Théodore Monod : la foi et la science*
p. 161-171
Texte intégral
“Parpaillot : Théodore Monod accepte ce qualificatif avec amusement et fierté. Les protestants constituent à ses yeux une des tribus auxquelles il revendique l’appartenance, en l'occurrence un ensemble d’individus irréductibles et généreux. Un de ses sous-ensembles est la “tribu maraboutique” des Monod. Ce qui importe ce sont les possibilités de travail et d’érudition qui deviennent réalisables quand on associe à des milliers d'heures de réflexions personnelles, et nullement solitaires, des centaines de contacts avec la quasi-totalité des chercheurs connus individuellement”
Philippe Cals
La famille Monod
1L'ascendance de Théodore Monod est prestigieuse, jalonnée de grands “Monod”, tous protestants, pour la plupart, pasteurs ou scientifiques, membres d'une immense famille que Théodore Monod appellera sa “tribu maraboutique”. L'un des ancêtres, le Pasteur Jean Monod, né à Genève en 1765, épouse Louise-Philippine de Coninck à Copenhague, Jean Monod sera “le père des douze”, ses douze enfants dont Frédéric, fondateur des Églises libres ; Adolphe, grand prédicateur ; Gustave, médecin célèbre. Adolphe aura sept enfants, dont William. William aura une fille, Dorina. Gustave sera également le père de sept enfants, dont une fille, Gertrude. Gertrude aura un fils, Wilfred. De l'union de Dorina et Wilfred naîtront quatre garçons, Gabriel (1892), Samuel (1894), Silvain (1896) et Théodore (1902).
2On a souvent qualifié Théodore Monod de “protestant”, “scientifique” et “voyageur”. Et les trois termes définissent sans doute le mieux l'homme qui a fait de sa vie entière, sans discontinuer, une synthèse des trois notions. Il paraît évident d'appliquer la qualité de protestant à Théodore Monod. Quoi de plus simple et de plus apparent en effet. Monod. Le nom seul est empreint de protestantisme. Depuis plus de deux siècles la “tribu maraboutique” n'a pas désapprouvé la religion qui, en Suisse d'abord, puis au Danemark, enfin en France, était en même temps leur foi et leur philosophie de vie. “Tribu maraboutique” qui devait compter nombre de pasteurs.
3Théodore Monod lui-même naît dans une famille protestante. Son père, le grand théologien Wilfred Monod, pasteur d'abord à Rouen puis à l'Oratoire du Louvre à Paris, sera pour lui un modèle de pensée, de rigueur et de foi. Sa mère, Dorina Monod, un exemple d'épouse attentive et de mère aimante, toujours disponible auprès du pasteur comme auprès de ses trois enfants Samuel, Silvain et Théodore. Tout jeune, Théodore étonne ses parents. Non tant par ses mots d'enfant et déjà sa grande curiosité, mais par sa précocité et son aptitude à comprendre ou à appréhender certains modes de pensée (tu premières “découvertes”. L'étonnement des père et mère se lit dans le “Journal” qu'ils écrivent chaque jour, comme ils l'ont fait pour les deux aînés, et qui décrit les questions et les progrès de l'enfant. Willred Monod notamment reprendra devant son fils l'une de ses méditations sur l'“athéisme religieux”, sur la liberté de tout être qui, au début de sa vie, n'est relié à une quelconque religion, ne possède rien qui puisse l'influencer à adhérer à une croyance, mais qui cependant ressent un besoin de “Dieu”. “Parfait athéisme religieux” qui peut résonner comme une contradiction et qui, bien au contraire, éclaire la double démarche difficile de celui qui, conscient de n'appartenir à aucune religion, va choisir de suivre librement un chemin personnel pour trouver la réponse à cette question de Dieu.

FIG. 1 – La famille Monod en 1915. Derrière Théodore, assis entre ses parents Wilfred et Dorina, ses frères Silvain (à droite) et Samuel (à gauche).
