Préface
p. 9-18
Texte intégral
1Les jardins botaniques situés à divers endroits du monde fournissent des matériaux incroyablement riches pour les études historiques. Les premiers à en tirer profit ont évidemment été les responsables de ces jardins eux-mêmes, qui ont de longue date écrit des descriptions laudatives et détaillées de leurs institutions, évoquant fréquemment leur origine, leurs dirigeants et leur évolution. Les spécialistes des sciences naturelles et des sciences humaines se sont également de plus en plus intéressés à l’histoire de ces jardins, trouvant dans l’examen de leurs pratiques spécifiques et de leurs vicissitudes des sources pour éclairer d’une nouvelle manière la distribution compliquée, à diverses échelles, de systèmes techniques et de formes fiables de connaissance.
2Des exemples particulièrement significatifs ont été fournis par les jardins créés dans les zones tropicales à l’époque de la colonisation européenne. Ces institutions botaniques produisaient différents types de ressources indispensables aux régimes coloniaux ; ressources commerciales, scientifiques et symboliques. Elles incarnaient (ou plutôt étaient censées incarner) une version idéalisée du fonctionnement de ces régimes. En 1880, le directeur du jardin botanique métropolitain de Kew, William Thiselton-Dyer, fit un discours au Royal Colonial Institute à Londres à propos des principaux réseaux botaniques de l’empire. Soucieux de permettre la transplantation d’espèces à l’origine de marchandises précieuses comme le caoutchouc et le cacao, il insista sur la nécessité d’équilibrer les intérêts de l’utilité et de l’esthétique, appelant les jardins botaniques « les petits paradis terrestres qui font la richesse de notre empire colonial » (Dyer 1880 : 289)1.
3Le fonctionnement de ces paradis supposés reposait sur des systèmes de subordination et de coordination marqués par la discipline et l’exploitation. Les travailleurs formant leur main-d’œuvre, souvent très nombreux, étaient la plupart du temps recrutés parmi les habitants des lieux colonisés et entretenaient des relations inégalement fonctionnelles, souvent difficiles, avec le personnel colonial. Ce schéma différencié irrégulier caractérisait aussi les plantes dont ces jardins s’occupaient, qui incluaient des espèces importées de pays lointains tout comme des espèces « locales » que les jardins contribuaient à définir comme telles. En effet, les jardins participaient de manière décisive à la catégorisation de sites et d’espèces comme locales ou au contraire comme exotiques ou globales. On trouvait parmi leurs préoccupations principales les questions du déplacement, de l’acclimatation et de la transplantation, problèmes qui concernaient non seulement les végétaux mais également la science, l’économie et l’art de gouverner. Les fonctionnaires coloniaux responsables des jardins botaniques prenaient part à l’identification de cultures indigènes lointaines afin d’élaborer des méthodes destinées à entretenir et à utiliser la capacité d’action de différents types de populations vivantes. Le jardin botanique de Calcutta était l’un des plus grands et des plus importants des jardins botaniques coloniaux. La publication d’Enraciner l’empire, qui élabore un récit original, passionnant et détaillé de l’histoire de ce jardin, est donc un événement particulièrement bienvenu pour l’analyse et la compréhension des interactions entre les mondes végétaux et les mondes humains à une époque historique cruciale sur les plans politique, social et scientifique.
