Conclusion
p. 589-613
Texte intégral
1La délimitation de quatre grandes périodes dans l’histoire de la découverte de la flore de France, élaborée à partir de divers critères tels que la distribution des espèces ou l’évolution sociale du pays, est sans doute la plus flagrante illustration de l’intérêt qui a été porté à l’histoire globale de la découverte de la flore au-delà des parcours individuels. Un dictionnaire alphabétique des botanistes de la flore de France, par exemple, n’eût pas permis de mettre en évidence de telles périodes.
2Dans le projet de départ de ce livre, il s’agissait avant tout de répondre à ces questions simples : qui sont ces “DC”, “L’Hérit.”, “Luizet” ou “Guérin” que l’on trouve à la suite des noms d’espèces de plantes ? Parce que le premier souci était d’ordre biographique, c’est à travers des individus que l’histoire de la découverte de la flore de France a été racontée. Le rôle de la personnalité des individus dans la découverte de la flore de France a donc toujours été mis en valeur. C’est pour cette raison que, dans chaque biographie, l’homme a autant été recherché que le savant. L’importance de cette complexité individuelle dans l’histoire de la découverte de la flore de France est idéalement illustrée par Joseph Guérin : il a découvert l’Asplénium petrarchae à la Fontaine de Vaucluse parce qu’il s’y rendait régulièrement en pèlerinage, en souvenir du poète toscan Francesco Petrarca, qui y avait vécu et pour qui il avait une véritable adoration. L’histoire est d’autant plus attachante et l’exemple d’autant plus convaincant que le nom de l’espèce rend compte de ce lien entre le botaniste et son poète favori.
3Même si des causes ont été recherchées dans la personnalité des individus pour expliquer la découverte de la flore de France, la complexité des processus historiques n’en a pas été oubliée pour autant. Rappelons ici l’exemple des découvertes pyrénéennes de Louis Ramond de Carbonnières. D’un côté, il est évident que Ramond a été amené à explorer les Pyrénées au début des années 1790 à cause de ses relations avec le cardinal de Rohan et de son implication dans la célèbre affaire du collier de la reine ; de l’autre côté, les excursions de Ramond ne peuvent pas être comprises si l’on ne prend pas en compte les débats intenses de cette époque quant à l’origine de la chaîne pyrénéenne – débats dont Ramond était un protagoniste majeur. La cause principale du séjour de Ramond dans les Pyrénées était donc réellement liée à sa vie même et non à son intérêt pour l’histoire naturelle, mais son exploration du massif n’a de sens que dans le contexte scientifique de l’époque. Différents éléments ont été utilisés pour replacer la personnalité et le parcours individuel de chaque botaniste dans leur contexte. Citons ici la formation et les relations des botanistes, l’influence d’éventuelles idées théoriques quant au concept d’espèce sur la pratique systématique, ou encore l’état des connaissances lors de la parution d’une flore. Certains de ces éléments sont revus ici.
Les grandes périodes de la découverte de la flore de France
4Malgré leurs limites approximatives, les quatre grandes périodes délimitées dans ce livre ont une certaine cohérence qui tient en grande partie à la distribution des espèces. L’importance de la distribution géographique des espèces de plantes dans l’évolution des connaissances botaniques est évidente. Dans l’introduction générale, il a été montré que le grand renouveau de la botanique en Europe aux XVème et XVIème siècles avait d’abord eu lieu parce que les espèces décrites par les philosophes et médecins de l’Antiquité, tels que Théophraste, Dioscoride ou Pline l’Ancien, étaient pour la plupart des plantes à répartition méditerranéenne. Lorsqu’à la Renaissance, les médecins de l’Europe septentrionale voulurent utiliser les noms antiques existants pour les plantes qu’ils rencontraient, ils se rendirent rapidement compte qu’ils avaient devant les yeux des nouveautés. De la même manière, la répartition des espèces a directement influencé l’évolution de la découverte de la flore de France depuis les années 1750. En 1753, date de la révolution nomenclaturale linnéenne, un très grand nombre d’espèces communes d’Europe étaient déjà connues et nommées. D’un côté, plus le temps avançait et plus la chance de découvrir une espèce commune en Europe devenait donc moindre : au début du XIXème siècle, Bastard avait juste besoin de se promener le long des chemins d’Anjou pour découvrir des espèces communes dans toute l’Europe ; cela était devenu impossible en 1900. D’un autre côté, au fur et à mesure que le temps avançait, des explorations plus fines mettaient en évidence des espèces endémiques ou micrœndémiques que les premières explorations, nécessairement généralistes, n’avaient pas vues. Citons ici deux espèces endémiques découvertes au XXème siècle : Gentiana ligustica Vilmorin et Chopinet, endémique des Alpes maritimes, et Artemisia molinieri Quézel, Loisel et Barbéro, microendémique du Var.