4Willred Monod écrit encore : “On se demande ce qui resterait du "péché originel" dans un petit enfant comme le nôtre, s'il était transporté sur une planète où la vie serait normale, où nul ne lui inculquerait l'erreur, où il ne serait question ni de violence, ni d'impureté, ni de religions qui s'anathématisent... Quand on voit ces yeux confiants, ce front paisible, cette âme blanche qui s'offre candide à toutes les inscriptions du dehors, il semble qu'on use de trahison à l'égard des derniers venus (...).” Empreint de cette instruction et fort attentif à ce qui l'entoure, le petit Théodore va, même en jouant, retrouver les traces de son éducation :
5“que la foi soit mon toit, que la bonté soit mon rez-de-chaussée.”
6pour W. M.
7Th. fils, février 1909
La foi chez Théodore Monod
8Un soir de cette même année 1909 l'enfant prie “en faveur de ceux qui essaient de briser les glaces du pôle pour aller vers une pauvre petite hutte habitée par des Lapons, et qui annoncent l'Évangile à ces pauvres gens, et qui les emmènent ensuite en Amérique pour en faire des pasteurs ; ils n'ont pas la même couleur de peau, mais ça ne fait rien”... Rien n'altère ces pensées “religieuses” dans les années suivantes. Après le petit enfant, le garçonnet d'une dizaine d'années poursuit ce qui est déjà sa “quête”, et sa recherche. Si une interrogation spirituelle a commencé, la scientifique est, dès ces années, également entièrement présente. L'adolescent, en effet, poursuit une scolarité dont les seules caractéristiques sont l'excellence et les facilités d'apprendre, de retenir, questionner, écrire. Tout ce qu'on enseignera à l'École alsacienne à Paris, ou plus tard en Suisse, au jeune Théodore est source pour lui de curiosité et d'enrichissement. Tout l'intéresse et il veut tout comprendre. La couverture de l'un des carnets qu’il tient portera comme titre, de façon amusante et significative, “Notes d'histoire - notes de diction - notes de géographie - notes de grammaire - notes de tout au monde”...
9Les vacances sont également mises à profit. Point de temps perdu ou d'ennui : lecture, observation de la nature et, très vite, le goût des sciences. En 1917 Théodore rédige “Notes d'un naturaliste” et crée une Société d'histoire naturelle dont il sera le fondateur, secrétaire, trésorier et rédacteur des cinq numéros qui paraîtront. De cette époque Théodore retiendra deux notions qui resteront essentielles tout au long de sa vie : le goût de l'observation et des sciences, et la haine de la guerre qui l'horrifie, qui a vu partir son frère aîné qui en reviendra blessé. “Devant Trouville, un bateau a sauté sur une mine tuant quatorze hommes sur quinze et faisant quarante orphelins : quelle horreur ! A quelques centaines de mètres, l'ennemi est venu poser ses engins meurtriers : décidément cette guerre est atroce. Je n'ose presque pas penser à certains combats, à certains engins : je frémis d'horreur et je me remémore la parole de Nahum : “Une multitude de blessés !... Une foule de cadavres. Des morts à l'infini !... On tombe sur les morts !...” Je relisais hier ces vieilles prophéties, ces terribles menaces, ces récits de tueries, et je me dis là : cette tuerie est la dernière, et ces cadavres sont pour ainsi dire les derniers corps vivants offerts en sacrifice à la guerre hideuse...”
10Enfin l'adolescent écrit poésies, journal intime, réflexions, lettres. Comme ses parents, Théodore a et cultive ce goût de l'écriture. Alors âgé de 16 et 18 ans, l'homme paraît après l'adolescent et s'il n'est pas encore un “personnage” Théodore est déjà une personne qui se veut responsable. Et d'abord du choix de ses études en fonction de ce qu'il croit. Les questions religieuses très présentes se font plus pressantes à l'heure du choix des études. Licence de théologie ou licence de sciences naturelles ?
Le protestant, le scientifique et le voyageur
11Théodore Monod choisit la seconde en supposant qu'il gagnera un an en préparant sa licence de théologie plus tard, car une licence dispensait alors de la première année de théologie, que le jeune homme ne fera finalement jamais. Jamais effectivement, mais en réalité, le futur professeur l'étudiera seul et plongera clans tout volume d'exégèse et aura bien souvent l'occasion de prêcher. Brillamment reçu aux différents certificats de la licence de sciences naturelles en 1920, boursier du Muséum d'Histoire naturelle, on donne l'occasion à Théodore de partir pour différentes missions dont la première aura lieu en Bretagne. De ces premiers travaux, le jeune homme donnera des résultats publiés dans le “Bulletin de la Société d'Océanographie de France” dans l'article “Notes d'océanographie biologique. Répartition et caractères de la faune marine dans la région des Glénans”. Par ailleurs, ayant découvert un petit isopode, Paragnathia formica, Théodore en fera sa thèse de doctorat qu'il soutiendra en 1926.
