces segments (comme pattes, ailes, mâchoires, antennes...).
2Mais pourquoi donc cette découverte a-t-elle fait tant de bruit ? On peut renverser la question, en se demandant pourquoi le travail d’Ed Lewis, initié dès l’après guerre et culminant par un article de synthèse en 1977 dans Nature, n’était connu qu’à l’intérieur du cercle relativement fermé des généticiens, et plus particulièrement des drosophilistes. La réponse est simple : avant les années 80, la plupart des généticiens pensaient qu’on était en train de décortiquer un système propre à la drosophile, peut-être généralisable aux autres insectes, éventuellement aux arthropodes... Mais l’étude moléculaire de ces gènes de développement - en particulier des gènes de segmentation et des gènes homéotiques - démontrait que leurs homologues étaient trouvés chez les mammifères, dont l’homme. Tout d’un coup l’étude de la drosophile se généralisait à l’ensemble des métazoaires, et en particulier l’homéose et la métamérie.
3L’homéose consiste en la formation, au cours de l’embryologie, d’un organe bien formé, mais à un endroit anormal, relativement au plan d’organisation de l’espèce en question. En corollaire, un gène homéotique est un gène qui, muté, donne un phénotype homéotique, donc qui entraîne une homéose. Par exemple, la mutation gain de fonction antennapedia fait naître des drosophiles qui ont des pattes là où on attend des antennes ; la mutation perte de fonction bithorax donne des drosophiles qui ont des ailes sur le troisième segment du thorax, à la place de balanciers. Le fait qu’une mutation de cette classe de gènes entraîne une dérégulation de l’ordonnance des segments et des appendices suivant l’axe antéro-postérieur, démontre que le rôle de tels gènes consiste à contrôler la structuration antéro-postérieure de l’animal. Or l’étude moléculaire permet de chercher des homologues chez les mammifères, de les trouver, et de vérifier qu’ils y jouent un rôle équivalent, principalement pour le système nerveux central. Concrètement, tout se passe comme si la drosophile et la souris voyaient leurs plans d’organisation structurés par des gènes homologues, hérités d’un ancêtre commun, vieux de 540 millions d’années. La métamérie est caractéristique des animaux dont le corps est divisé en une série d’unités identiques, répétées suivant l’axe antéro-postérieur. C’est un thème classique en zoologie, étant donné que des embranchements aussi importants que les arthropodes, les annélides, les chordés dans leur majorité, rassemblent des animaux métamérisés. Or, ici encore, des homologues chez les mammifères des gènes de segmentation de la drosophile interviennent dans la formation des somites. Tout d’un coup, ce qui ne semblait intéresser que la drosophile paraît directement lié à de grands problèmes posés par la zoologie, en faisant émerger une grande unité chez les métazoaires. D’où la question : la génétique du développement n’est-elle pas l’outil qui permette de résoudre les nombreux problèmes de la zoologie ? C’est avec cette vision des choses qu’est née une nouvelle sous-discipline, l’evo devo (evolution of development) qui, à la suite de la génétique du développement, utilise tant les données du génome que celles de l’expression des gènes pour tenter de comprendre l’embryologie comparée et, au-delà, la structuration des plans d’organisation au cours des temps géologiques. Vaste problème, labouré au cours des deux derniers siècles, tant en situation pré-darwinienne que post-darwinienne ! Sous entendue bien sûr la question essentielle : la génétique du développement, l'evo-devo, apporte-t-elle les outils qui permettent de résoudre l’ensemble des problèmes cernés au cours des années, en anatomie comparée, par les plus grands biologistes ?
4La métamérie apparaît comme une pierre de touche : sujet difficile abordé par les plus grands de la biologie, lié à des interrogations conceptuelles profondes... et tout d’un coup résolu par la découverte de quelques gènes homologues ? Pour tester cela, il fallait quelqu’un capable de mener l’enquête historique de manière pertinente et approfondie, mais aussi à même de peser la capacité actuelle de l’evo-devo.