4Le jardin botanique de Calcutta, qui s’appelle officiellement depuis 2009 l’Acharya Jagadish Chandra Bose Indian Botanic Garden, était sans aucun doute le lieu colonial le plus important consacré aux collections d’histoire naturelle et à leur étude dans l’Empire britannique. D’une manière plus notable encore, il s’agissait d’un lieu qui faisait partie de la vie quotidienne des habitants de la grande conurbation du fleuve Hooghly et de son arrière-pays. Le livre de Marine Bellégo propose une analyse fine des multiples activités du jardin botanique dans les dernières décennies du xixe siècle et la première décennie du xxe siècle, avant que la capitale impériale du Raj ne soit déplacée de Calcutta à Delhi en 1911. L’histoire du jardin pendant la période antérieure a souvent été utilisée pour illustrer les processus d’accumulation qui se déployaient au sein de l’empire britannique ainsi que la manière dont les régimes coloniaux mettaient les sciences de la nature au service de l’extraction des ressources. Des projets de collections de plantes avaient été menés sur les rives du Hooghly dès avant la création du jardin botanique de Calcutta par l’East India Company en 1786. Les historiens se sont intéressés à la fondation du jardin à la fin du xviiie siècle en privilégiant l’étude des travaux de ses directeurs et les activités de ses administrateurs britanniques. Personne jusqu’ici n’avait abordé en détail la question des travailleurs des jardins situés plus bas sur l’échelle hiérarchique, de leur expertise et de leur expérience. De même, la période décrite par ses membres eux-mêmes comme l’apogée du jardin, après les événements de 1857‑1858 qui virent l’abolition de l’East India Company à la suite de la Première Guerre d’Indépendance, n’avait jusqu’ici pas fait l’objet d’une attention suffisante. C’est ce monde-là que ce livre présente à ses lecteurs.
5Enraciner l’empire s’ouvre opportunément sur le moment catastrophique où, à la fin de l’année 1864, un cyclone dévastateur s’abattit sur Calcutta et endommagea très sérieusement le jardin botanique. Un autre cyclone acheva de le détruire en 1867. Certains commentateurs à l’époque, et beaucoup d’autres depuis, ont soit ignoré soit sous-estimé l’importance et l’intérêt du jardin pendant la période qui a suivi. Cette monographie adopte une approche originale et utilise des matériaux archivistiques nouveaux pour mettre en question le modèle d’analyse qui a prévalu jusqu’à présent. En examinant de très près le rôle de la circulation de plantes, d’objets, de personnes et d’informations dans le fonctionnement d’une institution typique du haut impérialisme, le livre aborde d’importantes questions concernant les modes d’exercice du pouvoir colonial. Marine Bellégo décrit son travail comme une histoire alternative du jardin botanique de Calcutta, une tentative délibérée d’utiliser les archives de cette institution officielle pour prendre ses distances avec les grands récits qu’en ont fait ses responsables et, dans une certaine mesure, ré-évaluer la place qu’on lui a habituellement donnée dans les histoires coloniales et scientifiques. Cet ouvrage montre de manière convaincante à quel point les nombreux projets impériaux liés aux ressources naturelles, que le jardin incarnait de manière remarquable et qui s’inscrivaient dans une rhétorique du progrès et de l’amélioration, étaient en réalité terriblement contre-productifs, dommageables pour les humains, la biodiversité et les conditions environnementales. C’est grâce à sa remarquable familiarité avec le jardin botanique tel qu’il est aujourd’hui ainsi qu’avec ses archives, grâce aussi à un travail de reconstitution patient et engagé, que l’auteure parvient à décrire minutieusement la manière dont le fonctionnement du jardin et les travaux de ses employés sont devenus une véritable forme de vie.
6Plusieurs thèmes systématiquement analysés s’entremêlent dans cette étude immersive du jardin à l’époque du haut impérialisme : sa situation, sa topographie et ses relations spatiales avec d’autres sites, que ce soit à Calcutta ou ailleurs ; la circulation de biens, de spécimens et de personnes rassemblées à un moment donné dans le jardin puis distribués ailleurs, le système de documentation que les responsables du jardin produisaient et sur lequel ils comptaient pour fonctionner ; et enfin, les formes de surveillance et de discipline, la division du travail et la bureaucratie régissant la vie des travailleurs tant européens que locaux. Les arguments proposés par ce livre fonctionnent notamment en se fondant sur une approche attentive et historiquement nuancée du langage et du vocabulaire des administrateurs du jardin ainsi que de leurs interlocuteurs et collaborateurs. Cette méthode est appliquée avec succès à la question complexe de la dimension mondiale du jardin et de sa réputation en tant que centre de collection et de distribution. Plutôt que de prendre pour acquise l’idée de réseaux globaux efficaces fonctionnant sans main-d’œuvre visible, le livre montre que les responsables du jardin s’engageaient dans des projets locaux qui contribuaient à la définition, et parfois à la mise en doute des relations délocalisées. Le rapport entre le jardin comme institution localement située, marquée par des intérêts botaniques idiosyncratiques, et le jardin comme noyau central de réseaux mondiaux d’échange et de commerce est exploré à travers la manière dont ses administrateurs évaluaient les formes locales et étrangères de savoir et d’expertise.
