Ouverture : face au grand banian
p. 51-73
Texte intégral
1Tout à l’ouest du jardin botanique de Calcutta se trouve un arbre immense appelé le grand banian. Souvent comparé à une forêt, cet arbre est sans conteste l’attraction principale du lieu. « Le grand banian attire plus de visiteurs que les plantes exotiques venues des cinq continents », indique un panneau près de l’arbre1. Avant qu’une barrière construite en 2016 n’en restreigne l’accès, les familles pique-niquaient librement sous sa dense canopée et les enfants profitaient de l’ombre et des racines aériennes pour se livrer à leurs jeux. Ce spécimen de Ficus benghalensis âgé de plus de 250 ans, indique un deuxième panneau, serait le plus grand banian au monde.
2La plupart des chemins qui sillonnent les 100 hectares du jardin botanique mènent au grand banian. Que l’on entre par l’entrée historique, à l’est du jardin, ou par le portail dit du bicentenaire ouvert au nord en 1987, les routes, les panneaux indicateurs et le flux des visiteurs semblent tous tendre plus ou moins directement vers cet arbre. Les nombreux panneaux qui l’entourent mentionnent, en se contredisant parfois, sa taille, sa superficie, son âge et le nombre précis de ses racines aériennes. La bibliothèque du Central National Herbarium, située dans le jardin, contient d’abondantes informations concernant l’arbre forêt. Les ouvrages mis à disposition des lecteurs insistent sur le caractère symboliquement central de cet arbre.
3S’il est la destination de la plupart des visiteurs, le grand banian est aussi un point d’entrée dans l’histoire du jardin botanique de Calcutta. Dès le milieu du xixe siècle, dans les récits de voyageurs occidentaux ainsi que sous la plume des administrateurs du jardin, on trouve des descriptions de l’arbre qui insistent non seulement sur son caractère spectaculaire mais aussi sur son ancienneté. De nombreuses sources affirment que sa date de naissance est très proche de celle de la fondation du jardin. En guise d’ouverture, examinons donc d’un peu plus près la manière dont cet arbre a été investi d’une dimension historique.
4On trouve mention d’un grand banian remarquable dans le jardin à partir du début du xixe siècle. En 1803, Lord Valentia, un aristocrate anglais de passage en Inde, s’émerveillait d’un grand banian et des végétaux qu’il abritait : « La chose la plus belle dans ce jardin est un noble spécimen de Ficus benghalensis dont les branches abritent divers espèces parasites : épidendrons, limodores et filices » (Valentia 1809 : 64)2. Joseph Dalton Hooker (1814‑1879), célèbre directeur du jardin botanique de Kew (Kew Gardens) près de Londres, fit également l’éloge du banian en 1854 : « Le grand banian est toujours la gloire et l’ornement de ce jardin »3. Dans son guide du jardin botanique de Calcutta publié en 1895, George King (1840‑1909), qui dirigea cette institution de 1871 à 1897, désignait le ficus comme l’attraction principale du lieu en raison de sa taille gigantesque : « Le grand banian, qui fait la fierté et la gloire du jardin, ressemble davantage à une petite forêt qu’à un arbre unique » (King 1895)4. Sur la carte accompagnant le guide de 1895, le grand banian est d’ailleurs la seule espèce végétale représentée. Dans les ouvrages de référence encyclopédiques traitant des produits de l’économie indienne, de la flore locale ou des façons d’utiliser le bois, le grand banian du jardin était très fréquemment mentionné (Watt 1885 : 343 ; Balfour 1870 : 118 ; Gamble 1881). Les guides de voyage le décrivaient comme la principale attraction du jardin et une véritable merveille des faubourgs de Calcutta : « Le Grand banian, mesurant 900 pieds [274 mètres] de circonférence, est célèbre dans bien des contrées » (Firminger 1906 : 173)5.
5Ainsi, depuis environ deux siècles, cet arbre est l’élément le plus documenté, commenté et représenté du jardin. On trouve trace de nombreux dessins, photographies et cartes postales le représentant. Il était fréquemment mentionné dans les guides de voyage et les encyclopédies populaires (Johnston et al 1910 : 18). Un ouvrage illustré paru en 1876, Countries of the World, prenait le grand banian du jardin comme un exemple parfaitement représentatif de l’espèce banian dans son ensemble (Brown 1876 : 197). À partir du début du xixe siècle, dans les écrits concernant le jardin botanique de Calcutta ou le banian en tant qu’espèce, il semble exister un lien presque consubstantiel entre le jardin et cet arbre. Comment ce spécimen de Ficus benghalensis en est-il venu à représenter le jardin, alors qu’il n’était ni exotique, ni rare, ni profitable économiquement ? Comment expliquer la fascination durable que le banian du jardin a suscitée ?
6On s’intéresse ici au grand banian en tant qu’il était un arbre construit, comme nous allons le voir. À la fin du xixe siècle, sa croissance était dirigée, surveillée, étayée, et autour de lui s’élaboraient de nombreux récits et descriptions qui le constituaient en être unique, individuel et extraordinaire. Pour singulariser le grand banian et le faire entrer pleinement dans le système de représentations colonial, il était par exemple nécessaire de lui attribuer une date de naissance précise. Le consensus sur son année de naissance n’advint qu’au prix d’approximations, de contradictions et même d’une confusion troublante à propos de son identité : il y eut en réalité, vraisemblablement, plusieurs « grands banians » dans le jardin. Le fait que le Ficus benghalensis soit devenu le symbole d’une institution impériale qui se voulait inscrite dans des réseaux d’échanges globaux pose le problème de l’appropriation du local, qui est l’un des thèmes majeurs de ce livre. Plus ou moins explicitement, le grand banian représentait l’empire ou était lié à lui : l’image du banian était un topos rhétorique fréquemment mobilisé à la fois par les promoteurs du Raj, à qui échappait peut-être l’ironie du fait qu’un arbre envahissant devienne un symbole impérial, et par ses détracteurs.