5Le nombre de pages consacrées à chacune de ces quatre périodes n’indique en rien l’intensité des recherches qui étaient alors effectuées quant à la flore de France, mais reflète principalement le choix de départ qui était de ne considérer que les espèces valides pour chaque période. Bien évidemment, si la diversité des plantes avait été considérée dans son entier, c’est-à-dire si le livre avait également pris en compte la découverte de tous les taxons intraspécifiques tels que les sous-espèces ou les variétés, l’importance des quatre périodes n’eût pas été d’une telle inégalité. Cela est particulièrement vrai pour la quatrième partie qui brille ici par sa minceur et qui est en réalité extrêmement riche en travaux botaniques. Il convient également de souligner que le choix de la Flora europaea, publiée entre 1963 et 1993, comme ouvrage de référence pour la validité des espèces, empêchait de prendre en compte des auteurs ayant travaillé à partir des années 1970. De nouvelles richesses floristiques ont régulièrement été mises en évidence au cours de ces dernières années, comme en Corse, par exemple, où Jacques Gamisans a découvert plusieurs espèces endémiques. Ces découvertes, cependant, pour une simple question de temps, n’ont pas encore été réellement soumises à l’examen de la communauté des botanistes qui devront juger si ces espèces sont effectivement des espèces ou seulement de nouvelles formes d’espèces déjà connues. Bien sûr, cette discussion dépend des critères que chacun utilise pour délimiter ce qu’est une “espèce”. Des livres entiers ont été écrits sur le sujet. Les acteurs impliqués dans l’exploration de la flore demeurent, indépendamment de ces débats et du statut des taxons qu’ils ont découverts.
Diversité des botanistes
6Une chose a été frappante lors de la rédaction : les botanistes des deux premières périodes avaient des vies riches et fascinantes à raconter. Lamarck est un bon exemple. D’abord destiné aux Ordres par ses parents, il commença une carrière militaire au moment des dernières batailles de la guerre de Sept Ans ; après avoir été obligé de vendre son grade d’officier, il décida de suivre des études de médecine mais ne se présenta jamais aux examens ; il préféra ensuite la botanique à une carrière professionnelle de violoncelliste ; à son grand désespoir, mais en réalité il dut abandonner la botanique pour les animaux sans vertèbres. Un parcours de ce type, relativement commun dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, est rare après f850. Le contexte historique est sans doute en grande partie responsable de cette différence. De fait, les périodes révolutionnaire et napoléonnienne, incertaines, étaient propices aux aventures individuelles les plus variées. Les botanistes professionnels ont de tout temps été largement majoritaires. Cela dit, l’opposition entre professionnels et amateurs doit être prise avec précaution. De nombreux botanistes n’étaient pas des professionnels de la botanique au sens strict, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas payés par une institution scientifique (Musée d’histoire naturelle, Jardin botanique municipal, Jardin botanique de la marine, université des sciences ou de médecine, etc.) pour produire des travaux d’histoire naturelle, mais, de fait, avaient autant de temps que des professionnels à consacrer à l’avancement des sciences. Cela était par exemple le cas de ceux que l’on appelait alors les “Deux Ernest”, Ernest Cosson et Ernest Germain, deux excellents botanistes qui vivaient de rentes familiales.
7Sans doute plus importante que la distinction entre professionnels et amateurs est la distinction entre botanistes ayant ou n’ayant pas reçu une formation botanique académique. L’exemple des “Deux Ernest” est symbolique : Cosson et Germain devinrent des maîtres renommés et respectés tout simplement parce qu’ils apprirent la botanique avec les meilleurs professeurs de l’époque (Achille Richard, Adrien de Jussieu et Adolphe Brongniart) et parce qu’ils avaient été parmi leurs plus brillants élèves. S’ils étaient amateurs au sens strict du terme, ils étaient tout à fait en droit de prétendre à une place de choix au sein de la botanique française. Grâce à leur formation, ils comprenaient parfaitement les problèmes et les enjeux scientifiques de leur époque. Finalement, à formation égale, la seule chose qui importait était la quantité de temps que les uns et les autres pouvaient consacrer à leurs travaux.
