Le Museum national d’Histoire naturelle auprès 1793 : institution scientifique ou champ de bataille pour les familles et les groupes d'influence ?
p. 25-30
Note de l’éditeur
Outram, D., 1997. Le Muséum national d’Histoire naturelle après 1793 : institution scientifique ou champ de bataille pour les familles et les groupes d’influence ? in : C. Blanckaert et al. (eds), Le Muséum au premier siècle de son histoire : 25-30. Muséum national d’Histoire naturelle, Archives. Paris ISBN 2-85653-516-X.
Texte intégral
1En 1793, en pleine Terreur, le nouveau Muséum national d’Histoire naturelle fut fondé pour remplacer l’ancien Jardin du roi, où Buffon avait régné sans partage. Il fut doté d’une nouvelle constitution, de nouvelles finances, et de prérogatives plus étendues. Mais surtout, il cessa d’être une institution royale où le public n’accédait qu’à titre de faveur, pour devenir une institution nationale ouverte de plein droit au public. Tout cela se déroulait dans une institution située au cœur de la ville que Walter Benjamin devait baptiser la “capitale du XIXème siècle” : une ville qui fut au cœur des révolutions non seulement en 1793, mais encore en 1830 et en 1848 ; une ville dont la population de plus en plus nombreuse allait se tourner avec empressement vers la perspective d’une nature innocente et ordonnée, s’offrant à son regard dans les vitrines, les galeries et les jardins du Muséum national.
2La nouvelle constitution du Muséum reflétait l’idéologie démocratique de ses fondateurs jacobins. Le poste d’intendant fut aboli et remplacé par un corps administratif composé des titulaires de chaires, dont le nombre passait de trois à douze, expansion qui reflétait l’extension significative des domaines de l’histoire naturelle sur lesquels porteraient désormais l’enseignement et les recherches du Muséum. Tous les membres de l’Assemblée des professeurs bénéficiaient de droits et de salaires égaux, y compris le droit de résider gratuitement dans les dépendances du Muséum, ainsi que d’une voix lors de l’élection annuelle d’un président choisi parmi eux. Le président du Muséum dépendait directement du ministre de l’Intérieur, qui avait le contrôle des finances du Muséum. Ainsi le Muséum de 1793 vit-il le jour avec une constitution démocratique qui lui assurait l’autonomie interne et un accès direct au gouvernement central. Il en était du moins ainsi en théorie. En pratique, de nombreux autres aspects de l’organisation réelle du Muséum contredisaient celle apparence.
3La plupart des membres du personnel du Muséum continuaient, malgré tous ces changements, à occuper les postes que Buffon leur avait assignés. Ils se mariaient souvent entre eux. Logés gratuitement dans l’enceinte du Muséum, ils constituaient une communauté entretenant des relations étroites, sinon toujours amicales. Dans une situation de vase clos comme celle-là, les désaccords portant sur l’approche scientifique des problèmes prenaient bientôt la tournure de querelles entre familles et groupes d’influence. La structure démocratique de la constitution du Muséum, elle-même, signifiait l’absence d’une autorité centrale forte et stable pouvant résoudre de tels problèmes.
4En outre, l’énorme expansion des domaines d’enseignement et de recherche attribués au Muséum devait accroître encore les possibilités de conflit. Selon le décret de 1793, le Muséum n’était plus uniquement consacré aux sciences botaniques, mais se voyait confier l’enseignement de la totalité des sciences non mathématiques. L’anatomie, la chimie, la géologie, la zoologie et la minéralogie furent toutes dotées de chaires pour la première fois. Une nouvelle chaire de culture pratique fut également instituée et un important programme d’acclimatation fut engagé. Une ménagerie d’animaux vivants fut créée et placée sous la direction de Frédéric Cuvier : elle devint immédiatement une immense attraction publique, rehaussant considérablement l’image de but de promenade pour les Parisiens qu’avait acquise le Muséum.
5Tout cela signifiait aussi, néanmoins, la multiplication des batailles pour le territoire académique. Les conflits acharnés qui opposèrent Cuvier et Lamarck sur de nombreuses questions de zoologie, ou Cuvier et Faujas de Saint-Fond sur la géologie, ne sont que quelques exemples célèbres parmi ceux que connaissent les historiens de la science. Le conflit entre les deux savants susnommés et dont l’enjeu était la possession d’une position dominante en paléontologie, montre que même des domaines de recherche secondaires de l’histoire naturelle étaient propices au développement de rivalités.