Construire un arbre
7Comme l’a montré Romita Ray, le banian faisait partie de l’imagerie orientaliste associée à l’Inde depuis au moins le 17e siècle (Ray 2013). L’espèce fascinait par son mode de reproduction et par la capacité d’un seul arbre à couvrir un vaste territoire. Un médecin de l’East India Company, John Fryer (c. 1650 - c. 1733), écrivit en 1698 qu’un banian était capable d’abriter à lui seul une armée de 30 000 hommes et chevaux (Fryer 1698 : 105). Le banian permettait d’apporter une touche exotique aux représentations littéraires du jardin d’Eden : l’arbre fut transposé dans un imaginaire chrétien par le poète anglais John Milton (1608‑1674) qui, dans son poème biblique Paradise Lost (1667), imagina Adam et Eve se réfugiant, après avoir enfreint l’interdit divin, sous un figuier sacré indien pourvu de racines aériennes. Le naturaliste hollandais Hendrik Van Rheede (1636-1691) décrivit le banian sous le nom de Ficus benghalensis dans son ouvrage classique Hortus Indicus Malabaricus (1678-1693), une somme botanique décrivant les espèces de la côte du sud-ouest de l’Inde. Présent dans de nombreuses représentations picturales et littéraires, le banian devint un emblème du paysage indien, souvent accompagné d’un éléphant ou d’un brahmane (homme religieux hindou). Dans une représentation picturale d’un ouvrage encyclopédique paru en 1876 et intitulé Countries of the World, le grand banian est accompagné d’un éléphant, bien qu’il soit fort improbable qu’un pachyderme se soit jamais trouvé dans le jardin de Calcutta (Brown 1876 : 197). William Gilpin (1724‑1804), connu pour ses essais sur la notion de pittoresque, raconta, sans avoir jamais visité l’Asie, que des religieux habitaient sous les banians :
Le banian est souvent aujourd’hui habité par un brahmane qui construit sa petite cabane de roseaux contre son tronc, et se plaît à orienter ses branches aux endroits appropriés, formant ainsi des arches régulières. Là, vêtu d’une longue tunique blanche, l’habit de son ordre, arborant une barbe généreuse, il passe ses heures solitaires errant parmi les alliés verdoyants de son arbre, sans jamais ou presque le quitter (Gilpin 1794 : 160)6.
8Les banians étaient considérés comme typiques de la végétation orientale : « On connaît de nombreux exemples de banians immenses, qui forment une caractéristique si spéciale des paysages orientaux », écrivait le colonel et botaniste amateur Heber Drury en 1873 (Drury 1873 : 212)7. Au xixe siècle, la description d’un banian était un sine qua non de la plupart des récits de voyage d’Occidentaux dans le sous-continent. La Asiatic Society, société savante orientaliste fondée par William Jones en 1784, se dota en 1823 d’un sceau comportant l’image d’un banian et la devise suivante : « Quot rami tot arbores », autant d’arbres que de branches (Hansman 1984 : 99). À la fin du xixe siècle, le banian était donc un élément végétal très présent dans l’imaginaire colonial. Nous verrons au cours de ce livre que le jardin botanique de Calcutta, tel qu’il fut reconstruit par George King dans les années 1870, avait pour but à la fois de satisfaire les goûts exotiques des coloniaux et d’initier les visiteurs à l’histoire de la botanique, considérée comme une science britannique. Le banian et les récits qu’il a suscités correspondaient à cette double aspiration.
9Parfois plantés pour leur ombre, les banians poussaient d’ordinaire spontanément. De nombreux ouvrages botaniques signalent que les banians commencent le plus souvent leur vie comme épiphytes, c’est-à-dire qu’ils se développent d’abord en conjonction avec un autre arbre, souvent un palmier, qu’ils finit par supplanter. « L’arbre naît généralement de la germination de graines que les oiseaux déposent sur d’autres arbres » indiquait George Watt, expert en plantes économiques pour le gouvernement (Watt 1885 : 344)8. Les banians avaient donc un caractère envahissant. Dans les villes et villages, ils faisaient également courir de grands risques aux constructions. Le savant bengali Shoshee Chunder Dutt écrivit en 1879 : « Le climat du Bengale est singulièrement dommageable à la préservation d’éléments architecturaux, en particulier dans le cas des bâtiments en brique dont la destruction est inévitable si d’aventure les racines d’un banian trouvent place dans ses interstices » (Dutt 1879 : 65)9. Le médecin David Douglas Cunningham, qui remplaça George King quelques mois à la tête du jardin en 1880, écrivit qu’il avait eu fort à faire avec un pipal (Ficus religiosa, une autre espèce de figuier) et un banian (Cunningham 1907 : 358) :
Avant que je n’en devienne le locataire, ma maison à Calcutta avait été envahie par deux figuiers, un pipal et un banian, que l’on avait laissé élire domicile juste au-dessus de la lourde corniche supportant le parapet du toit-terrasse. Toutes les tentatives pour s’en débarrasser en les taillant à maintes reprises se révélèrent vaines, mais l’un d’eux finalement s’éradiqua tout seul en faisant tomber en morceaux la maçonnerie qu’il avait envahie, arrachant ses racines du mur avoisinant et s’écroulant sur le sol en même temps que le bâti qui avait été son support10.
10Il était d’autant plus difficile de limiter les dommages causés par les banians et les pipals qu’ils étaient considérés comme sacrés. C’est sur une évocation de ces « figuiers sacrés » que s’ouvre par exemple un ouvrage de 1933 sur les arbres de Calcutta et ses environs (Benthall 1933 : xiv) :
Dans les plaines du Bengale […], deux arbres ont tendance à dominer tous les autres et à s’imposer à l’attention de tout observateur. Ce sont le pipal et le banian, les deux figuiers sacrés des hindous, qui non seulement se sont par nature merveilleusement adaptés pour se propager dans des situations où peu d’autres plantes sont capables de se faire une place, mais sont aussi protégés et souvent plantés par l’homme, et pour des raisons religieuses rarement détruits, quels que soient les dommages qu’ils peuvent causer11.
11Ainsi, les banians étaient communs, localement sacrés, peu profitables économiquement, envahissants et destructeurs. Contrairement à d’autres plantes du jardin botanique de Calcutta, ce qui a pu rendre le grand banian intéressant n’était ni sa rareté, ni son exotisme, ni sa valeur commerciale. Une tentative fut réalisée en 1880 de greffer des Ficus religiosa sur des banians pour produire du caoutchouc à bas coût, mais l’expérience se révéla infructueuse12. D’après les témoignages et les panneaux du jardin, ce qui faisait de l’arbre un être extraordinaire était principalement sa grande taille et son mode de reproduction particulier, ses nombreuses racines aériennes, propres à susciter chez les visiteurs étonnement et admiration.
