Introduction générale
p. 29-46
Texte intégral
1Lorsque l’on porte un rapide regard sur une flore de France, on est frappé par le très grand nombre d’espèces qui sont nommées par Carl von Linné (1707-1778). Cela n’est pas le reflet de ses propres découvertes, en réalité minimes, mais de son action de nomenclateur révolutionnaire : Linné ne se contente pas de proposer sa nouvelle nomenclature ; afin d’en prouver la supériorité et d’en promouvoir l’usage, il décide de transformer les noms de toutes les espèces alors connues. Les espèces dont Linné se retrouve être l’auteur témoignent donc de l’étendue des connaissances floristiques acquises jusqu’au XVIIIème siècle, jusqu’en 1753 précisément. Bien que révolutionnaires, les travaux de celui que l’on appelle le maître de Suède s’inscrivent dans une continuité historique dont la source se situe au temps des premiers écrits scientifiques, l’Antiquité. Il semble légitime de présenter ces racines, véritables fondations sur lesquelles repose la réforme linnéenne.
2Si la nomenclature linnéenne marque indéniablement un point de départ, elle est également un aboutissement. Elle est l’ultime simplification apportée dans l’art de nommer les espèces. On pourrait dire que Linné remet à zéro les pendules de l’histoire naturelle. Avant lui, la découverte des espèces est gênée, presque ralentie, par l’abondance disproportionnée des noms existants et par l’absence de nomenclature. Ce sont les innombrables découvertes d'espèces nouvelles en Europe occidentale qui, à partir de la Renaissance, apportent une telle pléthore de noms. De plus, il est impossible de savoir précisément quelles plantes ces noms désignent exactement ; or cette reconnaissance est absolument nécessaire pour que la nomenclature, basée sur la subordination des espèces au sein des genres, puisse être inventée.
3Après l’œuvre de Linné, ces trois points (nomenclature, découverte et noms des espèces) sont étroitement liés, mais en harmonie, sans que l’un ne puisse gêner l’autre. Cette harmonie n'est cependant pas l'apanage de Linné. Il ne l’invente pas ex nihilo. Des savants le précèdent, qui commencent à simplifier cette confuse relation entre les noms et les choses : Gaspard Bauhin (1550-1624), professeur de botanique à Bâle, l’un des plus grands botanistes de tous les temps, et Joseph de Tournefort (1656-1708), professeur titulaire de la chaire de l’intérieur et de l’extérieur des Plantes, au Jardin du roi, à Paris.
4Une autre question concernant la classification générale des végétaux, difficile à dissocier des problèmes précédents, occupe longtemps les esprits. Là encore, Linné sait apporter une réponse simple et efficace, le système dit sexuel car basé sur le nombre de pistils et d’étamines. En ce domaine, cependant, c’est la classification de Bernard de Jussieu (1699-1777), la méthode naturelle des végétaux, qui s’impose. L’histoire de ces deux classifications est également traitée ici parce qu’il y est très souvent fait référence dans les pages de notre ouvrage.
L’Antiquité
5Au cours de l’Antiquité, de nombreuses plantes sont reconnues et nommées, essentiellement comestibles, médicinales et ornementales. Ce savoir est presque entièrement contenu dans les écrits de quelques philosophes et médecins : Hippocrate (460-375), l’un des pères de la médecine, Théophraste (372-288), l’un des tous premiers botanistes, Pline l’Ancien (23-79), auteur d’une célèbre Histoire naturelle en trente-sept livres, et Dioscoride (Ier siècle après J.-C), médecin militaire. Hippocrate, l’un des plus célèbres médecins de l’Antiquité, pratique sur l'île de Cos ; il y tient également une école où les élèves doivent prononcer un serment. Le Corpus Hippocratum comprend plusieurs livres de thérapeutique où près de cent quarante plantes sont décrites. Originaire de l'île de Lesbos, disciple favori d’Aristote (384-322), Théophraste dirige le Lyceum, ou encore École péripatéticienne – parce qu’on y dispense et suit les leçons en marchant-, après la mort du maître. Aristote ayant rédigé l’Histoire des animaux, Théophraste se charge de l’Histoire des plantes, où il en décrit près de cinq cents. Il est le premier à proposer une classification basée sur des caractères propres aux végétaux et non sur des caractères anthropocentriques : “Voici – écrit-il – les catégories fondamentales et essentielles qui comprennent, semble-t-il, la totalité ou la plupart des végétaux : les arbres, les arbrisseaux, les sous-arbrisseaux, les plantes herbacées”1. Il convient également de signaler que Théophraste effectue plusieurs voyages à travers l’Asie Mineure et la Macédoine. Pline l’Ancien est incontestablement l’une des plus grandes figures de l’histoire naturelle antique. Né à Côme, il grandit à Rome, sert dans l’armée romaine en Germanie jusqu’en 52, se consacre à la grammaire latine sous la tyrannie de Néron, avant de revenir à la philosophie sous Vespasien à partir de 70. C’est au cours de cette dernière période qu’il rédige sa monumentale et magnifique Histoire naturelle dont seize livres sont consacrés aux plantes. On y trouve tous les fondements de la science développée plus tard, jusqu’à la Renaissance : une absence flagrante d’esprit critique envers les croyances populaires élevées au rang d’observations sûres, la conviction que la nature a créé une telle diversité de richesses pour satisfaire les besoins de l’homme et une considération des plantes uniquement pour ce qu’elles ont d’utile à l’homme. Il ne faudrait cependant pas s’y tromper et porter un jugement hâtif sur l’œuvre de Pline : parce qu'elle rassemble une très grande part du savoir antique, l’Histoire naturelle est une œuvre remarquable ; même si, au regard de nos connaissances actuelles, elle semble être une régression par rapport à la science “fondamentale” de Théophraste, elle est alors ce qui se fait de mieux en la matière. Pline l’Ancien décède le 24 août 79, asphyxié par des gaz lors d’une éruption du Vésuve, tandis qu’il essaie, poussé par une insatiable curiosité, d’en escalader les pentes. C’est à la même époque, au Ier siècle, que Dioscoride rédige sa Materia medica dont trois livres et demi sont consacrés à une liste de plantes médicinales : leurs parties utiles sont décrites (feuilles et racines essentiellement), leurs différents noms répertoriés, leurs utilités thérapeutiques indiquées. Mentionnons pour conclure que c’est au IIème siècle que le médecin du roi Mithridate, Cratévas, dont les travaux ont été perdus, a le premier l’idée d’effectuer des figures pour faciliter la reconnaissance des plantes utilisées en matière médicale.
