Le Muséum et la Couronne espagnole
p. 569-580
Note de l’éditeur
Peset, J. L., 1997. Le Muséum et la Couronne espagnole, in : C. Blanckaert et al. (eds), Le Muséum au premier siècle de son histoire : 569-580. Muséum national d’Histoire naturelle, Archives. Paris ISBN 2-85653-516-X.
Texte intégral
1Le Jardin botanique de Madrid fut créé en 1755 à l’instigation des médecins royaux afin de réunir les connaissances et les cultures des principales plantes médicinales. À la même époque — celle du règne de Ferdinand VI —, remontent les origines du Cabinet d’histoire naturelle, destiné à l’étude de la nature et à la conservation des riches collections royales. Bien que ces deux institutions n’aient jamais fusionné — encore que l’une et l’autre aient fait partie de l’Université de Madrid au XIXème siècle — elles avaient à l’origine des motivations similaires. Créées dans différents pays par les principales familles régnantes européennes, elles donnaient une image brillante de la richesse et du pouvoir du prince, devant lequel on disposait des pièces maîtresses de ses possessions. Par leur proximité au roi elles le valorisaient et de plus permettaient à la Couronne d’utiliser au mieux ses richesses, pour son propre bénéfice et pour celui de ses sujets. Ainsi, si les Habsbourg avaient traditionnellement collectionné des tableaux, la nouvelle dynastie des Bourbons imitant ses parents français, chercha à réunir des matières utiles ou rares et à favoriser la science, le commerce, l’agriculture et l’industrie. “L’histoire naturelle”, écrivait Pedro Rodríguez de Campomanes, “doit parcourir les forêts et les cavernes de la terre pour trouver les éléments spécifiques pouvant éliminer n’importe quel désordre du corps humain et tous les autres éléments simples qui servent à tous les arts et à tous les usages. Mines et chimie concentrent leurs efforts sur les mêmes fins”1.
2Un jeu complexe entre public et privé régissait ces musées, marquant d’un côté leur appartenance aux domaines du monarque, de l’autre leur consécration comme bien de la nation. Mais ils avaient aussi la double qualité d’endroit secret où étaient cachés les trésors de la monarchie espagnole, et tout autant d’institution politique d’où sortaient présents et accords avec les princes des autres nations. De leurs rayons, où étaient exposées les collections qui glorifiaient leurs découvreurs, pouvaient apparaître des cadeaux royaux, des pactes politiques et des pièces provenant d’échanges scientifiques.
3Ainsi, le Jardin espagnol, à l’origine petite dépendance créée pour le service royal par ses médecins de chambre, devint une grande institution chargée de maintenir les relations avec les plus importantes personnalités scientifiques et mêmes politiques du moment et le centre du savoir et du contrôle de l’immense empire espagnol de la seconde moitié du XVIIIème siècle. À ses débuts, il fut consacré à l’étude de la flore espagnole, sans adopter le système linnéen, car le savant suédois avait critiqué notre botanique et ses cultivateurs. On retrouve fréquemment cette attitude dans la science espagnole des Lumières, dont les connaissances étaient dépréciées, ce qui la conduisit à retarder l’entrée de la classification linnéenne, au bénéfice du système de Tournefort. Ce système, qui, comme les pactes de Famille, nous unissait à notre alliée française, permettait de faire une botanique plus médicale et plus proche de la nature que celle de Linné, plus scientifique et plus artificielle.
4Mais le jardin devint bientôt trop petit et eut besoin d’être étendu sur le plan scientifique et institutionnel. En 1774, dans le cadre de la rénovation urbanistique de Carlos III, le nouveau Jardin du Prado était créé et son premier professeur Casimiro Gómez Ortega était chargé de parcourir l’Europe pour préparer la nouvelle institution. En 1775, il fut autorisé à quitter le Jardin et à se rendre à Paris, où il fut aidé par Eugenio Izquierdo — qui se préparait à une semblable mission concernant le Cabinet d’histoire naturelle — et par le comte d’Aranda, ambassadeur à la cour française. 11 assista aux leçons de Jussieu au Jardin des plantes, où il aurait entendu parler des propositions botaniques de l’illustre famille et entra en contact avec André Thouin, avec lequel il maintint d’abord d’excellentes relations, ce qui permit une étroite collaboration entre les deux institutions. Il connut Buffon, sans faire partie du cercle de ses amis, et plus tard entra en rapport avec Duhamel du Monceau, dont il traduisit diverses œuvres de sylviculture. Il offrit à Buffon et à Milly des fragments de platine, qui furent à l’origine de l’intérêt scientifique et économique de la France pour ce métal.