12En 1921, le jeune homme est nommé assistant au Muséum d'Histoire naturelle, au département des Pêches et productions coloniales d'origine animale qui deviendra plus tard le laboratoire d'ichtyologie générale et appliquée. La mission la plus importante se fera à Port-Étienne en Mauritanie. Importante pour la science, la découverte du pays, et surtout pour l'occasion qui lui est donnée : partir avec une caravane de Maures pour Saint-Louis du Sénégal, pour une méharée. Sa première, essentielle ; son espoir secret est réalisé : “Départs, je vous louerai (...). Caravanes, qui sur le sable humide de la plage atlantique, partiez au rythme souple et lent des dromadaires, avec quelle fièvre je vous regardais disparaître, caravanes, dans le poudroiement doré des brumes sèches, attaché moi-même au rivage ! (...) Les yeux brûlants de désir, sur la grande carte étalée (...), chaque jour je vous suivais encore, caravanes de Mauritanie, au long des pistes inconnues, de puits en puits, à travers des paysages dévastés et lumineux (...) Ah ! caravanes, suppliais-je, une lois au moins, prenez-moi.” (Méharées). Le jeune homme alors a vingt ans. Fidèle à l'écriture, il va rédiger son voyage. Sur deux cahiers d'écolier, de la même graphie régulière, proprement, quotidiennement. Maxence au désert va révéler l'étonnement, la curiosité, la tolérance du jeune protestant qui du monde ne connaît guère jusqu'à présent que l'Oratoire du Louvre à Paris, son milieu “Monod”, la Suisse, Londres et la Bretagne, et qui découvre une société inconnue, les étendues désertiques, des êtres dont il ne connaît ni la langue, ni la religion.
13À partir de cette aventure et de cette initiation, “le protestant, le scientifique et le voyageur” se confondent dans sa vie et dans son oeuvre. Le protestant, envoyé en mission dans ces étendues pourra retrouver un calme et une forme de solitude et de ressourcement. Se remémorer des versets bibliques qu'il connaît si bien et qui sont profondément enracinés dans son esprit et sa mémoire, notamment : “Malheur à ceux dont on peut dire : ils se sont égarés dans le pays ; le désert les enferme !” (Exode XIV/4) ou encore : “Les caravanes se détournent de leur chemin, s'enfoncent dans le désert et périssent” (Job VI/18) ; ces caravanes qu'il accompagne et avec lesquelles il souffrira “de la faim, de la fatigue et de la soif, dans le désert” (II Samuel XVII/27/29). L'envoûtement du désert et des méharées ne cessera pas. Le but de Théodore Monod ? Repartir. Ce sera en 1925, au Cameroun. Autre pays à découvrir où le jeune homme doit apprendre à comprendre et respecter ce qu'il intitulera plus tard “le monde noir”. Autre mission qui ne l'empêche pas de penser, toujours, aux questions religieuses, et précisément là au Tiers Ordre des Veilleurs. Créé par son père Wilfred Monod, le Tiers Ordre intéresse fort Théodore qui, lors de son voyage au Cameroun, prendra le temps de rédiger un livre de prières. Le mot “tiers ordre” n'était pas absolument adéquat, puisqu'en réalité un tiers ordre dans le catholicisme, à côté des deux ordres masculin et féminin, est un troisième ordre laïque. Associé aux ordres religieux, le tiers ordre cherche à vivre dans la vie séculière l'idéal des ordres monastiques, sous l'influence desquels les membres du tiers ordre entendent poursuivre leur vie ordinaire. “Quelqu'un disait : Vivre la vie ordinaire d'une façon extraordinaire. C'est très vrai. Alors que le tiers ordre a été créé par mon père principalement pour aider ceux qui souhaitaient fortifier la culture de leur vie personnelle, par des pratiques que nous organisons toujours : par exemple, la récitation quotidienne des Béatitudes, à l'heure de midi (même si ce n'est pas l'heure de passage du soleil au méridien ; cela veut dire "vers le milieu de la journée").”