6En parcourant aujourd’hui les pages des œuvres de Théophraste ou de Pline, un botaniste est surpris de constater qu’il est très peu de noms de plantes avec lesquels il ne soit pas déjà familier. Cela est tout simplement dû au fait que lorsqu’ils fixent les premiers noms de genres, Gaspard Bauhin, Joseph de Tournefort et Carl von Linné décident de garder des noms utilisés depuis l’Antiquité. Certains de ces noms ont des origines qui se perdent dans la nuit des temps : Crocus (le Safran) est d’origine sémitique, Fagus (le Hêtre) d’origine indo-européenne, Castanea (le Châtaigner) d’origine micrasiatique, Buxus (le Buis) d’origine inconnue. D’autres, les plus nombreux, ont une origine grecque. Ils sont composés à partir de divinités ou de héros : Achillea (l’Achillée), pour Achille, le héros thessalien vaincu d’une flèche dans le talon, le seul point vulnérable de son corps, Artemisia (l’Armoise), pour Artémise, la fille de Zeus, maîtresse des bêtes sauvages, Asclepias (l’Asclépiade), pour le dieu de la médecine, fils d’Apollon, dont un des attributs est le serpent, Centaurea (la Centaurée), pour les centaures, êtres légendaires moitié-homme moitié-cheval, Circaea (la Circée), pour Circée, la magicienne dont les charmes transforment les hommes en animaux qu’elle garde ensuite dans ses étables, Heracleum (la Berce), pour Hercule, le héros grec personnifiant la force, Lysimachia (la Lysimaque), pour le roi de Thrace, ancien général d’Alexandre Le Grand, Nymphaea (le Nymphéa), pour la divinité personnifiant la fécondité de la nature. Les noms des plantes ont également pu être directement puisés dans le vocabulaire de la langue populaire grecque : Lychnis (le Lychnis) vient d’un mot désignant à la fois une lampe et une plante dont les feuilles servaient à faire des mèches, Scilla (la Scille) d’un mot désignant les plantes à bulbe, Narcissus (le Narcisse) d’un mot désignant à la fois la torpeur et une plante dont la fleur présentait la vertu de provoquer des assoupissements, Colchicum (la Colchique) d’un mot désignant une plante que l’on trouvait abondamment en Colchide.
7Cet héritage au niveau des noms n’est cependant intéressant que s’il s’accompagne d’une correspondance entre les plantes que ces noms désignaient à l’Antiquité et celles qu’ils désignent aujourd'hui. Autrement dit, à deux époques si lointaines l’une de l’autre, un même nom peut-il se rapporter au même groupe de plantes ? La réponse à cette question est très simple ou bien très complexe. Les espèces de plantes qui ne posent pas de problèmes aujourd’hui aux systématiciens semblent avoir été très tôt reconnues comme des entités propres. Dans ce cas, il y a fort à croire que les mêmes noms désignent les mêmes plantes : depuis l’Antiquité, le terme Buxus désigne sans ambiguïté l’unique espèce européenne de ce genre, Buxus sempervirens Linné, comme le terme Fagus, l’espèce Fagus sylvaticus Linné. À l’exception de quelques exemples de ce type, en réalité rares, il reste très difficile d’établir des correspondances entre les noms antiques et actuels. Lorsque les noms font référence à une utilisation médicinale, la tâche devient alors totalement illusoire : le nom Sideritis, dont la racine grecque désigne le fer, désigne à l’Antiquité des plantes utilisées dans la guérison des blessures (et parmi lesquelles, certainement, Parietaria officinalis Linné et trois Lamiacées, Sideritis romana Linné, Mercurialis annua Linné et Verbena officinalis Linné), tandis qu’il se rapporte aujourd’hui exclusivement à un genre de Labiées.
8Même si les noms utilisés par les Anciens ne semblent pas toujours désigner des espèces telles qu’on les définit aujourd’hui, il y a tout lieu de penser qu’ils se rapportent à des ensembles qui, de leur point de vue, sont cohérents ; ceci nous apparaît avec d’autant plus de clarté que ces ensembles correspondent à des espèces actuelles, comme dans le cas de Buxus sempervirens. Au-delà de ces comparaisons, le plus important est de conserver à l’esprit que dès l’Antiquité on rapporte à un nom unique des échantillons qui ont été récoltés en des lieux différents, à des moments différents, par des personnes différentes, mais qui se ressemblent morphologiquement ou sont utilisés de la même manière en thérapeutique. L’Antiquité utilise deux catégories, indiquées par les mots grecs γενος (guénos), qui donne genus en latin, et είδος (eïdos) qui donne species. Ces deux catégories ne sont alors aucunement subordonnées l’une à l’autre comme cela est le cas aujourd’hui. Aristote, Théophraste ou Pline emploient indistinctement ces termes pour désigner ce qu’on appellerait simplement aujourd’hui des groupes ou des ensembles.
Le XVIème siècle
9Le mot botanica apparaît vers l’an mil, pour désigner la branche de la médecine chargée d’étudier les plantes médicinales. La botanique est alors également appelée l’étude des “simples” parce que chaque plante donne un seul type d’extrait médicinal. La combinaison de plusieurs extraits permet d’élaborer des thérapeutiques dites composées. L’une des principales raisons de la formidable évolution de la botanique à la Renaissance est géographique. Pour la première fois de grands centres du savoir apparaissent dans le nord de l’Europe. L’Antiquité est méditerranéenne, tout comme sa transmission, qui prend place dans le monde arabe et l’empire byzantin, au cours du Moyen-Âge. Au lendemain de la prise de Constantinople, les grandes cités d’Italie, qui viennent de redécouvrir les Anciens sous l’impulsion de l’Humanisme, décident de faire revivre des œuvres injustement oubliées : l'Historia naturalis de Pline paraît en 1469, la Materia medica de Dioscoride en 1498, les écrits d’Aristote et de Théophraste sont édités par l’humaniste byzantin Théodore Gaza (1398-1475) dans les années 1480, à la demande du pape Nicolas V. Lorsque la Renaissance se déplace vers le nord de l’Europe, elle emporte donc avec elle tous les grands traités des Anciens. C’est alors que l’imprévisible advient : si les médecins des grandes villes du Nord entendent bien respecter scrupuleusement leurs aînés, ils n’en sont pas moins confrontés à des espèces inconnues. Ces nouvelles espèces, ils doivent les nommer, les décrire, découvrir leurs vertus thérapeutiques. Ils ne tardent pas à en établir des listes dont l’imprimerie alors en plein essor assure une large diffusion.