12En 1864, nous y reviendrons en détail, le jardin botanique de Calcutta fut presque entièrement détruit par un cyclone d’une rare violence. À la suite de cet événement, le directeur du jardin, Thomas Anderson (1832‑1870), mentionna dans un rapport consacré aux conséquences du cyclone que les dégâts subis par le grand banian n’altéraient pas son aspect : « Le grand banian a été considérablement endommagé, mais heureusement du côté nord, où la perte des branches n’affecte en aucune manière la silhouette de l’arbre »13. Un autre cyclone, qui survint en 1867, détruisit la plupart des arbres que la tempête de 1864 avait épargnés. Des années plus tard, plusieurs écrits représentèrent le grand banian comme l’un des rares rescapés des cyclones. Le journal Amrita Bazaar Patrika affirma : « Les cyclones réduisirent à néant tout ce qu’il y avait dans le jardin, sauf le banian »14. Dans son résumé historique du jardin rédigé à l’occasion de son centenaire, en 1887, George King écrivit à propos des cyclones de 1864 et 1867 : « Aujourd’hui, les seuls arbres datant d’avant 1867 sont le grand banian et un spécimen plus petit de la même espèce, quelques pipals et badamiers, une vingtaine d’acajous et quelques palmiers »15. Présenté comme un survivant, un rescapé, l’arbre était ainsi incorporé à la mémoire vivante du jardin botanique.
13Après les cyclones, le plan de reconstruction du jardin conçu par George King fit une place importante au grand banian. En 1875, King entreprit de mettre l’arbre en valeur :
Le grand banian, bien qu’il soit l’une des attractions les plus intéressantes du jardin, était jusqu’à présent inaccessible aux véhicules car aucune route n’y menait. Nous avons remédié à cela en construisant un pont et une route pavée de 620 yards [567 m.] de long depuis la jetée où accostent les bateaux jusqu’à l’arbre. Des zones marécageuses et disgracieuses autour de l’arbre ont été surélevées et nous avons formé une colline décorative en utilisant de la terre issue du creusement d’un nouveau lac ornemental16.
14George King organisa également le nouveau réseau de routes afin qu’un certain nombre d’entre elles convergent vers l’arbre17. Dans les rapports annuels, l’état du terrain autour du banian était régulièrement mentionné, les progrès du drainage ne pouvant être réalisés que progressivement. Le rapport annuel de 1877‑1878 déplora que les environs du jardin ressemblassent encore trop à un triste marécage18. En 1890‑1891, le banian avait grandi et outrepassé les limites de la route circulaire construite 15 ans plus tôt, aussi cette route fut-elle déplacée pour entourer à nouveau l’arbre, une démarche répétée de nombreuses fois jusqu’à très récemment19. Peu à peu, sur la route menant de la jetée au banian se creusèrent des déclivités où se formaient chaque année de grandes flaques pendant la mousson. L’été 1895 ayant été particulièrement sec, George King en profita, à l’aide d’une pompe à moteur récemment acquise, pour vider complètement l’un des lacs, prélever de la terre et égaliser le niveau de la route afin que l’accès à l’arbre demeure aisé20. Certains durwans (gardes) étaient spécialement affectés à sa protection. Sur une photographie prise au début du xxe siècle apparaît un garde posant sous le grand banian près d’un panneau donnant des informations à la fois sur l’arbre et sur le jardin. Une autre image montre les préparatifs pour ce qui semble être un déjeuner ou dîner officiel sous le banian. Des bilans de l’état de l’arbre étaient régulièrement établis. Le rapport annuel du jardin de 1903‑1904 indiquait par exemple qu’un morceau du tronc d’origine de l’arbre s’était effondré : « Une grande partie de la section centrale du grand banian est tombée spontanément à minuit le 16 mars 1904 »21. La mention de la date, au jour et même à l’heure près (minuit), indique que la santé de l’arbre était suivie attentivement et les données le concernant soigneusement archivées. Le grand banian à l’ouest du jardin fut donc à l’époque de George King constitué en une attraction particulièrement soignée, intégrée dans l’itinéraire guidé que l’espace du jardin invitait à suivre.
15Certaines sources donnent l’impression que le grand banian avait toujours été en croissance et que sa destinée était de grandir sans cesse. « Il n’y a aucune raison pour qu’il ne continue pas à croître indéfiniment », écrivit George Watt (Watt 1885 : 344)22. Or, cette impression était fausse. Elle fut contredite dans les faits par le médecin et naturaliste écossais Edward Balfour (1813‑1889), qui mesura lui-même la circonférence de l’arbre en 1834, puis en 1863 lors d’un second séjour dans le jardin de Calcutta, en comptant le nombre de pas nécessaires pour en faire le tour. Il en conclut que l’arbre n’avait pas du tout grandi pendant les trente années qui avaient séparé ses deux mesures : la circonférence de l’arbre était toujours de 300 pas (Balfour 1870 : 118). L’arbre avait pu croître sans s’étendre, en devenant par exemple plus dense, à moins qu’il n’ait été taillé, sauf à considérer que le piéton mesureur qu’était Balfour ait grandi ou changé de démarche dans l’intervalle. En tous les cas, les mesures de Balfour semblent montrer que l’expansion spatiale du banian n’était pas spontanée mais organisée, notamment au moyen de l’orientation volontaire et progressive des racines aériennes. George King indiquait dans son guide de 1895 : « Comme le visiteur le constatera par lui-même, ces racines sont implantées là où les branches horizontales de l’arbre ont le plus besoin de soutien » (King 1895 : 19)23. Le spectacle était donc autant celui de l’arbre que celui de la manière dont il était contrôlé. Joseph Dalton Hooker décrivit plus précisément l’une de ces techniques en 1854, à l’époque où, semble-t-il, les responsables du jardin commencèrent à vouloir orienter la croissance de l’arbre (Hooker 1854 : 246) :
Les racines de soutien sont incitées à pousser au moyen d’argile humide et de mousse attachées aux branches, sous lesquelles un petit réservoir d’eau est placé. Une fois qu’elles ont suffisamment poussé, elles sont insérées dans des tubes en bambou et ainsi accompagnées vers le sol. Avant d’atteindre la terre, elles ne sont pas plus épaisses que des lanières de fouet. Lorsqu’elles s’enracinent, elles restent souples quelques mois, puis, peu à peu, elles grossissent jusqu’à devenir épaisses comme des câbles et finissent par devenir très rigides24.
16Le procédé est encore en usage aujourd’hui. Il est également décrit dans l’encyclopédie de 1910, The Wonders of the World : « Chaque jeune racine succulente, lorsqu’elle commence à pendre de sa branche d’origine comme une stalactite, est enclose dans un bambou et ainsi protégée » (Johnston 1910 : 18)25. La gestion de l’arbre mobilisait donc une technique de l’ordre de l’ingénierie végétale. À strictement parler, construire l’arbre était impossible, mais le mode de croissance du banian était tel que le résultat formait néanmoins une sorte de bâti.
