Présentation de la première partie
p. 77-81
Texte intégral
1Selon le grand récit de l’avènement de la science moderne, une caractéristique fondamentale de la science est de ne pas être locale. Dans cette perspective, le principe de raison qui sous-tend la science est universel et n’est attaché à aucun lieu en particulier, contrairement par exemple aux religions, aux croyances populaires, aux théories politiques ou aux formes de gouvernement : « Les croyances religieuses des sociétés inférieures portent l’empreinte du sol sur lequel elles se développent ; aujourd’hui les vérités de la science sont indépendantes de toute situation locale », écrivait le sociologue Émile Durkheim en 1898 (Durkheim 1898 : 557). À la suite de travaux qui ont remis en question l’idée de révolution scientifique et considéré de manière critique la notion de modernité, les historiens se sont intéressés, précisément, à la dimension localement située de la production de savoirs scientifiques (Ophir & Shapin 1991 ; Smith & Agar 1998). Cet intérêt a notamment pris la forme d’un examen des procédures sociales d’accréditation des connaissances à l’œuvre dans divers lieux de production de savoirs, tels que les salons, les laboratoires, les bibliothèques, les observatoires, les jardins botaniques, mais aussi les imprimeries, les ateliers et les pubs (Secord 1994 ; Livingstone 2003 ; Jacob 2007‑2010). Ces études ont en même temps souligné que l’élaboration du caractère scientifique d’un discours prenait volontiers le biais d’une délocalisation, d’un point de vue prétendant être « de nulle part », d’un effacement ou d’une neutralisation de l’origine de l’information produite (Shapin 1998 ; Nagel 1998). Le lieu typique d’élaboration d’un point de vue de nulle part est l’observatoire (Aubin 2015 ; Aubin et al. 2018). Toutefois, les opérations à l’œuvre dans un jardin botanique ont également trait à la recherche d’une vue synoptique, que ce soit à travers les collections de spécimens séchés ou les tentatives d’illustrer spatialement des principes botaniques. Cette partie montre que dans le cas du jardin botanique de Calcutta, le cheminement du territorial vers l’universel, du concret vers l’abstrait, s’opérait en fonction de problèmes locaux qui constituaient l’une des plus grandes préoccupations des dirigeants du jardin.
2Les botanistes étaient en effet très soucieux de déterminer précisément l’origine des plantes qu’ils étudiaient. Il ne s’agissait pas d’effacer les traces de l’origine des spécimens mais de s’assurer qu’au cours du long circuit allant de la collecte à l’identification et à la classification des plantes dans l’herbier, l’information concernant le lieu de collecte ne soit pas perdue ou effacée. Un spécimen perdait toute valeur si l’on ne savait plus d’où il venait. Le directeur du jardin écrivit en 1856 à propos de l’herbier : « organiser les espèces nécessite un œil aiguisé et une main habile, mais une vigilance constante est encore plus essentielle afin d’éviter les erreurs dans les lieux, le pire mal auquel nous sommes exposés lorsque nous formons de grandes collections » (Thomson 1857)1. Après le cyclone de 1867, Thomas Anderson, alors directeur, déplora que les plantes survivantes aient perdu leurs étiquettes, ce qui effaçait toute trace de leur origine géographique2.
3Rien de surprenant à cette préoccupation : les démarches d’acquisition de connaissances sur la flore de territoires ont toujours été segmentées par aires spatiales, que ce soit dans le cadre des missions d’exploration menées du xvie au xviiie siècle ou, pour la période étudiée ici, les investigations de la Botanical Survey of India, fondée en 1890 et organisée en zones géographiques avec pour centre le jardin de Calcutta (Miller & Reill 1996 ; Gascoigne 1998)3. Une carte produite en 1903 par la Botanical Survey of India séparait l’Inde en zones colorées selon qu’elles avaient fait l’objet de plus ou moins de publications botaniques. Il a bien été montré que la botanique en tant que projet d’identification des espèces natives d’un lieu s’inscrivait dans une démarche de connaissance d’un territoire donné, potentiellement dans l’optique de son exploitation ou appropriation (Brockway 1979). La détermination du lieu d’origine d’une espèce facilitait par la suite la possibilité de la cultiver ailleurs, de choisir des circonstances de culture semblables à son lieu natif afin de faciliter son acclimatation4. Les opérations de l’herbier visaient donc à réaliser un rassemblement de multiples lieux au moyen d’échantillons végétaux et à rendre possible de rapides comparaisons entre des spécimens de différentes origines.