10À ces découvertes locales s’ajoutent, dès le début du XVIème siècle, celles de flores exotiques. Les routes commerciales établies avec les Amériques et les Indes permettent de rapporter en Europe de nombreuses plantes : ainsi Jean Nicot (1530-1588), ambassadeur de France au Portugal, reçoit-il les premières graines de tabac de la part d’un négociant flamand ; on nomme d’abord cette plante “l’herbe à l’ambassadeur” à la cour de Catherine de Médicis, avant que le duc de Guise ne lui donne le nom de Nicotiane. Dans le même temps, quelques naturalistes commencent à voyager en des contrées lointaines. André Thévet (1502-1590), un frère cordelier originaire d’Angoulême, visite les confins du Levant et participe en tant qu’aumônier à une expédition au Brésil. Il en rapporte de nombreuses observations qu’il publie dans les Singularités de la France antarctique (1558)2. Pierre Belon (1517-1564), l’un des plus célèbres zoologistes de cette époque, explore également l’Asie Mineure entre 1546 et 1549.
11Suite à la découverte de nouvelles flores, européennes et exotiques, de nombreux catalogues de plantes médicinales voient le jour tout au long du XVIème siècle : De natura stirpium (1536)3 de Jean de Ruel (1479-1537), originaire de Soissons, médecin de François Ier, régent de la faculté de médecine de Paris puis chanoine à Notre-Dame de Paris ; Botanologicon (1534)4 d’Euricius Cordus (1486-1535), professeur à Erfurt, Marburg puis Brême ; Herbarium vivœ icones (1530)5 d’Otto Brunfels (1489-1534), médecin à Berne ; De stirpium (1552)6 de Hieronymus Bock (1498-1554), dit Tragus, prêtre et médecin auprès du duc de Zweibrücken (Deux-Ponts) ; De historia stirpium commentarii insignes (1542)7 de Leonhard Fuchs (1501-1566), professeur de médecine à Tübingen ; Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei de materia medica (1565)8 de Pietro-Andrea Mattioli (1501-1577), médecin originaire de Sienne, mort de la peste à Trente ; A New Herball (1551-1568)9 de William Turner (1510-1568), médecin britannique ; Historia generalis plantarum (1586-1587)10 de Jacques Daléchamps (1513-1588), médecin lyonnais ; Stirpium descriptionis liber quintus (1563)11 de Valerius Cordus (1515-1544), fils d’Euricius Cordus, à qui il succède ; Historiæ plantarum (1542)12 de Conrad Gesner (1516-1565), professeur de philosophie et médecin à Zurich, certainement l’un des plus grands savants de son temps ; Stirpium historiæ (1583)13 de Rembert Dodoens (1518-1585), originaire de la région d’Anvers, médecin de l’empereur Rodolphe II ; De plantis libri (1583)14 d’Andrea Cesalpino (1519-1603), médecin toscan ; Rariorum plantarum historia (1601)15 de Charles de L’Écluse (1526-1609), ancien élève de Guillaume Rondelet (1507-1566), à Montpellier, et professeur a la prestigieuse université de Leyde ; Naturalis historiæ (1551)16 d’Adam Lonicer (1528-1586), médecin à Mayence ; De plantis epitome utilissima (1586)17 de Joachim Camerarius (1534-1598), médecin à Nuremberg ; Plantarum seu stirpium historia (1576)18 de Mathias de L’Obel (1538-1612), originaire de Lille, ancien élève de Guillaume Rondelet, médecin botaniste du roi d’Angleterre Jacques Ier et qui décède à Highgate, près de Londres ; The Herball (1597)19 de John Gerard (1545-1612), médecin à Londres ; Phytobasanos (1592)20 de Fabio Colonna (1567-1650), médecin à Rome ; Historia germanica (1588) de Jacob Theodor von Bergzabern (1550-C.1590), dit Tabernæmontanus, médecin de l’électeur palatin, à Mannheim.
12Tous ces auteurs nomment les plantes comme ils l’entendent, à leur guise, y compris celles qui sont déjà connues. Il en résulte une véritable confusion. Pour chaque plante, il y a bientôt autant de noms que d’auteurs. À la fin du XVIème siècle, la nécessité d’établir des synonymies s’impose. Cela est l’œuvre de l’un des plus grands botanistes de tous les temps, Gaspard Bauhin (1550-1624). Né à Bâle de parents français qui ont dû quitter Amiens au moment de la Réforme, Gaspard Bauhin suit les traces de son frère Jean (1541-1612), médecin du duc Ulrich de Wurtemberg, à Montbéliard. Il étudie la médecine au cours de ses voyages en France, en Allemagne et en Suisse, avant de la professer à son tour dans sa ville natale. Ses ouvrages sur les plantes sont incontestablement parmi les plus importants de toute l’histoire de la botanique : son chef-d’œuvre, le Pinax theatri botanici (1623)21, dans lequel il cite les six mille espèces de plantes alors connues, est un livre dans lequel on trouve, encore aujourd’hui, une science magnifique d’intelligence et d’originalité.
13L’idée géniale de Gaspard Bauhin est de dresser une liste des noms utilisés pour chaque espèce connue, de n’en retenir qu’un seul et de considérer les autres comme des synonymes voués à être abandonnés. Il n’est pas rare que le nombre de synonymes dépasse la dizaine. Bauhin ne suit aucune règle précise dans le choix du nom. Le plus souvent, il en invente un nouveau : ainsi en est-il de la petite Adoxa moschatellina Linné, présente en abondance dans toute l’Europe septentrionale et qui est découverte au XVIème siècle. Gaspard Bauhin la nomme Ranunculus nemorosus Muschatellina dictus et en donne huit synonymes22 : Aristolochia rotundae concavae similis herbula (Tragus), Aristolochia vulgaris altera radicae oblonga (Conrad Gesner), Capnos Plinii (William Turner), Moschatella (Joachim Camerarius), Ranunculus minimus Septentrionalium herbido muscoso flore (Mathias de L’Obel), Denticula a radicis forma (Historia Generalis Lugduni cusa), Fumaria bulbosa tuberosa minima (Tabernæmontanus) et Radix cava minima (John Gerard). Pour les espèces connues et nommées depuis longtemps, Gaspard Bauhin essaie de conserver les noms généralement utilisés : pour le Peuplier noir, notre Populus nigra Linné, il reprend le nom Populus nigra des travaux de Pline, Dioscoride, Pierre Belon, Mathias de L’Obel, Pietro-Andrea Mattioli et John Gerard, et ne cite qu’un seul synonyme de William Turner, Populus secunda23. Le travail synonymique de Gaspard Bauhin est bien plus qu’un simple catalogue. Il est ce que nous appellerions aujourd’hui une révision taxonomique basée sur une réflexion et un esprit critique évidents : le nom Populus nigra cité par Tragus et Adam Lonicer n’est pas mis en synonymie avec le nom Populus nigra, mais avec l’espèce Populus tremula (notre Populus tremula Linné). Gaspard Bauhin a parfaitement compris la nécessité de clarifier les rapports entre les noms et les plantes désignées par ces noms. Grâce à lui, l’explosion de la botanique du XVIème siècle est assimilée.
