“It is a curious thing to be a woman in the Caribbean after you have been a woman in these United States”
Les savoirs féminins par les chemins détournés dans Tell My Horse de Zora Neale Hurston
p. 131-144
Texte intégral
1Zora Neale Hurston est relativement peu connue en dehors des États-Unis où son roman majeur, Their Eyes Were Watching God (1937), est à présent entré dans le canon grâce, notamment, aux efforts de réhabilitation d’Alice Walker, qui a entrepris de faire de Hurston une grande figure de la littérature africaine américaine. L’auteure de La Couleur Pourpre a contribué à sortir son aînée du relatif anonymat dans lequel elle était tombée depuis la fin de sa vie, en l’instituant comme ascendante dans sa propre filiation littéraire1, et en lui rendant sa place de figure majeure de la Renaissance de Harlem, aux côtés de Langston Hughes, Alain Locke ou Claude McKay, avec qui elle a collaboré. Mais la réhabilitation concerne principalement ce roman et n’a ainsi pas véritablement englobé tous les travaux de cette autrice aux multiples talents qui s’est illustrée non seulement en littérature, mais aussi en ethnographie, et s’est essayée aux arts dramatiques et au journalisme. Son second livre de folklore, Tell My Horse, Voodoo and Life in Haiti and Jamaica (1938), qui sera au cœur de cette étude, fait partie de ces travaux moins connus et plus rarement abordés par la critique2. Cet ouvrage sur la Caraïbe, issu de ses recherches à la Jamaïque et en Haïti, est en effet problématique en termes de positionnement disciplinaire et politique, ce qui a conduit de nombreux critiques à l’écarter, tout simplement, faute de pouvoir l’accorder à l’analyse globale de l’esthétique d’Hurston, et particulièrement à l’analyse féministe de son œuvre. Nous aimerions cependant montrer que ce texte, en particulier sa première partie consacrée à la Jamaïque3, est crucial pour comprendre la manière dont la distance géographique et culturelle permet à Hurston d’écrire sa propre identité collective et individuelle à travers l’expérience de l’altérité. Le texte problématise doublement les savoirs féminins car il fonctionne non seulement comme un outil de connaissance des pratiques traditionnelles féminines dans la société ethnographiée, mais aussi comme une réflexion sur les possibilités pour la chercheuse de produire un savoir particulier en tant que femme minorée.
2À la suite des anthropologues Franz Boas et Melville Herskovits4, ses aînés et mentors à Columbia, Hurston utilise la méthode de l’observation participante pour ses recherches. Pourtant, malgré la dimension nécessairement immersive de cette approche, le point de vue anthropologique lui permet paradoxalement d’adopter un positionnement doublement externe dans Tell My Horse : elle est à la fois l’observatrice d’une société à laquelle elle n’appartient pas, ce qui lui donne une distance culturelle fondamentale, mais elle est aussi physiquement éloignée de son propre quotidien par son travail de terrain. La « longue vue de l’anthropologie » dont elle parle en avant-propos de son ouvrage précédent (Mules and Men, 1935) sert donc à regarder dans le même temps cette culture étrangère depuis une position d’altérité, mais aussi la société américaine avec le recul critique que lui offrent la mer des Caraïbes et la comparaison culturelle. Elle écrit ainsi à propos de la Jamaïque :
Puisqu’elle est une colonie anglaise, elle est très britannique. Les colonies ont en effet plus ou moins toujours tendance à imiter la mère patrie. Par exemple, certains Américains s’emploient toujours à copier servilement les Anglais alors même qu’ils ont eu cent cinquante ans pour s’en remettre.5
3Partant d’une remarque au sujet de son terrain présumé étranger pour son lecteur, elle utilise la généralisation sur « les colonies » comme pivot pour glisser son commentaire sur les États-Unis. Elle prend le contre-pied du cliché des colonies comme espaces exotiques et remet les États-Unis en position subalterne et non de domination. Ces commentaires faits « en passant », au détour d’une phrase sont d’une grande portée subversive. Elle emploie par exemple le même type de renversement au sujet des relations (extra-)conjugales lorsqu’elle écrit que « l’ancestrale tradition africaine de la polygamie est toujours endémique ici. Les raffinements qui consistent à tenir maîtresses viennent d’Europe, en revanche. »6 (58) Hurston commence ici par