L'exploration naturaliste aujourd'hui*
p. 23-31
Texte intégral
“De même que dans les mollets de Théodore Monod il y a plusieurs milliers de kilomètres, dans sa tête il y a plusieurs bibliothèques, pinacothèques, “micrographothèques”, etc. Si on ne dérange pas un lion qui choisit le meilleur morceau d’une antilope, de même si Théodore Monod est apparemment inoccupé, il ne faut pas l’aborder sans précautions, il faut d’abord s’assurer avec prudence que la personne apparemment inoccupée ne réfléchit pas à une chose d’importance. Les bibliothèques théodoriennes ne sont pas perdues, ses correspondances et volumes sont rassemblées à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle, tout ce qui concerne les Crustacés est à la Bibliothèque du Département des Arthropodes, les Poissons à la Bibliothèque d’Ichtyologie, les traités et tirés à part sont à l’abri... Au Musée du Désert de Nîmes se trouve tout ce qui touche au désert et au Sahara en particulier”
Philippe Cals
1Au xviie siècle, Bacon écrivait que “la maîtrise de la nature devrait accoucher d’une humanité accomplie, libérée de toute forme de contrainte et d'aliénation”. C’était au temps de la découverte du monde, où les naturalistes s’émerveillaient à chaque pas, ramenant de leurs expéditions lointaines des malles de voyage pleines de notes, de dessins, d’échantillons. La prodigalité de la nature était à l’image de l’infinité de l’univers. Il y avait sur Terre matière à explorer pour l’éternité.
2Trois siècles plus tard, on peut dire que la nature est maîtrisée, incarcérée même, et l’humanité n’en est pas pour autant libérée. Manipulé par son orgueil de puissance, l’homme consomme la matière naturelle avec une inquiétante avidité. De toute part des voix éclairées s’élèvent en force pour dénoncer les abus de cet usage anthropocentrique de la planète. Il est grand temps de faire l’état de la nature du monde pour s’enquérir et instruire l’homme des relations mutuelles qui lient sa vie à celle des autres espèces. Renouant avec l’aventure de la connaissance, l’exploration naturaliste peut fédérer tous les savoirs afin de mener une recherche dynamique sur les liens interactifs du vivant, sans négliger sa dimension cosmologique. Dans leur approche de la vie, les sciences naturelles donnent une âme aux recherches froides sur les modélisations mathématiques de la marche du monde. Une manière de libérer l’humanité de sa claustrophobie planétaire.
3Cette dimension spirituelle de l’approche de la nature n’a jamais échappé à Théodore Monod. De son pas lent et infatigable, il a traversé ce siècle de transition entre deux millénaires, un siècle où les sciences et la technologie ont connu une accélération vertigineuse dont il a maintes fois condamné les mobiles et la finalité. Ce naturaliste légendaire s’est inventé une existence libre, une belle composition de l’intelligence et du cœur qui nous donne à tous l’envie de le suivre.
4Monsieur Monod, vous avez dit un jour être le dernier des naturalistes, sûrement, dans la tradition du voyageur omniscient que vous êtes. Mais le présent appelle tous vos disciples à vous emboîter le pas et à partir ensemble enquêter sur les usages de la société naturelle.


FIG. 1 – Quelques pages du premier cahier de récoltes de Théodore Monod. C'est à l'occasion de son grand voyage de 1934 que le naturaliste commença à noter systématiquement toutes ses observations scientifiques dans un cahier. Il numérotait également tous les échantillons récoltés, roches, plantes et animaux, reproduisait les dessins des figurations rupestres et traçait le profil géologique des régions traversées.
Qui sont ces naturalistes ?
Des hommes de terrain
5Dans la tradition scientifique, le naturaliste s’adonne à l’étude des plantes, des animaux et des minéraux, dont il acquiert un savoir encyclopédique. Historiquement, c’est un homme de terrain épris des choses de la nature, qu’il observe, collecte, classe, inventorie. Ces êtres de culture sont des voyageurs inlassables, des arpenteurs de toutes les natures, des plus luxuriantes aux plus désertiques. Leur passion si forte les conduit aux pires audaces, de l’enfer vert des impénétrables forêts tropicales aux cinquantièmes hurlants de la Terre de Feu ou dans l’enfer brûlant du Desert des déserts. Leur soif de connaissances les pousse à accepter les pires inconforts, tel Aimé Bonpland dans sa traversée de l’Amazonie avec Alexandre de Humbolt qui, excédé depuis des semaines de batailler contre des nuées de moustiques qui venaient lui sucer le sang sur sa peau à vif, n’avait trouvé d’autre parade que de s’enterrer pour dormir, et à peine avait-il commencé à se relâcher pour la nuit que les fourmis prenaient massivement le relais avec un acharnement et une férocité mandibulaire à ne vous laisser que les os en quelques heures.