5Vu sa formation, ses goûts et son talent, Stéphane Schmitt était indéniablement l’homme de la situation. Je me souviens parfaitement de ma première rencontre avec lui. Il venait de passer avec succès l’Agrégation des Sciences de la Vie et de la Terre, et préparait un DEA à l’Université Denis Diderot (Paris 7) avec pour sujet l’histoire de l’homéose. Il me paraissait alors naturel qu’un étudiant s’intéressât aux gènes homéotiques, vu le retentissement de la découverte des gènes homologues chez les arthropodes et les vertébrés, médiatisée par le prix Nobel. Mais l’histoire de l’homéose pouvait-elle se confondre avec l’histoire de la génétique du développement ? Dès son DEA, Stéphane comprit que le sujet se devait d’être bien plus vaste, et son mémoire, qui se terminait par une étude magistrale de la contribution du très controversé Richard Goldschmidt (1878-1958), l’amena à saisir qu’un tel concept touchait évidemment à la génétique, mais aussi à l’embryologie, à l’anatomie comparée, à la paléontologie, bref à un grand ensemble que l’on peut appeler tout simplement biologie évolutive.
6Puis il lui fallut trouver un sujet de thèse. Alors, pourquoi ne pas creuser dans cette direction ? Pourquoi ne pas travailler un concept puissant de la biologie, remis à la mode par les nouvelles techniques de la biologie moléculaire ? Le thème de la métamérie – même si, avec beaucoup de prudence, Stéphane l’a intitulé « le problème des parties répétées » – semblait un choix éminemment judicieux. Intimement lié à l’homéose du point de vue de la génétique du développement, c’est l’un des thèmes majeurs de la grande anatomie comparée des XIXème et XXème siècles. Il a relevé le défi, avec dans sa manche une carte maîtresse : sa connaissance de l’allemand et du russe l’a amené à lire dans le texte ce que d’autres comme moi n’ont jamais eu que de deuxième main.
7Vaste enquête ! Nous voilà partis dans une fresque grandiose allant de la Naturphilosophie d’Oken et de Goethe, de l’anatomie transcendante française de Geoffroy Saint-Hilaire, Savigny et Latreille, à l’homéose de Bateson et Goldschmidt, en passant par la morphologie transformiste de Haeckel, sans oublier, bien évidemment, la récente et orgueilleuse génétique du développement.
8Parallèlement, Stephen J. Gould (1941-2002) avait tenté de cerner ce que l’evo-devo pouvait apporter à la structure de la théorie de l’évolution, comme il l’a exposé dans son livre posthume The structure of evolutionnary biology (Harvard University Press, 2002). Il y voyait quatre thèmes majeurs : les implications, résultat de la « profonde homologie » existant entre les embranchements séparés depuis l’explosion cambrienne, et exprimée par les gènes hautement conservés régulant les processus fondamentaux du développement ; le rôle positif du parallélisme, basé sur l’action commune de régulateurs homologues qui peuvent entraîner des organismes d’embranchements phylogénétiquement éloignés dans des chemins évolutifs presque identiques ; la redécouverte du saltationnisme qui pourrait ainsi être revu à la lumière de la génétique du développement et enfin, l’exploration de la manière dont, à partir d’un ancêtre commun, doté de caractéristiques génétiques bien définies, on peut obtenir des descendants extrêmement différents. Si, au début, Gould traite d’unicité, il veut ensuite étudier une source possible de diversité. Mais, tout bien gardé, on peut se demander si, implicitement, par un tel exposé, il ne rejoint pas naturellement l’une des conclusions de Stéphane Schmitt que d’aucuns trouvent abrupte : « Quant au développement de la biologie moléculaire, nous avons pu constater qu’il ne s’est pas effectué au prix d’un bouleversement conceptuel majeur, du moins en ce qui concerne les sciences morphologiques. La plupart des thèmes hérités de la morphologie idéaliste puis transformiste (archétype, récapitulation, unité du vivant...) ont été ainsi adaptés et réemployés dans le cadre de la génétique moléculaire. »
9Ainsi, si la période actuelle est bien excitante de part ses données factuelles, on est quand même loin d’assister à un réel bouleversement conceptuel. Il n’y a donc qu’une seule solution pour s’en sortir : se nourrir de toutes les approches, et donc connaître l’histoire ! Stéphane Schmitt nous y invite avec un indéniable talent de conteur. Tout y est : les grandes lignes de pensée, les citations-clés (la plupart du temps retraduites par l’auteur à partir des textes originaux), les illustrations fondamentales, les traits de vie des penseurs importants - les grands, bien sûr, comme Geoffroy Saint-Hilaire, Haeckel ou Bateson, mais aussi certains bien moins connus, mais oh ! combien intéressants, comme Cams ou Moquin-Tandon.
10Laissez-vous prendre à cette histoire, remarquablement illustrée et vous verrez que, lecture terminée, vous n’aurez de cesse que d’y revenir.
Auteur
Professeur à l’Université Pierre & Marie Curie, Paris
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