Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1La Libye, comme le reste de la région du Maghreb, est traversée depuis 2011 par des changements politiques, sociaux et économiques qui offrent un terrain d’observation riche et diversifié pour les chercheurs. Or, le pays souffre d’un déficit de recherches. C’est ce que plusieurs manifestations scientifiques organisées à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC)2 ont montré. Nous constatons un manque assez remarquable de publications sur le pays, qu’il ne faut certainement pas expliquer par un désintérêt des chercheurs pour la Libye. Au contraire, plusieurs publications récentes indiquent la richesse des interrogations. Cependant, dans le contexte actuel du pays, il n’est pas aisé de mener des recherches qui s’appuient sur des données collectées sur le terrain. Durant les différentes rencontres consacrées au sujet, la plupart des intervenants ont souligné l’inaccessibilité du terrain, le manque de données fiables, et ont fait part des stratégies et des alternatives employées pour dépasser cet obstacle majeur. Cet ouvrage propose d’y contribuer et d’apporter sa pierre à l’édifice. Il rassemble des études de chercheurs appartenant à des disciplines différentes et couvrant une période historique allant du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Présentées lors des différentes rencontres organisées par l’IRMC3 dans le cadre de projets de recherche ou de colloques, elles permettent d’aborder l’histoire et la société libyenne dans sa diversité, et la complexité de son présent.
2La synthèse faite par le sociologue libyen Mustafa Ettir (en arabe) retrace l’histoire sociopolitique du pays depuis l’indépendance. En revenant sur les premières années de l’après-indépendance, l’auteur montre que malgré les circonstances qui ont abouti à l’indépendance, le pays a su se doter assez rapidement d’une constitution et d’un projet d’État qui permettaient la mise en place d’une démocratie. Ettir l’explique par la préexistence d’une tradition de gestion des affaires publiques. Mais ce projet a fini par échouer pour différentes raisons qu’il expose dans le texte. Ces facteurs, dont le rôle joué par les tribus ou la place de la religion, vont continuer à influencer la phase suivante, lors de laquelle un pouvoir militaire dirigé par Kadhafi est mis en place. Ce pouvoir militaire, qui établit un nouveau régime politique, contribue à creuser le fossé entre la société et les gouvernants. Le régime instauré, bien qu’il prétende « donner les pouvoirs au peuple », n’a fait que les concentrer en limitant les droits des citoyens et en contrôlant tous les secteurs. Selon l’auteur, la situation actuelle de la Libye, qui risque de perdurer, est en grande partie la prolongation des effets de cette politique.
3Comme pour appuyer les propos de Mustafa Ettir concernant la préexistence d’outils de gestion de la vie publique au XIXe siècle en Libye, Nora Lafi présente dans son article un exemple de ces outils de pratiques démocratiques dans la ville de Tripoli à travers les processus de délibération. Ces « pratiques de la décision », qui existent au moins depuis le XIXe siècle, posent selon l’autrice une question majeure par rapport à l’idée d’une centralité de la démocratie en Europe. En s’appuyant sur plusieurs documents, notamment le journal de Hasan al-Faqīh Hasan, une source précieuse pour étudier la société tripolitaine à cette période, elle nous présente des exemples variés de prise de décisions ou de moments de contestation qui se sont appuyés sur des procédures démocratiques comme le vote, les pétitions ou les élections.
4Les sources peuvent être lues et relues selon différentes perspectives et sous des angles multiples. C’est ce que nous rappelle la contribution d’Enaam Sharfeddine qui, en nous offrant un autre angle de compréhension de la société libyenne du XIXe siècle, s’appuie sur une source déjà exploitée dans le précédent article. Cette source permet de dresser le portrait détaillé d’une figure économique et sociale : Hasan al-Faqīh Hasan, commerçant à Tripoli. À partir d’une étude minutieuse des indices laissés dans son journal, elle arrive à reconstruire l’évolution sociale et économique d’une famille libyenne de notables locaux bénéficiant d’une notoriété religieuse, et qui ont pu agrandir leur réseau d’influence en investissant le secteur du commerce. Grâce à une analyse attentive et en croisant d’autres sources, l’autrice met en évidence les réseaux d’influence au XIXe siècle à Tripoli.
5L’article de Mustafa Rejeb Younis (en arabe) aborde la question de la politique d’assimilation et de naturalisation en Libye sous le pouvoir fasciste (1934-1939), en retraçant le parcours d’une figure importante : Italo Balbo (1896-1940), homme politique et militaire italien, gouverneur de la Libye italienne de janvier 1934 jusqu’à sa mort. L’auteur fait un bilan nuancé de la période étudiée. D’un côté, il propose une approche différente du parcours du gouverneur Balbo, qui a essayé de mettre en place une politique consensuelle envers la société libyenne et ses traditions et en introduisant, sans grande violence, des mesures modernes consenties par les sphères du pouvoir. Mais d’un autre côté, l’auteur montre les limites de cette politique, menée d’une manière individuelle, sous un régime qui, même s’il cède certains droits ou libertés, reste fasciste. L’auteur illustre cette dichotomie à travers les négociations autour de la loi de naturalisation telle que proposée par Balbo, et la version finale adoptée et appliquée par le pouvoir central.