7De la même manière, les lecteurs apprécieront le refus d’un modèle simpliste d’hégémonie impériale et d’administration performante. Il existait en effet des contradictions notables et de profondes ambiguïtés dans la manière dont le jardin était géré et dans ses relations avec d’autres communautés. Ces ambiguïtés apparaissent clairement dans les problèmes liés aux espaces et à leurs usages. Il est par exemple extrêmement éclairant que le personnel européen du jardin ait souscrit à l’idée de Joseph Dalton Hooker, le supérieur et le beau-père de Thiselton-Dyer, qu’il n’existait pas de flore indienne au sens strict puisque les plantes du sous-continent, en particulier le long des sols mouvants de la plaine du Gange, étaient à de rares exceptions près des espèces migrantes et introduites. Les liens établis par les responsables coloniaux entre la gestion des plantes et celle des humains étaient loin d’être seulement de l’ordre de la métaphore. Les administrateurs coloniaux insistaient fréquemment sur la complexité politique des histoires de migration touchant le territoire indien, qu’elles soient humaines ou végétales. Dans un remarquable chapitre sur le sens même des termes « local » et « global », l’auteure signale que l’expression « Indian botanist » ne servait pas à désigner un expert indigène mais un botaniste britannique spécialiste de la flore indienne. Ces problèmes de localité permettent de diriger l’attention vers les questions spatiales liées à la gestion des plantes dans le jardin qui en était responsable. Le discours sur la botanique coloniale prononcé par Thiselton-Dyer en 1880 condamnait les projets qui visaient à rendre un jardin botanique, surtout en zone tropicale, « aussi austère et formel qu’un cimetière de ville » (Thiselton-Dyer 1880 : 289)2. L’exposition d’un ordre botanique strict ne devait pas exclure le plaisir esthétique : « nous pouvons raisonnablement espérer finir par intéresser les gens lorsque nous avons commencé par leur plaire », déclara t-il (Thiselton-Dyer 1880 : 289)3. « Les gens » dont il est question ici étaient précisément définis selon les hiérarchies coloniales. Les liens entre la distribution spatiale et les considérations récréatives et scientifiques sont évidentes dans le guide publié par George King en 1895, qui donne lieu dans ce livre à une méditation bienvenue sur la signification des plans et la gestion de la territorialité. Cette tentative par les administrateurs du jardin de définir et de défendre sa disposition locale, idiosyncratique, visait à en faire une leçon impériale, un ensemble de techniques pour discipliner les sujets et civiliser les plantes.
