Théodore Monod, pionnier de la préhistoire saharienne

Henry de Lumley

p. 75-82


Texte intégral

“Un travail même une somme énorme, de Théodore Monod, datant de 1930, a pu être repris et précisé par M. Untel en 1950-80. J’ai toujours présenté un aspect Flegmatique en rencontrant M. Untel me disant : “J’ai repris telle publication, Monod n’a pas Fait un bon travail, il a tendance à travailler trop vite.” Je devrais cacher un certain sourire, ayant entendu Théodore Monod me dire : “Je n’avais pas eu le temps d’examiner à Fond ce problème, Untel vient de publier un travail remarquable, une note Fort intéressante, elle répond à de nombreuses questions que je m’étais posées, cependant tout n’est pas résolu”
Philippe Cals

1C'est par hasard que Théodore Monod a été amené à s'intéresser à l'archéologie saharienne et, en particulier, à la préhistoire. Alors que rien ne l'orientait encore dans cette direction, jeune assistant au Muséum national d'Histoire naturelle, il fut envoyé en 1922, à l'âge de 20 ans, sur la côte atlantique de Mauritanie pour une enquête concernant l'ichtyologie et les pêches. Ses premières expéditions à l'intérieur du pays, comme son initiation à la vie chamelière et méhariste, débutent dès décembre 1923, date à laquelle une activité saharienne commence pour lui.

2Où qu'il se trouve désormais, son inlassable curiosité ne manquera pas de lui ouvrir une série de domaines nouveaux de recherche parmi lesquels le jeune voyageur découvrira avec la préhistoire beaucoup à observer, à récolter et à apprendre.

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Fig. 1 – Sud algérien, Adrar Ahnet, 1929. Pendant son service militaire, Théodore Monod relève des gravures rupestres.

3Depuis 1923, il sillonne à pied, à dos de chameau ou en véhicule 4x4, les déserts mauritanien, saharien et libyque. Ce pionnier de la préhistoire saharienne a découvert, au cours de ses rendez-vous dans les déserts, un nombre considérable de sites préhistoriques qui nous permettent aujourd'hui de reconstituer les grandes étapes de l'aventure culturelle des hommes de la Préhistoire dans ces régions, maintenant inhospitalières et peu habitées, qui n'ont pas toujours été des déserts et qui ont pu, à certaines époques, être des terres accueillantes et giboyeuses.

4Soixante-quinze ans de prospection à travers les déserts lui ont permis de recueillir d'importantes collections d'industries paléolithiques ou néolithiques qui sont aujourd'hui conservées au Musée de l’Homme ou dans la section de Préhistoire de l'Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFAN) à Dakar.

5Ses nombreuses publications, consacrées à la Préhistoire des déserts, presque toutes basées sur des découvertes personnelles, témoignent de son inlassable activité de chercheur, de la pertinence de ses observations et de sa préoccupation constante de consigner ses observations.

Les sites à galets aménagés

6Parmi ses principales découvertes, retenons les riches stations de galets aménagés, découvertes dans l’Adrar mauritanien et dans l'extrême Nord du Mali. Notamment, en 1975, il signale trois sites à galets aménagés : Amzeïli, Graret Azilal, Oued Akerdil, au nord et au nord-ouest des Richat, riches en choppers et chopping-tools, qui attestent que, dès le début du Quaternaire, il y a plus d'un million d'années, les premiers hommes occupaient cette région. Fabricants d'outils destinés à dépecer et à découper les grands mammifères, à désarticuler les carcasses, les hommes sont devenus capables de concevoir un modèle, de réaliser un outil manufacturé destiné à une fonction précise. L'émergence de la pensée conceptuelle donne une nouvelle dimension à l'Histoire de la Vie.

Les civilisations acheuléennes

7C’est le 8 juillet 1934 que Théodore Monod découvrit la riche station à bifaces et hachereaux, en place, d’El Beyyed dans le bassin de Tazazmout-El Beyyed de l’Adrar de Mauritanie et, quelques années plus tard, celle de Magtérin, qui permettent de bien connaître les civilisations acheuléennes de cette région saharienne. Signalons aussi, parmi ses découvertes, les sites acheuléens à bifaces de Foutu el Alba, de Toufourine, d’Hamdoun, de Nouezzine.

8Les splendides bifaces, qui présentent une parfaite symétrie bilatérale et bifaciale, la régularité des hachereaux, la sélection de certaines matières premières pour la confection de leurs outils, prouvent que les chasseurs paléolithiques, qui ont vécu dans ces régions au Pléistocène moyen, avaient déjà acquis un certain sens de l'harmonie et de l'esthétique.