6D’ailleurs, la lutte pour le territoire n’était pas une simple métaphore. Elle pouvait également prendre la forme de conflits très réels sur l’espace de travail et d’exposition, un espace dont chaque professeur était tributaire pour faire la preuve de sa science, tant à ses pairs qu’au public plus vaste qui affluait désormais au Muséum. Tandis que l’étendue physique du Muséum n’avait guère augmenté depuis l’époque de Buffon, le nombre de personnes pouvant prétendre y être logés en permanence avait considérablement augmenté, ainsi, bien entendu, que le nombre de spécimens de végétaux et d’animaux qui y étaient conservés. En 1795, par exemple, une conquête militaire permit le transfert au Muséum de la totalité des collections zoologiques appartenant au Stathouder de Hollande, y compris deux éléphants vivants. Ces spécimens qui s’accumulaient constamment entretenaient la rivalité entre les professeurs, luttant pour pouvoir exposer de manière crédible leur version personnelle de l’ordre de la nature. Les galeries d’anatomie comparée de Cuvier, par exemple, suivaient rigoureusement l’ordre adopté dans les Leçons d’anatomie comparée de 1803-1805.
7Mais tout cela nécessitait davantage d’espace et l’espace était cher. Cuvier décrit dans son autobiographie les mesures brutales qui durent être prises avec les bâtiments : “je commençai la collection d’anatomie dès ma nomination au Jardin du roi. Le jardin venait d’acquérir les vastes bâtiments qui avaient précédemment appartenu à l’administration des fiacres de Paris, et qui étaient adossés au bâtiment m’ayant été assigné (pour ma résidence). Je fis faire un trou dans le mur de partition des greniers et y fis monter trois ou quatre squelettes qui avaient été assemblés par Mertrud. J’allai fouiller dans le cabinet encombré pour voir ce qui restait des squelettes assemblés par Daubenton que Buffon avait fait empiler comme des fagots de bois ; et ce fut en menant à bien ces entreprises, avec l’aide de certains professeurs et malgré l’opposition de certains autres, que je réussis à rendre ma collection si importante que bientôt nul n’osa plus s’opposer à ce que je l’étende davantage”1.
8Dans les années 1830, la collection de Cuvier s’étendait sur quinze salles et comprenait plus de douze mille spécimens. Mais les galeries d’anatomie comparée, qui occupaient beaucoup de place, n’étaient pas vues d’un très bon œil par certains collègues de Cuvier. La construction des galeries de Cuvier, dans la situation d’incertitude financière à laquelle le Muséum, comme toutes les institutions de l’État révolutionnaire, se trouvait confronté, nécessitait des coupes dans les fonds d’autres programmes, en particulier de la ménagerie. En outre, les impératifs territoriaux prenaient parfois le pas sur la constitution même du Muséum. Geoffroy Saint-Hilaire affirme, dans sa correspondance, que les altérations des bâtiments décrites par Cuvier furent entreprises sans l’autorisation de l’Assemblée des professeurs. Le fait qu’une telle chose ait pu se produire donne la mesure de toute l’urgence que revêtait la rivalité pour le contrôle territorial de l’espace d’exposition au sein du Muséum, un espace d’exposition qui était vital pour promouvoir les systèmes de classification propres à chaque professeur.
