Notes au chapitre VI : Critique textuelle
p. 237-242
Texte intégral
1Pour exposer la théorie stemmatique et l’histoire de son évolution, nous nous sommes fondés sur P. Maas, Textkritik, Leipzig, 19604 (traduction anglaise : Textual criticism, Oxford, 1958 ; traduction française dans P. Maas, Les Dessous de la littérature grecque. Paléographie, histoire et critique des textes, éd. L. Calvié, Toulouse, 2020) et S. Timpanaro, La genèse (cité supra, Notes au chap. V, 1) ; cet auteur ne se limite d’ailleurs pas à une enquête rétrospective : les appendices II et III sont consacrés à l’étude d’importants problèmes sur la théorie stemmatique ; sur la méthode de Lachmann dans son ensemble, voir G. Fiesoli, La genesi del lachmannismo, Florence, 2000. L’opuscule de Maas est concis au point d’être obscur. Le danger d’une trop grande concision, c’est qu’elle risque de faire tomber dans des erreurs théoriques en supposant comme évidents des points qui mériteraient un examen explicite. Dans son compte rendu de la première édition italienne de ce livre, « Due introduzioni alla critica del testo », Maia, 23, 1970, p. 289, S. Timpanaro a signalé un cas de ce genre dans la quatrième des conclusions tirées de notre stemma de travail (p. 162). Nous avons dû ajouter une précision pour que notre conclusion soit valable : l’accord d’un des manuscrits XYZ avec β donne la leçon de α à condition que les deux témoins restants offrent chacun une leçon différente ; s’ils concordent, comme cela peut arriver, on en conclura que la tradition a été modifiée par contamination ou émendation. L. Canfora, « Critica textualis in caelum revocata », Belfagor, 23, 1968, p. 361-364, a attiré l’attention sur d’autres obscurités dans l’exposé de Paul Maas. Pour un commentaire d’ensemble à l’opuscule de Maas, voir E. Montanari, La critica del testo secondo P. Maas : testo e commento, Florence, 2003.
2La méthode stemmatique a ses limites. Elles ont été soulignées par G. Pasquali, Storia della tradizione e critica del testo, Florence, 19522, et plus récemment, avec trop de passion peut-être, par R. D. Dawe, The collation and investigation of manuscripts of Aeschylus, Cambridge, 1964. Nous avons essayé de montrer pourquoi ces controverses sont en grande partie oiseuses. Maas savait parfaitement qu’il n’y a pas de solution simple aux problèmes que pose une tradition contaminée, mais certains critiques ont tout simplement omis de relever sa déclaration sans équivoque (p. 31 : « Gegen die Kontamination ist kein Kraut gewachsen »). D’autres ont peut-être été trop impressionnés par les exemples qui foisonnent dans l’ouvrage classique, mais un peu diffus, de Pasquali, et oubliant qu’il s’agissait le plus souvent de traditions hors de l’ordinaire, ils ont trop vite conclu que la contamination était non l’exception mais la règle, et que la théorie de Maas n’avait donc aucune utilité pratique. Nous doutons beaucoup que Pasquali ait voulu donner cette impression à ses lecteurs, et il faut insister sur le fait que dans bon nombre de traditions affectées par la contamination, celle-ci n’a pas été suffisante pour enlever toute valeur à l’emploi de la méthode stemmatique. Il vaut peut-être la peine de signaler ici qu’on a réussi une intéressante eliminatio codicum dans le stemma de la Rhétorique d’Aristote, bien que la tradition manuscrite ne soit pas entièrement exempte de contamination ; voir R. Kassel, Der Text der Aristotelischen Rhetorik, Berlin, 1971, p. 54-55.
3Les philologues qui étudient la transmission des textes antiques et médiévaux se sont engagés dans une discussion intéressante, mais fort compliquée, sur la fréquence relative des différents types de stemmas. Elle a été ouverte en 1913 par Joseph Bédier qui observait dans l’introduction à son édition du Lai de l’ombre que, dans leur immense majorité, les stemmas construits par les éditeurs de textes médiévaux se partagent en deux branches principales, ce qui revient à dire qu’on avait fait deux copies de l’archétype, et deux seules. Bédier croyait que cette remarque devait aussi s’appliquer aux éditions de textes classiques, et pensait que si les savants arrivent à de telles conclusions, c’est qu’ils se laissent influencer par des considérations subjectives, comme la tendance à penser tous les problèmes de variantes sous forme de dichotomie entre la vérité et l’erreur. À la fin, il abandonna l’espoir de construire des stemmas, préférant fonder ses éditions sur un manuscrit de base.