14Gaspard Bauhin s’intéresse à la dénomination des plantes et non à la nomenclature elle-même. Même s’il n’a pas adopté une nomenclature à proprement parler, Bauhin donne à ses noms une forme admise alors par tous et classiquement qualifiée de noms dits en phrase. Ces phrases doivent décrire au mieux la plante désignée et comportent un nombre variable de mots, entre un et dix. Le premier d’entre eux désigne forcément le genre auquel appartient l’espèce en question. Par ailleurs, en relation avec cette forme de noms, Bauhin utilise des règles quant aux catégories de groupes de plantes également admises par tous les savants de son époque. L’avancée la plus marquante de la Renaissance en la matière est la définitive mise en subordination de la catégorie “espèce” (species) au sein de la catégorie “genre” (genus) : à la fin du XVIème siècle, un genre peut comporter plusieurs espèces, mais une espèce ne peut pas comporter plusieurs genres. Dans certains genres, notamment ceux qui sont riches en espèces, un rang intermédiaire entre le genre et les espèces peut être ajouté. Cette catégorie n’est cependant jamais qualifiée de “sous-genre”. On lui accorde uniquement un rôle pratique, à savoir un meilleur accès aux espèces. Ainsi le genre Alsine est-il divisé en cinq sous-groupes par Bauhin24 : le premier, non nommé, comporte dix-huit espèces, le sous-groupe Alsine Spergula dicta trois espèces, Alsine palustris dix espèces, Alsine alpina six espèces, et Alsine hirsuta arvensis trois espèces. Les noms des espèces peuvent ne rien avoir en commun avec le nom du sous-groupe dans lequel elles sont rangées : le sous-groupe Alsine palustris comporte les espèces Alsine aquatica major, Alsine littoralis foliis Portulacae et Alsine nodosa germanica.
15Comme il y a un avant et un après Linné, il y a un avant et un après Bauhin. L’œuvre de Gaspard Bauhin, qui se retrouve effacée par la révolution linnéenne, est une étape indispensable à l’avancement de la botanique. Cette entreprise de synonymie, sans doute l’une des plus ambitieuses de toute l’histoire naturelle, permet à deux nouvelles réformes étroitement liées de se mettre en place au cours du XVIIème siècle : l’invention de classifications générales des plantes, réalisées simultanément par plusieurs savants, et la définition théorique de la catégorie du genre, essentiellement due à Joseph de Tournefort. Avant de chercher la manière de classer les espèces, il faut d’abord savoir combien il y en a exactement à classer. Avant toute autre chose, il est nécessaire d’identifier l’ampleur de la diversité. Dans un deuxième temps, on peut alors envisager de s’intéresser à la délimitation des genres, à la conception théorique de ce que doit être un genre et aux classifications des genres eux-mêmes.
Le XVIIème siècle
16Jusqu’à la fin du XVIème siècle, les plantes sont regroupées suivant leurs vertus (plantes comestibles, vénéneuses, purgatives, narcotiques, etc.) ou bien disposées par ordre alphabétique des genres. Elles peuvent également être classées en arbres, arbrisseaux et herbes, suivant l’ancienne distinction de Théophraste. Cela est simplement dû au fait que la botanique ne désigne encore qu’une branche de la médecine et non l’étude fondamentale des végétaux. Pour cette raison, le nombre de critères disponibles pour d’éventuelles classifications est faible. Les organes inutiles en thérapeutique (corolle, calice, cotylédons, etc.) ne sont en effet que lentement et tardivement nommés. L’organographie n’a été complète qu’après les travaux de Joachim Jung (1587-1657), médecin à Hambourg. Sous l’influence des nouveaux esprits de son temps, tels que René Descartes (1596-1650), Galileo Galilei (1564-1642) ou Johannes Képler (1571-1630), Jung s’efforce de proposer des bases mathématiques à l’étude de la nature, en l’occurrence de la botanique. Sa recherche de lois constantes chez les plantes l’amène à définir avec précision des organes nouveaux et à formuler des distinctions originales : ainsi lui doit-on les notions de feuilles composées et simples, de pétiole et de tige, ou encore les différentes nervations. Avant lui, quelques auteurs ont défini çà et là quelques structures : ainsi les étamines sont-elles dues à Leonhard Fuchs, et les pétales à Fabio Colonna.
17Une autre raison pour expliquer l’apparition des classifications au XVIIème siècle est le nombre de plantes connues : à l’Antiquité, cinq à six cents plantes sont connues ; dans son Phytopinax (1596)25, Gaspard Bauhin inventorie près de deux mille sept cents plantes ; vingt-six ans plus tard, le Pinax theatri botanici (1623) en compte plus du double. Dans les premières décennies du XVIIème siècle, l’augmentation du nombre de plantes connues commence à rendre indispensable une classification plus élaborée qu’une simple liste alphabétique ou qu’un regroupement par qualités médicinales. C’est donc au cours de ce siècle que la botanique commence de se séparer de la médecine ; tout au moins dans ses fondements scientifiques, car les naturalistes se recrutent principalement parmi les médecins jusqu’au XIXème siècle. Finalement, après une attente de deux mille ans, la botanique retrouve celui qui s’est intéressé aux plantes pour elles-mêmes, pour leur inutilité, pourrait-on dire, Théophraste. Ce n’est pas pour rien qu’en 1700 Joseph de Tournefort décide d’effectuer un voyage naturaliste en Grèce et au Levant. Il entend, à tous les sens du terme, marcher sur les traces de Théophraste qu’il considère comme le père de la botanique et qui, deux mille ans auparavant, a quitté Athènes un moment pour explorer l’Asie Mineure.