8Parce que le nombre de postes de botanistes professionnels a toujours été faible, de nombreux étudiants en médecine ou en pharmacie devaient abandonner l’idée de se consacrer à la botanique et gagner leur vie grâce à l’art médical ou à l’entretien d’une officine. Leur pratique botanique devenait alors une pratique d’amateur, c’est-à-dire plus espacée. Notons que dans la très grande majorité des cas, les chaires universitaires étaient occupées par les meilleurs botanistes de l’époque. Le rôle central qu’Adolphe Brongniart a joué dans la création de la Société botanique de France, essentiellement peuplée de botanistes non professionnels, n’était pas du tout usurpé. Il était unanimement reconnu comme un maître.
9La formation à l'histoire naturelle fut pendant très longtemps étroitement liée à la médecine et à la pharmacie. Cela a été signalé à plusieurs reprises dans le corps de l’ouvrage. Ce lien remonte aux sources mêmes de la botanica, terme qui, lorsqu’il apparut aux environs de l’an mil, désignait la partie de la médecine vouée à l’étude des plantes. La materia medica était l’étude des pharmacopées végétales, animales et minérales. Ce livre débute au moment où commence la séparation entre la materia medica et la botanique : la critique fondamentale de Bernard de Jussieu envers les méthodes artificielles est en réalité indirectement dirigée contre l’élaboration des classifications des plantes à la destination exclusive des médecins et apothicaires. Cela était uniquement une séparation scientifique. Dans les faits, pour ce qui concernait la formation universitaire à l’histoire naturelle, cette séparation commença bien plus tard. En France, il fallut attendre le milieu du XIXème siècle, lorsque les facultés des sciences furent créées en grand nombre. Auparavant, les étudiants intéressés par l’histoire naturelle n’avaient pas le choix. Ils devaient s’inscrire en médecine ou en pharmacie. Le lien étroit entre la botanique et la médecine s’est également maintenu durant de nombreuses années pour une raison sociale évidente, d’ailleurs toujours parfaitement vraie aujourd’hui : la chance de “réussite sociale” a toujours été plus élevée en médecine ou pharmacie qu’en histoire naturelle. Il semble que ce soit uniquement dans la quatrième période, c’est-à-dire au XXème siècle, que la botanique se soit définitivement détachée de la médecine.
10Ne pas recevoir de formation académique ne signifiait pas ne pas avoir de maître. Le célèbre mot de Fontenelle au sujet de Tournefort et suivant lequel “la nature est le seul maître possible” était une image pour souligner que les innovations apportées par Tournefort étaient principalement basées sur ses propres observations. En réalité, on apprend toujours avec un maître. Un livre peut tout à fait jouer ce rôle. Le savoir se transmet sous de multiples formes. Pour la botanique, l’une des transmissions du savoir les plus répandues a toujours été une herborisation avec un guide, ne serait-ce que pour les premiers pas. En dehors des formations académiques, la transmission la plus importante des connaissances floristiques est sans aucun doute ce partage d’information lors de sorties sur le terrain, d’individu à individu, de botaniste confirmé à jeune novice par exemple. De nombreux exemples en sont donnés entre ces pages.
11Ce genre de transmission du savoir floristique fut particulièrement important au cours de la troisième période qui correspond, sans doute pour cette raison, au véritable âge d’or des sociétés savantes. Du temps de Rousseau, l’intérêt pour la botanique, que l’on appelait alors la science aimable, était un phénomène de curiosité lié à l’influence des Lumières. Plus tard, dans les années 1880, sans doute en raison de la meilleure éducation générale de la population, l’intérêt pour la botanique et les sciences dépasse largement la simple curiosité. Instituteurs, prêtres, banquiers, employés des contributions, ingénieurs, tous ont alors suffisamment d’instruction pour rédiger des notes scientifiques ou, en l’occurrence, des notes botaniques. Les curieux du XVIIIème siècle semblent être devenus des acteurs de l’avancement des sciences. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, chacun s’empare à sa manière de la flore de France.