6Fasciné par sa quête, le naturaliste est capable d’endurer les pires privations, tel Théodore Monod assoiffé à l’extrême et qui doit son salut au jus de panse d’addax, fait d’eau et de végétaux à moitié digérés. “C’est assez épais, dit-il. Il faudrait une passoire pour en tirer quelque chose de plus présentable.” Il faut aimer son travail par-dessus tout pour s’imposer de monter toutes les heures sur le pont d’un navire ballotté par la tempête et trouver assez de force pour les dix minutes d’observation règlementaires derrière ses jumelles à compter les oiseaux dont les circonvolutions vous arrachent l’estomac.
7Au-delà des compétences, leur appétit de découverte a poussé ces explorateurs sur des mers et des terres inconnues, au mépris de tous les risques, à l’instar de l’auteur de Méharées, grand instinct du désert que la foi et la curiosité ont conduit en des lieux que même les chameaux n’auraient jamais pensé pouvoir atteindre.
Des hommes qui voient tout
8Partir en randonnée avec un naturaliste n’est donc pas de tout repos, même pour l’esprit. C’est en général un intarissable érudit qui désigne tout sur son passage, et avec une facilité déconcertante vous en sert le pedigree : famille, genre, espèce, sous-espèce, des noms compliqués impossibles à retenir, et qui plus est en latin, véritables noms de catéchisme ! Vous êtes parti heureux en compagnie savante pour une promenade champêtre avec le désir de vous instruire sur les choses de la nature, et voici qu’après les cent premiers mètres, ce fort en thème vous plonge dans le vide abyssal de votre ignorance. Cette façon qu’il a de tout nommer, de faire l'inventaire, dérange la naïve intimité que l’on entretient avec les arbres et les oiseaux. Ainsi disséquée, que reste-t-il de la magie du monde ?, se demande-t-on.
9Au fil des pas cependant le savant se fait conteur, la leçon de choses s’anime. Le naturaliste vous entraîne dans les secrets de son univers, et là, quel enchantement ! Il connaît les mœurs, les fréquentations, les rôles de chacun dans cette grouillante organisation sociale qui se trame à notre insu. Non seulement il sait, mais surtout il est exercé à regarder. Il travaille à l’échelle 1, celle du regard, et vous met en face de votre cécité. L'œil du naturaliste a déplacé votre vision nombriliste du monde. Non, la nature n’est pas seulement le décor de la scène où se joue la comédie humaine ; la vie se joue aussi ailleurs que dans sa cuisine ou au bureau. La biosphère est “une ruche vivante dont tous les habitants ont la vie en commun” (1).
Des explorateurs et des sociologues de la prédation mutuelle
10Après des siècles d’exploration, nous ne sommes plus aujourd’hui en période d’inventaire, même si l’on entend dire parfois que l’on a seulement recensé la moitié des espèces vivantes. Comment d’ailleurs peut-on dire que l’on en connaît à peine la moitié sans en savoir le nombre total ? Une certitude, par contre : la période euphorique des découvertes de nouvelles espèces s’essouffle et la liste de celles en voie d’extinction devient préoccupante. Il n’y a plus de doute sur les raisons de ces disparitions : elles sont dues aux activités de l’espèce dominante, l’homme. Dans notre monde d’experts, il revient au naturaliste d’enquêter sur la sociologie de la prédation mutuelle entre les espèces afin que l’homme prenne conscience que son avenir tient dans sa sagesse à réintégrer la biocénose.
L’indispensable nécessité de la nature
La nature a des pouvoirs que l’homme veut ignorer
11Comment serait le monde sans musique, sans peinture, sans étendues sauvages ? La nécessité de la nature n’est pas clairement posée en termes de devenir pour l’humanité. La force des liens vitaux qui unissent l’homme à son environnement est souvent mal formulée, masquée ou affaiblie par des revendications romantiques isolées ou des attitudes émotionnelles injustement qualifiées d’anthropomorphiques. Si nous sommes heureux ou en souffrance avec la nature, c’est qu'elle fait partie de nous, assimilée par nos propres cellules. Qui peut nier que les plantes et les animaux sont capables d’échanger des messages avec les membres d’autres espèces, dont l’homme ? Dans un passé encore très récent, la relation non dualiste que les Indiens d’Amazonie ou autres peuples de l’Arctique ont subtilement entretenue avec la nature les a conduits à des adaptations écologiques réussies. Mais ces arguments cosmologiques n’ont aucun poids aujourd’hui face à une armée de bulldozers.