FIG. 2 – Le blason de Théodore Monod, sur lequel on reconnaît l'emblème de la paix et la croix des Chrétiens, mais aussi les symboles des religions juive, musulmane, taoïste et hindouiste.
14Les années 1927-30 sont consacrées au service militaire, au travail au Muséum d'Histoire naturelle, puis à son mariage le 24 mars 1930 avec Olga Pickova. Rien ne défaille ni ne diffère dans la vie de Théodore Monod qui continue à associer foi, science et voyages
15Entre 1934 et 1938 l'époux et jeune père de famille se partage entre Paris et les déserts qu'il retrouve. En 1934 Théodore Monod part à la recherche de la météorite de Chinguetti dans le Sahara occidental. Cette mission doit durer un an, pour retrouver une météorite géante, colossale, fabuleuse (100 m de large et 40 m de haut). Expédition difficile, physiquement et moralement. Il écrira à son épouse Olga restée à Paris : “On arrive le plus souvent à échapper à cet effrayant tête-à-tête avec soi-même (et avec Dieu) que nous passons notre vie à essayer d'éviter, en réussissant toujours, ou presque : on a son travail, les mille obligations de la vie matérielle, on a tout le fatras dont nous avons bourré nos vies pour étouffer la voix intérieure, on a les livres et le Petit Journal, on a les films sonores, etc. Mais tout de même, en dépit de nos habiletés, il y a des heures où, tout à coup, il faut bien regarder ailleurs qu'au-dehors, vers les mille tableaux changeants du monde extraordinaire qui nous masquait l'autre, et ce qu'on voit n'est pas plaisant : je comprends que l'on n'aime pas ça et que d'instinct on fasse tout pour ne pas voir” (20 avril). L'expédition sera d'autant plus décevante que de météorite il ne trouvera aucune trace.
16De retour, après quatre mois de repos, Théodore Monod repart en novembre 1935. L'objectif ? Traverser le Tanezrouft, “pays de la peur et de la soif, exploration méthodique de la dernière région encore inconnue du Sahara”. C'est le but officiel. Mais à quoi répond Théodore Monod qui ne peut rester “immobile” à Paris, que ce désert attire, invinciblement, où il veut se retrouver entre ciel et sable pour “ressusciter lentement les âges révolus, en partant de la préhistoire pour remonter les siècles écoulés jusqu'au jour où tout le Tanezrouft devint un désert dans le désert après avoir été une terre de Canaan”. Ce seront 400 kilomètres, toujours à pied, peu à dos de chameau, où, s'il met à l'épreuve tout son courage et toute son énergie, il doit reconnaître également qu'“aucun affleurement ne permit de tirer les conclusions géologiques” qu'il cherchait.
17Un peu plus tard, c'est un autre départ et un autre voyage qui attendent Théodore Monod et sa famille. En effet, en 1938, on l’appelle à Dakar pour être directeur de l'Institut français d'Afrique noire (IFAN). En juillet, le nouveau directeur de l'IFAN part pour Dakar, où le rejoignent en octobre Olga et les trois enfants : Béatrice, née en 1931, Cyrille, en 1933 et le petit Ambroise, né en mars 1938. Dès son arrivée, Théodore Monod crée des “Centrifans”, centres locaux autonomes dans chacun des territoires, qui seront autant d'antennes pour l'IFAN qui les fédère.
18Des publications, créées également par Théodore Monod, paraissent : le Bulletin, les Mémoires, les Notes africaines, “notes et documentations” deviennent le lien “scientifique” entre les Centrifans. Théodore Monod, en outre, fait établir un Atlas international de l'Ouest africain. Enfin des réalisations muséologiques complètent l'oeuvre de Théodore Monod. Deux musées importants ouvrent leurs portes : le Musée des esclaves et le Musée de la mer à Gorée. Un peu plus tard, Théodore Monod crée le Musée ethnographique à Dakar. Pendant son séjour à Dakar, les activités de Théodore Monod seront là aussi étroitement liées à la science, professionnellement, à la foi pour sa recherche personnelle, et aux expéditions, toujours.