17L’expérience de la rencontre avec le grand banian était dépeinte comme impressionnante, surprenante, voire choquante. Le fait de pénétrer à l’intérieur de l’arbre suscitait un sentiment de rupture : « La partie extérieure des grandes branches horizontales descend si bas que c’est seulement après les avoir franchies que l’on peut se faire une idée du caractère merveilleux de cet arbre », écrivit le médecin écossais David Douglad Cunningham (Cunningham 1907 : 359)26. Cette rupture était volontiers associée à une forme de révélation. Dans un article du New York Times de 1888, l’Étasunien David Ker évoquait son étonnement à l’idée que ce qu’il croyait être une forêt n’était en fait qu’un seul arbre. L’intensité de l’expérience excédait selon lui les informations chiffrées données par les panneaux, dont il prenait cependant soin de donner le détail :
Ayant marché plusieurs mètres sous une énorme branche […], je commençai à me faire une idée bien plus précise de la taille véritable de ce Goliath végétal que je ne l’aurais conçu si je m’étais fié à l’inscription attachée à l’un de ses plus grosses branches, qui indique que la largeur de son tronc atteint 42 pieds (12,8 m.), la circonférence de sa canopée 850 pieds (259 m.) et qu’il a développé 252 racines aériennes qui se sont implantées dans le sol27.
18L’encyclopédie Wonders of the World signalait également en 1910 que les données chiffrées n’étaient pas à la hauteur de l’impression de multitude : « Ce spécimen de Calcutta est censé posséder 1500 racines aériennes, un nombre dont on soupçonne qu’un zéro a été omis accidentellement » (Johnston et al. 2010 : 18)28. Si forte était cette expérience qu’elle était à l’occasion décrite comme mystique. L’intérieur de l’arbre était comparé à une église et les racines aériennes aux piliers d’une cathédrale, comme un écho décalé à l’association traditionnelle du banian et du brahmane. Cunningham compara l’arbre à Sainte-Sophie de Constantinople (Cunningham 1907 : 358‑359) :
L’expérience est à certains égards similaire à ce qui arrive en passant de l’extérieur peu amène de Sainte Sophie à la majestueuse obscurité colorée qui règne à l’intérieur. Dans le cas d’un grand banian, le fait qu’une telle masse monstrueuse de feuillage appartienne à une seule plante peut surprendre, mais c’est seulement lorsqu’apparaît le labyrinthe de nefs entourées de colonnes, qui convergent vers le tronc principal, que le simple étonnement se change en stupeur admirative. De longs couloirs ombragés se croisent dans toutes les directions, formés par d’innombrables piliers dont certains se dressent, droits et lisses, du sol au sommet, tandis que d’autres sont entourés d’une masse luxuriante de plantes grimpantes et d’épiphytes29.
19Le grand banian apparaissait donc comme une cathédrale végétale, un monument architectural qu’avait fait advenir la croissance de l’arbre. Lorsqu’en 1906 un responsable administratif de la région de Madras demanda par courrier au directeur du jardin des informations sur le grand banian, il fit référence aux troncs de l’arbre en termes de « colonnades végétales »30. Un ouvrage décrivait les racines adventices comme « une masse enchevêtrée de colonnes naturelles » (Rousselet & Buckle 1882 : 41)31. Nefs, voûtes, piliers, colonnades : on appliquait au grand banian le vocabulaire de l’architecture néogothique et religieuse. Ce champ lexical était conforme à celui du guide du jardin publié en 1895, puisque, nous le verrons, George King comparait l’allée de palmiers royaux menant au banian à la nef d’une église. Le grand banian était le point d’orgue du pèlerinage à la fois historique et botanique que le visiteur était invité à réaliser. Connu ailleurs pour détruire les constructions, le banian était projeté, dans le jardin, comme le plus impressionnant des édifices religieux.
Individu et origine
20Le caractère individuel du grand banian était considéré comme surprenant : comment cette apparente forêt pouvait-elle ne constituer qu’un seul arbre ? L’espèce banian n’est pourtant pas la seule à se cloner. Il est commun que les végétaux se reproduisent par auto-multiplication jusqu’à ce qu’une surface très importante soit colonisée par un seul individu. Une forêt de 43 hectares dans l’Utah aux États‑Unis, constituée de peupliers faux-trembles, forme en fait un seul organisme : les arbres sont tous des clones, reliés par un seul système de racines. Il est d’ailleurs de plus en plus courant de considérer les forêts comme des ensembles de super-organismes reliés entre eux plutôt que comme de simples collections de végétaux individuels (Wohlleben 2017). L’originalité du banian en la matière est qu’il se reproduit par le haut plutôt que par le bas, rendant ainsi visible sa propre unité. Le caractère surprenant de l’individualité du banian vient donc d’une image de l’arbre comme un être dont seules les branches sont aériennes. Certaines représentations picturales du grand banian, comme celle de Robert Brown mentionnée plus haut, ne s’éloignent pas d’une image de l’arbre comme organisé autour d’un tronc principal : les racines aériennes ne font pas véritablement partie des supports de l’arbre, qui repose surtout sur son énorme tronc. Or, le tronc d’origine des banians finissait généralement par dépérir, relayé par de multiples autres troncs-racines. Celui du banian de Calcutta n’échappa pas à la règle et dut être enlevé en 1925 : on trouve d’ailleurs au centre de l’arbre une stèle consacrée au premier tronc disparu.
21Le caractère individuel du banian n’allait cependant pas de soi. Une question importante en botanique est le rapport entre l’individu et l’espèce et la façon dont l’individu exprime ou représente l’espèce. Les collections de plantes séchées que sont les herbiers fonctionnent selon un paradigme inductif : un spécimen en particulier permet de tenir des discours valables pour tous les autres spécimens d’une même espèce. Aussi la question de savoir si le grand banian était un ou plusieurs préoccupait-elle les botanistes qui l’étudiaient. La réponse dépendait du critère d’individualité adopté, comme le souligna le médecin écossais David Douglas Cunningham, que sa formation avait rendu compétent en botanique :
Les pipals, tout comme les banians et de nombreux autres figuiers, sont étonnamment idiosyncratiques dans leur période de floraison et de fructification. Lorsqu’ils forment un groupe ou bordent une avenue, on peine parfois à en trouver seulement deux qui s’accordent sur le moment de changer d’habit, et dans bien des cas des arbres qui poussent côte à côte, dans des conditions exactement semblables en apparence, sont si peu en harmonie que l’un d’entre eux est encore couvert de feuilles jaunissantes tandis que l’autre se couvre en masse de nouvelles feuilles vertes. Une parfaite caricature de cette tendance à l’individualisme est le grand banian du jardin botanique de Calcutta : une moitié environ de l’arbre perd ses feuilles plusieurs semaines avant l’autre moitié. Bien sûr, la question est ouverte de savoir à quel point les différentes parties d’un grand banian demeurent entre elles dans une relation intime, mais en tous les cas l’ensemble de l’organisme est issu d’une seule graine, de sorte que de telles différences de comportement sont tout à fait remarquables (Cunningham 1907 : 234‑235)32.