Exprimer les liens vitaux qui unissent l’homme à son environnement
12Aujourd’hui, les expressions lourdes de sens comme “équilibre écologique” ou “respect de la biodiversité” ont été banalisées par l’érosion des discours. Plus importante que les savoirs sur une espèce particulière est la connaissance de son réseau trophique, de ses interdépendances avec toutes les formes de vie qui s’harmonisent autour d’elle. Un gorille qui se prélasse dans la forêt tropicale est un mammifère sauvage pour le zoologue et un nid à “puces” pour le parasitologue ; le bactériologiste peut y voir un disséminateur de bactéries fécales indispensables à certaines variétés végétales ; et qui sait si ce gorille n’est pas le réservoir d’une souche de virus extrêmement virulente pour l’homme et que lui seul est à même de neutraliser ? Qui sait si cette neutralisation ne disparaît pas au-dessous d’un certain seuil de population ? Vu sous cet angle, le gorille n’est plus un animal de cirque en liberté, c’est un écosystème à lui tout seul dont l’extinction pourrait engendrer une menace pour l’homme.
13L’étude du maillage entre les espèces est la vocation de l’exploration naturaliste aujourd’hui, mettant en évidence les effets de l’intrusion de l’homme et les conséquences auxquelles il s’expose en retour. La référence à l’être humain est indispensable pour que soient prises en compte par les dirigeants politiques les questions sur l’environnement.
Nature, médias et pouvoir
La faiblesse de la raison écologique
14Aussi longtemps que la croissance du PNB restera la principale référence du développement d’une nation, tant que la capacité d’absorption du marché pilotera les programmes de recherche en sciences et techniques, que pèsera l’invitation à une meilleure qualité de vie ? Les décisions importantes capables d’engendrer des comportements nouveaux sont rarement prises pour des raisons purement écologiques. Elles le sont pour des raisons économiques, de santé publique ou de politique quand l’opinion se manifeste. Citons deux exemples éloquents. Celui des moteurs d’automobile à faible consommation, donc moins polluants : leur étude s’est développée après le choc pétrolier de 1974, afin de proposer des automobiles plus économes donc plus attractives sur le marché, et non pour limiter la pollution de l’air dans les grandes métropoles. Autre cas, celui de l’arrêt de la fabrication des hydrocarbures chlorés et fluorés : le protocole de Montréal s’est imposé par la crainte des risques de cancers cutanés en cas d’extension du trou d’ozone aux régions habitées, et non pour répondre aux mises en garde des biologistes sur les conséquences écologiques d’un excès d’ultraviolets sur le réseau trophique de l’océan austral.
La puissance des médias dans l’orientation des crédits de recherche
15Comment expliquer l’incroyable succès médiatique du trou d’ozone ? Comment ce gaz très rare, inconnu du public, est-il devenu en quelques années la star mondiale des questions sur l’environnement ? Cela est d’autant plus étonnant que ce phénomène a priori marginal ne touchait qu’une zone très confidentielle du monde, un désert de glace éloigné de toute population. En réalité, tous les éléments d’un plaidoyer pour la Terre étaient réunis. D’un côté, un trou dans l’atmosphère, comme si la planète partait en lambeaux, exposant notre corps à la menace du cancer. De l’autre, tous les abus de notre indigeste société de consommation... Les halogénures de carbone lurent désignés comme coupables, même s’il est vrai que, sur le papier, la production mondiale d’hydrocarbures chlorés et fluorés ne semblait pas peser lourd lace au gigantesque volume d’absorption atmosphérique. En fin de compte, ce procès aura permis de confirmer le rôle destructeur du chlore sur la molécule d’ozone dans la stratosphère des régions polaires et de mettre en oeuvre des mesures industrielles pour protéger ce filtre à ultraviolets sur le long terme.
16De plus, en faisant la couverture de tous les news magazines, l’ozone a très largement contribué à la prise en compte par les dirigeants du monde entier d’une question préoccupante : l’homme serait-il en train de changer le climat de la Terre ? Question de taille, qui a lancé un autre grand acteur du climat : l’effet de serre.