19La guerre de 1939-1945 décide Théodore Monod à “résister” : le directeur de l'IFAN écrira de nombreux articles dans des journaux, un volume L'Hippopotame et le philosophe, publié en 1947, où l'auteur dénonce le nazisme. Il en coûtera au résistant qui refuse de prêter serment, l'interdiction de parler à la radio et la censure de ses écrits. En 1944, Théodore Monod reçoit le général de Gaulle à Dakar, à l'IFAN.
20La recherche scientifique se poursuit, ainsi que les expéditions qu’il organise. En 1948, Théodore Monod se voit offrir de participer à la descente en bathyscaphe : l'aventure donne lieu à un volume Bathyfolages, plongées profondes, dont la première édition paraîtra en 1954. De 1948 à 1952, Théodore Monod part tous les ans clans l'Adrar mauritanien pour sa “tournée pastorale”. En 1953, il entreprend l'exploration de la Majâbat al-Koubrâ, région jamais encore traversée. En 1954, “le fou du désert” décide un voyage de Ouadane à Araouane : 900 kilomètres sans point d'eau, en trois étapes, accompagné de deux goumiers et avec, pour seul appui technique, une boussole. En 1959-1960, une deuxième expédition a heu entre Ghallouya et Tichitt : ils feront 70 kilomètres à pied de plus à cause d'une erreur de direction. En 1963 et 1964, deux autres voyages sont décidés pour retrouver les restes d'une caravane du XIIe siècle.
Théodore Monod et Teilhard de Chardin, Dieu et la liberté
21À Dakar, entre 1938 et 1965, Théodore Monod rencontre nombre de personnalités à l'IFAN, dont Gilbert Vieillard et Amadou Hampate-Bâ. Avec ce dernier, des liens d’amitié naissent qui dureront jusqu'à la mort d'Hampate-Bâ en 1991. Ou encore Albert Schweitzer, en route pour Lambaréné. Et tout particulièrement, une correspondance régulière s'établit entre Théodore Monod et le Père Teilhard de Chardin ; entre les deux grands scientifiques, protestant et catholique, des échanges ont lieu sur la foi, la science et la recherche. C'est dans les années 50 qu'une correspondance régulière s'établit entre les deux hommes. Ces échanges prouvent, outre le respect et l'amitié mutuels que les personnages se portent, l'importance, et la différence, portée par l'un et l'autre sur la science et la foi.
22Avec le Père catholique Teilhard de Chardin, curieux de science et insatisfait de sa religion, Théodore Monod, protestant et laïque, peut reprendre le grand débat qu'il tient lui-même depuis son enfance : science et/ou religion ? Dans son choix, jamais définitif, de la recherche scientifique, Monod exclut toute teinte mystique. Il ne cherche ni à réconcilier ni à faire se rencontrer les deux domaines. Les certitudes, explique le professeur protestant, ne sont pas de même nature. La science s'observe, peut se quantifier, mais ne rejoint la foi que dans les explications et les conclusions, et cela seulement si on le recherche.
23Il ne s'agit pas, pour Théodore Monod, de faire de la philosophie des sciences ; il ne peut s'agir, au mieux, que de faire transparaître sa foi dans les conclusions de ses observations et de ses recherches. “Je suis chercheur et croyant, au sens ultra-libéral du mot”, se plaît-il à redire. Comment, alors, peut-on vivre sa foi en scientifique, ou vivre la science en chrétien ? La réponse de Théodore Monod est “protestante” : il considère l'un puis l'autre. Il analyse ses résultats puis vit sa foi chrétienne en “humain”, en “humaniste”, en “laïque”. Il n'implique pas le culturel/scientifique et le religieux, fidèle sans doute en cela à la nécessaire condition, séculaire, pour être réformé et vivre libre, de rester en dehors de tout lien, de pouvoir politique ou ecclésiastique.
24Ainsi Théodore Monod se différencie-t-il de Teilhard de Chardin. Pour ce dernier, en effet, il va s'agir de tendre vers un point oméga et de retrouver, jusque dans le monde inanimé, les prémices spirituelles.