le cliché occidental, l’attendu, mais soulève la question des origines, démarche rendue parfaitement légitime par son statut d’anthropologue. Elle fait alors de la société ethnographiée un miroir qui renvoie à l’Occident ses propres pratiques. Le rapprochement laisse penser qu’il ne s’agit pas uniquement d’un lien historique tel que l’envisagerait l’évolutionnisme social, pour lequel la polygamie serait le signe d’une société moins avancée parce qu’y subsisteraient des pratiques archaïques, que les Européens auraient à présent dépassées. Hurston établit ici davantage un lien analogique, montrant que les comportements européens sont de même nature que ceux des Jamaïcains. Ainsi, Hurston infirme l’existence d’une différence fondamentale entre la polygamie et le fait d’avoir des maîtresses, qui ne sont que des variations modales d’un même fait socio-culturel. Elle sous-entend que ce qui est pensé comme une particularité sociale de l’Afrique, condamnable chez ceux que l’évolutionnisme social nommerait « primitifs », est en réalité présent en Europe sous des airs policés et, qui plus est, que les attitudes répréhensibles des Antillais proviennent des Blancs, qui seraient donc source de perversion. L’approche culturaliste défendue par Boas, et Hurston à sa suite, promeut la vision de la culture comme pratique et non comme fait accompli, et s’érige contre l’évolutionnisme social, qui suppose un modèle unique de développement de la culture humaine, qui tendrait vers un progrès, et établit ainsi une chronologie sur laquelle différentes sociétés pourraient être situées en fonction de leur avancement. On voit bien l’ethnocentrisme sous-jacent à une telle approche qui dresse des standards européens comme référence de modernité et de développement. Cette superposition du culturel sur le biologique est, plus généralement, un grand combat de Boas qui réfute la validité biologique du concepte de race humaine et démontre, dans sa lutte scientifique contre les thèses racistes, l’importance de séparer les éléments culturels et biologiques7. De même, Hurston, en critiquant cette relation fallacieuse, fait rempart à une pensée profondément raciste, très populaire en son temps. En deux petites phrases d’apparence anodine, Hurston fait un commentaire très incisif sur sa pratique ethnographique et surtout celle de ses maîtres et mécènes8. Le renversement des polarités dans le savoir est encore présent lorsque, à une question de Hurston sur les raisons pour lesquelles il préfère les femmes jamaïcaines aux Américaines qu’il accuse d’être « détruites par leur cerveaux » (27), un de ses interlocuteurs répond que « les influences orientales sont à l’œuvre depuis des générations en Jamaïque, de sorte que la Jamaïque était prête à donner quelques leçons sur l’amour à l’Amérique continentale »9. (29) Cette dernière est donc à nouveau déchue de son statut de dominant pour prendre le statut d’apprenant, ce qui est en réalité l’un des buts de l’anthropologie pour peu que l’on ne se place pas dans une perspective colonialiste.
4Les questions de relations entre les sexes et de construction d’identité de genre sont particulièrement complexifiées, mais aussi révélées, par cette double mise à distance. La première partie de Tell My Horse résonne comme l’ethnographie d’une société où les divisions sexuelles ont un rôle prédominant et déterminent fortement les appartenances de groupes et leurs pratiques. Le fait d’être une femme semble interdire à Hurston l’accès à certaines aires du savoir, réservées aux hommes. Elle déclare par exemple à propos de la figure folklorique du cheval à trois pattes qu’elle tente d’analyser :
D’après tout ce que j’ai pu entendre dire, j’ai la ferme conviction que le Cheval à Trois Pattes est un symbole sexuel et que les cérémonies qui lui sont consacrées sont un reliquat de rite de passage à l’âge pubère pour les garçons, venu d’Afrique de l’Ouest. Toutes les femmes le craignent. On leur a dit à toutes de le craindre. Mais aucun des hommes n’en avait peur. Peut-être qu’il y a, sous les masques et les robes des hommes qui le célèbrent, un secret culturel qui mériterait d’être connu. Mais il était certain que mon sexe m’interdisait d’en découvrir plus que ce que les autres femmes savaient.10 (39)