4Cette procédure ne saurait s’imposer comme une norme, même si elle peut être utile et même nécessaire dans le cas de certaines œuvres médiévales. Par la suite, on a discuté longuement sur les raisons statistiques qui justifieraient la prédominance des stemmas bifides ; et récemment, l’accent a été mis sur les conditions culturelles dans lesquelles s’est déroulée la transmission des textes : est-il par exemple vraisemblable que bien des livres médiévaux aient été endommagés, voire détruits, avant qu’on ait pu les transcrire plus de deux fois, tandis que d’autres étaient déposés dans des bibliothèques centrales, à disposition des étudiants, où l’on pouvait les consulter et les copier à loisir ? Nous n’avons pas les documents qui nous permettraient d’étayer solidement l’une ou l’autre de ces hypothèses. Une autre difficulté provient du fait qu’un copiste corrige souvent des erreurs évidentes soit par conjecture, soit par recours à un autre témoin ; cet effacement des variantes peut conduire le philologue vers le stemma le plus simple possible, celui à deux branches, au lieu du stemma à trois branches. La même situation se produit lorsque les copistes font indépendamment des erreurs identiques, et la théorie stemmatique ne donne aucun moyen d’évaluer la fréquence de ce phénomène. Le lecteur désireux de s’informer davantage sur ce problème complexe aura intérêt à lire la discussion pénétrante de Timpanaro, La genèse, p. 181-222, avec les addenda de l’édition anglaise ; sur ce chapitre de Timpanaro (l’appendice C), voir désormais S. Martinelli Tempesta dans M. L. Meneghetti et S. Resconi (dir.), Contaminazione/Contaminazioni (Critica del testo, 17/3), Rome, 2014. Ce qu’il dit concerne principalement les auteurs classiques ; on trouvera le point de vue des romanistes dans F. Whitehead et C. E. Pickford, « The introduction to the Lai de l’ombre : sixty years later », Romania, 94, 1973, p. 145-156.
5G. B. Alberti, « ‘Recensione chiusa’ e ‘recensione aperta’ », Studi italiani di filologia classica, 40, 1968, p. 44-60 (article repris et mis à jour dans Problemi di critica testuale, Florence, 1979, p. 1-18), a observé que l’expression « tradition ouverte » s’emploie maintenant avec différentes valeurs. Pasquali, qui l’a inventée, voulait dire par là que, pour retrouver les leçons de l’archétype, on devait avoir recours au jugement plutôt qu’à l’application mécanique de règles, et dans ce sens le terme peut évidemment être appliqué à des traditions où il n’y a pas d’archétype unique.
6Les études concernant les vers ajoutés à la Satire VI de Juvénal et la nouvelle lettre de saint Cyprien ont été indiquées plus haut, Notes au chap. V, 6c.
7La monographie classique sur les deuxièmes éditions dans l’Antiquité est celle de H. Emonds, Zweite Auflage im Altertum. Kulturgeschichtliche Studien zur Überlieferung der antiken Literatur, Leipzig, 1941. Pour la question des variantes d’auteur chez Longus, et pour une bibliographie récente sur le sujet, on verra M. D. Reeve, « Author’s variants in Longus », PCPhS, 195, 1969, p. 75-85 (et la réponse de D. C. C. Young, « Second thoughts on Longus’ second thoughts », ibid., 17, 1971, p. 99-107). Pour Ovide, il faut ajouter A. S. Hollis, Ovid, Metamorphoses Book VIII, Oxford, 1970, p. x-xi, xxvii, et R. J. Tarrant, P. Ovidi Nasonis Metamorphoses, Oxford, 2004, p. xxxiv-xxxv. Les problèmes que soulève une tradition indirecte ont fait l’objet d’une étude exemplaire de S. Timpanaro, « Alcuni casi controversi di tradizione indiretta », Maia, 22, 1970, p. 351-359.