25Par ailleurs un autre aspect de la pensée du Père Teilhard de Chardin s'écarte de celle de Théodore Monod : c’est le problème du mal auquel Teilhard de Chardin semble n'avoir porté que peu d'attention, et la souffrance des animaux ou des hommes en particulier. Or, pour Théodore Monod, qui reprend en cela la réflexion de Wilfred Monod, le problème du mal est tel que la vraie question paraît être le problème du bien : il est facile de considérer le mal et la souffrance, d'où vient que le bien peut exister ? La réponse, pour Théodore Monod, ne peut résider que dans le message évangélique. Ainsi en “apprenti enfant du Ciel”, tel qu'il se définit avec humour, et en “enfant de la Terre... sûrement avec un gros marteau !”, le professeur Monod s'occupe de science et d'observations scientifiques tandis que le Père Teilhard de Chardin s'écarte de lui et de sa volonté de trouver une vision d'ensemble, une “noosphère” de “réconciliation”. Mais les deux hommes se retrouvent proches l'un de l'autre dans la tolérance exemplaire, dans la recherche d'une liberté de penser et de “gravir la montagne, puisque tout ce qui monte converge quel qu'en soit le chemin”. Chemin de l'Évangile pour l'un comme l'autre car, ainsi que le proclame Théodore Monod : “On ne trouve rien dans le Nouveau Testament contre la guerre, ni la torture, ni la cruauté, ni l'esclavage, mais si on admet les Béatitudes et le message chrétien, il n'y aura plus ni guerre, ni torture, ni cruauté, ni esclavage (...) ; et encore, ajoute le prudent professeur, cela n'est-il qu'un espoir et pas encore une certitude.”
Théodore Monod et Vercors, l’homme et la liberté
26C'est encore dans cette même période que Théodore Monod retrouve Jean Bruller (26 février 1902-10 juin 1991), dit Vercors, connu dès les années d'enfance à l'École alsacienne et retrouvé après la guerre. La même complicité est toujours là, la même amitié qui a fait dire à Théodore Monod en hommage à Vercors, le 25 février 1992, à l'hôtel des Invalides :
27“Nous nous sommes donc retrouvés à plusieurs reprises après la guerre en des occasions diverses et dans différents lieux. J'ai retrouvé Jean Bruller à Paris et également au Moulin des îles, en Seine-et-Marne, et nous avons poursuivi ainsi notre amitié qui était née sur les bancs d'une école. Et cette amitié est restée toujours à la fois très profonde et très sincère. Elle avait pour ciment une commune indignation devant l'injustice. Et c'est une grande chose, cette convergence, alors que l'esprit par ailleurs pouvait être différent, la conviction pouvait être très différente, mais l'agnostique et le croyant pouvaient se retrouver dans un certain ordre de domaines – c'est toujours ainsi, heureusement – et ainsi on a vu souvent la signature de Vercors et la mienne au bas de protestations contre telle ou telle injustice, qui soulevait notre indignation.”
28Des facteurs qui vont caractériser les deux hommes, l'un est la conscience du “souci permanent de définir l'homme” : l'origine, la grandeur et l'avenir de l'homme vont ainsi être développés et approfondis apparemment en opposition, pour se rejoindre dans le sens essentiel de l'être et le respect de la vie.
29La vision logique et pessimiste du monde et de l'homme chez Vercors jeune, sans Dieu, rejoint la vision dramatique du monde avec Dieu de Théodore Monod, qui veut comprendre cet univers. Vision qui s'éclaircit, pour tous les deux, quand ils décident de trouver un sens à leur vie en luttant et en combattant les différentes facettes du “mal” : guerres, nazisme, irrespect de la vie sous toutes ses formes, intolérance.
30Vercors écrit dans Ce que je crois : “Dans un monde privé de sens, aucune éthique n'en a davantage. La seule conduite qui, dans ces conditions, apparaît raisonnable se résume en trois mots : Ne pas souffrir. Si tout dans notre existence est absurde, la souffrance est ce qu'il y a sur Terre de plus absurde. Par conséquent, unique et en tout cas premier impératif : lutter contre tout ce qui cause de la souffrance. Pas seulement à soi-même, bien sûr, mais aux autres aussi bien.”