5Pourtant cette exclusion n’est pas totale puisque l’ethnographe participe à des activités très fortement marquées par la masculinité, tant sur le plan des participants que sur celui de la symbolique convoquée dans ses éléments matériels. Le chapitre “Curry Goat” est consacré à la description des préparatifs d’une cérémonie de mariage, où la division hommes/femmes est catégorique. Pourtant elle peut en décrire les deux côtés car, dit-elle :
Ils ont fait pour moi quelque chose qui n’avait jamais été fait pour une autre femme. Ils m’ont invitée à prendre part au dîner où un cari de chèvre est servi. Dans cet événement, tous les détails sont totalement masculins. Même le rôle de la femme dans les chants et les danses du « shay shay » est tenu par un homme. La fête est si masculine que la soupe de poulet n’y est pas admise. Il faut que ce soit de la soupe de coq. Pas de petite chevrette dans ce repas non plus. C’est du bélier, ou rien.11 (24)
6Le statut de Hurston n’est donc pas identique à celui d’une femme jamaïcaine, qui n’aurait jamais été autorisée à assister à cette démonstration de masculinité à vocation endogène. Sa nationalité et sa profession en font une étrangère qui ne correspond pas exactement aux catégorisations internes à la société jamaïcaine et lui offre ainsi une certaine liberté. Elle s’offusque des remarques que le jeune homme mentionné plus haut fait sur les femmes américaines, mais sa critique explicite bien la position de Hurston en tant que membre de cette catégorie :
Il m’a fait savoir qu’il pensait que les femmes qui entreprenaient une carrière professionnelle étaient tout simplement gâchées. Les femmes américaines, selon lui, étaient détruites par leur cerveau […]. C’était pour lui une tragédie que de regarder les femmes américaines, qu’il trouvait être les plus belles et les plus enjouées au monde, et de penser à quel point elles étaient inaptes en tant que femmes.12 (27-28)
7Il y a ici, en termes énonciatifs, un travail sur la notion « femme » car le jeune homme construit une frontière sur laquelle il place la « femme américaine », qui ne présenterait pas tous les attributs lui permettant d’appartenir pleinement à la catégorie de femme : elle ne serait pas une « femme femme »13. Il opère une reconfiguration de la notion de féminité qui n’est alors plus exclusivement liée au sexe biologique mais peut être détruite par l’action d’une personne comme Hurston, chercheuse américaine. L’identité de cette dernière n’est donc plus marquée en priorité du sceau du genre : la nationalité et l’éducation pévalent. D’autres ethnographes ont souligné l’avantage stratégique que pouvait leur apporter cette transgression des lignes de genre par leur statut d’étranger ou d’universitaire, qui constitue peut-être une différence plus radicale rendant caduque, ou moins pertinente, celle des identités de sexe. Françoise Héritier, par exemple, explique que le fait d’être une femme ethnologue lui avait ouvert bien des portes dans les sociétés africaines qu’elle étudiait : sa profession lui assurait l’entrée dans les sphères de pouvoir détenues par les hommes, son sexe dans le monde des femmes, interdit à ses collègues masculins14. Cela constitue peut-être une des explications du déficit énorme de savoir anthropologique sur les femmes, mais celui-ci ne peut y être réduit. Pour Nicole-Claude Mathieu, par exemple, l’utilisation du masculin comme universel neutre en sciences sociales produit un androcentrisme qui nuit fortement à la connaissance (notons que la revue anthropologique française de référence est sobrement intitulée L’Homme). Il résulte de cela que la catégorie « femme » est condamnée à la disparition, l’annexion ou l’isolement. Elle montre comment la recherche féministe a permis de déceler ce parti pris sexiste (« male bias ») :
1) au niveau de la description des faits – invisibilisation de femmes (de leur présence ou de leurs actes) […]. Mais aussi :
2) dans la non-intégration de ces faits, même connus, lorsqu’on parvenait au niveau de la théorisation de tel phénomène ou de la caractérisation globale de telle société – en en donnant ainsi une description fausse/.15
8En effet, la question de la fausseté, et non plus uniquement d’une vérité partielle se pose lorsqu’on envisage notamment la portée de la phrase de Lévi-Strauss : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. »16 Quel est alors son objet d’étude, si le village est vide lorsqu’il n’y a plus ses hommes ? Et quel est son statut en tant qu’homme étranger, pour qu’il soit ainsi abandonné lorsque les hommes du village partent ?