6En plus de montrer l’ambiguïté des rapports entre le politique et le religieux en Libye depuis la fondation de la Sénoussiya, le texte de Mohamed Chérif Ferjani (« Politique et religieux dans la Libye contemporaine. De la confrérie Sénoussiya aux différentes expressions de l’islam politique contemporain ») offre une multitude de pistes de réflexions certainement approfondies par d’autres chercheurs, que l’auteur estime qu’il sera nécessaire de développer et de réinterroger quand le terrain et les sources libyennes sur place seront plus accessibles, à travers, notamment, la réalisation d’entretiens ou l’accès à des archives jusque-là inédites.
7Dans leur article intitulé “Contested Issues and Developments in Post-Qadhafi Libya: The Case of Cyrenaica” (en anglais), Amal S. Obeidi et Thomas Hüsken mettent quant à eux l’accent sur la nécessité d’un dialogue entre les chercheurs des pays du Nord et du Sud, afin que les chercheurs locaux fassent connaître leurs travaux, et qu’ils prennent place dans la bibliographie internationale sur la Libye. Le texte qu’ils présentent est une illustration de ce plaidoyer, puisqu’il est le fruit d’une coopération entre un chercheur allemand et une chercheure libyenne. En faisant dialoguer leurs disciplines (science politique d’un côté, ethnographie de l’autre), ils ont pu croiser les analyses d’un terrain de recherche commun. Les auteurs rappellent qu’en dépit des changements politiques, sociaux et économiques importants (la Sénoussiya, le changement de régime de la monarchie au coup d’État, etc.) que le pays a traversés, le terrain est resté hors de portée pour les chercheurs, en comparaison avec des terrains voisins ou similaires. Cet article apporte une analyse de l’articulation entre le politique et l’économique après 2011, en étudiant le changement des acteurs politiques et son impact sur l’économie de la région, particulièrement en région cyrénaïque. Les auteurs prennent comme cas d’étude l’apparition de nouvelles pratiques de consommation, qui contrastent avec un quotidien rythmé par les pénuries et l’instabilité des services de première nécessité comme l’eau, l’électricité ou l’accès à Internet. Le changement des acteurs politiques est analysé à partir de l’exemple des marabi’, un espace communautaire de gestion politique. Les auteurs démontrent, à travers d’autres exemples de la région cyrénaïque, l’importance que jouent encore la tribu et l’identité tribale dans les pratiques politiques, économiques, légales et culturelles dans la région, et en Libye d’une manière générale. L’article aborde également l’impact de ces changements sur le statut des femmes dans la région qui, par exemple, a fait chuter le nombre de femmes travaillant dans le secteur judiciaire et surtout dans les postes de décision, ou leur absence dans les processus locaux de réconciliation.
8Cette dernière question est analysée par Jinan Limam qui retrace dans son article l’évolution du débat sur le statut des femmes et leurs droits dans la société libyenne au moment de la transition post-2011. En s'intéressant aux droits politiques des femmes, cette contribution nous permet d’analyser les obstacles qui entravent l’accession des femmes à la sphère politique et l’accomplissement de leur rôle en tant qu'actrices politiques à part entière : représentations sociales, contexte politique, institutions fragiles, etc. En contrepartie, nous pouvons suivre les différentes formes d’actions déployées par les femmes pour faire évoluer les institutions politiques, et y obtenir plus de droits et de représentativité. À travers les différents exemples cités, l’autrice retrace l’évolution d’une société loin d’être figée ou opposée au changement, mais fortement affectée par l’instabilité sécuritaire et les années de dictature qui rendent le processus de reconstruction de la société très lent et incertain.
9L’intérêt de ce volume est d’apporter des éclairages variés sur la Libye contemporaine, qui offrent des études de cas spécifiques et des articles de synthèse permettant ainsi de comprendre la société libyenne, comme toute autre société, dans sa complexité, sa diversité et selon ses différents contextes historiques et politiques.
10Enfin, je souhaite remercier vivement Selma Hentati, responsable des publications à l’IRMC sans qui cet ouvrage n’aurait pas pu être accessible, Katia Boissevain, directrice de l’IRMC, pour sa confiance, et à travers elle toute l’équipe de l’institut, ainsi que tous les auteurs et les évaluateurs pour leur patience et leur disponibilité.
Décembre 2023
Notes de bas de page
2 Depuis quelques années, l’IRMC organise des rencontres scientifiques autour de la Libye. Un compte-rendu de ces activités (2018-2021) est accessible dans un hors série de La Lettre de l’IRMC, [en ligne : https://irmcmaghreb.org/portfolio/la-lettre-de-lirmc-hs-libyefrar/]. D’autres activités ont ensuite été organisées, notamment un colloque international : « Situations contemporaines des patrimoines archéologiques, manuscrits et culturels en Libye et au Maghreb : des richesses à préserver ? » (Tunis, juin 2023).
3 La plupart des contributions ont été présentées dans le cadre d'un colloque organisé en 2021 (« La Libye contemporaine entre Afrique et Méditerranée ») financé par le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI) : « La jeune recherche en sciences humaines et sociales (JRSHS) : un outil de développement au service de la Libye ».
Auteur
Maître-assistante à l’Institut supérieur des métiers du patrimoine (Université de Tunis), membre du laboratoire du Patrimoine (LR99ES23), et chercheure associée à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La formation des élites marocaines et tunisiennes
Des nationalistes aux islamistes 1920-2000
Pierre Vermeren
2022