18On ne prend donc conscience de l’importance d’utiliser des critères propres aux plantes pour les classer qu’au XVIIème siècle. Seul l’avant-gardiste Andrea Cesalpino (1519-1603), professeur de médecine à Pise puis Rome, a souligné ce fait dans son De plantis libri (1583)26, sans toutefois l’appliquer. Les quatre plus importantes classifications sont celles de Robert Morison (1620-1683), John Ray (1627-1705), Pierre Magnol (1638-1715) et Joseph de Tournefort (1656-1708). Le premier d’entre eux, Robert Morison, médecin originaire d’Édimbourg, est chassé d’Angleterre à la mort de Charles Ier, en 1649. Il s’installe alors en France où il devient le directeur des jardins de Gaston de France, à Blois, jusqu’en 1659, date à laquelle il est rappelé par Charles II qui lui offre une chaire à Oxford. En 1672, il propose une classification des Ombellifères entièrement basée sur la forme du fruit27. Pierre Magnol, professeur de botanique à la prestigieuse université de médecine de Montpellier, classe les plantes au moyen du calice28. C’est lui qui suggère le premier de regrouper les genres dans des “familles”, terme qui est repris plus tard par le botaniste Michel Adanson (1727-1806). John Ray, l’un des plus célèbres naturalistes de son temps, à la fois zoologiste, botaniste, minéralogiste, physiologiste et médecin, professeur à Cambridge, propose une classification des plantes basée sur les fleurs, les fruits et les graines, et qui embrasse les dix-huit mille espèces connues à la fin du siècle29.
19Originaire d’Aix-en-Provence, Joseph de Tournefort fait ses humanités chez les Jésuites. Il étudie ensuite la médecine à Montpellier où il devient l’ami de Pierre Magnol. En 1681, il effectue un voyage botanique dans les contrées sauvages et dangereuses de la Catalogne. Deux années plus tard, sa haute réputation amène Guy-Crescent Fagon (1638-1718), également issu de l’école de Montpellier, alors premier médecin du roi et intendant du Jardin royal des plantes médicinales, à Paris, à le nommer sous-démonstrateur de l’intérieur des plantes30. On lui doit d’avoir conçu de nouveaux parterres pour l’école de botanique du Jardin du roi, suivant sa propre classification générale. C’est à ses ouvrages de botanique plus qu’à son professorat que Tournefort doit sa célébrité, notamment les Élémens de botanique (1694)31 où il propose un système de classification des genres basé sur la variation de la corolle. La marque la plus originale de Tournefort dans l’histoire de la botanique n’est cependant pas sa classification générale des plantes mais la définition théorique qu’il donne du genre, en tant que catégorie, et des remarquables délimitations pratiques qu’il donne à de nombreux genres. Joseph de Tournefort apporte des simplifications qui complètent idéalement l’œuvre de Gaspard Bauhin et qui annoncent l’ultime réforme linnéenne.
20Du temps de Gaspard Bauhin, du point de vue de la classification des plantes, une seule chose est clairement admise par tous les savants : la subordination de la catégorie spécifique au sein de la catégorie générique. Souvent, des rangs intermédiaires viennent compliquer cette relation simple. Tournefort, qui estime que deux rangs suffisent pour classer efficacement les espèces, supprime tous les rangs intermédiaires. La position de Tournefort repose sur l’intuition que les genres représentent des entités évidentes, souvent faciles à reconnaître et à identifier : “Pour avoir une idée claire du mot genre au sens qu’on doit le prendre dans la botanique, il faut remarquer qu’il est absolument nécessaire dans cette science de ramasser comme par bouquets les plantes qui se ressemblent, et de les séparer d’avec celles qui ne se ressemblent pas. Cette ressemblance doit être tirée uniquement de leurs rapports prochains, c’est-à-dire de la structure de quelques-unes de leurs parties ; et l’on ne doit point faire attention aux rapports éloignés qui se trouvent entre certaines plantes, comme sont les rapports des vertus qu’elles ont, ou des lieux où elles naissent. Nous considérons les plantes, parmi lesquelles la même structure des parties se retrouvera, comme des plantes renfermées dans le même genre ; de sorte que nous appellerons un genre de plantes l’amas de toutes celles qui auront ce caractère commun qui les distingue essentiellement de toutes les autres plantes”32. Cette première affirmation théorique suivant laquelle des organismes sont regroupés parce qu’ils partagent des ressemblances est l’une des étapes les plus fondamentales en histoire naturelle. Plus tard, la théorie de l’évolution de Charles Darwin devait expliquer ce partage de caractères par une origine commune. Les écrits théoriques de Joseph de Tournefort reposent sur une abondante pratique. Doué d’un remarquable sens de l’observation, il révise tous les genres. Par l’ajout et le retrait d’espèces, il leur donne des limites d’une grande pertinence. L’immense majorité des genres distingués par Joseph de Tournefort sont conservés ; à tel point que tous ceux que rejettera Linné seront ultérieurement acceptés par d’autres auteurs, comme les genres Abies, Alnus, Helianthemum, Larix, Malus, Muscari, Pulsatilla, Polygonatum ou Valerianella, conservés par Philip Miller (1691-1771), directeur du Jardin des apothicaires de Chelsea.
21Le XVIème siècle est le siècle de la mise en synonymie des noms d’espèces et de la subordination des espèces au sein des genres. Le XVIIème est celui de l’établissement de classifications générales des plantes. Il voit également un début de séparation entre la médecine et la botanique. Le XVIIIème est celui de la mise en place de la nomenclature binominale et la découverte de la méthode naturelle.
Le XVIIIème siècle
22Plus que véritablement génial, Carl von Linné est génialement pratique. L’invention de son système sexuel de classification des plantes, fondé sur le nombre d’étamines et de pistils, en est une bonne illustration. Extraordinairement simple et facile à utiliser, il supplante tous les autres systèmes de classification durant tout le XVIIIème siècle ; il fait même des adeptes jusqu’en 1850, c’est-à-dire bien après l’avènement de la méthode naturelle des Jussieu. Sa plus judicieuse invention est cependant la nomenclature binominale.
23Au commencement est un souci pédagogique. Professeur de botanique à l’université d’Uppsala, Linné constate rapidement que c’est à cause de la trop grande longueur des noms en phrases que ses élèves sont souvent incapables de les retenir. En 1753, pour soulager ses élèves et dispenser des leçons moins fastidieuses, il décide de simplifier les noms en phrase33. L’idée de Linné est d’une redoutable efficacité : puisque ces phrases latines servent à la fois de nom et de description pour l’espèce, il décide que le nom est désormais restreint à deux mots seulement et que ce nom peut être éventuellement accompagné d’une diagnose contenant la description de la plante, mais qui ne ferait plus partie du nom. La nomenclature binominale est inventée. Le premier mot doit être le nom du genre auquel appartient l’espèce ; le deuxième, qui désigne l’espèce au sein du genre en question, doit la définir au mieux. En moins de vingt ans, cette nomenclature s’impose à l’ensemble de la communauté savante. Elle a été comme une nécessité longtemps attendue.