9Grâce à son identité d’universitaire femme et étrangère qui lui donne accès aux différents espaces, Hurston décrit l’ensemble du rituel de préparation du mariage, qui est très marqué le long d’une ligne de distinction entre les genres. Mais l’ethnologue traverse cette frontière car elle ne correspond pas aux catégories telles qu’elles sont établies de façon endogène au groupe. Le fait d’être une femme permet en effet aussi à Hurston d’observer l’initiation rituelle des jeunes femmes à la forme de féminité considérée comme désirable et adéquate pour le mariage et la vie de couple. Après son exposé sur la fête masculine (le fameux « curry goat »), elle amène son lecteur auprès des « spécialistes qui préparent les jeunes filles à l’amour »17 (29), démontrant ainsi la dimension hautement performative du genre dans une société où l’on ne naît pas femme, on apprend à le devenir. Dans ces passages étonnants, Hurston décrit ce qui est fait à la jeune femme mais aussi l’effet produit sur elle par cet enseignement, les impressions et les sentiments de l’apprentie. Le propos, qui part d’une révolte face au discours de l’homme cité plus tôt, s’infléchit pour refléter une forme d’admiration devant l’acte performé par des femmes car il met en avant l’action interne plutôt que le jugement externe. Alors que l’opération pourrait choquer la femme moderne qu’est Hurston18 puisque la jeune fille est avant tout formée à recevoir son mari en tant que maître, physiquement et mentalement, le chapitre finit sur cette description de la cérémonie du mariage : « Cette jeune, si jeune créature s’avança avec l’assurance de l’infini. Et quel enthousiasme, quelle soif l’habitaient ! »19 (33) La jeune femme marchant vers l’autel semble toucher au sublime dans son mouvement qui prend des airs d’envol grandiose vers « l’infini » par l’exclamation de l’auteure.
10L’observation participante lui permet donc de changer de point de vue sur les identités de genre ; la reconfiguration identitaire qui s’opère à travers son statut d’ethnographe met en lumière la complexité de la notion d’altérité. À ce sujet, l’ouverture du cinquième chapitre, “Women in the Caribbean”, est si riche qu’elle mérite une citation extensive :
C’est étrange d’être une femme à la Caraïbe après avoir été une femme aux États-Unis. On a dit que les États-Unis étaient un agrégat de petites nations, avec chacune ses propres façons de faire, et c’est vrai. Mais la chose qui les unit toutes, c’est la façon dont elles considèrent les femmes, et cela aussi, c’est vrai. La majorité des hommes dans tous les États tombent d’accord que, juste parce que tu es née bébé fille, tu dois avoir des droits et des privilèges, et une paie, et des avantages. Et en ce qui concerne le fait d’avoir le droit d’exprimer des opinions, eh ben, ils considèrent que tu es née la loi en bouche, et ce n’est pas si mal comme ça. La majorité de nos bons concitoyens s’usent les oreilles à tenter de savoir ce que veulent leurs femmes pour qu’ils puissent s’user à essayer de l’obtenir pour elles, et c’est une très bonne idée, et la bonne façon de voir les choses. Mais maintenant Miss Amérique, championne des femmes du monde, viens parader dans les eaux bleu cobalt de la Caraïbe et tu verras ce qui va se passer.20 (75)
11La première phrase inscrit le chapitre dans une tonalité personnelle et annonce une réflexion de l’auteure sur sa propre identité de genre. Plus que son état, son être est modifié par le lieu, qui produit presque un changement de nature, d’essence : le complément circonstanciel paraît changer la référence du nom qu’il qualifie, opposant en deux blocs essentiellement distincts la « femme à la Caraïbe » et la « femme aux États-Unis ». L’identité sexuelle, annonce Hurston, est performée autrement en fonction de l’espace géographique. Elle fait ensuite équivaloir l’identité nationale à l’image de la femme, qui devient alors le point central de toute la mentalité américaine. Notons le travail subtil sur la prise en charge de l’énoncé : utilisant comme point de départ un dicton qu’elle ancre dans la tradition orale sans source spécifique (“It has been said that”), elle le déclare valide puis établit un énoncé parallèle et insiste sur sa véracité sans prendre la peine de le désigner comme un dicton. La formule “just for being born a girl-baby”, qui souligne la futilité et la faiblesse du fondement de la distinction déterministe que cela représente, laisse à croire qu’elle va être suivie d’une critique directe et explicite de l’état de faits. La « façon de voir les choses » que Hurston propose ensuite est donc surprenante et crée le décalage nécessaire à l’interprétation ironique de son commentaire sur les bénéfices pour les femmes de la transaction que représentent leurs relations aux hommes. L’invitation à cette interprétation ironique étant redoublée par le “why”, trace d’oralité qui rappelle la présence d’une voix, d’un ton, et donc du biais incontournable d’un regard individuel et subjectif. Le “you” qui pouvait être interprété en impersonnel générique dans la première phrase est repris dans une adresse qui insiste sur sa fonction phatique et qualifie son interlocuteur pour le faire spécifiquement correspondre aux femmes décrites tout au long du paragraphe. De fait le changement montre que le statut de la femme et la féminité sont les résultats de constructions sociales puisqu’ils varient d’une société à une autre et que le déplacement du corps produit un changement d’identité : l’« être » de l’Américaine « en parade » (“promenading self”) va être transformé dans sa nature par un procédé qui s’apparente à la magie du lieu, une transfiguration par une force extérieure et non pas une adaptation.