8On mentionnera ici deux autres principes de critique qui sont utiles à l’occasion. L’un, connu sous le nom de « critère géographique », apparaît sous deux formes. (I) En s’appuyant sur un concept qui s’est révélé fécond en grammaire comparée, celui des survivances dans la périphérie d’une culture, on pense que s’il y a accord sur des variantes significatives entre des témoins provenant d’aires marginales, ces variantes conservent vraisemblablement un état très ancien du texte. Malheureusement, pour pouvoir utiliser ce critère, il faut connaître l’origine précise de nos manuscrits, ce qui n’est pas souvent le cas, surtout dans le domaine grec. (II) L’autre variante de ce critère géographique a été élaborée par les spécialistes du Nouveau Testament ; ils assignent certains manuscrits à une région, qu’elle soit ou non périphérique, et l’on fait souvent référence au texte (groupe de manuscrits) occidental, césaréen ou alexandrin. Le principe de base remonte à saint Jérôme, qui se penche sur des variantes textuelles dans les manuscrits bibliques venant de régions différentes (Praefatio in Paralipomena, P.L., t. 28, 1324-1325).
9Recentiores non deteriores : l’idée en avait déjà été comprise par J. B. Cardona, évêque de Tortosa († 1589) ; voir J. S. Lasso de la Vega dans La crítica textual y los textos clásicos, Murcia, 1986, p. 56, n. 35.
10Un autre principe, très utile pour la critique des textes en prose, est la règle de Wettstein brevior lectio potior. C’est elle aussi un fruit de la critique néotestamentaire qui devait affronter les nombreuses additions du texte occidental, représenté notamment par le codex Bezae (Cantabrigensis Bibl. Univ. Nn II 41). Sur ces deux principes, on consultera B. M. Metzger et B. D. Ehrman, The text of the New Testament.
11Que tous les manuscrits du xve siècle de Lucrèce descendent en définitive du codex Oblongus a été démontré par K. Müller, « De codicum Lucretii Italicorum origine », Museum Helveticum, 30, 1973, p. 166-178 ; mais voir aussi M. D. Reeve, « The Italian tradition of Lucretius », IMU, 23, 1980, p. 27-48, et « The Italian tradition of Lucretius revisited », Aevum, 1979, 2005, p. 115-164. Parmi les nombreuses études consacrées au Tacite de Leyde, on retiendra spécialement celles de F. R. D. Goodyear, « The readings of the Leiden manuscript of Tacitus », CQ, 15, 1965, p. 299-322, et « On the Leidensis of Tacitus », CQ, 20, 1970, p. 365-370.
12De nombreux types d’erreurs classés au § 8 de ce chapitre sont discutés, avec d’autres exemples, dans les titres cités plus bas. Sur les textes que nous avons cités à titre d’exemple sur la détection de gloses, voir S. Lundström, Vermeintliche Glosseme in den Tusculanen, Upsal, 1964, avec le compte rendu important de G. Williams, Gnomon, 37, 1965, p. 679-687, et l’édition de Pétrone par K. Müller, Munich, 1961 (et la recension substantielle de R. G. M. Nisbet, JRS, 52, 1962, p. 227-238, qui discute aussi le problème des interpolations chez Juvénal). En plus des cas d’expurgation que nous avons mentionnés, il y en a qui concerne une partie de la tradition de l’Âne de Lucien : voir H. van Thiel, Der Eselsroman, Synoptische Ausgabe, Munich, 1972, p. ix, xix-xxiii.
13On dispose de nombreuses études sur les systèmes abréviatifs dans les manuscrits grecs et latins. Sur les nomina sacra, l’ouvrage de base reste L. Traube, Nomina sacra. Versuch einer Geschichte der christlichen Kürzung, Munich, 1907 (réimpr. Darmstadt, 1967), qu’on peut compléter à l’aide de A. H. R. E. Paape, Nomina sacra in the Greek papyri of the first five centuries A.D., Leyde, 1959, et J. O’Callaghan, « Nomina sacra » in papyris graecis saeculi III neotestamentariis, Rome, 1970. Les abréviations des manuscrits grecs médiévaux ont fait l’objet de différentes études, en particulier par T. W. Allen, Notes on abbreviations in Greek manuscripts, Oxford, 1889, et par G. F. Tsereteli, De compendiis codicum Graecorum praecipue Petropolitanorum et Mosquensium anni nota instructorum [en russe], Saint-Pétersbourg, 19042 (réimpr. Hildesheim, 1969). Pour les manuscrits latins, voir le dictionnaire d’A. Cappelli, Dizionario di abbreviature latine ed italiane, Milan, 20117, révisé par M. Geymonat et F. Troncarelli ; W. M. Lindsay, Notae latinae. An account of abbreviations in Latin MSS of the early minuscule period (c. 700-850), Cambridge, 1915, et D. Bains, A supplement to Notae latinae (Abbreviations in Latin MSS of 850-1050 A.D.), Cambridge, 1936 ; ces deux volumes ont été réimprimés en un seul : Hildesheim, 1963.