L'Homme du Pléistocène supérieur d'Asselar

9C’est le 20 décembre 1927 que Théodore Monod et Wladimir Besnard découvraient, dans le cadre de la mission saharienne Augiéras-Draper, à Asselar, près de Tilemsi, en plein Sahara, le squelette d’un homme fossile dont ils confièrent l’étude anthropologique à Marcellin Boule, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle. Le squelette, bien conservé, attribué au Pléistocène supérieur, présente des affinités négroïdes incontestables.

10L’Homme d’Asselar était d’un type tout différent des divers peuples d’Afrique du Nord et des Touaregs sahariens, mais proche par contre des Bantous et des Hottentots. Il témoigne du peuplement du Sahara au Pléistocène supérieur par des populations plus proches de celles de l’Afrique sud-saharienne. Le squelette était associé à une faune disparue depuis longtemps du Sahara, des mammifères, notamment des phacochères et des ruminants, des crocodiles, des poissons souvent de grande taille.

11Cet Homme d’Asselar est un des rares témoignages de la présence des hommes du Paléolithique supérieur dans le Sahara.

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Fig. 2 – Planche dessinée par Théodore Monod. Extrait de : Monod Th., 1989. Désert libyque (Notes de voyage). Fig. 2-5 — 2, pointe uniface (quartzite) à talon arrondi [no 18018, 63-32-13 mm], Gilf Kebir — 3, Chopping-tool ou nucléus [no 17880, 126-126-54 mm], région de Nummulites Scarp à l’ouest d'Aïn Dalla — 4, nucléus sur galet (?), avec deux enlèvements [no 17864, 78-53-41 mm], entre le Gilf Kebir et les Clayton’s Craters — 5, biface, quartzite, usé [no 17946, 90-57-25 mm], env. 26 km au Nord d’El Atrun.

La récolte intensive des coquillages

12En janvier 1980, l'inlassable explorateur signale sur Me de Herné, baie de Dakhla, Sahara occidental, un important kjokkenmōdding à Cymbium tritonis, témoin de l’installation des hommes préhistoriques consommateurs de coquillages sur les côtes de l’Afrique occidentale. Ils avaient alors adopté un mode de vie sédentaire basée sur la récolte intensive des coquillages marins. Des tessons de poterie grossière et des poids de filet en terre cuite, découverts sur une banquette sableuse qui surmonte la plage, témoignent de la fréquentation de cette île par des pêcheurs.

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FIG. 3 – Planche dessinée par Théodore Monod. Extrait de : “Sur un site à bracelets de verre des environs d’Aden”, Raydan 1978. Fragments de bracelets de verre (Kawd am-Saila), no 74 à 89.

13En novembre 1976, il étudie près de Nouakchott, dans un cordon d’une aire littorale, sur un campement de consommateurs de Donax rugosus, une série de petits objets osseux calcinés, coniques ou cylindro-coniques, qu’il attribue par la suite à des hyperostoses de rayons de nageoires de poissons de la famille des Sciaenidae.

14Comme dans d’autres régions du monde, entre les grandes civilisations des peuples prédateurs et l’apparition des peuples cultivateurs et pasteurs se développent des cultures sédentaires basées sur une économie de récolte intensive.

Les premiers peuples pasteurs et agriculteurs

15Théodore Monod a fait remarquer qu’un des perpétuels étonnements du voyageur à travers le Sahara, le vrai, celui qui marche comme lui, a pour cause l’extrême abondance des fragments de poterie sur le sol. Des regs totalement désertiques, sont parfois littéralement jonchés de débris céramiques. Cette multitude de tessons, “pluie de vaisselle pulvérisée”, témoigne de l’intense fréquentation du Sahara central et occidental au Néolithique et aux époques protohistoriques, alors que la région devait être plus accueillante que de nos jours.

16Les civilisations néolithiques de l’Adrar mauritanien du sud saharien sont attestées notamment par les industries en os de Guir, d’Araouan, de Tichitt-Aghréjit, par les céramiques anciennes de l’Adrar Ahnet (Sahara central). Les civilisations néolithiques, peuples de pasteurs et d’agriculteurs, se sont installées très tôt dans les régions du Sahara. Elles témoignent d’un foyer de néolithisation, plus ou moins contemporain des autres grands foyers d’Anatolie, de Thaïlande, du Nord de la Chine ou du Mexique.