5À son retour, après avoir visité les plus renommés des jardins botaniques d’Angleterre et de Hollande, les réformes commencèrent dans le jardin madrilène. Le Jardin botanique, inauguré en 1781, fut l’œuvre de Juan de Villanueva, le constructeur du Musée du Prado, établissement qui devait renfermer le Cabinet d’histoire naturelle, mais fut plus tard transformé en musée des beaux arts. Les cours de deux professeurs, Casimiro Gómez Ortega et Antonio Palau y Verdera avec leurs leçons, traductions et récits, firent entrer Linné en Espagne de manière définitive. Voulant aussi rédiger de nouvelles constitutions du Jardin botanique royal, on écrivit à Buffon pour demander les constitutions françaises. La hiérarchie du jardin espagnol répondait bien à une création de caractère médical, c’est pourquoi il en référait aux institutions sanitaires et royales. Le directeur ou l’intendant était celui du tribunat du Protomédicat, le sous-directeur celui de la Pharmacie royale. Il y avait deux professeurs et divers jardiniers. Gómez Ortega, à son retour à Madrid, voulut obtenir pour le jardin la même indépendance que celle dont jouissait le jardin parisien, c’est-à-dire l’autorité de ses professeurs, indépendance de son rôle sanitaire, conversion en une institution scientifique et contrôle des expéditions américaines. Le secrétaire d’État, comte de Floridablanca, et le secrétaire des Indes José Gálvez, l’appuyèrent.
6Cependant, il ne réussit pas à imposer son autorité sur l’institution, sur le modèle de Buffon à Paris, puisque celui-ci répondit que le Jardin des plantes n’avait pas de règlement imprimé. Gómez Ortega chercha, en utilisant un stratagème, à obtenir l’appui de Paris pour accroître son pouvoir, mais il échoua. Il envoya un brouillon de statuts à Thouin, pour que celui-ci le signât lui-même, et suggéra même d’obtenir la signature de Buffon et de Jussieu. Naturellement ceux-ci refusèrent, seul le jardinier parapha le projet, sans aucun doute pour maintenir de bonnes relations avec le professeur et avec le jardin de Madrid. Mais cet écrit, qui aurait imposé son autorité, fut négligé et un nouveau règlement fut approuvé en 1783. Il maintenait l’intendant ainsi que deux professeurs et plusieurs jardiniers. La tâche des savants était limitée à l’enseignement. Gómez Ortega comme Palau s’adonnèrent à ce travail, introduisant de manière définitive Linné dans leurs œuvres. Mais les relations internationales restaient l’apanage de Gómez Ortega, activité qu’il sut faire fructifier en poursuivant la collaboration avec la France.
7En effet, les collaborations botaniques entre France et Espagne remontaient au voyage de la Condamine en terres péruviennes, expédition à laquelle deux jeunes marins espagnols et un jeune botaniste de la famille Jussieu participèrent. Celle-ci fut un grand succès scientifique, car elle servit — comme celle de la Laponie — à mesurer le degré du méridien, selon les vœux de l’Académie de Paris et en même temps à tenter de mettre fin aux débats sur la forme de la terre. On fit aussi d’importantes découvertes médicales et botaniques, qui démontrèrent la nécessité de la collaboration entre les deux pays, alors liés par les pactes de famille. L'expédition avait cependant laissé quelques ombres derrière elle. Les jeunes Espagnols avaient vite appris, devenant deux excellents marins et physiciens et bientôt la rivalité avait surgi entre les deux puissances. Ainsi, à l’heure des inscriptions sur les pyramides commémoratives se levèrent des disputes de caractère chauvin et au moment de publier des conclusions, chacun des deux pays voulut prouver sa plus grande rapidité et sa rigueur supérieure. Et malgré que tous les expéditionnaires aient manifesté leur zèle en ces matières, et plus encore les nations en ce qui concerne la botanique, les conclusions n’avaient pas été excellentes. En effet, Joseph de Jussieu resta en Amérique longtemps encore, parfois dans de mauvaises conditions et il revint à Paris les mains vides et la santé fragile.