22Ainsi, si le critère d’individualité était l’alignement chronologique du comportement du feuillage et des organes reproducteurs, et si les différentes parties du grand banian montraient des tendances à ce que Cunningham appelle l’« individualisme », alors cet arbre pouvait n’être pas un, mais plusieurs. George King prévenait d’ailleurs dans son guide du jardin que l’arbre cachait parfois la forêt (King 1895 : 20) :
Les observateurs peu habitués se trompent volontiers sur la taille véritable des banians. En effet, c’est, ou plutôt c’était une pratique courante dans diverses parties de l’Inde que de planter ces arbres en groupes de trois ou quatre, et dans cette configuration, après plusieurs années il devient très souvent difficile de déterminer où s’arrête un individu et où commence un autre33.
23Par contraste avec ces groupes de banians trompeurs, George King considérait celui de son jardin botanique comme un seul et unique individu végétal. Sa singularisation était mise en œuvre par des opérations de mesure et de comptage : sa hauteur, la largeur de son tronc, sa circonférence et surtout le nombre de ses racines étaient mis à jour régulièrement et affichés.
24D’une manière tout à fait significative, on lui donnait aussi un âge : les sources mentionnent le plus souvent la date de 1782, soit 5 ans environ avant la fondation du jardin. Dans plusieurs cas, la source mentionnée était un écrit de Hugh Falconer, directeur du jardin de 1847 à 1855, qui se serait basé, pour obtenir cette estimation, sur les dires de témoins âgés ayant assisté à sa naissance. Joseph Dalton Hooker écrivit en 1847 (Hooker 1854 : 246) :
Dr. Falconer a montré d’une manière satisfaisante que l’arbre n’est âgé que de 75 ans. Les cercles de croissance, etc., n’offrent pas de preuve dans ce genre de cas, mais certaines personnes encore en vie il y a quelques années se souvenaient parfaitement que là où se trouve maintenant le banian poussait un palmier-dattier sur le feuillage duquel le banian s’est développé et sous lequel un fakir avait coutume de s’asseoir34.
25Il s’agit là de la seule information dont on dispose sur la manière dont cette date fut déterminée. Il est plausible que des témoins se soient souvenus que le site du banian était occupé par un palmier. En revanche, étant donné que le banian et son hôte cohabitaient souvent de longues années, il est étonnant que l’on ait pu déterminer avec une telle précision en quelle année l’arbre avait germé, d’autant que ce palmier n’était sans doute pas le seul arbre présent sur place et qu’il y avait aussi vraisemblablement plusieurs banians. Cependant, il semble qu’une fois écrite, même avec un certain degré d’incertitude, la date de 1782 se soit imposée comme une référence. L’information fut copiée d’ouvrage en ouvrage et répétée sur les panneaux près du banian. À la suite de Falconer et de Hooker, James Sykes Gamble, le directeur de la Imperial Forest School à Dehra Dun, écrivit en 1881 que Hugh Falconer avait établi l’origine de l’arbre : « Falconer a montré qu’il avait poussé en 1782 d’une graine déposée sur le feuillage d’un palmier » (Gamble 1881 : 638)35. À son tour, George Watt, qui occupait le poste de Reporter on economic products auprès du gouvernement, indiqua en 1889 : « On sait que le banian est né vers 1782 sur un palmier sacré » (Watt 1889 : 344)36.
26Étant donné le nombre de banians qui germent spontanément sur des arbres dont ils deviennent des épiphytes, il est improbable que l’année de naissance attribuée au grand banian soit exacte. Ce problème n’avait pas échappé à George King, qui exprima des doutes à ce sujet dans son guide de 1895. Évoquant les conclusions tirées par Hugh Falconer, il les remit en question (King 1895 : 20) :
L’âge de l’arbre n’est pas certain. Le bruit court dans les villages alentours que lorsque le jardin fut établi en 1786, ce banian était un arbre assez petit, poussant, comme les banians le font au début de leur vie, sur le feuillage d’un palmier sous lequel un fakir s’asseyait quotidiennement. Si l’on en croit ces récits, l’arbre devrait aujourd’hui (1894) être âgé de 125 ans. Mon opinion personnelle est que l’arbre est plus âgé que cela. Cette opinion se fonde sur l’observation de la croissance de l’arbre depuis 1871, et sur la croissance d’autres banians de ma connaissance. Mon opinion trouve un appui dans la référence faite à cet arbre par Lord Valentia. Ce voyageur visita Calcutta en 1803 et le banian du jardin botanique était déjà alors, semble-t-il, un arbre notable, puisque Valentia visita le jardin principalement pour le voir37.
27À l’appui de son argument, George King déforme quelque peu les écrits de Lord Valentia. Celui-ci s’était en effet avoué déçu de ne pas trouver dans le jardin une disposition scientifique des plantes qui aurait assouvi sa soif de connaissances botaniques et ne dit nulle part qu’il était venu principalement pour voir le banian, même s’il le décrit comme un très beau spécimen (Valentia 1809 : 64). Quoi qu’il en soit, il est en effet improbable que le banian que Lord Valentia avait admiré en 1803 ait germé seulement en 1782.
28Cette contradiction concernant l’âge du banian pourrait provenir d’une autre cause, qu’une lettre des archives du jardin nous permet d’envisager. En 1906, un certain H. R. Houghton écrivit de Madras pour demander au directeur du jardin des informations sur la taille et l’âge du banian. Était-il vrai, demandait Houghton, que l’arbre était né en 1782, comme on le voyait écrit un peu partout ? Dans sa réponse, Andrew Gage exprima de forts doutes sur cette question et suggéra une autre solution que celle de George King. Selon lui, le grand banian mentionné par Lord Valentia en 1803 était tout simplement un autre arbre que l’actuel grand banian :
En ce qui concerne le récit qui affirme que le banian a germé sur un palmier en 1782, je suis assez sceptique. Le grand banian que les visiteurs remarquaient dans la première décennie du siècle dernier (xixe siècle) n’était pas le banian actuel, car les descriptions faites à cette époque situent l’arbre près de la rivière. Les traces de cet ancien banian ont à présent disparu, mais il y a quelques années on pouvait encore en distinguer des fragments38.