17Cette sérieuse inquiétude sur le réchauffement planétaire a doté de moyens importants l’ensemble des disciplines susceptibles d’apporter un élément de réponse à la modélisation du climat : la glaciologie, la paléoclimatologie, l’océanographie physique, la télédétection, la météorologie et autres sciences. Beaucoup de chercheurs ont alors habilement placé leurs programmes sous le signe du gaz carbonique, du méthane ou autres gaz à effet de serre.
18De toute évidence, le naturaliste est resté le parent pauvre de ces grands programmes sur la biosphère. Il n’a pas bénéficié des largesses accordées au global change et à la biologie moléculaire, ce qui est surprenant en cette période où la nature est une véritable manne pour les médias.
Succès médiatique de la nature mais préservation difficile
19Sur cette planète qui se réchauffe, dont les ressources naturelles sont exploitées sans vision à long terme, dans ce contexte où la survie des espèces n’a jamais été aussi préoccupante, où l’homme se met peu à peu en péril en touchant au cœur de la nature, on a peine à croire que la voix du naturaliste ait du mal à se faire entendre. Quand on voit la difficulté à mettre fin au rituel désuet de la chasse à la palombe, alors que tous les courants de pensée y sont favorables et que les chiffres sont alarmants, il y a de quoi se décourager.
20Jamais plus qu’aujourd’hui l’appel de la nature n’a été aussi massivement ressenti, les hymnes à la nature entonnés de toutes parts. Les festivals de films, les éditions de livres et les magazines sur la vie sauvage abondent, la nature bénéficie d’un amour médiatique à faire pâlir de jalousie l’ozone et l’effet de serre. Pourquoi l’exploration naturaliste ne profite-t-elle pas de cet état de grâce ?
21Que pèse la connaissance des équilibres naturels face au raz de marée de la productivité ? Quels arguments le naturaliste doit-il exposer pour convaincre les gouvernements de doter les programmes de recherche en sciences naturelles au même niveau que les recherches sur les grands problèmes d’environnement planétaire ? D’où vient ce paradoxe ?
22Dans ce combat, le naturaliste est desservi par l’image romantique dans laquelle on se plaît à le cantonner. Cet être doué de passion part en campagne avec un matériel bien modeste – une loupe, une paire de jumelles, un filet à poissons, à oiseaux ou à insectes, un cahier pour noter et quelques boîtes pour rapporter ses échantillons. C’est rafraîchissant pour l’esprit d’imaginer qu’il existe encore de purs savants courageux aux besoins modestes. Chez le naturaliste, “le souci de rigueur scientifique s’accommode très bien d’une fraîcheur émerveillée et d’une piété souvent austère” (2).

FIG. 2 – Le matériel du naturaliste en voyage (Soudan, 1996).
23On peut aussi reprocher au naturaliste d’être victime de sa propre nature qui le conduit plus naturellement sur les sentiers sauvages que vers les allées du pouvoir où se gagnent les budgets de recherche. Pour entraîner l’adhésion, il faut “donner des billes” aux élus toujours en quête de voix, ou les pousser dans une situation politiquement insoutenable. La sensibilité qu’éveille un vol de tourterelles en Gironde ne fait pas le poids face à un électoral de chasseurs, sauf s’il traverse l’Europe et met alors la France au ban de l’Union.
24Au-delà de ce zèle de forme, les réticences aux encouragements de l’exploration naturaliste ont une raison plus profonde : le souci de non-ingérence. Les études sur l’impact des activités humaines dans le changement climatique se font à l’échelle planétaire et pourront donner lieu à des recommandations onusiennes globales. En revanche, les recherches en sciences naturelles se pratiquent sur des terres possédées et font planer le risque de dénonciation de pratiques non écologiquement correctes, pouvant être ressenties par les propriétaires ou les Étals comme une menace d’ingérence. C’est toute la différence entre l’Antarctique et l’Amazonie. Les mesures de conservation sont plus facilement applicables sur le continent gelé, géré par un traité international, qu’en Amazonie, propriété de quelques États qui n’entendent pas être dirigés dans l'exploitation de leur patrimoine forestier.
25Face à cette situation, tous les chefs d’État de la planète se sont réunis en 1992 à Rio de Janeiro, pour cosigner l’Agenda 21, un programme de mesures que chaque pays doit mettre en œuvre au xxie siècle en vue de créer les conditions d’un développement durable. Cette charte mondiale est une ouverture que le naturaliste doit saisir.
Quelle évolution pour les espèces du troisième millénaire ?