Gravures et peintures rupestres

17De nombreuses expéditions organisées par Théodore Monod, notamment en Mauritanie, dans l'Adrar Ahnet et au Tibesti, dans la région d'Aozou, ont été consacrées à l'étude des gravures rupestres préhistoriques. En 1937, il signale les gravures d'Aouchiche, dans l'Assabet el Hassiane, dans l'Ouest saharien. Ces gravures appartiennent à une phase archaïque, précameline.

18Dans les environs immédiats d’Aozou, petite palmeraie située dans la partie septentrionale du Tibesti, il découvre en 1940 des gravures situées sur des parois rocheuses ou des blocs éboulés de grès, sur les rives de l’Enneri Aozou, en amont et en aval du village d’Aozou-Kara. Les animaux représentés sont très nombreux – bovidés, girafes, chameaux, autruches, chiens – et les figurations humaines sont particulièrement remarquables, en particulier des archers vus de profil et des lanciers représentés de face. La plupart de ces gravures doivent correspondre à des populations pastorales.

19Théodore Monod distingue trois groupes : le premier comprend des peintures polychromes où la vache est l’animal le plus fréquemment figuré ; l'homme est presque toujours représenté de profil, il porte des vêtements et des ornements et connaît l’usage de l’arc. Le deuxième groupe est composé de peintures monochromes qui présentent des troupeaux de bœufs, de vaches et de chèvres, les personnages sont représentés presque toujours de face et ils portent des lances, des boucliers, plus rarement des arcs. Le troisième groupe se caractérise par l’apparition du chameau et la représentation de guerriers portant des lances, des couteaux et des boucliers.

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FIG. 4 – Une planche de gravures rupestres dessinée par Théodore Monod, à partir de relevés effectués près d’Aozou, au Tibesti, en 1941.

20Ses travaux sur les gravures et les peintures rupestres du Sahara, et notamment dans l’Adrar Ahnet et dans la région d'Aozou (nord du Tibesti), lui permettent de proposer très tôt une chronologie des représentations rupestres préhistoriques :

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L'archéologie historique

21Théodore Monod a su s’intéresser aussi à des gravures d’âge plus récent représentant des chars – le plus souvent des biges – ainsi qu'aux inscriptions tifinaghs anciennes de l’ouest saharien, témoins de l’extension jusqu’aux côtes de l’Atlantique de la langue et de l’alphabet berbère. Certaines inscriptions sahariennes n’appartenant ni à l’écriture arabe ni à l’alphabet tifinagh attirèrent son attention.

22Dans l’Adrar Ahnet il mit au jour de nombreuses fosses d’inhumation avec des individus déposés en position fœtale. Ces fosses étaient surmontées d’une construction circulaire d’un mètre de hauteur environ.

23En 1966, il signale la découverte, dans les dunes de Macden Ijâfen de la Majâbat al-Koubrâ, d’une cache d’une ancienne caravane, datée d’environ 1165 de notre ère, dont la fouille a permis de mettre au jour deux mille baguettes de laiton groupées en six faisceaux, de nombreux coquillages, en particulier des porcelaines, qui devaient servir de monnaies, quatre espèces de cordes et un tissu grossier d’emballage. Théodore Monod interprète cette découverte comme un dépôt situé sur une route caravanière depuis le sud marocain jusqu'à Syoûf Legroûn et enfin Walata au Soudan.

24En 1948, il signale des constructions anciennes, près de la ville d’Azougui, au Sahara occidental, témoignages selon la légende de la fondation de la ville dans la seconde moitié du XIe siècle par les Almoravides d’Abou Bekr ben Omar, mais qui pourrait aussi être une construction contemporaine de l’arrivée des Portugais.

Un bilan de l'histoire des peuples sahariens

25Ainsi, au cours de soixante-quinze années de prospections à travers les déserts mauritanien, saharien et libyque, Théodore Monod a apporté à notre connaissance une multitude de documents et d’informations qui permettent de reconstituer la grande aventure culturelle des peuples de la préhistoire et des temps historiques dans cette région aujourd’hui particulièrement aride qui a été, à certaines époques, une terre accueillante et fertile.

26Ayant eu le souci d’assurer pour les générations futures la conservation du précieux patrimoine archéologique qu’il avait découvert, et la volonté de créer un véritable centre de recherche dans le domaine des Sciences de la Nature et des Sciences de l’Homme, Théodore Monod créa, en 1938, l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) devenu aujourd’hui l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, à Dakar.