4Tout comme l’herbier qu’il hébergeait, le jardin lui-même fonctionnait selon un principe de concentration de plusieurs localités en une seule : « Pour être complet, le jardin botanique d’un empire devrait comporter des représentants, sinon de chaque espèce, du moins de chaque genre endogène dans les limites de cet empire », écrivait le directeur du jardin en 18755. Un jardin botanique idéal devait être le lieu de tous les lieux, chose impossible, de l’aveu même des coloniaux : « le jardin botanique de Calcutta contient des spécimens d’environ quatre mille espèces, mais qu’est-ce au regard des dizaines de milliers d’espèces qui existent en Inde, et des centaines de milliers d’espèces dans le monde ? », s’interrogeait un représentant du gouvernement du Bengale en 18766. Assurément, le jardin botanique ne pouvait prétendre à l’exhaustivité, mais l’une de ses fonctions était de donner à voir la diversité botanique de l’empire et du monde. Le fait de chercher à expliquer des principes taxinomiques par des dispositions spatiales de plantes au sein du jardin posait, nous le verrons, des problèmes insolubles. La vocation pédagogique du jardin n’était toutefois pas limitée aux tentatives de créer des parterres explicatifs. L’espace était rendu signifiant de multiples manières : par l’aménagement de son territoire censé plaire au visiteur, notamment grâce à des dénivelés qui conjuraient la monotonie des plaines bengalies, par les monuments à la gloire des botanistes blancs qui présentaient l’histoire de la botanique comme une entreprise européenne, par la manière dont son arbre le plus spectaculaire, le grand banian, était intégré dans un discours impérial sur la croissance et le progrès. Le jardin était un lieu faisant signe vers d’autres lieux : la jungle, dont il représentait la domestication, la ville, qu’il sublimait en même temps qu’il en conjurait les excès, l’Europe, présentée comme l’origine de la science et de la raison, la planète enfin, car l’empire devait être mondial et ne pas connaître de limites géographiques.
5Ainsi, que ce soit au niveau de son herbier ou à celui de l’agencement de son territoire, le jardin fonctionnait selon une logique de concentration et de rassemblement qui facilitait les pratiques d’expérimentation territoriale. On peut donc imaginer que les jardins botaniques puissent occuper une place particulière dans la réflexion sur les lieux de savoirs, c’est-à-dire non seulement en tant que s’y construisent et s’y accréditent des connaissances comme dans les laboratoires ou les universités, mais aussi en tant qu’y sont discutés, élaborés et expérimentés des pratiques et des savoirs sur les lieux, les espaces, les territoires et les frontières. Je propose ici d’examiner la question des rapports entre les jardins botaniques coloniaux et les lieux, qui a été souvent et diversement abordée mais sans prendre en compte la manière dont la catégorie de lieu était définie et mobilisée par les acteurs eux-mêmes.
6La volonté de mettre en œuvre l’idéal de la concentration de divers lieux en un seul au moyen d’agencements spatiaux soulevait des problèmes matériels, humains et climatiques qui durent être abordés littéralement à nouveaux frais lors de la reconstruction du jardin après les cyclones. Nous examinerons dans le premier chapitre les modalités de cette reconstruction. Malgré son importance à la fois concrète et symbolique pour l’empire britannique, le jardin n’était pas situé dans un endroit convenable, aux dires de ses dirigeants successifs. Sa grande taille entravait les projets botaniques des directeurs et requérait une main-d’œuvre nombreuse. En raison du fleuve qui le séparait de Calcutta, il était peu accessible aux visiteurs. Le climat qui régnait dans les plaines du Gange était, aux dires de George King, le pire qu’on pût imaginer pour l’acclimatation des plantes. Cette difficulté motiva la création d’une succursale du jardin de Calcutta à Darjeeling, dans les contreforts de l’Himalaya où régnait un climat que les botanistes considéraient comme plus favorable. Le jardin collaborait aussi avec des fermes expérimentales et des prisons. L’étendue spatiale de l’institution du jardin n’était donc pas limitée à la centaine d’hectares dont elle disposait à Howrah.
7Le deuxième chapitre est consacré aux différents sens donnés à l’espace du jardin botanique. À partir de sa création à la fin du xviiie siècle, son territoire fut organisé de diverses manières selon les projets que ses responsables mettaient en œuvre, projets qui étaient souvent incompatibles entre eux et fréquemment considérés, peu après leur instauration, comme des échecs. Dans un jardin régulièrement exposé à des tempêtes, il était difficile de concilier la volonté de créer des parterres explicatifs et la nécessité de maintenir les conditions dans lesquelles les végétaux pouvaient pousser. Lors de la reconstruction du jardin dans les années 1870, le projet de créer des parterres scientifiques fut abandonné. On mit l’accent sur l’aspect du jardin, sur le paysage qu’il formait et sur l’organisation de parcours ponctués à la fois par la végétation et par des monuments. Un guide du jardin, publié par George King en 1895, devait permettre d’orienter les visiteurs et de donner un sens précis à l’espace. Les sources indiquent toutefois que ce guidage était rarement opérant. En même temps que les plans qui prétendaient régir le territoire, il nous faut examiner ce qui résistait à ces plans, notamment les diverses manières dont les visiteurs s’appropriaient le lieu.