8Tous ces souvenirs, chez les professeurs du Jardin des plantes étaient présents et ainsi, après le retour de Joseph de Jussieu, on envisagea de nouveau l’envoi d’un botaniste au Pérou, dont la riche flore avait fait, sans aucun doute, l’objet de l’éloge des expéditionnaires. C’est pourquoi on profita de la présence des scientifiques espagnols Izquierdo, Gómez Ortega et du comte d’Aranda pour instaurer de nouvelles collaborations, ce que l’Académie et le Jardin français voyaient d’un bon œil et les hommes politiques, en particulier Turgot, acceptaient volontiers. C’était une bonne occasion de découvrir de nouvelles plantes, de récupérer les manuscrits de Jussieu et de connaître l’état des colonies espagnoles.
9Le rattachement au jardin d’un jeune savant très cultivé, Joseph Dombey, fut l’occasion de cette nouvelle entreprise. Dombey, qui eut toujours en tête les lumières et les ombres de l’expédition de la Condamine, se rendit, à la fois avec espoir et avec peur, à Madrid en 1776, puis au Pérou et au Chili en 1777. Sa mission devait servir autant à trouver de nouvelles espèces qu’à découvrir des plantes utiles à apporter en France et à ses colonies.
10Il avait pour principale mission l’examen de la végétation américaine mais il en avait beaucoup d’autres. Ainsi, on lui demanda dès le début de collaborer avec la Couronne espagnole à l’enrichissement du Cabinet et du Jardin, ce qui devait l’amener à constituer deux collections identiques pour les deux monarques. À ces fins, il fut accompagné — comme dans l’expédition de la Condamine — par deux jeunes Espagnols à former à la science botanique afin qu’ils préparent les collections du roi d’Espagne. Il s’agissait de deux jeunes botanistes, sans grande expérience, nommés Hipólito Ruiz et José Pavón. D’illustres botanistes tant espagnols que français leur dispensèrent d’intéressantes instructions : on leur signalait aussi qu’il fallait qu’ils se préoccupent de quelques thèmes utiles, tels que la production du quinquina et de la cannelle qui, pour les Espagnols comme pour les Français, avaient une grande importance économique. Mais au cours du voyage, on leur confia d’autres missions, par exemple médicales et en particulier en matière d’épidémies, des reconnaissances des mines et Dombey dut même faire face à une insurrection contre la Couronne espagnole. Une dernière mission enfin, et non des moins intéressantes, consistait à établir une description des territoires qu’il visitait, qu’il destinait au roi. Lors des expéditions il était courant d’écrire des commentaires sur les pays, de rédiger des notes politiques, économiques et sociales et qui, ensuite, étaient considérées comme des sujets secrets de grande utilité. Dombey affirma qu’avec les matériaux de ses publications, il se situait dans la tradition de Feuillée, d’Ulloa, de Raynal et de Robertson.
11Mais le chemin fut semé d’embûches et de tourments de toutes sortes. Beaucoup étaient d’ordre financier, Dombey avait des dettes et sa pension était inférieure à celle des Espagnols. En voulant que la mission se déroule dans la coopération, il se logea et dépensa comme les Espagnols si bien que ses frais élevés furent toujours pour lui une source de difficulté. La vie sur le continent américain était très chère, peut-être à cause de sa richesse en métaux précieux, et parce que les gens qui ne faisaient pas de dépenses étaient mal vus. C’est pourquoi il n’était pas possible d’aller à pied ou de s’habiller de façon démodée, ni d’exercer des métiers mécaniques, par peur du “qu’en-dira-t-on ?’’. La difficulté d’obtention des vivres ou des fournitures fut toujours un problème, et le manque de papier de qualité mit souvent l’aventure en péril. De plus, bien que la Couronne espagnole, ou ses représentants, l’aient chargé de diverses missions, afin de ne pas se sentir engagé envers eux, jamais il ne voulut toucher de l’argent des Espagnols, même lorsqu’il exerça sa profession de médecin. Enfin, l’environnement dans lequel il vécut ne lui fut jamais agréable. Selon lui, les Français étaient regardés comme des athées, des libertins et des ennemis de la patrie, et il dut toujours faire attention à son comportement et réunir beaucoup de certificats pour que les autorités ou l’Inquisition ne le prennent pas en grippe.