29Il y aurait donc eu (au moins) deux grands banians dans le jardin de Calcutta : l’un, ancien, au bord de la rivière, sans doute celui que le touriste aristocrate aurait admiré, et un autre moins ancien qui serait aujourd’hui le grand banian. À l’incertitude chronologique fait alors place une possible confusion dans l’objet, qui rend encore plus évident le caractère construit de la singularité du grand banian. Les doutes de George King et d’Andrew Gage sur l’âge de l’arbre ne mirent pas fin à la pratique de mentionner 1782 comme date de naissance. Attribuer au banian un début précis et connu, comme au jardin botanique (1787) et à la ville de Calcutta (1690), a même permis d’affirmer qu’il a été « planté », comme l’indiquent aujourd’hui certains panneaux du jardin, plutôt que d’avoir germé au hasard.
L’arbre-empire
30L’article du New York Times de 1888 sur le jardin botanique de Calcutta que nous avons cité plus haut se concluait sur une note lyrique et apocalyptique qui investissait le grand banian d’une sorte d’éternité mémorielle impériale :
Il adviendra peut-être que lorsque plus une pierre de Calcutta ne tiendra sur une autre, quand les tigres chasseront librement et que les cris des vautours retentiront sur les ruines du palais du vice-roi, l’arbre géant dressera toujours au milieu d’une vaste solitude ses branches puissantes qui jadis protégeaient de leur ombre les hommes les plus braves et les femmes les plus belles de l’Inde, portant le deuil solitaire et silencieux de ce grand empire dont l’enfance a coïncidé avec la sienne39.
31Dans cette spectaculaire coda, le journaliste liait donc l’empire et le grand banian du jardin botanique de Calcutta. D’une semblable manière, les responsables du jardin botanique, fonctionnaires de l’Empire britannique, firent volontairement de cet arbre, tant en acte qu’en discours, un élément central du jardin dont ils avaient la charge. Il est intéressant de noter que l’institution impériale qu’était le jardin en vint à prendre pour emblème un arbre destructeur, doté d’une forte tendance à l’expansion et dont il était souligné qu’il abritait de multiples autres espèces. La comparaison entre empire et banian est fréquente dans de nombreuses sources, qu’elle émane ou non de l’administration coloniale. Pour les représentants et défenseurs des autorités impériales britanniques, l’ombre protectrice du banian était à l’image du pouvoir bienfaisant d’un gouvernement éclairé et porteur d’une mission civilisatrice. Telle était l’image, par exemple, que Richard Temple (1826‑1902), alors ministre des finances de l’Inde, souhaitait donner du Raj en 1880 (Temple 1881 : 500) :
La masse grouillante de la population indienne ne désire rien tant que cette sorte de repos qu’elle peut trouver en étant placée sous la règle forte, clémente et juste de l’Angleterre, selon laquelle chacun reçoit sans crainte les fruits de son labeur […] et lève les yeux vers l’État comme vers un père. Ils adorent se soumettre au gouvernement comme ils se reposent sous un banian40.
32En décalage avec l’émergence d’un prolétariat industriel et de luttes proto-nationalistes au Bengale à la même époque, Richard Temple décrivait le paysage social indien comme une paysannerie simple, bien hiérarchisée en castes, n’aspirant qu’à se placer sous la protection d’un pouvoir fort, tolérant et juste comme celui de l’Empire britannique. La comparaison servait ici clairement une volonté de propagande politique, d’autant plus décalée qu’elle se déployait en un temps de famines massives (Davis 2001). D’autres analogies avec des banians étaient utilisées par les représentants de l’empire. La fin du xixe siècle avait vu l’émergence de l’Indian National Congress, créé en 1885 et qui milita d’abord pour une plus grande participation des Indiens au gouvernement, avant de défendre l’idée d’indépendance. L’auteur du compte rendu du 4e rassemblement de l’Indian National Congress en 1888 regrettait qu’Auckland Corvin, haut fonctionnaire de l’empire, ait cherché à minimiser le rôle du Congrès et ses revendications en utilisant une analogie douteuse : Corvin avait affirmé que l’idée d’indépendance en Inde était aussi déplacée qu’un éléphant en Écosse ou un banian à Londres41.
33De leur côté, les Indiens favorables au mouvement pour l’indépendance utilisaient également l’image du banian. En 1901, dans un article du journal bengali Amrita Bazaar Patrika, un journaliste sous couvert d’anonymat répondit à une lettre (concernant « la condition de l’Inde et de son peuple ») de Lord Curzon, vice-roi de l’Inde de 1899 à 1905, lettre qui vantait les réformes en cours, en évoquant le mythe bouddhiste d’un banian martyrisé :
L’administration britannique en Inde, qui s’est exercée pendant presque sept générations d’Indiens (l’espérance de vie des Indiens est, vous le savez, bien plus courte que celle des Anglais), ont agi d’une manière aussi imprudente que les marchands décrits dans l’ancien jataka bouddhiste. Un grand banian près de Bénarès abritait les marchands de son ombre. De temps en temps, en abattant une branche par ci, une branche par-là, ils satisfaisaient leur plaisir et augmentaient leur richesse. Si les branches sont si profitables, pensèrent-ils, que ne pourra offrir la racine ? Vous, Monsieur [Curzon], en perpétuant les lourds fardeaux placés sur les épaules du peuple indien, en négligeant de mettre en place des réformes réellement novatrices, vous faites ce qui firent les stupides marchands de l’histoire. Vous prenez la hache de la destruction et vous l’appliquez à la racine du tissu social, moral et économique indien42.
34L’article reprenait donc un mythe existant centré sur un banian pour l’appliquer à une situation contemporaine et protester contre l’exploitation et l’incompétence impériale. Dans un article de 1905 paru dans le même Amrita Bazaar Patrika, l’image du banian était également mobilisée pour dénoncer l’empire mais d’une manière plus indirecte, peut-être en conséquence du contrôle de plus en plus étroit que le gouvernement exerçait sur la presse. L’article décrivait en détail un banian miraculeux qui poussait dans le village de Chaung Galay Opo en Birmanie, dans le district de Maubin :
On dit que l’arbre est fait d’or pur : l’intérieur de l’arbre a la même teinte dorée que la racine. Près de son sommet se trouve une cavité, et de là coule sans cesse un flux continu d’eau pure. Un caractère remarquable de ce ruisseau est que dès lors que quelqu’un grimpe à l’arbre et tente d’élucider le mystère, l’eau s’arrête de couler tant que le naturaliste curieux essaie de percer son secret. Mais dès que la personne redescend, voilà que le ruisseau coule à nouveau43.