8Le troisième chapitre se penche sur les relations entre le jardin botanique et la ville de Calcutta, la capitale de l’Inde britannique. Séparé de la ville par le fleuve Hooghly, le jardin n’en était pas moins situé dans un environnement urbain, entouré de zones d’habitations de plus en plus densément peuplées. Les usines se multipliaient à Howrah, tout le long des rives du fleuve. Le jardin se vit alors attribuer une fonction sanitaire, celle de procurer aux habitants un espace où l’air circulait librement et où ils pouvaient échapper à l’agitation industrielle. Un examen rapproché des archives montre cependant que l’image du jardin comme un havre de paix n’était maintenue qu’avec difficulté par ses responsables. Bien qu’il en fût présenté comme l’antidote, le jardin faisait partie du monde industriel que l’empire servait et promouvait : le superintendent importait des tonnes de charbon pour faire fonctionner la pompe à vapeur servant à égaliser le niveau des lacs et le jardin fournissait aux grands capitalistes de Calcutta des plantes nécessaires à leurs entreprises commerciales. Les rapports du jardin avec la ville étaient tout aussi ambigus : le jardin représentait un remède à la surpopulation, mais faisait écho par bien des côtés à la ville coloniale. Il peut être envisagé comme un laboratoire de contrôle territorial où se jouaient d’une manière resserrée des principes de planification mis en œuvre dans les villes. Plusieurs éléments invitent à comparer le jardin à une ville : à l’instar de Calcutta, il était régulièrement cartographié, son espace était segmenté par activités, quadrillé par des routes et organisé selon un principe de ségrégation spatiale entre zone blanche et zone indigène7. Ses frontières furent consolidées et rendues plus visibles afin d’accentuer le principe de séparation qui faisait du jardin un lieu à part, chargé à la fois de domestiquer la jungle et de sublimer la ville.
9Le quatrième chapitre s’intéresse aux notions de global et de local. En agençant un territoire destiné à mettre en scène des espèces du monde entier, en accumulant des spécimens de plantes, en les intégrant dans une nomenclature, en leur attribuant une région d’origine et en s’efforçant de les acclimater, les botanistes du jardin apportaient leur pierre à l’édifice symbolique par lequel l’empire s’érigeait en puissance de rapprochement des lieux et de réduction des distances. La botanique s’y constituait en un système qui, dans un même mouvement, mettait à profit les savoirs locaux et refusait de les reconnaître comme rationnels. Les stratégies de légitimation de la botanique en tant que science résidaient dans des pratiques d’assignation et de définition du local dont l’un des ingrédients essentiels était la relégation des savoirs locaux aux domaines de l’empirique, du subjectif et du divers, pour mieux faire ressortir, par contraste, le caractère rationnel, objectif et unifié des connaissances produites par le jardin. C’est à partir de là, en tenant compte de la construction historiquement située des catégories de local et de global, que l’on peut aborder la question de la pertinence du prisme global dans l’étude d’un jardin botanique colonial à l’apogée de l’empire britannique.
Notes de bas de page
1 « A quick eye and a ready hand bring the species together, but constant watchfulness is even more essential, in order to prevent errors in localities, the greatest evil to which we are exposed in arranging large collections ».
2 KGLA MR/225, Calcutta Botanic Gardens, 1830-1928, Annual report for the year 1867-68.
3 La Botanical Survey of India fut créée en 1890 et périclita quelques années plus tard, avant d’être ressuscitée après l’Indépendance en 1947. C’est l’instance administrative dont dépend aujourd’hui le jardin.
4 Les applications concrètes de la botanique prirent le nom de « botanique économique » au xixe siècle, on y reviendra. Les exemples d’ouvrages scientifiques évoquant l’acclimatation des plantes ne manquent pas. Sur les possibilités d’acclimatation en Inde du caoutchouc par exemple, voir Collins 1872.
5 « To be complete, the botanical garden of an empire should contain representatives, if not of every species, at least of every genus indigenous within the limits of that empire ». KGLA MR 225: Calcutta Botanic Gardens, 1830-1928: Annual report for the year 1874-75.
6 « The botanic garden at Calcutta contains specimens of some four thousand species, but what are they among the tens of thousands of species in India alone, and the hundreds of thousands of species in the world? ». KGLA MR 105: India, Bengal, etc., Andaman & Nicobar Islands, 1870-1928: Minute by the Lieutenant-Governor of Bengal, 9th September 1876.
7 Comme dans le cas de Calcutta, on le verra, les segmentations, quadrillages et ségrégations étaient loin d’être fixes, stables et imperméables : ils se trouvaient pris dans des processus de négociation.
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