8Comme nous l’avons mentionné, les jardins botaniques coloniaux étaient des institutions qui à la fois illustraient et incarnaient le pouvoir de l’empire. Le jardin botanique de Calcutta était à bien des égards un microcosme urbain. Cette incarnation d’un symbolisme culturel émerge clairement dans ce livre à l’occasion d’examens détaillés des liens entre la topographie et le travail (labour). Le célèbre grand banian (Ficus Benghalensis) du jardin, qui a survécu aux cyclones de 1864 et 1867 et a perdu son tronc principal voici un siècle, voit sa remarquable carrière et réputation amplement discutée dans la belle ouverture de ce livre. Le banian doit être considéré comme un objet explicitement construit, en particulier parce que les responsables du jardin ont choisi de le considérer comme un seul spécimen et en raison du travail qui était nécessaire pour l’entretenir. Le vaste site végétal de pèlerinage et de méditation qu’était le banian peut être vu comme représentant l’empire lui-même. Ce symbolisme au centre du jardin est tout à fait significatif. Les jardins botaniques n’étaient jamais complètement stables, toujours menacés par des parasites et des inondations, des maladies et des troubles divers. Ils ne devaient leur capacité à exister qu’à un entretien régulier et permanent. La technique métaphorique déployée dans le jardin de Calcutta prenait corps dans les travaux de séchage, de drainage et d’irrigation indispensables au maintien en ordre du jardin. L’humidité se transformait en menace pour les spécimens, pour le sol, pour le papier et pour les corps humains eux-mêmes. La manière dont la main-d’œuvre était gérée offre l’exemple le plus frappant de la facilité avec laquelle les discours coloniaux sur la nature pouvaient être appliqués simultanément aux plantes, aux humains et aux exigences de la science botanique.
9Au sein du jardin, des documents montrent que les responsables britanniques étaient souvent méfiants envers les jardiniers locaux dont dépendait pourtant le fonctionnement de leur institution. La stricte hiérarchie entre les travailleurs, reposant notamment sur des considérations raciales, ressemblait au système d’exploitation mis en œuvre dans l’économie extractiviste caractéristique des plantations. Les schémas de transplantation et de domestication faisaient sans doute partie des pratiques scientifiques les plus importantes dans le système impérial. Ils étaient explicitement appliqués aux habitudes des peuples indigènes et à leur résistance aux transferts et à l’exploitation. Ils étaient utilisés notamment pour rendre compte de la vulnérabilité apparente des populations européennes dans les climats tropicaux et pour encourager les retraites estivales dans les stations d’altitude. Le jardin de Calcutta organisa la création d’une enclave de verdure pour les privilégiés à Darjeeling sous la forme du Lloyd’s Botanical Garden, fondé en 1878. « Les nombreuses fleurs sauvages anglaises rappellent à la mémoire les collines et les allées de la patrie d’origine », affirmaient les colons nostalgiques à propos des espèces cultivées à Darjeeling (Kennedy 1996 : 47). Les mêmes termes, et bien souvent les mêmes techniques, étaient appliqués à la gestion des populations humaines et des spécimens botaniques que les administrateurs coloniaux prétendaient prendre en charge.
10Le jardin botanique de Calcutta était un projet contrarié, ou au moins contradictoire, dysfonctionel selon les valeurs politiques et scientifiques qu’il adoptait et prétendait promouvoir. Ce fait reste valable pour la période entre les cyclones des années 1860 et la première décennie du xxe siècle, qui fut à bien des égards un apogée pour le jardin. On trouvera dans ce livre plusieurs exemples éclairants des contradictions structurelles de l’administration impériale. Certaines étaient bien sûr liés au problème complexe de la définition de la « science ». Il était difficile et pourtant essentiel de définir ce que pouvait être la science botanique à cet endroit et à cette période. Isaac Burkill, responsable de la botanique économique à l’Indian Museum de Calcutta de 1901 à 1912 avant de prendre la tête du jardin botanique de Singapour, soutenait que la botanique européenne dominait dans le monde parce que, contrairement à la nomenclature botanique sanscrite, caractérisée selon lui par l’anthropocentrisme, la véritable science devait placer les végétaux et non les hommes au centre de ses classements (Philip 1999 : 125). Pourtant, au même moment, les intérêts économiques et utilitaires étaient centraux