12Ses compagnons de voyage ne furent pas extrêmement aimables bien que jamais il ne se soit fâché avec eux et qu’une véritable amitié l’ait lié jusqu’à sa mort à Pavón. La classe cultivée était très réduite et en particulier les femmes qu’il fréquenta peu, manquaient de conversation intéressante. Les maladies vénériennes étaient fréquentes et les soins sanitaires déficients. Il déclina des offres d’emploi comme médecin et une demande en mariage de la part d’une demoiselle fortunée qu’il regretta de ne pas avoir accepté des années plus tard. D’autres problèmes, comme des affrontements avec des hors-la-loi ou des rebelles, ou comme des maladies graves ou non, ne manquèrent pas de toucher le groupe expéditionnaire.
13Sans aucun doute, on trouve en Dombey un observateur perspicace et aussi sans le moindre doute, l’expérience de la collaboration en matière scientifique entre la France et l’Espagne avait été longue au cours des deux expéditions. C’est pourquoi on ne doit pas s’étonner qu’il fournisse dans sa correspondance avec Thouin d’intelligentes remarques sur le travail en commun. Se souvenant des “tracasseries” survenues au Pérou à cause de l’érection des pyramides pour l'expédition de La Condamine, il se demande : “qui vous dira que dès le moment de la jonction de messieurs les académiciens français et de messieurs les Espagnols, il ne commença pas à germer dans le cœur de cette société des principes de haines et d’inimitiés que nous avons ignorés soit par les préférences données aux uns, soit par la différence de nations, de langages et de religions ?”2.
14Il affirme avec Rousseau que tous les hommes ont les mêmes passions, mais qu’est vertueux celui qui demeure comme son maître. Les récompenses, les honneurs, les découvertes... tout excite la jalousie des scientifiques. Le fait de s’exprimer dans des langues différentes et de ne pas connaître les nuances de la langue étrangère est une barrière. Le fait de provenir d’une nation cultivée, protectrice des sciences, est dangereux dans un autre pays qui est considéré comme inculte, tyrannisé, fanatique, dénué d’opinion publique capable de protéger les hommes honnêtes et les savants, confrontés au péril de l'Inquisition. Il trouve chez les Espagnols une commune inimitié vis-à-vis des Français, il en arrive à affirmer qu’ils sont “ennemis nés de tous les Français”. Les agréments, le jeu, la danse, et les disputes y contribuèrent, rapporte-t-il en mentionnant la mort de Seniergues au cours de l’expédition précédente. Il n’a pas fréquenté les mêmes lieux que les Espagnols, il les a adulés dans ses lettres et appuyés avec de l’argent et des faveurs, il n’a admis aucune récompense ou rémunération pour ses travaux envers les nécessiteux ou les puissants, excepté des certificats qui pouvaient le porter garant auprès de deux Couronnes. Mais les récompenses et les éloges qu’il recevait rendaient jaloux ses compagnons. Il se sentait envié et épié et enfin volé et en danger de mort.
15Ainsi, si le séjour qu’il fit en Amérique fut rude, comme il l’avait été pour Joseph de Jussieu, le retour le fut plus encore. Un premier envoi en Europe fut intercepté par les Anglais et vendu à Lisbonne où la Couronne espagnole l’acheta. Bien que celle-ci en dispersa le contenu, quelques uns des bijoux les plus précieux à ses yeux, comme la “robe ou tunique de l'Inca”, restèrent en Espagne. Il avait cherché des pièces archéologiques et ethnologiques et, comme pour beaucoup de scientifiques, le fait qu’elles fussent présentées au roi et finissent par s’ajouter à ses collections, était un objet de gloire. Par conséquent, ce fut une grande déception pour l’expéditionnaire de voir que la tunique était exposée au roi d’Espagne et non au roi de France. Mais son arrivée à Cadix en 1785 fut encore plus douloureuse car il fut retenu et on exigea de lui non seulement la moitié de son herbier et de sa collection, mais aussi la promesse de ne rien publier jusqu’au retour des Espagnols. Bien que ceux-ci aient eu un herbier complet, leur envoi avait été perdu dans la mer et les Espagnols manquaient ainsi de beaucoup d’exemplaires. Après avoir été si peu généreux en lui refusant des dessins de plantes — car les peintres étaient espagnols — maintenant on exigeait qu’il partageât de nouveau ses matériaux et de plus qu’il promît d’attendre que Ruiz et Pavón revinssent. Ceux-ci étaient restés sur l’autre continent pour compléter leur collection et tenter de remplacer leurs pertes. Dombey crut qu’ils restaient parce qu’ils étaient punis et pour que Gómez Ortega pût publier leurs découvertes sous sa signature. José Celestino Mutis qui avait toujours refusé d’envoyer les matériaux de l’expédition en Nouvelle Grenade, par crainte que la même chose ne se produisît, pensa de même. Mais par chance Dombey s’était trompé et la flore du Pérou et du Chili fut partiellement publiée par les deux Espagnols, qui reconnaissaient de manière expéditive qu’ils avaient utilisé les matériaux de leur collègue français. Par contre, les matériaux des expéditions de Nouvelle Grenade et de Nouvelle Espagne qui arrivèrent en pleine crise de l’Empire espagnol, ne virent pas alors le jour.