24Sans vouloir atténuer l’importance du rôle de Linné dans l’histoire de la botanique, il est néanmoins nécessaire de la rapporter à sa juste valeur, et ce d’autant plus que son innovation masque à jamais le travail de ses prédécesseurs. Linné n’a pas seulement le génie des réformes. Il a, mieux que personne, le don de les imposer : tandis qu’il indique encore les noms des savants à qui il a emprunté tel nom de genre ou d’espèce dans les premières éditions du Systema naturae, il supprime les noms de tous ses prédécesseurs à partir de 1758. Il veut que ses noms soient les premiers et les derniers. Il se proclame Fauteur de toutes les espèces alors connues dans la nature. Comme nous le verrons, certaines espèces lui échappent et ce sont d'autres auteurs qui se chargeront de leur attribuer un binôme.
25Deux questions guident le travail des systématiciens : “Comment cela se nomme-t-il ?” et “Où cela se range-t-il ?”. De la première dépendent les descriptions d’espèces nouvelles et les clés de détermination. De la deuxième dépendent les classifications. C’est le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck 1744-1829) (qui sait le premier les distinguer : “Est-il possible que le moyen qui doit nous faire découvrir les noms que les Botanistes ont donné aux plantes que nous cherchons à connaître, puisse en même temps nous offrir la gradation de tous les rapports particuliers qui lient les plantes entre elles34
26Toutes les classifications dont il est question jusqu'ici répondent uniquement à la question : “Comment cela se nomme-t-il ?”. Elles sont uniquement destinées à simplifier le travail quotidien des herboristes, médecins et autres apothicaires, en les aidant à identifier les espèces. Ces systèmes de classification des plantes devraient être appelés des systèmes d’identification. On ne les parcourt que dans un sens : on veut atteindre un nom d’espèce le plus rapidement et le plus simplement possible. 11 faut le moins de caractères possibles et qui soient simples à observer. Suivant ces critères, le système sexuel propose par Linné est une réussite totale. Il suffit de l’utiliser pour s’en rendre compte. Hélas, ces systèmes d’identification ont un défaut majeur : ils contredisent des regroupements qui deviennent chaque jour un peu plus évidents pour tout le monde. Prenons deux exemples extraits du système sexuel de Linné, qui comporte vingt-quatre classes. Les Graminées, distinguées par Tragus dès le XVIème siècle, y sont réparties entre, d’une part, la troisième classe (Triandria), qui comprend également des plantes très différentes comme les Crocus (Iridées) ou les Valeriana (Valerianées), et, d’autre part, la sixième classe (Hexandria), qui comprend également, entre autres, les Lilium (Liliacées) et les Rumex (Polygonées). Les Labiées, également distinguées par Tragus, y sont réparties quant à elles entre, d'une part, la deuxième classe (Diandria), qui comprend des plantes comme les Veronica (Scrofulariées) ou les Pinguicula (Lentibulariées) et, d’autre part, la quatorzième classe (Didynamia), qui comprend entre autres les Orobanche (Orobanchées) et des Scrofulariées. Les groupes tels que les Graminées et les Labiées sont alors appelés des classes naturales parce qu’ils semblent être des regroupements en accord avec la nature, c’est-à-dire, à cette époque, un ordre divin. Ce sont de tels groupes qui permettent à Bernard de Jussieu (1699-1777) de critiquer les précédentes classifications artificielles et de proposer une méthode naturelle. Suivant cette méthode, les caractères ne sont plus choisis en fonction de leur aptitude à permettre une détermination efficace de la diversité, mais pour que la classification puisse refléter les affinités naturelles.
27Bernard de Jussieu, alors sous-démonstrateur de botanique au Jardin du roi, commence à s’intéresser à la classification générale des plantes après sa rencontre avec le jeune Linné, lors de son séjour à Paris durant l’été 1738. Linné admet alors volontiers que son système sexuel de classification des plantes est artificiel. Il a d’ailleurs tenté de rassembler les genres au sein d’Ordines naturales, dans son Classes plantarum (1738)35. Mais il est bien trop satisfait de l’efficacité de son système de classification pour le remettre en cause. En 1740, Bernard de Jussieu a déjà décidé de classer les plantes suivant une méthode naturelle, en utilisant leurs ressemblances36. En quelque sorte, il veut généraliser les principes de Tournefort quant aux genres à tous les niveaux de la classification. Bernard de Jussieu a déjà établi plus d’une cinquantaine de classes naturales37 au milieu des années 1750, c’est-à-dire bien avant que ne lui soit confiée la charge du Jardin du Trianon, en 1759, où il dispose les plantes en fonctions de ses découvertes38. Pour la première fois depuis Théophraste, un savant s’intéresse de nouveau à la question : “Où cela se classe-t-il ?”. Le XVIIIème est le siècle de l’ordre retrouvé : deux mille ans après Aristote et Théophraste, Bernard de Jussieu établit une classification qui ne sert pas à identifier les espèces mais à les classer suivant un ordre naturel.
28Si la méthode naturelle est découverte par Bernard de Jussieu, elle nous est transmise par son neveu, Antoine-Laurent (1748-1836). Ce dernier est le fils de Christophe de Jussieu (1685-1758), apothicaire à Lyon, d’où est originaire la famille Jussieu. Christophe était le frère aîné d’Antoine (1686-1758), professeur titulaire de la chaire de Botanique du Jardin du roi, Bernard (1699-1777), qui a causé de nombreux soucis à ses parents pendant sa jeunesse – il hésitait à devenir médecin –, et Joseph (1704-1779), médecin botaniste, célèbre explorateur de l’Amérique du Sud, où il demeura vingt-six années. Antoine-Laurent de Jussieu obtient la succession de son oncle, en 1777, comme sous-démonstrateur de botanique au Jardin du roi, avant de devenir le premier titulaire de la chaire de Botanique à la campagne, en 1793, à la fondation du Muséum national d’histoire naturelle. Ses travaux ont une grande importance en histoire naturelle : il exprime le premier l’idée suivant laquelle les organismes partagent des ressemblances non pas seulement au niveau des genres, comme le pense Tournefort, mais à tous les niveaux de la classification ; cela est le reflet d’un ordre naturel unique et, étant donnée l’époque, divin39. Pour Darwin, quelques décennies plus tard, cet ordre naturel unique n’est plus le reflet d’une création divine mais le résultat de la descendance avec modification et des relations généalogiques entre tous les organismes.