14Sur la façon d’aborder les traditions contaminées, sages conseils dans M. L. West, Textual criticism and editorial technique, Stuttgart, 1973, p. 37-46. Ce livre se propose de remplacer dans une large mesure deux classiques, la Textkritik déjà signalée de P. Maas et l’Editionstechnik (Ratschläge für die Anlage textkritischer Ausgaben) d’O. Stählin, Leipzig, 19142.
15À côté de la théorie stemmatique, il existe d’autres méthodes de recension, fondées essentiellement sur les « distances » entre les différents témoins (nombre de convergences ou de divergences). On mentionnera, entre autres travaux pionniers, le Mémoire sur l’établissement du texte de la Vulgate, Rome, 1922, de dom H. Quentin ou ses Essais de critique textuelle (Ecdotique), Paris, 1926, et W. W. Greg, The calculus of variants, Oxford, 1927.
16Sur la transmission des manuels techniques pendant le Moyen Âge, voir B. Bischoff, « Die Überlieferung der technischen Literatur », Settimane, 18, 1970, p. 267-296 et 496-497 (= Mitt. Studien, t. 3, p. 277-297) ; sur Faventinus, H. Plommer, Vitruvius and later Roman building manuals, Cambridge, 1973 ; sur Apicius, E. Brandt, Untersuchungen zum römischen Kochbuche, Leipzig, 1927. Exemples d’éditions de textes à traditions complexes : Eutrope, par H. Droysen, Berlin, 1878 (M.G.H., Auctores antiquissimi, t. 2) ; l’Historia de preliis Alexandri Magni, par H. J. Bergmeister, Meisenheim, 1975 ; la Vie de sainte Pélagie, par P. Petitmengin et al., Paris, 1981.
17De telles méthodes peuvent se prêter à un traitement sur ordinateur. Les travaux se multiplient en ce domaine, notamment sur l’emploi de l’ordinateur pour classer les manuscrits, et on développe continûment de nouveaux logiciels à même de faciliter de nombreux aspects du travail sur les textes. Parmi les publications de pionniers dans ce domaine, citons La critique des textes et son automatisation de dom J. Froger (Paris, 1968), et les articles où J. G. Griffith a le premier songé à utiliser les méthodes de la taxonomie numérique pour classer les manuscrits : « A taxonomic study of the manuscript tradition of Juvenal », Museum Helveticum, 25, 1968, p. 101-138 ; « Numerical taxonomy and some primary manuscripts of the Gospels », The Journal of Theological Studies, n. s., 20, 1969, p. 389-406. Les difficultés théoriques et pratiques qui en résultent ont été illustrées par N. Cartlidge, « The Canterbury tales and cladistics », Neuphilologische Mitteilungen, 102, 2001, p. 135-150. Certaines expériences récentes ont été discutées par N. G. Wilson, « Tasks for editors », dans E. Kihlman et D. Searby (dir.), Ars edendi. Lecture series, t. 1, Stockholm, 2011, p. 11-24. Voir aussi M. D. Reeve, « Editing classical texts with a computer : Hyginus’ Astronomica », dans Id., Manuscripts and Methods : Essays on editing and transmission (Storia e letteratura, 270), Rome, 2011, p. 361-393. Le potentiel des éditions électroniques est discuté par D. C. Parker, An introduction to the New Testament manuscripts and their texts, Cambridge, 2008, p. 216-223.
18Notre exposé a peut-être donné l’impression que, une fois un texte imprimé une première fois, sa lettre reste immuable sauf si un éditeur l’altère de propos délibéré. En réalité, il y a quelquefois plus d’erreurs et de fluctuation qu’on ne l’aurait supposé : voir A. Séveryns, Texte et apparat. Histoire critique d’une tradition, Bruxelles, 1962, dans le cas particulier de la Chrestomathie de Proclos, et R. Laufer, Introduction à la textologie. Vérification, établissement, édition des textes, Paris, 1972.
19En guise de conclusion, nous donnons ici une brève sélection de livres et d’articles sur la critique des textes qui complètent notre exposé sur la critique textuelle et la transmission des textes :
Bibliographie
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