16Après un pénible séjour à Cadix, Dombey retourna en France où ses souffrances physiques l’empêchèrent de s’occuper de la publication de ses matériaux. En raison des bonnes relations qui existaient entre la France et l'Espagne, ses matériaux furent confiés à un particulier pour étude et édition. Charles Louis L’Héritier de Brutelle accapara les matériaux de l’expéditionnaire, et les emporta en Angleterre, devant l’insistance du Jardin des plantes, pressé par la Couronne espagnole, à ce qu’ils lui fussent dévolus.
17Charles L’Héritier de Brutelle examina et publia quelques unes des plantes, mettant notablement en valeur le travail de Dombey qui ressentait à la fois plaisir et peur quand ses matériaux paraissaient. Dombey avait songé à cette possibilité avant son retour, mais sa réalisation l’avait effrayé, car il avait peur d’éventuelles représailles de la part des Espagnols, dont il ne se débarrassa que quand il apprit la mort du ministre des Indes José de Gálvez. Après la parution d’une partie de ses plantes, son herbier fut rendu au Muséum en 1801, à la suite du décès de L’Héritier de Brutelle. Ses livres et dessins furent acquis par Candolle : ils se trouvent au Conservatoire de botanique de Genève. Sans aucun doute, son mérite fut en son jour reconnu par la Couronne, l’Académie et le Jardin, ainsi que par les botanistes espagnols — Ruiz, Pavón et Cavanilles — et français. L'histoire a retenu son nom comme celui d’un important scientifique et expéditionnaire. Le désir de découverte, l’obsession de la gloire et l’appui de sa nation le soutinrent jusqu’à son retour à Paris.
18Certainement, les raisons de ces tristes disputes sont fort nombreuses. Certaines sont d’ordre scientifique, par exemple la priorité pour publier les nouvelles espèces trouvées en Amérique. Dombey rappelle fréquemment son désir de publier une nouvelle flore et la peur des Espagnols de voir la Couronne française les devancer. Mais par ailleurs, les facteurs de caractère politique ne manquèrent pas. À l’évidence, l’Empire espagnol était ébranlé et cette “nation très susceptible”, selon le mot de Dombey, éprouvait de la rancœur à voir une quelconque information passer ses frontières. Jusqu’au voyage de Humboldt en Amérique, aucun scientifique ne fut reçu avec une totale générosité, de peur que d’autres profitent des ressources économiques des terres américaines ou obtiennent l’appui de dangereux mouvements indépendantistes. À l’époque de la visite de Dombey, de violentes révoltes d’indigènes éclatèrent et les créoles commencèrent à s’opposer à la métropole. Il n’est pas étrange que le Français fasse témoignage de la faiblesse espagnole et que, dans sa colère finale, il se repente d’avoir prêté appui aux Espagnols et ne cesse de regretter de ne plus avoir de forces pour soulever ces pays contre l’Espagne. Lui seul, nous dit-il, aurait pu, avec quinze ans de moins, soulever le Chili ou le Pérou. Cette exagération ne cache pas moins qu’il rédigeait une soigneuse description de ces terres pour le roi de France, et quand la Couronne française l’autorise à accepter de ne rien publier, c’est “avec la condition que vous aurez la faculté de rendre compte de votre voyage au roi et à l’Académie”. Et sa volonté était d’être agréable à la Couronne : “je puis satisfaire, mon cher ami”, écrit-il de Cadix à Thouin en juillet 1785, “au désir du roi sur la géographie des lieux que j’ai parcourus. J’ai une description de toutes les provinces du Pérou et du Chili, de leurs productions, de leurs mines, du naturel des Indiens, de leurs industries...”3. Ces écrits ne pouvaient que déplaire à une nation aussi faible et aussi susceptible que la nation espagnole.