12La question de la race, totalement absente de cette généralisation liminaire que constitue la description de « la femme américaine » comme s’il s’agissait d’un groupe homogène, revient dans la présentation des Jamaïcaines :
La supériorité sexuelle est rendue encore plus compliquée par les classifications de classe et de couleur. Bien évidemment, toutes les femmes sont inférieures à tous les hommes, par Dieu et par la loi, ici. Mais si une femme est riche, de bonne famille et mulâtre, elle peut surmonter certains de ses obstacles. Mais si elle est de basse extraction, pauvre et noire, elle est en bien mauvaise posture dans ce monde d’hommes. On part du principe que Dieu a créé les femmes noires pauvres pour en faire des bêtes de somme, et nul ne va lutter contre la Providence. On considère simplement ici que dieu a fait deux sortes d’ânes, dont un est doué de parole.21 (76)
13Ces remarques suggèrent que l’intersectionnalité entre genre, race et classe, de même que les discriminations intra-raciales, ne sont perceptibles que du bout de la « longue-vue de l’anthropologie » qui, en offrant le recul de l’observateur étranger, agit comme un révélateur permettant à la chercheuse de distinguer des structures plus complexes, qu’elle ne pouvait appréhender dans son propre milieu.
14Pourtant, ces remarques trouvent un écho dans Their Eyes Were Watching God, roman que Hurston écrit en 1935 durant son séjour en Haïti mais dont l’action se déroule en Floride, à Eatonville, le village où elle a grandi et qui sert de cadre à beaucoup de ses écrits. Deux personnages y ont en effet un discours très similaire. D’une part la détestable Mrs. Turner, contre qui se retourne toute la communauté des Everglades, défend la pertinence d’évaluer les personnes qui l’entourent selon un gradient de couleur. Elle admire l’héroïne, Janie, à cause de son teint clair et de sa relative richesse et lui reproche de fréquenter des personnes trop noires et trop pauvres. Elle condense ainsi une réflexion cruciale sur les relations complexes entre classe sociale et identité raciale, mais cette question est soulevée dans tout le roman à travers les allusions répétées à la carnation de Janie et à son argent. D’autre part, Nanny la grand-mère de Janie, lui affirme qu’elle doit se résoudre à épouser un vieux propriétaire terrien afin de ne pas subir le même sort que la plupart des femmes :
Alors l’homme blanc jette la charge à terre et dit à l’homme nègre de la ramasser. Il le ramasse parce qu’il est obligé, mais il le trimballe pas. Il le passe à ses femmes. La femme nègre est la mule du monde, je te le dis comme je le vois.22 (14)
15La comparaison des femmes au bétail est réitérée de façon plus détournée ensuite, par le deuxième mari de Janie, à l’occasion de l’inauguration de son magasin :
Jody lui a dit de bien s’habiller et de rester au magasin toute la soirée. Tout le monde allait venir accoutré, et il était pas question que la femme de qui que ce soit puisse soutenir la comparaison. Il faut qu’elle se voie comme vache qui porte la cloche, les autres femmes étaient le troupeau.23 (41)
16Le discours indirect libre reflète ici une vision de la gent féminine bien éloignée de la description des femmes américaines que donne Hurston dans Tell My Horse car même Janie, qui doit être mise en valeur, ne l’est pas pour sa personnalité mais comme une bête de prix parmi la masse des animaux.