12On pourrait donc distinguer au sein des botanistes “pratiquants” : les botanistes professionnels qui ont, à quelques rares exceptions près comme Charles Durieu, directeur du Jardin botanique municipal de Bordeaux, reçu une formation académique à la botanique ; les botanistes amateurs ayant également suivi une formation botanique et qui, bien que n’étant pas payés par une institution parce qu’ils n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, pouvaient se consacrer entièrement à l’étude de la flore ; les botanistes amateurs ayant suivi une formation botanique mais qui, parce qu'ils avaient besoin de travailler pour vivre, ne pouvaient pas se consacrer entièrement à l’étude de la flore ; les botanistes amateurs n’ayant pas reçu de formation académique en botanique et pouvant se consacrer entièrement ou temporairement à l’étude de la flore.
13Ceux qui ont été appelés les “récolteurs” de plantes tout au long de l’ouvrage étaient principalement recrutés au sein de la dernière de ces catégories. Le type idéal du récolteur était une personne passionnée d’exploration sur le terrain mais pas ou très peu par l’étude scientifique des récoltes. Plus un récolteur était désintéressé, plus il était précieux pour les botanistes. Parce qu’ils étaient très souvent les premiers à explorer de nouvelles localités et les seuls à connaître des localités de plantes rares, les récolteurs jouèrent un rôle absolument crucial dans l’histoire de la découverte de la flore. Ce rôle a été rappelé dès que cela a été possible. Leurs traces sont cependant très difficiles à retrouver. Le nom des récolteurs apparaît uniquement dans les descriptions d’espèces nouvelles lorsqu’ils en avaient découvert les premiers échantillons. Cette apparition, même si elle est brève, montre que les récolteurs étaient au cœur même de la découverte de la flore. Malheureusement, la très grande majorité des récolteurs ne sont connus aujourd’hui que par leur nom de famille. Seuls les plus importants, comme le capitaine Soleirol, irremplaçable explorateur de la Corse, sont mieux connus.
14Une conclusion quant à la “diversité” des botanistes pourrait être qu’au cours des deux premières périodes, cette diversité semble résider dans la richesse des parcours de chaque individu et qu’ensuite elle semble résider dans la diversité des professions représentées dans la communauté des botanistes. Ceci nous amène à considérer la question de l’évolution des rapports entre les botanistes.
Le botaniste face aux communautés
15Jusqu’au début du XlXème siècle, l’exploration de la flore de France est solitaire. Bien sûr, auparavant, les botanistes communiquaient entre eux, mais leurs activités étaient relativement indépendantes. Les remerciements publiés dans les flores, qui indiquent le nombre de récolteurs et de collaborateurs ayant aidé les auteurs, reflètent la pratique botanique et l’évolution des communautés de botanistes : jusqu’en 1800, en guise de remerciements, les ouvrages étaient la plupart du temps dédiés à un protecteur ; en 1870, un auteur remerciait des dizaines de collaborateurs. L’accroissement considérable du nombre de botanistes “pratiquants” (professionnels et amateurs confondus), à partir de la seconde moitié du XlXème siècle, rendait nécessaire une organisation en communautés. Ces communautés pouvaient être locales, régionales ou nationales. Cela ne signifie pas qu’il n’existait pas de communautés avant 1850. Elles étaient simplement moins flagrantes, moins nombreuses.
16Les sociétés savantes sont d’excellents témoignages de ces communautés. Au cours de la troisième période, c’est-à-dire pendant le Second Empire et sous la Troisième République, au moins jusqu’en 1910, il existait en France des dizaines de sociétés botaniques. L’âge d’or des sociétés d’échanges de plantes date également des années 1870 à 1890, qui sont le cœur de cette troisième période. Toutes ces sociétés étaient étroitement connectées. D’abord, par les individus. Les mêmes botanistes étaient le plus souvent membres de plusieurs sociétés. Tous les cas de multiples adhésions étaient possibles : plusieurs sociétés locales au sein d’une région, plusieurs sociétés régionales, plusieurs sociétés régionales et une société nationale, plusieurs sociétés nationales. Cela dépendait essentiellement des ambitions des individus : un récolteur uniquement intéressé dans la flore de son département pouvait être membre d’une seule société locale ou régionale ; un botaniste renommé dans sa région, comme Julien Foucaud dans les Charentes ou Henri Lecoq en Auvergne, était le plus généralement membre de la Société botanique de France ; les auteurs des flores générales de France, comme Georges Rouy ou l’abbé Coste, avaient besoin de correspondre avec des sociétés locales et nationales. Ces sociétés savantes établissaient également des relations plus officielles. Les fondateurs de la Société rochelaise d’échange des plantes décidèrent d’adopter intégralement les statuts de la Société dauphinoise d’échange des plantes, déjà existante, tout comme, à une autre échelle, les fondateurs de la Société botanique de France copièrent intégralement les statuts de la Société géologique de France. Il n’est sans doute pas inutile de signaler que si un botaniste pouvait échapper à l’organisation des sociétés, il ne pouvait pas échapper à l’organisation des communautés : le meilleur exemple est James Lloyd, qui fut durant plus de trente ans le centre d’un immense réseau de récolteurs dans tout l’ouest de la France mais qui, dans le même temps, n’était membre d’aucune société savante.