19L'année même où Dombey abandonnait l’Espagne pour le Pérou, arrivait à Paris comme précepteur des enfants du duc de l’Infantado, le clerc valencien Antonio José de Cavanilles. Possédant une formation en logique et en sciences, bon connaisseur de la théologie des Lumières, celui-ci entra bientôt en contact avec le groupe du Jardin des plantes et visita de nombreux jardins de France et de Belgique. Défenseur de la science espagnole contre l’Encyclopédie, il se mit bientôt à la botanique moderne, en devenant un linnéen passionné. Il eut toujours de bonnes relations avec Antoine-Laurent de Jussieu, avec Thouin, Lamarck et, au début, avec les botanistes du Jardin de Madrid. En effet, il fut l’un de leurs alliés, échangeant avec eux des plantes et des graines, ce qui amena Gómez Ortega en 1785 à faire part de sa déception à l’égard de Dombey, tandis que celui-ci recommandait à Thouin d’être réservé avec Cavanilles, de peur — généreusement — qu’une imprudence puisse causer du tort à ses compagnons d’expédition, qu’il considéra toujours comme les victimes du Jardin botanique de Madrid. Mais Cavanilles fut toujours impartial, dédiant des espèces à chacun des trois expéditionnaires, Dombey, Ruiz et Pavón, et reconnaissant à chacun ce qui lui était dû. Ainsi, Gómez Ortega, dans la même lettre se plaignait du fait que le clerc reconnaisse à Dombey des découvertes qui pourraient être plus tard réclamées par ses compagnons espagnols.
20Mais quand en 1789, Cavanilles revint à Madrid, il éprouva des difficultés pour travailler au Jardin botanique, difficultés que seul un ordre royal put résoudre. Il fit également des études dans d’autres jardins, aussi profita-t-il de ceux que possédait le duc de l’Infantado, du Jardin de la Priora, ou bien il travailla dans des lieux d’herborisation en Espagne, à Valence et à Madrid par exemple. Ainsi débute une guerre à mort — appuyée internationalement, surtout par Paris — avec Gómez Ortega et ses disciples. Les problèmes sont en partie d’ordre scientifique et concernent par exemple la manière de définir les nouveaux genres et les nouvelles espèces, ou l’utilisation d’herbiers pour décrire les plantes. Sa façon de travailler était également différente de celle des madrilènes. À la différence de Jussieu qui avait recours à la médecine et d’Ortega qui avait recours à la pharmacie, lui était un bon connaisseur de la logique et de la science moderne et le premier Espagnol que l’on puisse qualifier de botaniste scientifique. Il avait fait des études sérieuses à Paris, avait assisté aux grandes leçons du Jardin des plantes et avait commencé ses travaux par la délimitation de quelques groupes de plantes avant d’examiner des régions géographiques. Dans ce deuxième temps, il se préoccupa plus de la flore espagnole que de la flore américaine, bien que dans ses Icones et descriptiones plantarum4 (1791-1801), il ait utilisé les matériaux de Née provenant de l’expédition Malaspina et ceux de Boldo, provenant de celle de Mopox. Mais il n’oublia jamais la botanique de la péninsule, en particulier dans ses Observations sur l’histoire naturelle, la géographie, l’agriculture, la population et les fruits du Royaume de Valence5 (1795-1797).