17Les éléments à première vue révélés par la prise de distance ethnographique et géographique à la Jamaïque sont donc en réalité présents dans la représentation de la société américaine que propose Hurston, mais amenés grâce à une autre forme de distance : celle de la fiction. Le décrochage sur le plan du réel plutôt que sur le plan situationnel caractérise une autre forme de chemin détourné pour le message de l’auteure. À la lumière des commentaires de Nanny et de Hurston elle-même, le titre de son autre œuvre ethnographique, Mules and Men, constitue aussi une indication de lecture oblique ; Cheryl A. Wall défend que « la focalisation féminine typique de l’écriture de Zora Hurston » domine Mules and Men « malgré son titre »24, mais ce titre apparaît en fait plutôt comme une promesse, puisque Hurston nous propose de regarder le monde du point de vue de ses « mules ». L’identité d’ethnographe qui revient à Hurston dans le groupe étudié lui permet de transgresser la division genrée et, ainsi, de faire apparaître le fait qu’il s’agit d’une construction sociale. Ses remarques sur les tensions et les inégalités intra-raciales, mises en regard avec des passages de son roman le plus célèbre, révèlent une critique du racisme américain dont ses écrits sont fréquemment accusés d’être dépourvus. Grâce à une inversion des polarités et à une solide réflexion épistémologique, Hurston, sous ses airs apolitiques, produit en réalité un texte qui permet une réflexion sur les formes de pouvoir et d’oppression et qui peut contribuer à les combattre en démontrant que la binarité du genre est une construction sociale qui n’est pas absolue mais peut être dépassée par sa pratique.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier Alice Walker, “Looking for Zora”, dans Search of Our Mothers’ Gardens, New York, Harcourt, 1983. Pour une étude des limites de cette réhabilitation, voir Carline Blanc, « Conflits de valeurs, revalorisation et valeur épistémologique : retour sur la réhabilitation de Zora Neale Hurston », Revue TIES, vol. 1 « Valeur/Valeurs », 2018, p. 16-28. http://revueties.org/numero/73-premier-numero.
2 Citons quelques exceptions notables comme Gwendolyn Mikell, “When Horses Talk: Reflections on Zora Neale Hurston’s Haitian Anthropology”, Phylon, no 43 :3, 1982,, p. 218-230 ; Leigh Anne Duck, “‘Rebirth of a Nation’ : Hurston in Haiti” , The Journal of American Folklore, vol. 117, no 464, 2004, p. 127-146 ; Myriam Chancy, “‘Harvesting’ Port-au-Prince: Zora Neale Hurston’s Literary (Dis)Articulation of Being” dans M. Rohrleitner et S. Ryan (eds.), Dialogues across Diasporas: Women Writers, Scholars, and Activists of Africana and Latina Descent in Conversation, 2013; Sten, Rachel, “Remembering the Sacred Tree – Black Women, Nature, and Voodoo in Zora Neale Hurston’s Tell My Horse and Their Eyes Were Watching God”, dans Vinia Delois Jennings (ed.), Zora Neale Hurston, Haiti and Their Eyes Were Watching God, Northwestern University Press, 2013, p. 29-48; Claudine Raynaud, “Modernism, Anthropology, Africanism and the Self: Hurston and Herskovits on/in Haiti” et Samantha Pinto, “Asymmetrical position: Zora Neale Hurston and the Gendered Fictions of Black Modernity” dans F. Sweeny and K. Marsh (eds.), Afromodernisms: Paris, Harlem and the Avant-Guard, 2013; Sascha Morrell, “‘There is No Female Word for Busha in These Parts’: Zora Neale Hurston, Katherine Dunham and Women’s Experience in 1930s Haiti and Jamaica”, 2019 (en ligne). http://australianhumanitiesreview.org/2019/05/27/there-is-no-female-word-for-busha-in-these-parts-zora-neale-hurston-katherine-dunham-and-womens-experience-in-1930s-haiti-and-jamaica/
3 La seconde partie est très différente en ce qui concerne les thèmes abordés : il s’agit principalement d’une étude des sociétés secrètes et du vaudou haïtiens, mêlée de considérations historiques et politiques sur Haïti. Nous choisissons de la laisser de côté ici car la question du genre n’y est pas posée de la même façon. Elle est presque absente de la description que fait Hurston de la société haïtienne, alors même qu’elle est centrale à la structure sociale jamaïcaine telle que l’auteure la décrit. La participation de Hurston au groupe ethnographié, et donc son positionnement personnel et professionnel, y est d’une autre nature, et pourrait faire l’objet d’une étude que nous n’avons pas l’espace de développer ici, mais qui inclurait de façon centrale le chapitre “Hunting the Wild Hog”, particulièrement intéressant en ce qui concerne la méthode de l’observation participante utilisée par Hurston et sa mise en scène en tant qu’ethnographe.