dans la fonction et la forme des pratiques botaniques dans le jardin de Calcutta. Un visiteur en voyage à Calcutta, écrivant pour le Times of India, fit une comparaison entre l’arrivée dans le jardin botanique depuis la ville et l’entrée en Paradis « pour ceux qui ont foi, espoir et persévérance »4. En même temps, le journaliste remarqua qu’« en Inde comme en Angleterre, en cette période civilisée, le véritable test dans tous les domaines est l’économie ; et je suis sûr qu’un humble étranger peut être excusé s’il regarde le jardin botanique avec l’œil d’un maraîcher »5. Le vaste matériel documentaire rassemblé dans Enraciner l’empire montre comment des projets concernant la botanique scientifique, le jardinage, l’éducation, ainsi que le paysagisme et les loisirs, faisaient tous partie du programme des responsables du jardin. Les introductions de nouvelles espèces végétales importantes économiquement étaient sporadiques, inégales et souvent incertaines. George King, directeur du jardin de 1871 à 1878, déclara que les introductions ratées étaient utiles puisqu’elles évitaient d’investir dans des projets à perte. Les Européens qui ont écrit l’histoire du jardin ont insisté sur son rôle soi-disant décisif dans les introductions réussies, comme le thé, alors que le jardin joua dans cette affaire un rôle mineur et discutable. Les étiquettes et les caractéristiques des spécimens étaient fragiles et faisaient souvent défaut. Enfin, la période d’après 1907 a été marquée par une marginalisation de la recherche botanique analytique en raison de l’importance croissante de la chimie synthétique, tandis que le gouvernement continuait à faire pression en faveur d’un fort interventionnisme agronomique.
11Le jardin botanique de Calcutta n’était pas seulement une institution instable, il était aussi souvent perçu comme véritablement en péril. Le monde habité par les botanistes et jardiniers européens était à la fois insulaire et fermé, centré sur lui-même. Le personnel était sujet à des maladies endémiques, tant mentales que physiques, et leur quotidien marqué par un grand isolement personnel et mental. Cela se juxtaposait de manière frappante avec la condescendance affichée par les Européens envers les travailleurs locaux censés leur être subordonnés mais dont ils étaient largement dépendants. À cet égard, la relation entre le jardin comme site défini et défendu à la fois contre l’image de la ville et celle de la jungle explique les diverses mesures prises pour maintenir et renforcer les frontières, exclure les visiteurs indésirables et éradiquer les parasites. Du poison était produit dans le jardin et utilisé en grandes quantités pour préserver les spécimens de l’herbier de l’humidité et des nuisibles. La tentative d’établir un espace sûr, sinon édénique, passait par des actes qui mettaient en question et subvertissaient l’ordre traditionnel. Les liens étaient étroits entre la botanique au service de l’accumulation du capital et les effets de la pollution sur l’environnement. Le projet de conservation mis en œuvre par le jardin produisait de la destruction.
12Les jardins botaniques tel que celui de Calcutta, situé sur les rives vulnérables et fertiles du fleuve Hooghly, étaient aussi des sites d’archivage et de mémoire, accumulant des informations sur les plantes et les personnes, sur la géographie en même temps que sur la botanique. L’importance de la pratique mémorielle et archivistique permet d’expliquer la place que ces jardins ont occupée dans les écrits historiques sur l’empire et la science. Dans le cas du jardin de Calcutta, cependant, des obstacles massifs avaient jusqu’à présent empêché d’élaborer un récit historique ambitieux et faisant autorité concernant les vies et les travaux de cette institution. Ce livre est un témoignage ample et impressionnant de la manière dont ces obstacles ont été affrontés et surmontés. Marine Bellégo a été confrontée à des défis considérables liés aux archives, en particulier celles qu’elle a trouvées en désordre dans un bâtiment abandonné du jardin et qu’elle a entrepris de transporter, classer, reproduire et interpréter. Ce remarquable effort historique de l’auteure, qui n’a pu advenir que grâce à de fréquentes visites dans le jardin, rend son analyse des liens entre la culture du jardin et l’ethos bureaucratique de l’empire encore plus frappante. Le chapitre consacré au système d’information et à ses failles, par exemple, comprend un examen bienvenu des multiples dimensions de la gestion des papiers et des documents dans le jardin et autour de lui.