31À cela Théodore Monod répond en condamnant la bombe d'Hiroshima, en décidant d’un jeûne de quatre jours, tous les ans du 6 au 9 août, en souvenir d'Hiroshima et de Nagasaki : “On est passé de l'ère chrétienne à l'ère atomique”, dit-il, c'est-à-dire de l'amour, ou de l'effort d'amour, à la mort voulue et décidée de l'autre.
32Sans doute ce goût des sciences, et leur pratique pour Théodore Monod, relie-t-il les deux hommes. Vercors et Théodore Monod ont la même honnêteté, et la même humilité du scientifique. En outre, devant la science, l'athée rejoint le professeur qui sait séparer les deux domaines, science et foi. Vercors écrit : “Il y a bien une réponse religieuse : c'est le point omega du Père Teilhard, la communion finale en Christ et en Dieu. Vision irrationnelle et poétique, satisfaisante sans doute pour ceux qui ont la foi et rêvent d'une parousie supra-terrestre mais dont je ne suis pas (...). Il y a bien une réponse matérialiste : selon laquelle le progrès s'exerce historiquement, l'histoire dégageant des lois à la lumière desquelles il est possible d'évaluer les progrès passés et prévoir les progrès futurs, dès lors que ceux-ci sont considérés dans leur continuité chronologique et selon le rythme des événements (dont l'accélération actuelle serait un élément remarquable) ; le progrès figurant, dans cette continuité, le processus de libération économique et politique de masses de plus en plus nombreuses. C'est là, certainement, une définition objective du progrès historique, et qui me permet d'en étudier rationnellement la courbe de développement, laquelle permet à son tour d'envisager en n'importe lequel de ses points, même futur, l'état de ce progrès. Il n'est qu'une chose sur laquelle l'étude de cette courbe n'est pas en mesure de nous renseigner, c'est à quoi elle aboutit ; à quoi une libé ration totale, politique et économique, de toutes les masses humaines est censée conduire notre espèce en fin de compte. En d'autre termes, la courbe du progrès historique nous montre que cette libération va en s'accélérant ; après la Chine, l'Inde et bientôt toute l'Asie, la libération de l'Afrique de ses chaînes coloniales est en voie d'achèvement ; l'Europe, l'Amérique regardent leurs travailleurs conquérir et accroître progressivement leurs droits. Le jour où cette libération (nationale et économique) sera partout accomplie, que feront tous ces peuples, que fera le genre humain de cette liberté ?” Ce à quoi Théodore Monod aurait pu répondre ce qu’il avait déjà écrit à Teilhard de Chardin en décembre 1952 ; “Au fond nous sommes en plein illogisme : la science “positive” après s'être acharnée à détrôner l'homme de la place où l'avait élevé l'orthodoxie, après l'avoir fait rentrer dans le rang avec "les autres bêtes", n'a pas dépassé dans ce domaine le plan simplement matériel, anatomique. Le reste est demeuré de droit, sui generis, pour le plus grand avantage de l'anthropologie juridico-littéraire, même incroyante, naturellement. Il fallait un Homo duplex, à la fois "fils de la Terre" et "enfant du Ciel", pour nous obliger à découvrir que le "reste" aussi relève des lois de l'évolution cosmique. Je sais bien que beaucoup d'Enfants du Ciel vont s'en épouvanter et penseront que c'est chasser la divinité d'un dernier retranchement. Vous pensez, comme moi, que c'est au contraire lui rendre – et cette fois sur d'autres bases que l’autorité des Sommes ou des Confessions ou des Credos – la totalité du réel...”
33Il s'agit donc bien, pour Vercors et Théodore Monod, du “réel” et de la “liberté”. Seule la conscience personnelle doit régir les choix des êtres et dicter leur conduite. La leçon de l'École alsacienne : “Votre conscience vous poursuit ou vous récompense”, peut s'adresser à l'athée comme au protestant. Le premier traduira la phrase en révolte “concrète” tandis que le second éprouvera, au-delà de la révolte, un besoin spirituel. L'un et l’autre refusent la notion de “destin inéluctable”, se rebellent contre la condition humaine offerte sans essayer de comprendre, voire d'y remédier. Vercors y remédie par la recherche et l'action, et sans doute Théodore Monod le fait-il par la recherche, l'action sous-tendue par la foi. Ce que ne dénie pas Vercors qui écrit dans Ce que je crois : “L'invention tardive du Dieu unique de la Bible n'a jamais été, dans le même ordre, qu'un admirable effort de simplification et de synthèse, que la réduction du complexe à l'unitaire, à la Puissance la plus générale avec l'espoir le plus concentré. Que l'homme l'ait inventé comme les autres dieux, cela n'est pas la preuve qu’il n'existe pas : l’invention peut être le fruit d’une intuition juste. Malheureusement la complexion de notre esprit est beaucoup plus souvent de s'expliquer d’abord les choses par des intuitions fausses, et c'est une des grandes difficultés de la science, justement, un de ses buts les plus constants que de les redresser. L'une et l'autre hypothèses sont improuvables et la question est sans réponse, sinon par acte de foi.”