4 Voir notamment Franz Boas, The Mind of Primitive man, New York, Macmillan, 1911; Id., Anthropology and Modern life, New York, Norton, 1932; Id., Race, Language and Culture, New York, MacMillan, 1940 et Melville J. Herskovits, The Myth of the Negro Past, New York et Londres, Harper and Brothers, 1941; Id., Life in a Haitian Valley, New York, Knopf, 1937.
5 “Being an English colony, it is very British. Colonies always do imitate the mother country more or less. For instance some Americans are still aping the English as best they can even though they have had one hundred and fifty years in which to recover.” (Zora Neale Hurston, Tell My Horse, Voodoo and Life in Haiti and Jamaica, Philadelphie, J. B. Lippincott, 1938, p. 16. Sauf mention contraire, nous traduisons.)
6 “The old African tradition of polygamy is rampant down there. The finer touches of keeping mistresses come from Europe, however.” (Ibid.)
7 Voir notamment Franz Boas, The Mind of Primitive Man New York, The MacMillan Company, 1911, en particulier le chapitre “Race, Language and Culture” et “The Race Problem in Modern Society”, dans lequel il écrit: “The term race, applied to human types, is vague. It can have a biological significance only when a race represents a uniform, closely inbred group, in which all family lines are alike – as in pure breeds of domesticated animals. These conditions are never realized in human types and impossible in large populations. [...] If the defenders of race theories prove that a certain kind of behavior is hereditary and wish to explain in this way that it belongs to a racial type they would have to prove that the particular kind of behavior is characteristic of all the genetic lines composing the race, that considerable variations in the behavior of different genetic lines composing the race do not occur. This proof has never been given and all the known facts contradict the possibility of uniform behavior of all the individuals and genetic lines composing the race.” (p. 254-255).
8 Par exemple, Charlotte Osgood Mason, qui finance les recherches de Hurston de 1927 à 1933, fait preuve d’un engouement pour les collectes folkloriques qui correspond à l’air du temps : la mode est au sensationnalisme que procure notamment le vaudou, à la fois dangereux et pittoresque objet de curiosité. Le passage est aussi une critique déguisée faite à Herskovits, qu’elle accuse de n’avoir consulté que des informateurs blancs dans ses recherches en Haïti. Voir Robert Hemenway, Zora Neale Hurston: A Literary Biography, Urbana, University of Illinois Press, 1977 et Clara Kaplan (ed.), Zora Neale Hurston: A Life in Letters, New York, Anchor books, 2003.
9 “He replied that there were oriental influences in Jamaica that had been at work for generations, so that Jamaica was prepared to teach continental America something about love.” (Hurston, Tell My Horse, p. 29.)
10 “All in all from what I heard, I have the strong belief that the Three-Legged-Horse is a sex symbol and that the celebration of it is a fragment of some West African puberty ceremony for the boys. All the women fear it. They had all been told to fear it. But none of the men was afraid at all. Perhaps under those masques and robes of the male revellers is some culture secret worth knowing. But it was quite certain that my sex barred me from getting anything more than the other women knew.” (Hurston, Tell My Horse, p. 39.)
11 “They did something for me there that has never been done for another woman. They gave me a curry goat feed. That is something utterly masculine in every detail. Even a man takes the part of a woman in the ‘shay shay’ singing and dancing that goes on after the feed. […] This feast is so masculine that chicken soup would not be allowed. It must be soup from roosters. […] No nanny goat in that meal either. It is ram goat or nothing.” (Hurston, Tell My Horse, p. 24.)
12 “He let it be known that he thought that women who went in for careers were just so much wasted material. American women, he contended, were destroyed by their brains […]. He felt it was a great tragedy to look at American women, whom he thought the most beautiful and vivacious women on earth, and then to think what little use they were as women.” (Hurston, Tell My Horse, p. 27-28.)