35Le témoignage, ouvertement de seconde main, souligne la dimension impénétrable du banian en insistant sur sa résistance à l’investigation et particulièrement à l’enquête naturaliste. Le miracle de l’arbre n’existait, selon cette légende, que lorsqu’on ne cherchait pas à l’élucider. Que lire au juste dans cet article étant donné qu’il fut publié dans un journal sérieux et connu pour sa ligne politique contestatrice ? Le Amrita Bazaar Patrika, fondé en 1868 comme un hebdomadaire en langue bengalie puis publié en anglais à partir de 1870 et quotidiennement à partir de 1895, publiait des articles en faveur des causes indépendantistes, des libertés publiques et contre la répression qui frappait de plus en plus de dissidents. L’objectif tacite de cet article est peut-être de susciter, chez un lectorat averti, une réflexion sur les ressources naturelles et leur usage. La Birmanie avait été officiellement annexée à l’Empire britannique en 1886, après trois guerres anglo-birmanes (de 1824 à 1886). Les résistances à cette annexion culturellement destructrice furent vives et violemment réprimées. Cette description d’un banian magique faisait sans doute écho à une réalité politique qu’il aurait été plus risqué d’énoncer directement à une époque où la presse était de plus en plus surveillée.
*
36Devenu le principal emblème du jardin à la fin du xixe siècle, le grand banian a gardé cette aura emblématique dont nous avons montré qu’elle avait été construite à la fois concrètement par les pratiques d’ingénierie botanique appliquées à ses racines aériennes et discursivement par l’attention constante portée à l’arbre, par de multiples descriptions et par l’attribution d’une année de naissance. Le grand banian, qualitativement séparé de son milieu immédiat, était au jardin ce que le jardin aurait idéalement dû être à l’empire : tout en donnant accès aux beautés de la nature sauvage, il exprimait la capacité d’exercer sur un être vivant un contrôle bénéfique favorisant sa croissance. Au sein du microcosme impérial qu’était le jardin, le banian réfractait à son tour le jardin-empire : centre symbolique du lieu, il était à même d’incarner les tropes les plus communs de la rhétorique coloniale comme la grandeur, la croissance et l’importance du mythe de l’origine. Destructeur, spectaculaire et pouvant théoriquement croître perpétuellement, le grand banian représentait l’empire tout en témoignant de ses ambiguités.
Notes de bas de page
1 « The great Banyan Tree draws more visitors to the garden than its collection of exotic plants from five continents ».
2 « The finest object in the garden is a noble specimen of the Ficus benghalensis, on whose branches are nourished a variety of specimens of the parasitical plants, Epidendrons, Linodorums, and Filices. » Nous verrons que le banian décrit par Lord Valentia n’était sans doute pas le grand banian actuel.
3 « [The great Banyan tree] is still the glory and ornament of this garden » (Hooker 1854 : vol. 2, pp. 253-254).
4 « The great Banyan tree, which is the pride and glory of the Garden, more resembles a small forest than a single tree ».
5 « The great Banyan tree, covering 900 feet in circumference, is of fame in many lands ».
6 « [The banyan is] often at this day inhabited by a Bramin, who builds his little reed-thatched shed against his trunk, and amuses his leisure by directing its lengthening branches into proper places, and forming each into a regular arch. Here, dressed in a long white tunic, the habit of his order, and adorned with a flowing beard, he spends his solitary hours in wandering among the verdant allies of his tree, scarce ever leaving its limits. »
7 « Many instances are on record of the immense extent of some of those trees, which form so peculiar a feature in an oriental landscape. »
8 « The tree originates usually from the germination of seeds dropped by birds on other trees ».
9 « The climate of Bengal is singularly inimical to the preservation of architectural remains, particularly in the case of brickbuilt edifices, the destruction of which is inevitable if the roots of a banyan-tree can once find a place in its crevices ».
10 « Before I became the tenant of it, my last house in Calcutta had been invaded by two fig‑trees—a pipal and a banyan—which had been allowed to establish themselves firmly just over the heavy projecting cornice beneath the parapet of the terraced roof. All attempts at getting rid of them by repeated cutting proved futile ; but one ultimately eradicated itself by splitting off the mass of masonry which it had penetrated, tearing out the ends of its roots from the neighbouring wall and falling along with its support to the ground below. »
11 « On the plains of Bengal, […] two trees tend to dominate all others and thrust themselves on the attention of any observer. These are the peepul and the banyan, the two sacred fig‑trees of the Hindus, which are not only wonderfully adapted by nature for propagating themselves in situations where few other plants can obtain a foothold, but are protected and often planted by man, and for religious reasons are seldom destroyed, however much damage they may do. »
12 Journal of the Agricultural and Horticultural Society of India, 1880, vol. VI, no 2, p. xvi.
13 « The great banyan received considerable damage, but fortunately on the North side, where the loss of the branches does not in the least spoil the contour of the tree. » IOR/L/PJ/3/1094 no°86 no°50 : 1865 : Calcutta Botanic Garden : cyclone damage.
14 « The cyclones made a clean sweep of everything in the garden except the great banyan tree. » Amrita Bazaar Patrika, 26th August 1896.
15 « At the present time, almost the only trees dating from before 1867 are the great banyan and a smaller tree of the same sort, some peepuls and country almonds, about twenty mahogany trees, and some palms. » KGLA MR/225 : Calcutta Botanic gardens, 1830-1928 : Annual report for the year 1886-87.
16 « The great banyan tree, although one of the most interesting sights in the garden, was hitherto unapproachable by any driving road. This has been remedied by the building of a bridge and by the paving of a road 620 yards long from the entrance ghât [jetty] to the great tree. A broad circular road is now being made round the tree. Some swampy and unsightly ground near this tree has been raised, and an ornamental mound has been made, the necessary earth having been obtained by digging an ornamental tank. » IOR/P/188 : 1875 (Jul. 6), File 6, Proc. 56, 6th Jul. 1875, p. 7-8 : Boundary wall, durwan house and coolie lines in the Botanical Garden.
17 IOR/P/188 : 1875 (May 14), File 6, Proc. 33, pp. 151-52 : Funds for Botanical Garden driving road going from the banyan tree to the North of the Garden.
18 KGLA MR/225 : Calcutta Botanic gardens, 1830-1928 : Annual report for the year 1877-78.
19 KGLA MR/226 : Calcutta Botanic gardens, 1890-1900 : Annual report for the year 1890-91.
20 IOR/V/24/1696 : 1891-1946 : Annual report of the Royal Botanic Garden and the gardens in Calcutta, and of the Lloyd’s Botanical Garden, Darjeeling : 1895-96.
21 « A large portion of the central section of the great banyan tree fell spontaneously at midnight on March 16th, 1904. » IOR/V/24/1696 : 1891-1946 : Annual report of the Royal Botanic Garden and the gardens in Calcutta, and of the Lloyd’s Botanical Garden, Darjeeling : 1903-1904.
22 « There is no reason why it should not go on increasing indefinitely ».