17Si les communautés des botanistes étaient étroitement liées, elles n’en étaient pas moins des entités homogènes. Ces communautés pouvaient être géographiques, au sens résidentiel du terme : les botanistes lyonnais, toulousains ou normands ont leur histoire propre. Ces communautés pouvaient avoir d’autres fondements : un périodique, comme la série Botanique des Annales des Sciences naturelles, qui joua un rôle important dans l’histoire de la botanique, un groupe taxonomique, comme le genre Rubus, ou une région d’étude, comme avec le Syndicat alpo-maritime rassemblé autour d’Émile Burnat, constituaient des communautés à part entière. L’histoire de toutes ces diverses communautés est un travail qui a déjà été commencé. Des éléments sont disponibles sur l’histoire de la Société botanique de France, celle de l’exploration botanique des Alpes maritimes ou sur les botanistes berrichons. Ces études ne représentent cependant qu’une part infime de l’immense travail qu’il reste à faire pour tenter de déchiffrer tous les processus historiques de la découverte naturaliste.
18Si l’intensité des activités de ces communautés de botanistes pouvait dépendre de tout un contingent de personnes, leur rayonnement dépendait le plus souvent d’un maître, d’un chef de file, comme Timbal-Lagrave à Toulouse, Balbis à Lyon ou encore Arvet-Touvet pour le genre Hieracium. Tout au long de l’ouvrage, le rôle crucial de l’amitié a été souligné. L’amitié a toujours été au cœur même de toutes les sociétés savantes. L’amitié n’excluait en rien les rivalités et les querelles de toutes sortes, mais sans l’amitié de nombreux botanistes n’eussent sans doute jamais herborisé ensemble. La fondation de la Société linnéenne de Lyon grâce au dynamisme de Clémence Lortet et le Syndicat alpo-maritime autour de Burnat sont parmi les premiers exemples qui viennent à l’esprit. L’importance de l’amitié était d’autant plus évidente que les communautés étaient restreintes. La découverte des Isoëtes est l’histoire de deux solides amitiés : celle de Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent et de Charles Durieu de Maisonneuve, puis, plus tard, celle de Durieu et de Jacques Gay. Cela ne veut pas pour autant dire que l’amitié était toujours présente : Grenier et Godron, auteurs d’une importante Flore de France, eurent des rapports uniquement professionnels.
Botanique et découverte de la flore
19L’histoire traitée dans cet ouvrage est celle de la découverte de la flore de France et non celle de la botanique, qui comprendrait d’autres domaines tels que la physiologie, la morphologie ou l’évolution des plantes. Cette distinction est importante car la découverte de la flore a des spécificités évidentes. Les amateurs, par exemple, dont le rôle est central dans l’histoire de la découverte de la flore, ne se retrouvent pas en physiologie ou en organographie végétale, qui sont des sciences de laboratoire, ou en évolution des plantes, pour laquelle un poste universitaire est pour ainsi dire requis. Le fait que ces disciplines aient une certaine homogénéité ne signifie pas, bien sûr, qu’elles puissent être considérées comme étant indépendantes. Les interactions sont nombreuses, notamment parce que de nombreux botanistes se sont illustrés dans toutes les parties de la botanique, particulièrement les grands maîtres tels que Lamarck, qui a énoncé les premières idées sur l’évolution des plantes, ou Adolphe Brongiart, l’un des fondateurs de la paléobotanique.