9Les luttes pour le contrôle du territoire réel ou métaphorique au sein du Muséum n’étaient en rien apaisées par les tensions politiques. Il était inévitable que les batailles idéologiques, les haines personnelles et les querelles de factions de l’époque révolutionnaire se manifestent parmi le personnel du Muséum. Cela, d’autant plus que c’était précisément parmi l’élite scientifique que la politique et l’État révolutionnaires recrutaient certains de leurs partisans les plus ardents et les plus appréciés. Le Muséum comprenait tout d’abord Antoine Fourcroy, son professeur de chimie, qui était membre de la Convention nationale depuis 1793. Fourcroy, qui devait devenir membre du Comité de Salut public, était poursuivi par des rumeurs selon lesquelles il aurait trahi son ami, professeur et protecteur, le grand chimiste Lavoisier, et l’aurait envoyé à la guillotine. Certains groupes familiaux du Muséum étaient également le centre de groupements politiques. Ainsi la sœur du botaniste André Thouin avait-elle épousé le député régicide de la Convention nationale Jean-Théophile-Victor Leclerc, ami intime de La Révellière-Lépeaux, député de la Convention et futur membre du Directoire. La famille Thouin formait au sein du Muséum un noyau dur de républicains radicaux et d’anticléricaux, comprenant Desfontaines, le professeur de botanique, le bibliothécaire du Muséum et peut-être aussi Georges et Frédéric Cuvier. À son tour, Thouin, qui partageait sa maison du Muséum avec sa sœur et Leclerc, était lié d’amitié avec le naturaliste Bosc, futur professeur du Muséum et proche ami de Mme Roland, l’épouse du ministre de l’Intérieur girondin Jean-Marie Roland. Ce fut Bosc qui, à la nouvelle de la purge que subit la faction girondine de la Convention à partir du 31 mai 1793, donna refuge à La Révellière et le protégea contre la furie jacobine ; le même Bosc devait également devenir le tuteur de la fille des Roland. Le groupe de Thouin au Muséum ne devait cependant guère apprécier des monarchistes comme le professeur du Muséum Lacepède, ni le jacobin Fourcroy. Enfin, il faut aussi noter que la manifestation de tensions politiques parmi le personnel du Muséum était inévitable, ne serait-ce qu’en raison de l’insécurité financière du Muséum. Le budget du Ministère ne devait garantir au Muséum des fonds annuels substantiels qu’à partir de 1823. Avant cette date, plus d’un professeur aurait pu reprendre à son compte la remarque de Cuvier sur les éléphants du Muséum : dans une lettre à Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier disait envier l’insouciance des Pachydermes, qui étaient nourris quotidiennement sans se douter qu’ils vivaient sur leur crédit. Parfois, le personnel du Muséum était poussé à des marchés politiques malsains pour obtenir des fonds. En 1794, par exemple, les fonds destinés au Muséum étaient en suspens et ne furent débloqués qu’après la promesse que l’on trouverait une place au Muséum à l’entomologiste amateur Olivier Marat, frère du politicien populiste député de la Convention.
10Cependant, tout ce qui précède ne vise pas uniquement à démontrer la profondeur des divisions entre les professeurs du Muséum. Cela nous amène à la conclusion, beaucoup plus importante, que le Muséum en tant qu’institution n’était pas en mesure d’établir des programmes de recherche, de contrôler l’attribution de l’espace, ni même de modeler véritablement la communauté qui vivait effectivement entre ses murs. Il est clair qu’on ne saurait définir la communauté du Muséum en la limitant à ceux qui y occupaient des fonctions comme celles de professeurs ou d’aides-naturalistes. Nombreux étaient les membres de l’Assemblée des professeurs qui vivaient dans Len ceinte du Muséum avec leur famille et leur domesticité et en faisaient des éléments cruciaux de leur équipe scientifique. Georges Cuvier, par exemple, se constitua un groupe de soutien formé d’hommes originaires de sa région natale, souvent des parents éloignés comme Georges Duvernoy et Charles Laurillard, qui étaient ses employés personnels et non ceux du Muséum, et qui vivaient sous son toit. D’autres, comme le naturaliste irlandais Joseph Barclay Pentland, occupèrent un poste de responsabilité dans le laboratoire de Cuvier de nombreuses années durant, sans jamais apparaître sur le registre du personnel du Muséum lui-même. Sa belle-fille Sophie Duvaucel apporta une contribution importante aux illustrations de la monumentale Histoire naturelle des poissons de Cuvier (1816). Autrement dit, il n’existait pas de démarcation nette entre la vie familiale et l’activité professionnelle, de même qu’une simple porte séparait les galeries d’anatomie comparée de Cuvier de sa résidence familiale. On pourrait en dire autant d’autres groupes familiaux et d’autres maisonnées du Muséum, comme la famille du parent de Fourcroy, le professeur du Muséum Alexandre Brongniart, collaborateur de Cuvier dans ses travaux sur la géologie du bassin parisien. De quelque manière que l’on aborde la sociologie des sciences à cette période, il est difficile de concilier ces situations avec l’idéal de la famille nucléaire bourgeoise censé avoir été si en vogue à la fin du XVIIIème siècle. Les professeurs du Muséum évoquent bien davantage le style des potentats aristocratiques ou même féodaux, le service militaire requis des subalternes étant remplacé par un long service dans les galeries d’anatomie comparée. Il devrait donc être clair que lorsque nous parlons du personnel du Muséum tel qu’il se constitua après les bouleversements nationaux de 1793, nous ne décrivons pas un groupe d’hommes rassemblés, comme les groupes scientifiques modernes sont censés l’être, par un processus officiel et institutionnalisé d’obtention de titres, d’évaluation et de nomination. L’institution existait plutôt pour servir de cadre à d’autres relations précédemment construites, des relations qui étaient souvent tout à la fois personnelles, politiques et scientifiques. Les théories sur l’institutionnalisation de la science semblent, il faut bien le dire, tourner court lorsqu’elles sont confrontées au Muséum de 1793, dont la cohérence n’était que formelle et constitutionnelle, et qui n’était en réalité qu’un cadre pour les rivalités entre ses fonctionnaires et leur maisonnée.