29Antoine-Laurent de Jussieu reproche aux anciennes classifications d’être multiples. À ses yeux, il ne peut y avoir qu’un seul ordre naturel, il refuse qu'une classification puisse être basée uniquement sur l’étude de quelques organes. Pour lui, le plus de caractères doivent être considérés, au moins dans un premier temps. Ensuite, la variation de ces caractères fixe leur valeur relative. C’est dans les groupes considérés comme “très naturels” qu’Antoine-Laurent de Jussieu s’ingénie à trouver les valeurs relatives des caractères. Les caractères sont subordonnés les uns aux autres : les moins variables doivent servir à la délimitation des groupes les plus élevés dans la classification, jusqu’aux caractères les plus variables, qui peuvent servir aux distinctions entre les espèces. Antoine-Laurent de Jussieu considère quatre ordres de caractères. La célèbre expression “subordination des caractères”40 est inventée par Lamarck pour désigner cette recherche de la valeur relative des caractères. D’après les Jussieu, les caractères ne peuvent donc servir qu’à un seul niveau de la classification : ainsi critiquent-ils le nombre d’étamines, caractère utilisé par Linné pour délimiter treize des vingt-quatre classes de sa classification et qui est la cause de rapprochements totalement articifiels, ou encore la distinction entre arbres, arbrisseaux et herbes, par laquelle commence la classification de Tournefort. Il convient de souligner brièvement que l’hypothèse de départ des Jussieu suivant laquelle des groupes sont naturels puisqu’ils sont généralement admis comme tels revient en fait à un raisonnement circulaire. En réalité, Antoine-Laurent de Jussieu cherche une théorie pour justifier a posteriori les regroupements naturels que son oncle a établis : une soixantaine de familles de plantes, pour la plupart encore admises aujourd’hui.
Les quatre grandes périodes de la découverte de la flore de France après Linné
Première période : la transition linnéenne (1753-1790)
30En transformant tous les noms en phrase en des noms respectant sa nouvelle nomenclature, Linné n’ignore pas qu’il s’accapare toutes les connaissances floristiques et faunistiques acquises jusqu’à son époque. Pour reprendre des exemples déjà cités, il devient soudainement “l’auteur” d’espèces telles que Populus alba Linné, Populus nigra Linné et Populus tremula Linné, reconnues et nommées sous cette forme depuis deux mille ans. Pour Adoxa moschatellina Linné, il n’invente que le nom du genre Adoxa tandis que l’espèce elle-même a été découverte bien avant. Des noms lui échappent néanmoins, mais ce ne sont là que des miettes. Bien évidemment, les botanistes continuent à découvrir des plantes pendant cette période de transition. Toutes les espèces dont ils sont les auteurs ne sont donc pas des espèces prélinnéennes. Cette période de transition s’achève au cours des années 1780, peu de temps après la mort de Linné, tout au moins dans ses grandes lignes : les naturalistes retrouvent de nouveau des espèces prélinéennes après les années 1780, mais cela reste exceptionnel. Cette période relativement courte est à la fois un intermède nomenclatural et le prélude à trois nouvelles grandes périodes.
Deuxième période : l’âge d’or (1790-1850)
31La découverte de la flore d’Europe et, pour ce qui nous intéresse ici, de la flore de France, connaît un véritable âge d’or entre les années 1790 et 1850. Au cours de cette riche période, les botanistes découvrent facilement des espèces dont on sait aujourd'hui qu’elles sont communes dans une large partie de l’Europe.
Troisième période : vers les grandes flores (1850-1920)
32Entre les années 1850 et 1920, ce sont généralement des espèces endémiques d’une région plus ou moins vaste qui sont découvertes. Cette période prend fin avec la publication des grandes flores de France de Gaston Bonnier (1851-1922), l’abbé Hippolyte Coste (1858-1924) et l’abbé Paul Fournier (1877-1964).
Quatrième période : la systématique fine (de 1920 à nos jours)
33Vient ensuite une période où nous nous trouvons encore aujourd’hui. Les scientifiques continuent à découvrir de nouvelles espèces mais consacrent une grande partie de leur temps à des questions de systématique fine, pour changer le statut taxonomique de taxons déjà connus.
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34Même si ces coupures historiques ne sont pas rigoureusement nettes, puisque de nombreuses espèces endémiques des Pyrénées sont par exemple découvertes bien avant 1850, elles permettent de cerner des périodes de l’histoire de la découverte de la flore de France qui sont globalement homogènes. C’est avec ces limites que nous avons choisi d’organiser notre ouvrage. Pour chacune d’elles, une introduction signale les botanistes qui travaillent dans le reste de l’Europe à la même époque. L’intérêt de ces introductions est de replacer la botanique française dans un contexte historique plus large et de présenter des savants qui, d’une part, compte tenu des relations qu’ils entretiennent avec les botanistes français, sont fréquemment cités dans le texte et qui, d’autre part, ont pu découvrir des plantes présentes en France.
Notes de bas de page
1 Théophraste, Recherches sur les plantes, [trad, de Amigues Suzanne], Paris : Les Belles-Lettres, 1988, t. 1, p. 9.
2 Thévet (André), Singularités de la France antarctique, Paris : chez les héritiers de Maurice de La Porte, 1558, 166 p.
3 Ruel (Jean de), De natura stirpium, Paris : ex officina S. Colinæi, 1536, 124 p.
4 Cordus (Euricius), Botanologicon, Coloniae: apud Ioannem Gymicum, 1534, 183 p.
5 Brunfels (Otto), Herbarium vivœ icones, Strassburg: apud Joannem Schottum, 1530, 266 p.
6 Bock (Hieronymus), De stirpium, maxime earum, quœ in Germania nostra nascuntur, Strassburg: Vendelinus Rihelius, 1552, XLVIII + 1200 p.
7 Fuchs (Leonhard), De historia stirpium commentarii insignes, Basel: Isingrin, 1542, 896 p.
8 Mattioli (Pietro-Andrea), Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei de materia medica, Venetiis: ex officina Valgrisiana, 1565, 707 p.
9 Turner (William), A New Herball, [éd. en fac simile de Chapman George], Cambridge: Cambridge University Press, 1995, 2 vols.
10 Daléchamps (Jacques), Historia generalis plantarum, Lyon: apud Gulilmum Rouillium, 1586-1587, 2 vols.
11 Cordus (Valerius), Stirpium descriptionis liber quintus, Argentorati: Josias Rihelius, 1563, 12 p.
12 Gesner (Conrad), Historiœ plantarum, [éd. posthume établie à partir d’un manuscrit de 1742], Norimbergæ : impensis Seligmani, 1759, 43 p.