20La conséquence directe de ces interactions est que la découverte de la flore de France ne peut pas être étudiée en dehors d’un contexte botanique général. Par exemple, la première période, qui correspond à la transition vers la nomenclature linnéenne, est incompréhensible en dehors de la rivalité entre l’école des botanistes parisiens, favorables à la méthode naturelle des Jussieu, et les botanistes provinciaux (en particulier à Montpellier) favorables au système linnéen. De même, les flores et les articles publiés ne peuvent être compris que si les positions des auteurs quant à la fort délicate question de l’espèce sont considérées. Comme cela a été montré, les botanistes ont adopté des attitudes radicalement opposées pour accéder à la postérité et avoir leur nom accolé à un binôme latin. Certains auteurs ont nommé une poignée d’espèces dans toute leur vie, comme James Lloyd, retenu ici pour être le découvreur de trois espèces valides. D’autres, pour un succès identique à celui de Lloyd, en ont nommé des dizaines voire des centaines, comme Gaston Genevier, découvreur de trois espèces valides du genre Rubus.
Vers une histoire “complète” de la découverte de la flore de France
21Un panorama complet de la découverte de la flore de France devrait prendre en considération tous les botanistes et récolteurs, tous les périodiques, toutes les institutions, tous les lieux de récoltes, toutes les flores publiées, tous les liens entre botanistes et collecteurs, ou encore toutes les sociétés savantes impliquées de près ou de loin dans cette découverte. Cela n’est en rien un projet de recherche ou un projet de livre mais plutôt celui d’un réseau entre historiens des sciences et naturalistes. Il s’agirait de constituer une base centrale de données pour toutes les informations concernant l’histoire de la flore de France. L’accès, bien évidemment, serait libre.
22Ces informations demeureraient de toutes les façons des informations. L’essentiel serait toujours de les analyser avec rigueur. Il s’agirait simplement de mettre en commun des choses qui sont éparpillées dans les publications ou dans les fichiers que les uns et les autres ont constitués séparément. Après tout, les séquences nucléotidiques produites par les différents laboratoires de systématique moléculaire sont accessibles aux chercheurs du monde entier via des bases de données. Chacun est libre de faire ce qu’il veut avec ces données, excepté de répéter ce qui a déjà été publié. Aucune raison ne s’oppose à ce que les historiens des sciences ne puissent également utiliser les moyens offerts par les nouvelles technologies pour faciliter l’accès aux données sur lesquelles ils travaillent. On pourrait imaginer un système qui inciterait les historiens de l’histoire naturelle à rentrer dans une base de données centrale et libre d’accès toutes les informations non analytiques contenues dans leurs publications. Il semble que ce genre de projet ne puisse contribuer que très favorablement à l’avancement des sciences. Une base de données de ce type a été réalisée grâce aux efforts de Pietro Corsi pour les auditeurs de Lamarck (www.lamarck.net).
Histoire comparée de la découverte de la biodiversité
23Lorsque j’arrivai en Californie, en septembre 2001, je ne pus m’empêcher, en dépit de mes travaux malacologiques, de commencer à m’intéresser à la flore californienne et de l’ouest des États-Unis et, bien sûr, comme par réflexe, si j’ose écrire, à l’histoire de leur découverte. Naturellement, certains des noms d’auteurs à la suite des noms de plantes m’étaient inconnus. Une chose évidente m’apparut alors : l’histoire de la découverte de la flore californienne ne serait pas seulement fascinante à étudier en elle-même mais, surtout, en la comparant avec l’histoire de la découverte de la flore de France. Y avait-il des botanistes en commun entre ces deux découvertes ? Quelles étaient les grandes périodes de la découverte de la flore californienne ? En quoi les communautés de botanistes dans l’ouest des États-Unis à partir de 1850 étaient-elles comparables avec celles de la France à la même période ? Quels étaient les processus historiques qui avaient présidé à la découverte de la flore californienne ? Certains de ces processus étaient-ils communs avec ceux de la découverte de la flore de France ? Y avait-il des liens entre les deux histoires ? Les liens entre des pays ou des communautés sont parfois inattendus et plus importants que ceux que l'on attend. Par exemple, l’explosion du développement de la ville de San Francisco, qui date de 1848, est bien sûr due à la découverte de l’or californien, mais également en partie liée à l’histoire sociale de l’Europe : des dizaines de milliers d’Européens, principalement des