21Il s’agit davantage d’une polémique entre spécialistes dans laquelle Gómez Ortega faisait valoir ses titres et ses relations politiques, alors que Cavanilles avait obtenu à Paris une reconnaissance scientifique à partir, bien sûr, de ses travaux sur la classe Monadelphia (1785-1790). Les appuis de Gómez Ortega ayant disparu, Cavanilles jouit d’un soutien toujours plus grand, jusqu’à ce qu’il soit nommé directeur du Jardin botanique en 1801. Il parvint ainsi à éliminer son ennemi et à posséder sur l’Institution l’ample pouvoir que son prédécesseur avait toujours convoité. Il entama une magnifique tâche, en agrandissant l’institution, en donnant de magistrales leçons et en préparant un bon groupe de disciples avec lesquels s’implanta la botanique scientifique en Espagne. Avec lui, commença à être dispensé à Madrid un enseignement sur des thèmes aussi importants de la physiologie que le mouvement et la sexualité des plantes. De même avec lui est initié un débat sur la modernisation de la méthode linnéenne, qu’il voulut simplifier et perfectionner, comme beaucoup d’autres auteurs de l’époque. Ainsi devait-il entamer une dispute sur la valeur de la nouvelle méthode naturelle initiée par Magnol et Adanson et reprise par la famille Jussieu. Une phrase brillante du botaniste espagnol dans laquelle il s’interroge sur les processus de classification des végétaux, nous montre sa position : “l’insertion des étamines par rapport au pistil, la position de la corolle et le nombre de cotylédons dans l’embryon, sont-ils plus naturels que le nombre d’étamines et de styles ? Et si la nature les produit tous selon les lois qu’elle a voulu donner à chaque élément, ne serait-ce plus un artifice humain de séparer les différents éléments et de combiner les éléments séparés pour constituer un corps composé, une classe, un ordre, un genre, une espèce ?”6.
22Les doutes de Cavanilles proviennent d’une part du fait qu’il se demande si une plus grande complexité dans la description permet de mieux identifier les espèces et les genres : l’importance accordée au cotylédons de la graine était également mise en question par de nombreux auteurs. D’autre part, il estime que les classifications naturelles n’étaient autre chose qu’un système artificiel de plus, puisque, pense-t-il, tous les systèmes sont artificiels. Pour lui, la nature ne produit que des éléments et elle n’impose pas de séparations stricte entre eux. Sur ce point, il aurait pu citer Buffon, mais il se réfère plutôt à son ami Lamarck, qui parlait aussi du caractère artificiel des systèmes, bien que Cavanilles, lui, s’arrête à l’échelle progressive des êtres naturels, et qui n’entre pas — il mourut prématurément en 1804 — dans les futures notions d’évolution.
23Cependant, ce dialogue avec Paris lui valut sans aucun doute à la fois, d’acquérir les titres nécessaires pour obtenir le poste de Madrid et d’être reconnu comme un grand savant. Il savait bien que la nature a des lois et que l’intuition du botaniste lui permet de les deviner. C’est pourquoi, dans ses descriptions, il fut très précis, étudiant même avec un microscope toutes les possibilités que les divers organes des plantes — ceux de la fructification et de la germination — lui présentaient. Il indiqua aussi de quelle manière étaient reconnaissables à première vue beaucoup de familles de végétaux. Ainsi, donne-t-il l’exemple des Chiendents qui forment une “famille ou tribu”, même si leur nombre d’étamines diffère. C’était un chemin clair d’acceptation de la méthode naturelle, qui s’imposa très peu de temps après par le biais de son disciple Mariano Lagasca, qui l’avait luimême emprunté à Candolle. Peu après, quand Claudio Boutelou accéda à la direction du Jardin de Madrid, sous le règne de Joseph Bonaparte, l'influence française en Espagne était à son zénith. Influence et collaboration, jusqu’à ce jour, ne se sont jamais démenties.
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Notes de bas de page
1 Peset (José-Luis), Lafuente (Antonio), “El Conocimiento y el dominio de la naturaleza : la ciencia y la técnica”, in Jover Zamora (José Maria) (sous la dir), Historia de España Menéndez Pidal, Madrid : Espasa-Calpe, 1990-1996, vol. XXXI, p. 361.
2 Hamy (Ernest Théodore), Joseph Dombey médecin, naturaliste, archéologue, explorateur du Pérou, du Chili et du Brésil (1778-1785) : sa vie, son œuvre, sa correspondance avec un choix de pièces relatives à sa mission, Paris : E. Guilmoto, 1905, p. 86.
3 Ibid., pp. 189-190.
4 Cavanilles (Antonio-José), Icones et descriptiones plantarum, quae aut sponte in Hispania crescunt, aut in hortis hospitantur, Matriti : ex. Regia typ., 1791-1801, 6 vol.
5 Cavanilles (Antonio-José), Observaciones sobre la historia natural, geografía, agricultura, población y frutos del Reyno de Valencia, Madrid : Imprenta real, 1795-1797, 2 vol.
6 Alvarez López (E.), “Cavanilles : ensayo biográfico-crítico”, Anales del Jardín botánico de Madrid, no 6, 1945, p. 44.
Auteur
Centro de Estudios Historicos, Consejo superior de investigaciones cientificas, Espagne
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