13 Nous empruntons le concept de construction de la frontière notionnelle à la théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli. Un énonciateur peut choisir de montrer que son référent correspond tout à fait à une notion, parce qu’il en a tous les attributs. Une des façons de souligner cela en français est le redoublement du nom avec accentuation de la seconde occurrence, par exemple : « je veux du café café, pas du jus de chaussette ». Dans ce cas, le premier objet est mis en opposition à un second référent que l’énonciateur présente comme n’ayant pas tout à fait les caractéristiques requises pour correspondre totalement à la notion « café », mais n’étant pas totalement à l’extérieur : c’est ainsi qu’est établie une frontière entre ce que l’énonciateur considère pleinement en dedans et radicalement en dehors de la notion « café ». Voir Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation, t l : Opérations et représentations, Paris, Ophrys, 1990.
14 Teri Wehn-Damisch, Françoise Héritier, la pensée de la différence, Cinétévé, France, 2008, 3-5min.
15 Nicole-Claude Mathieu et Martine Gestin, « Lévi-Strauss et (toujours) l’échange des femmes », dans Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique 2 : Usage, déréliction et résilience des femmes, Paris, La Dispute, 2014, p. 121-122. Voir aussi Nicole-Claude Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe » dans L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991, p. 35.
16 Claude Lévi-Strauss, « Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Bororo », Journal de la Société des Américanistes, t. XXVIII, no 2, 1936, p. 283.
17 “Before he drove away he had told me about the specialists who prepare young girls for love.”
18 Bien que les éléments biographiques à ce sujet soient peu nombreux, il est établi que le mariage de Hurston a été de courte durée car elle a préféré sacrifier cette relation plutôt que de renoncer à sa carrière. Voir Robert Hemenway, op. cit., p. 93-95.
19 “This young, young thing went forth with the assurance of infinity. And she had such eagerness in her as she went!” (Hurston, Tell My Horse, p. 33.)
20 “It is a curious thing to be a woman in the Caribbean after you have been a woman in these United States. It has been said that the United States is a large collection of little nations, each having its own ways, and that is right. But the thing that binds them all together is the way they look at women, and that is right, too. The majority of men in all the states are pretty much agreed that just for being born a girl-baby you ought to have laws and privileges and pay and perquisites. And so far as being allowed to voice opinions is concerned, why, they consider that you are born with the law in your mouth, and that is not a bad arrangement either. The majority of the solid citizens strain their ears trying to find out what it is that their womenfolk want so they can strain around and try to get it for them, and that is a very good idea and the right way to look at things. But now Miss America, World’s champion woman, you take your promenading self down into the cobalt blue waters of the Caribbean and see what happens” (Hurston, Tell My Horse, p. 75.)
21 “This sex superiority is further complicated by class and color ratings. Of course all women are inferior to all men by God and law down there. But if a woman is wealthy, of good family and mulatto, she can overcome some of her drawbacks. But if she is of no particular family, poor and black, she is in a bad way indeed in that man’s world. […] It is assumed that God made poor black females for beasts of burden, and nobody is going to interfere with providence. […] It is just considered down there that God made two kinds of donkeys, one kind that can talk” (Hurston, Tell My Horse, p. 76.)
22 “So de white man throw down de load and tell de nigger man tuh pic kit up. He pick it up because he have to, but he don’t tote it. He hand it to his womenfolks. De nigger woman is de mule uh de world so fur as Ah can see”. (Hurston, Tell My Horse, p. 14.) La traduction des textes de Zora Neale Hurston s’avère particulièrement délicate dans les nombreux passages où elle a recours, comme ici, à l’écriture d’une langue vernaculaire. La note du traducteur de “Sweat” (« Sueur ») pour l’édition française de l’unique numéro de la revue FIRE ! ! est une réflexion intéressante à ce sujet : voir Étienne Dobenesque, « Note sur la traduction de Zora Neale Hurston » dans Langston Hughes, Zora Neale Hurston et al., Feu ! !, Paris, Ypsilon, 2017. http://www.ypsilonediteur.com/images/documents/ED_NoteTraductionZNH.pdf.
23 “Jody told her to dress up and stand in the store all that evening. Everybody was coming sort of fixed up, and he didn’t mean for nobody else’s wife to rank with her. She must look on herself as the bell-cow, the other women were the gang” (Hurston, Tell My Horse, p. 41.)
24 “Analyzing its narrative strategy rather than its ethnographic data, one sees that, despite its title, Mules and Men shares the female focus typical of Zora Hurston’s writing.” (Cheryl A. Wall, “Mules and Men and Women: Zora Neale Hurston’s Strategies of Narration and Visions of Female Empowerment”, Black American Literature Forum, vol. XXIII, no 4, 1989, p. 661.)
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