13 Dodoens (Rembert), Stirpium historiœ, Antverpiæ: ex officina Christophori Plantini, 1583, XIX + 860 p.
14 Cesalpino (Andrea), De plantis libri, Florence: apud Georgium Marescottum, 1583, XL 4-6621 p.
15 L’Écluse (Charles de), Rariorum plantarum historia, Antverpen: ex officina Plantiniana, 1601, XIV 4· 364 p.
16 Lonicer (Adam), Naturalis historiœ, Francofurti: Chr. Egenolphum, 1551, 352 p.
17 Camerarius (Joachim), De plantis epitome utilissima, Francofurti ad Mœnum: [s.n.], 1586, 1003 p.
18 L’Obel (Mathias de), Plantarum seu stirpium historia, Antwerpiæ: ex officina Christophori Plantini, 1576, 671 p.
19 Gerard (John), The Herball, London : John Norton, 1597, XX 4-1392 p.
20 Colonna (Fabio), Phytobasanos, Neopoli: I. I. Carlinum, 1592, 120 + 32 p.
21 Bauhin (Gaspard), Pinax theatri botanici, Basilae Helvet: sumptibus et typis Ludovici Regis, 1623, 12 + 522 4-22 p.
22 Idem, p. 178.
23 Idem, p. 429.
24 Idem, p. 250.
25 Bauhin (Gaspard), Phytopinax, Basilae: per Sebastianum Henripetri, 1596, 22 + 669 + 22 p., 8 pls.
26 Cesalpino (Andrea), De plantis libri, op. cit.
27 Morison (Robert), Plantarum Umbelliferarum distributio nova, Oxonii : e theatro Sheldoniano, 1672, 10 + 91 + 22 p., 12 pls. On lui doit également une œuvre inachevée : Morison (Robert), Plantarum historiœ universalis oxoniensis, Oxonii : e theatro Sheldoniano, 1680-1699, 2 vols.
28 Magnol (Pierre), Novus caracter plantarum in duos tractatus divisus, Monspelii: apud Viduam Honorati Pech, 1720, 340 p.
29 Ray (John), Historia plantarum, Londini: typis Mariae Clark, 1686-1704, 3 vols.
30 La charge de sous-démonstrateur consiste à diriger des herborisations dans les environs de Paris ainsi que des visites dans les parterres de l’école de botanique, au Jardin du roi. C’est ce que nous appellerions aujourd’hui des travaux pratiques. L’étude de l’intérieur des plantes est l’étude des vertus médicinales des plantes. À cette époque, le Jardin du roi est un Jardin de plantes médicinales fréquenté par des élèves en médecine et des apothicaires. Le poste de démonstrateur, hiérarchiquement supérieur à celui de sous-démonstrateur, est alors occupé par Pierre d’Aquin, parent d’Antoine d’Aquin, ancien intendant du Jardin du roi. Tournefort obtient cette prestigieuse chaire à la démission de Pierre d’Aquin, en avril 1708. Victime d’un accident la même année, il n’a cependant pas le loisir de l’honorer. Pressé contre un mur par un essieu de voiture dans la rue Copeau (actuelle rue Lacépède, tout près du Jardin des plantes), Joseph de Tournefort s’éteint le 28 novembre 1708. Il convient de noter que la chaire de l’intérieur des Plantes est rebaptisée chaire de l’intérieur et de l’extérieur des Plantes pour Joseph de Tournefort, en 1708, avant de devenir une chaire de Botanique pour Antoine de Jussieu (1686-1758), en 1710.
31 Tournefort (Joseph de), Élémens de botanique, Paris : impr. royale, 1694, 3 vols.
32 Cité par Dughi (Raymond), “Tournefort dans l’histoire de la botanique”, in Ouvrage collectif, Tournefort, Paris : Muséum national d’histoire naturelle, 1957, p. 159.
33 Le point de départ de la nomenclature binominale est en 1753 pour la botanique (Species plantarum, 1ère éd., Holmiae : Impensis Laurentii Salvii, 1753, 2 vols) et en 1758 pour la zoologie (Systema naturae, 10e éd., Holmiae : Impensis Laurentii Salvii, 1758, 2 vols).
34 Lamarck (Jean-Baptiste de), Flore françoise, Paris : impr. royale, 1778, t. 1, p. LI.
35 Linnaeus (Carolus), Classes plantarum, Leiden: apud Conradum Wishoff, 1738, VIII + 856 p.
36 Jussieu (Bernard de), “Histoire d’une planete [pour “plante”] connue des botanistes sous le nom de Pilularia”, Mémoires de l’Académie royale des Sciences, 1741, pp. 240-256, pl. 11 ; Jussieu (Bernard de), “Histoire du Lemna”, Mémoires de l’Académie royale des Sciences, 1742, pp. 263-275, pl. 15 ; on pourra consulter Dupuis (Claude), “Tournefort, Vaillant, B. de Jussieu et la Pilulaire. De la floristique parisienne à la méthode naturelle”, Naturalistes parisiens, t. 41, 1985, pp. 85-94.
37 Le terme de classes naturales pose un problème qui mérite d’être éclairci. Les classes naturales de Bernard de Jussieu correspondent aux ordines naturales de Linné et aux familles de Michel Adanson (1727-1806). C’est sans doute par esprit de contradiction que Michel Adanson choisit un terme différent à la fois de celui qui est utilisé par son ancien maître Bernard de Jussieu et de celui de Linné dont il refuse systématiquement les propositions. En 1789, Antoine-Laurent de Jussieu suit encore la terminologie de son oncle. Peu de temps après la mort d’Adanson, c’est le terme de familles qui s’impose. En 1824, Antoine-Laurent de Jussieu considère uniquement des genres, des familles et des classes ; les classes n’ont alors plus rien à voir avec les anciennes classes naturales de son oncle.
38 Pour l’histoire de la découverte de la méthode naturelle, on pourra consulter l’imposant travail de Audelin (Louise), Les Jussieu, une dynastie de botanistes au XVIIIème (1680-1789), Paris : Diplôme de l’École nationale des Chartes, 2 vols. Bernard de Jussieu n’ayant jamais publié ses découvertes, c’est à partir de documents annexes (manuscrits, correspondances, écrits de ses élèves à qui il communique régulièrement ses résultats) que Louise Audelin a retracé cette histoire fascinante.
39 Jussieu (Antoine-Laurent de), “Examen de la famille des Renoncules”, Mémoires de l’Académie royale des Sciences, 1773, pp. 214-240 ; Jussieu (Antoine-Laurent de), “Exposition d’un nouvel ordre de plantes adopté dans les démonstrations du Jardin du roi”, Mémoires de l’Académie royale des Sciences, 1774, pp. 175-197 ; Jussieu (Antoine-Laurent de), Genera plantarum, Paris : Herrissant et Barrois, 1789, 24 + LXXII 4-498 p. ; Jussieu (Antoine-Laurent de), Principes de la méthode naturelle des végétaux, Strasbourg : Levrault, 1824, 52 p.
40 Lamarck (Jean-Baptiste de), Flore françoise, op. cit., p. LII. Lamarck, il convient de le préciser, s’oppose à de telles pratiques.
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