26Ce que nous appelons l’évolution des espèces est la succession des transformations des organismes vivants pour s’adapter ou mieux exploiter les variations du milieu. Des ailes pour voler, des poumons pour respirer, des jambes pour marcher, ce sont de belles images dans lesquelles notre intelligence appliquée trouve son confort. On aime bien imaginer que l’adaptation ou l’exploitation du milieu a induit le développement d’accessoires tels que pinces, dards, plumes, antennes, cuirasses, griffes, palmes, dents, fanons et autres pistils, pétales ou épines, pour aboutir au fil des millénaires à la multitude des espèces de la création.
27Ces dernières décennies, l’homme a instrumenté son regard sur les choses de la vie jusqu’à découvrir son intime messager, le gène, passeur d'information et principal survivant d’une génération à l’autre, ce qui fait dire à certains que “les individus de chaque espèce sont des artifices inventés par les gènes pour se reproduire” (3). Cette volonté de reproduction des gènes serait la force vitale qui se transmet entre les générations, une volonté génétique inéluctable qui préexisterait à la conscience, telle que la conçoit Schopenhauer. Les individus de chaque espèce seraient-ils le produit d’un logiciel génétique, le génome, programmé pour survivre en se transmettant de corps en corps ?
28Ce n’est plus de la science-fiction que d’imaginer l’inventaire de toutes les espèces découvertes, rassemblées dans un tiroir de disques durs, dans le coffre-fort de la banque de gènes du Muséum. Après l’ère du contrôle des naissances, nous pourrions entrer dans 1ère du contrôle des espèces. Quel comité d’éthique sera à même de piloter l’équilibre du monde face à la force d’autoprédation de l’espèce humaine ? Et que nous prépare la volonté de reproduction des gènes ? Quels mutants nous réservent-ils face aux modifications du milieu et des conditions de vie que nous induisons par nos activités ?
Infléchir cette marche inéluctable vers un mauvais infini
29“Quand une espèce manque de trouver son sens, elle meurt ou elle se détruit elle-même.” (4) On peut se demander si, en donnant l’intelligence à l’homme, la Terre n’aurait pas engendré son plus grand prédateur. Prédateur de surface bien entendu, de cette fine pellicule sol-air-océan qui enveloppe la planète comme un film de cellophane autour d’une citrouille. L'homme vient à peine d’arriver que déjà il s’interroge sur la menace qu’il fait peser sur la planète qui l’héberge. Aveuglé par sa toute-puissance, il ne s’aperçoit même pas qu’il est en train de scier la branche sur laquelle il fait sa gymnastique mentale. Quelle main humaine peut encore tirer le signal d’alarme ?
30Le naturaliste qui connaît toutes les familles de la genèse sait mieux que quiconque que la nature est tout ce qui échappe à la volonté de l’homme et qui lui donne la vie. Il lui revient la tâche de le démontrer et de faire entendre à ce bipède doué d’intelligence qu'il n’est pas la finalité de la création. La solution aux problèmes qui concernent l’existence et l’avenir de l’humanité est bien loin de n’être que scientifique ou technique. Notre savoir s’arrête à l’agencement du vivant. L’essentiel, le principe de vie, échappe forcément à notre compréhension, comme si l’on voulait attraper sa main droite avec sa main droite. Il faut transcender celle vision anthropocentrique du monde, renouer avec le sens du cosmique. Le cheminement intérieur peut conduire l’homme à la source de son apaisement, indispensable à l’écoute subtile du monde.
31Monsieur Monod, j’ai emprunté aux Confessions de Rousseau cette phrase qui me semble le mieux illustrer votre vie : “Jamais je n’ai aussi bien pensé, n’ai autant vécu, n’ai aussi bien été moi-même que dans les longs voyages que j’ai faits seul à pied.” Il est vrai que la lente traversée des grands déserts donne de l’espace au temps et du relief à l’essentiel.
Bibliographie
Références
1. Fabre J.-H. 1996. Les Plantes. Privat.
2. Bouvier N. 1996. L'Échappée belle. Métropolis.
3. Gouyon P.-H. 1996. Le néodarwinisme ne menace pas l'éthique. La Recherche, 292 : 88-92.
4. Salprem. 1990. La Révolte de la Terre. Robert Laffont.
Notes de fin
* Étienne J.-L. 1997. L'exploration naturaliste aujourd’hui, in : R. Billard & I. Jarry (eds). Hommage à Théodore Monod naturaliste d’exception : 23-31. Muséum national d’Histoire naturelle, Archives. Paris ISBN 2-85653-509-7.
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1997
Le Muséum au premier siècle de son histoire
Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et al. (dir.)
1997
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