13Comme dans d’autres organismes impériaux comparables, l’un des matériaux les plus importants pour le jardin était le papier, qui servait à préserver les spécimens de l’herbier, à garder trace des activités et à communiquer avec l’extérieur. Dans son évocation laudative de la botanique coloniale, Thiselton-Dyer déclara à son public de la métropole que « si les activités humaines se poursuivent dans la direction qu’elles ont prise, tous les produits fibreux du monde qui ne sont pas brûlés comme combustible serviront à imprimer des caractères. La grande question aujourd’hui est : d’où peut-on tirer une réserve suffisamment copieuse de papier ? » (Thiselton-Dyer 1880 : 285)6. Il est tout à fait fascinant de constater, comme ce livre le rend visible en explorant les détails du fonctionnement du jardin, que l’archive elle-même pouvait mettre en danger la gestion et la sécurité de l’institution, à cause du volume et de la fragilité des papiers produits. Le lien entre l’excès et la fragilité était un lieu commun, que ce soit dans le domaine des papiers ou dans celui des plantes. Lorsqu’il visita le jardin de Calcutta en 1892, James Veitch, l’un des plus grands pépiniéristes Londoniens, fut émerveillé par la profusion d’espèces qu’il contenait et frappé par sa capacité à produire des effets de surprise en même temps que de la plus-value. « Ce jardin est au règne végétal ce que le Taj Mahal est au règne minéral : quel que soit ce qu’on entend dire d’eux et ce qu’on en imagine, ils ne manquent pas de nous surprendre. La luxuriance de la végétation en dit long sur ce que doit être la saison chaude. En Angleterre, cultiver quelque chose signifie faire croître, ici, la difficulté est surtout de ne pas se laisser envahir » (Veitch 1896 : 52‑3)7. Il y a toujours eu des liens étroits entre les images de croissance illimitée et de superfluité tropicale, que ce soit à travers le discours sur les populations nombreuses et peu fiables ou sur le caractère fertile mais imprévisible des jardins et de leurs divers occupants. Les matériaux qui permettent aujourd’hui une reconstruction convaincante de la vie du jardin botanique ont contribué à mettre en danger ses activités et même son existence. Voilà une morale appropriée pour cette passionnante histoire alternative.
Notes de bas de page
1 « The little terrestrial paradises in which our colonial empire is so rich ».
2 « As dreary and formal as a city graveyard ».
3 « We may safely expect to end by interesting people when we have begun by pleasing them ».
4 « For them that have faith and hope and perseverance ». The Times of India, 27th July 1889, « What Bombay can learn from Calcutta, » p. 4.
5 « In India as in England in this enlightened decade, the true test of fitness in everything is economy; and I’m sure a humble outsider may be forgiven if he looks at the botanic garden with the eye of a greengrocer ». Ibid.
6 « If the activity of the human race proceeds on its present lines, all the fibrous products in the world which are not burnt for fuel will be ultimately printed upon. The great question of the day is, where is a copious supply of paper material to come from ? »
7 « As a garden it is like the Taj as a building: hear what one may, or picture to oneself what one will, when both have been visited there is still ample room for surprise. The luxuriance of the vegetation tells a tale of what the hot season must be like ; in England we cultivate to grow, here the difficulty is to keep within bounds ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michel-Eugène Chevreul
Un savant, des couleurs !
Georges Roque, Bernard Bodo et Françoise Viénot (dir.)
1997
Le Muséum au premier siècle de son histoire
Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et al. (dir.)
1997
Le Jardin d’utopie
L’Histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution
Emma C. Spary Claude Dabbak (trad.)
2005
Dans l’épaisseur du temps
Archéologues et géologues inventent la préhistoire
Arnaud Hurel et Noël Coye (dir.)
2011