27Ce grand Institut, à l’image du Muséum national d’Histoire naturelle, assume quatre vocations fondamentales : la recherche, la formation universitaire, la conservation des collections et la diffusion des connaissances pour tous les publics.

28Théodore Monod est le grand pionnier de la préhistoire saharienne. Il a apporté des données fondamentales pour reconstituer l’histoire du Sahara. À ses élèves, à ses successeurs, de poursuivre son oeuvre, d’ouvrir de grands chantiers de fouilles, d’effectuer des campagnes de relevés de peintures et de gravures rupestres pour enrichir la fresque qu’il nous lègue aujourd’hui.

Bibliographie

Bibliographie

Monod Th. 1932. Découverte d’un homme fossile. Quelques observations sur les habitants actuels et préhistoire. in : Augiéras, etc. D’Algérie au Sénégal, Mission Augiéras-Draper 1927-1928, Paris : 253-286.

Monod Th. 1932. L'Adrar Ahnet. Contribution à l’étude archéologique d’un district saharien. Tr. Mém. Inst. Ethno., Paris, XIX : 192 p.

Monod Th. 1937. Remarques sur les gravures d’Aouchiche. Bull. Com. Ét. Hist. Sci. Afr. Occ. Fr., Paris, t. XX, no 1-2 : 153-154.

Monod Th. 1938. Sur quelques coquilles marines du Sahara et du Soudan. in : La vie dans la région désertique nord-tropicale de l’ancien monde. Mém. Soc. Biogéogr., Paris, VI : 145-178.

Monod Th. 1947. Sur quelques gravures rupestres de la région d’Aozou (Tibesti). in : Rivista di Scienze Preistoriche, vol. II, fasc. 1 : 30-47.

Monod Th. 1948. Sur quelques constructions anciennes du Sahara occidental. Bull. Soc. Géogr. Archéol. de la Province d’Oran, t. 71, fasc. 16 : 1-30.

Monod Th. 1958. Sur quelques monuments Ethiques du Sahara occidental. in : Homenaje a Julio Martinez Santa-Ollala, vol. III, Act. Mem. Soc. Esp. Anthrop. Etnogr. Prehist., Madrid, t. XXIII, cah. 1-4 : 12-35.

Monod Th. 1951. Note préliminaire sur quelques gravures rupestres de la région d’Aozou (Tibesti). C. R. Prem. Conf. Intern. des Africanistes de l’Ouest, IFAN, Dakar, t. II ; 134 : 443-446.

Monod Th. 1952. Perles anciennes connues au Portugal et en Afrique noire occidentale. Ministério das Colόnias, Junta de investigaçôes coloniais, extr. Conferência Internacional dos Africanistas ocidentais en Bissau, 1947, vol. IV, 1ère partie, Lisboa : 389-392.

Monod. Th. 1962. Notes sur le Quaternaire de la région Tazazmout-El Beyyed (Adrar de Mauritanie). in : Actes IVe Congr. Panafr. Préhist. et Ét. Quat., Léopoldville, 1959, Ann. Mus. Roy. Afr. Centr. Tervuren, série 8e, sc. hum., no 40, 1962, sect. I : 177-188, 4 fig.

Monod Th. 1966. Le “Macden Ijâfen”. Une épave caravanière ancienne dans la Majâbat al-Koubrâ. Actes du Prem. Coll. Intern. Archéol. Afr., Fort-Lamy, in : Etudes et Documents Tchadiens, Mém. I : 286-320.

Monod Th. 1975. Trois gisements de galets aménagés dans l’Adrar de Mauritanie. Provence Historique, Marseille, fasc. 99 : 87-97.

Monod Th. 1878. Sur un site à bracelets de verre des environs d’Aden (Yémen), in : Raydan, Journal of Ancient Yemeni Antiquities and Epigraphy, Aden, vol. 1 : 111-124.

Monod Th. 1980. A propos de l’île Herné (baie de Dakhla, Sahara occidental). Bull. IFAN. t. 41, sér. B, no 1, janv. 1980, Dakar, 34 p.

Monod Th. 1980. Une méprise à éviter : pseudo-dents dans un kjökkenmödding du littoral saharien. Bull. IFAN,

Notes de fin

* De Lumley, H., 1997. Théodore Monod, pionnier de la préhistoire saharienne. in : R. Billard & I. Jarry (eds). Hommage à Théodore Monod naturaliste d’exception : 75-82. Muséum national d’Histoire naturelle, Archives. Paris ISBN 2-85653-509-7.


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