11Mais pourquoi une telle lutte ? En quoi les conflits au sein du Muséum valaient-ils la peine qu’on s’y investisse ? On pourra répondre à cette question en examinant de plus près le rôle joué par le Muséum dans la ville de Paris après 1793. Paris était, comme on l’a souvent dit, une ville turbulente. Non seulement c’était là que les changements révolutionnaires commençaient, mais encore la ville ne cessait de croître, d’attirer vers elle les surplus de population de la France rurale, de se doter de nouvelles industries et d’être physiquement remodelée par les urbanistes et par les forces économiques. Au milieu de ce ferment urbain se trouvait le Muséum, un espace ouvert consacré, en dépit des désaccords entre ses membres, à la présentation au public de l’ordre et de la beauté de la nature tels qu’ils apparaissaient dans toute la création. C’était en apparence un lieu de calme, de stabilité et d’innocence au cœur d’une ville qui, par ailleurs, enregistrait avec la sensibilité d’un sismographe tous les changements sociaux et politiques que connaissait la France. C’était un espace où les Parisiens pouvaient momentanément oublier qu’ils vivaient à Paris et s’élever à des déambulations au milieu du spectacle de la nature. L’image du Muséum se trouvait accentuée par le contraste qu’il offrait avec la ville environnante. Il n’est pas étonnant que le vieux professeur Daubenton, l’ancien bras droit de Buffon, ait pu décrire le Muséum comme un “élysée” qui n’aurait rien à envier aux Champs-Élysées d’aujourd’hui.
12Cette image était rehaussée par le fait que le Muséum de 1793 s’était également vu confier un rôle d’enseignement considérablement étendu. L’instruction sur les beautés de la nature faisait partie du processus de conversion à la République de la Vertu dont on parlait tellement cette année-là. La population parisienne affluait aux cours dispensés au Muséum, pour jouir de la pureté de la nature, ou peut-être pour rencontrer des membres de l’autre sexe dans un cadre raffiné. Le prix d’entrée était modique, et les cours s’adressaient aux amateurs. Ainsi attiraient-ils de nombreuses femmes, intéressées en particulier par les cours de botanique et d’illustration scientifique. Même des cours sur des sujets aussi arides que ceux de Cuvier sur l’anatomie des mollusques faisaient salle comble, et la fréquentation atteignait trois cents à six cents personnes. Cet engouement pour les cours du Muséum était l’expression d’une soif des Parisiens pour une présentation objective des beautés de la nature, pour des plaisirs esthétiques et intellectuels qui rafraîchiraient l’âme au lieu d’enflammer les passions sociales et politiques. Ainsi le Muséum fonctionnait-il, tant par son rôle pédagogique que par sa présentation de l’ordre naturel, comme une sorte de Jardin d’Éden à la portée des hommes au cœur d’une cité manifestement déchue.
13C’était aussi, par là-même, un lieu d’une extrême visibilité. C’était là que les programmes rivaux d’histoire naturelle pouvaient acquérir une grande popularité auprès de l’opinion publique. C’était là que les noms des professeurs pouvaient devenir familiers au grand public. En fin de compte, le Muséum valait la peine que l’on se batte pour lui et en son sein, car il associait, plus qu’aucune autre des institutions fondées en cette année fatidique immortalisée par Victor Hugo, la science, la consommation, le spectacle, l’innocence, la vertu, l’authenticité, l’utopie et le triomphe de la nation sur la monarchie. Autant d’images fortes qui, conjointement, avaient un impact imprécis, mais qui conféraient toutes au Muséum cette visibilité qui était peut-être la valeur sûre du marché des sciences.
Notes de bas de page
1 Bibliothèque de l’Institut de France, Fonds Cuvier, Ms. 2598 (3).
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