23 « As the visitor may see for himself, these aerial roots are thrown out at the places where support for the horizontally spreading branches is most required. »
24 « The props are induced to sprout by wet clay and moss tied to the branches, beneath which a little pot of water is hung, and after they have made some progress, they are inclosed in bamboo tubes, and so coaxed down to the ground. They are mere slender whip—cords before reaching the earth, where they root, remaining very lax for several months ; but gradually, as they grow and swell to the size of cables, they tighten, and eventually become very tense. »
25 « Every tender succulent young root, as it begins to fall like a stalactite from the branch overhead, is encased and protected from harm in a bamboo. »
26 « The outer ends of the great horizontal boughs sink so low that it is only after they have been passed that the wonderful nature of the tree can be justly appreciated. »
27 « After walking many yards beneath one huge bough, […] I began to have a clearer idea of the real size of this vegetable Goliath than I could ever have gained from the inscription attached to one of its largest branches stating that the girth of its trunk is 42 feet, that the circumference of its crown is 850, and that it has sent down into the earth 252 aerial roots. » The New York Times, 8th July 1888, p. 4.
28 « This Calcutta specimen is supposed to have fifteen hundred aerial roots, a number from which it is probable that a cypher has been accidentally omitted. »
29 « The experience is somewhat like that of passing from the ungainly outside of Santa Sophia into the overpowering coloured gloom beneath the dome. In the case of a great banyan-tree, the knowledge that such a monstrous heap of foliage is the product of a single plant may be surprising, but it is only when the labyrinth of columned aisles converging upon the parent trunk comes into view that mere wonder is translated into admiring awe. Long shadowy corridors cross one another in every direction, bounded by countless pillars, which in some cases rise clear and smooth from base to summit, and in others are clothed in luxuriant masses of the foliage of creepers and epiphytes. »
30 JBC/A 1906 : Information about the great banian, H. R. Houghton, Nungurbakam, Madras, to A. T. Gage, 7th June 1906.
31 « A tangled mass of natural columns ».
32 Pipals, as well as banyans and many other figs, are strangely idiosyncratic in respect to their times of leafing and fruiting. Hardly two trees in an avenue or group of them seem to agree exactly as to the precisely proper time to change their clothes, and in many cases trees which stand side by side, and seemingly exposed to exactly like conditions, show so little sympathy that one of them will still be covered with fading yellow leaves when its neighbour is already brave in masses of pale green young ones. A perfect caricature of this tendency to individualism used to appear annually in the famous old banyan-tree in the Botanic Garden at Shibpur ; for, in it, nearly one-half of the tree used to shed its leaves, flower, and fruit many weeks earlier than the other. It is, of course, open to question how far the individual parts of a large banyan retain any intimate organic relation to one another, but, be that as it may, the whole organism is the outcome of a single seed, [...] so that the presence of such conspicuous differences of habit is very remarkable.
33 Casual observers are apt to be misled as to the real size of individual banyan trees. For it is—or rather it was—a common practice in various parts of India to plant these trees in groups of four or five ; and after the lapse of years it becomes very often difficult to determine where one individual of such a group ends, and where another begins.
34 « Dr. Falconer has ascertained satisfactorily that it is only seventy-five years old : annual rings, size, etc., afford no evidence in such a case, but people were alive a few years ago who remembered well its site being occupied in 1782 by a Kujoor (date‑palm), out of whose crown the banyan sprouted, and beneath which a fakir sat. »
35 « It was ascertained by Falconer to have grown in 1782 from a seed deposited in the crown of a date palm. »
36 « It is known to have taken its birth about the year 1782, on a sacred date‑palm. »
37 « The age of the tree is not actually known. The tradition current in the neighbouring villages is that, when the garden was first established in 1786, this banyan was quite a small tree growing (as banyans often do in their early life) on the top of a wild date tree, under which a holy beggar (fakir) used daily to sit. According to this tradition, the tree would probably now (1894) be about 125 years old. My own opinion is that the tree is older than this. This opinion is founded on observation of the rate of the growth of this tree itself since the year 1871, and of the growth of other banyans familiar to me. My opinion derives support from the reference made to this tree in Lord Valentia’s Travels to India, Ceylon, the Red Sea, etc. (vol. 1, p. 39). This traveller visited Calcutta in the year 1803, and the Botanic Garden banyan was apparently then a tree of note, for he visited the Garden chiefly to see it. »
38 « As to the story of having grown out of a date palm in 1782 I am rather sceptical. The big banyan tree of the first decade of last century was not the present banyan, the tree from contemporary descriptions was situated on the river bank. All traces of this one have now disappeared, but some years ago there were still fragments of it. » JBC/A 1906 : Information about the great banian.
39 « It may be that when not one stone of Calcutta shall remain upon another, and when tigers shall prowl and vultures shriek over the ruins of the Viceroy’s palace, the giant tree will still uprear amid a vast solitude those mighty bows that once shaded the bravest men and fairest women of India, a silent and solitary mourner at the tomb of that great empire whose childhood was coeval with its own. » The New York Times, Sunday, 8th July 1888, p. 4.
40 « The mass of the teeming India population desire nothing so much as that sort of repose which they enjoy under the strong, mild and just rule of England, where everyone gathers in quiet the fruits of its toil [...] and lifts his eye towards the State as to a father. They love to dwell under a government as they repose under the banyan tree. »
41 SAA Sarf. 142785/209149/004, Detailed Report of the Proceedings of the Fourth Indian National Congress held at Allahabad on the 26th, 27th, 28th, and 29th of December, 1888, p. 37.
42 « The British Administration of India, through nearly seven generations of Indian existence (the Indian average of life, you know, is much shorter than the English), have acted as thoughtlessly as did the merchants described in the old buddhist Jataka. A spacious banyan tree near Benares provided them with shelter. From time to time, through the lopping off of a branch here, a branch there, it ministered to their pleasures and added to their wealth. If, they argued, the branches yield so fruitfully, what will not the root provide? […] You, my Lord, by your continuance of the heavy burdens which have been laid upon the shoulders of the Indian people, and by the neglect of really searching reforms, are doing as did the witless merchants of ancient days. You are taking the axe of destruction and applying it to the root of the Indian social and moral and intellectual fabric. » Amrita Bazaar Patrika, 06/05/1901.
43 « The tree is said to be made of pure gold : the interior of the tree has the same golden hue as the bark. Near its upper end, or summit there is a cavity, and from it incessantly flows a continuous stream of pure water. A remarkable feature about this stream is that whenever anybody goes up to look and enquire into its source it suddenly stops flowing and does not flow again as long as the curious naturalist prys into its secret. But as soon as the person comes down, down again comes the sparkling water. » Amrita Bazaar Patrika, 16/07/1905.
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