34Théodore Monod sait cela aussi et continue pourtant, persiste dans son besoin spirituel. “La matière, l'énergie, mais l'esprit ?”, écrit encore Vercors dans Ce que je crois. L'“esprit” en lequel croit Théodore Monod.
35Tous deux acceptent la démarche l'un de l'autre, en se complétant pour un “bien” de l'humanité et pourvu “que tout ce qui monte converge” comme l'écrivait Teilhard de Chardin. Rejoignant, à leur façon respective et personnelle l'idée de l'“athéisme religieux” de Wilfred Monod.
Théodore Monod sur les “fronts civils”
36En 1961-1962, Théodore Monod prend officiellement l'un de ses engagements contre la guerre, sous toutes ses formes, et notamment contre la torture pendant la guerre d'Algérie. En 1960, il signe le Manifeste des 121, lors d'un de ses séjours à Paris où il rencontre alors Louis Massignon. De celle époque date la décision d'un jeûne hebdomadaire de 24 heures en souvenir des victimes de celte guerre. D'avoir su dire “non” vaut à Théodore Monod, fonctionnaire récalcitrant, une suspension de plusieurs mois de ses prérogatives de directeur, et de se voir retirer toute signature. Un peu plus tard, Théodore Monod soutient la cause des objecteurs de conscience, avec Louis Lecoin, afin d'obtenir un statut légal qui leur éviterait désormais la sanction pénale appliquée jusque-là.
37En 1963, Théodore Monod est élu à l'Académie des Sciences, élection qui décide le directeur de l'IFAN à rentrer en France : il retrouve Paris et le Muséum en 1968. “Monod le fou”, “Monod le Saharien”, de retour en France, outre ses fonctions de professeur au Muséum d'Histoire naturelle, va s'engager sur tous les “fronts” civils, des années 1970 à 1997. Luttes sociales de 1968, lutte antinucléaire, antiatomique, grèves de la faim et écrits, le professeur Monod “milite” et prend parti au nom de sa morale protestante et de ses idéaux : pour le respect de la vie, humaine et animale, contre toute violence de toute sorte, sans compromis, ni compromission.
38Cependant, Théodore Monod mène également de front ses activités scientifiques. En 1970, il traverse les dunes du Lout. En 1971 et 1972, le professeur est aux Açores. En 1974-1978, il organise une expédition dans le Yémen du Sud. En février 1980, Théodore Monod participe, avec une expédition franco-allemande, à la première traversée du “désert des déserts, le grand, le vrai désert libyque”. En décembre 1980, c'est une deuxième traversée, puis une troisième en janvier 1988 ; enfin en mars 1989, après une quatrième tentative, l'expédition abandonne l'espoir de trouver des traces de verre libyque. Il faudra attendre avril 1992 pour le localiser. Les chercheurs allemands offriront alors un gros bloc du verre tant recherché au professeur, à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans, et lui-même en fera don au Muséum national d'Histoire naturelle.
39Expéditions et recherches scientifiques. Présence et hommage de tolérance. Dans son amour de la vie et sa volonté de “rester debout”, Théodore Monod demeure un témoin de sa foi vivante, et fidèle depuis son enfance aux mêmes idéaux.
Notes de fin
* Vray, N., 1997. Théodore Monod : la foi et la science. in : R. Billard & I. Jarry (eds), Hommage à Théodore Monod naturaliste d’exception : 161-171. Muséum national d’Histoire naturelle, Archives. Paris ISBN 2-85653-509-7.
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