hommes politiquement engagés à gauche, avaient dû émigrer après l’échec des révolutions de 1848 et s’étaient installés en Californie, rattachée aux États-Unis depuis le 2 février 1848. Un autre exemple de lien, indirect mais certain, est également fort intéressant : les expéditions du Pacific Railroad, organisées dans l’Ouest à partir des années 1840 par le gouvernement des États-Unis en vue d’établir une ligne de chemin de fer qui pût traverser tout le pays, étaient conduites par des officiers qui avaient presque tous été formés à West Point ; or cette école militaire est connue pour avoir été fondée en suivant l’esprit et l’organisation de l’École polytechnique. De fait, ces expéditions, qui comprenaient toutes au moins un naturaliste chargé de récolter le plus de minéraux, animaux et plantes possibles (rôle qui dans certains cas était tenu par le médecin de l’expédition) ressemblaient fort aux missions d’explorations scientifiques organisées à la même époque par la France, sous la tutelle du ministère de la Guerre, en Afrique du Nord. Dans les deux cas, pour des raisons historiques évidentes, la tutelle et l’organisation étaient militaires. De plus, dans les deux cas également, il s’agissait d’établir une liste des ressources naturelles des pays en voie de colonisation. Il convient de mentionner également, comme autre lien majeur entre ces deux parties du monde, les relations scientiques entre botanistes américains et français.
24Cette réflexion comparative libre entre l’histoire de la découverte de la flore de France et de celle de Californie peut être généralisée. L’idéal, le rêve, serait de pouvoir disposer de toutes sortes de travaux sur l’histoire de la découverte des faunes et des flores. Ces travaux seraient avant tout des monographies : l’histoire de la découverte de la faune et de la flore de Corse, celle de la flore des îles britanniques, celle de la flore de Madagascar, celle des lichens d’Amérique du Sud, celle des rotifères d’eau-douce d’Amérique du Nord, celle des gastéropodes terrestres d’Europe, celle des lépidoptères d’Afrique, celle des mousses et hépatiques du monde entier, celle des orobanches, celle des Onychophores, celle des dinosaures ornithischiens, celle des hexactinellides. La liste est infinie. Cela serait une chance extraordinaire que de pouvoir lire, avant un voyage, un ouvrage sur la découverte de la faune et de la flore du pays où l’on se rend. Pour savoir sur quelles traces l’on marche. Pour mieux savoir ce qu’il reste à faire également. Dans les pays économiquement riches, les traces risquent d’être nombreuses et l’histoire complexe. Dans bien des pays tropicaux, où la biodiversité est nettement plus riche que dans les pays industrialisés mais encore largement inconnue, l’histoire risque d’être plus limitée.
25Ces études monographiques pourraient être organisées par biographies, comme dans ce livre. Cette approche est en effet une base indispensable sans laquelle aucune remarque générale ne pourrait être élaborée. Cela est particulièrement vrai dans le cas de la découverte naturaliste car la description d’espèces nouvelles constitue, en pratique, une activité largement solitaire, individuelle. Cela n’empêcherait en rien cependant des études adoptant d’autres approches s’intéressant davantage à l’histoire des idées, des méthodes, des techniques, des institutions, des expéditions, ou encore au rôle d’un périodique ou d’une société savante. Des études comparatives auraient tout à fait leur place dans ce contexte. Il s’agirait par exemple de mettre en évidence les spécificités et points communs entre différentes découvertes : entre l’histoire de la découverte de la flore du Bassin parisien et celle de la Corse, entre le rôle de la Société entomologique de France dans la découverte des insectes et celui de la Société malacologique de France dans la découverte des mollusques de France, entre la découverte de la faune de l’Himalaya et celle de la faune des Alpes.
26La comparaison du très faible nombre d’études qui existent à ce jour sur l’histoire de la découverte des flores et des faunes et de celles – sans nombre – qui pourraient être réalisées montre que l’histoire de la découverte de la biodiversité est véritablement délaissée. Cela est d’autant plus étonnant que, comme cela a été écrit en avant-propos, les guides naturalistes sont par contre quant à eux réellement nombreux et populaires. L’approche historique apporte à la connaissance des faunes et des flores une indéniable profondeur. Elle nous apprend à dépasser la simple identification des noms de plantes et d’animaux : découvrir l’histoire du nom d’une espèce revient à percer le mystère de sa découverte.
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