Chapitre V : Quelques aspects de la philologie depuis la Renaissance
p. 129-157
Texte intégral
La Contre-Réforme et la fin de la Renaissance en Italie
1Au xvie siècle, les progrès de la philologie furent freinés par d’incessantes controverses théologiques. Certes, de telles discussions avaient jadis incité Bessarion à écrire deux petits ouvrages très importants pour le développement de la méthode critique, mais il est difficile de trouver des résultats aussi positifs à celles qui agitèrent les contemporains d’Érasme et la génération suivante. Érasme lui-même, qui avait exploité les travaux de Valla et de Bessarion pour son édition du Nouveau Testament et tenait Politien pour un philologue éminent, n’avait pas les connaissances paléographiques qui auraient permis de franchir de nouvelles étapes ; en s’installant à Bâle, alors que la plupart des grandes bibliothèques publiques se trouvaient encore au sud des Alpes, il ne pouvait guère espérer accroître beaucoup son expérience en la matière. Les querelles théologiques absorbèrent à la fin de sa vie une bonne partie de son temps et de son énergie ; nous le voyons déplorer en 1524 (Opus epistolarum, n° 1531) que la lutte opposant Luther à ses adversaires préoccupe à ce point les milieux littéraires que le commerce de librairie en est affecté et que dans l’Europe germanophone, il est pratiquement impossible de vendre des ouvrages consacrés à un autre sujet.
2Ailleurs, notamment en Italie, c’est une autre polémique, dont Érasme fut aussi l’un des grands ténors, qui mobilisait les lettrés : fallait-il ou non tenir Cicéron pour le parangon de la prose latine ? Les discussions avaient continué, avec plus ou moins d’ardeur, depuis l’époque du Pogge et de Valla. Érasme leur insuffla une vie nouvelle en publiant à Bâle, en 1528, son Ciceronianus, dialogue où il tournait en ridicule maintes absurdités imputables à des admirateurs par trop enthousiastes de Cicéron. Sa position modérée ne fut généralement pas acceptée, tant s’en faut, et ne mit donc pas fin au débat. Au milieu du siècle, les cicéroniens impénitents étaient la majorité, semble-t-il, mais par la suite une évolution du goût modifia les préférences littéraires et la façon d’écrire. Sénèque et Tacite prirent le pas sur Cicéron et devinrent les modèles qu’on s’efforça d’imiter en latin ou dans sa langue maternelle ; le philologue classique Juste Lipse est l’un des meilleurs représentants de cette tendance nouvelle.
3La Contre-Réforme n’améliora point le sort de la philologie classique et biblique. Les décisions prises lors du Concile de Trente (1545-1563) revenaient à abolir la liberté d’esprit, ce qui n’encouragea guère la libre poursuite des études classiques. On réaffirma l’autorité de la Vulgate comme unique texte de la Bible. On mit à l’index les ouvrages d’Érasme ; certes, l’Église ne promut pas de campagnes de destruction systématique à leur encontre, mais le climat intellectuel des pays catholiques ne favorisait pas la philologie classique. Au début du siècle suivant, la dispute entre catholiques et protestants se poursuivait avec acharnement : un indice du pouvoir qu’elle avait de détourner d’objectifs plus porteurs les esprits compétents est le fait que Casaubon consacra plus de deux années à réfuter l’histoire ecclésiastique compilée par le cardinal Baron.
4Il ne faut toutefois pas trop assombrir le tableau. Si la presque totalité de la littérature latine était déjà imprimée, certains auteurs grecs d’importance n’étaient pas encore aisément accessibles dans leur texte original au moment de la mort d’Érasme. Leur publication s’échelonna pendant tout le siècle. En 1544, Flavius Josèphe et Archimède sortirent à Bâle. Il y a de bonnes raisons de croire qu’on ne faisait que commencer à comprendre les avancées des Anciens en mathématiques et dans d’autres sciences. Il vaut la peine de souligner qu’à Venise le successeur de Marc Musurus à la chaire de grec, Vettor Fausto (c. 1490-1547), passa le plus clair de son temps sur les chantiers navals, à projeter de nouveaux genres de navires ; il se distingua en tant qu’ingénieur naval et soutint, sans doute à tort, que l’une de ses meilleures idées lui était venue en lisant une source ancienne. Durant cette période, à Paris, Robert Estienne (1503-1559), l’imprimeur du roi, fut très actif. On lui doit les éditions princeps de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe et de deux traités d’histoire romaine, ceux de Denys d’Halicarnasse et de Dion Cassius. Il s’était déjà fait un nom en publiant son dictionnaire latin (1531) et une série d’éditions de la Bible accrurent sa célébrité, mais aussi son impopularité chez les théologiens de la Sorbonne. Il rechercha de bons manuscrits de la Vulgate entre 1532 et 1540, et dans sa préface à l’édition de 1551, fameuse par ailleurs pour la division en versets universellement adoptée depuis lors, on trouve un commentaire intéressant sur la valeur de cette traduction. S’agissant du Nouveau Testament, il affirme, non sans raison, qu’elle nous donne un témoignage sur le texte grec au tout début de son histoire. Pourtant cette édition est décevante malgré un apparat critique qui reporte les variantes de quinze manuscrits.
5Deux ans plus tôt, l’importance d’une traduction relativement ancienne avait été appréciée à sa juste valeur par le meilleur philologue italien de l’heure, Pier Vettori (1499-1585). Pour son édition de la Rhétorique d’Aristote (1549), il s’était servi de la traduction latine due à Guillaume de Moerbeke, dont il cite environ trois cents leçons. Dans sa préface, il montre que cette version littérale et inélégante peut révéler avec précision le texte grec employé par le traducteur, dont l’intérêt majeur tient à ce que, antérieur aux manuscrits conservés, il n’a pas subi les corruptions qu’apporte inévitablement le processus de copie. Il relève que la version de Moerbeke coïncide fréquemment avec le manuscrit grec le meilleur et le plus ancien (Paris. gr. 1741), dont il put utiliser les leçons. S’il ignore la théorie stemmatique en tant que telle et ne semble pas avoir compris que le manuscrit de Paris est antérieur même à la traduction de Moerbeke – mais pas forcément à la source de celle-ci –, il traite cette tradition indirecte ou secondaire avec une compétence philologique qui mérite d’être mentionnée même dans un rapide tour d’horizon.
6Vettori était en relations avec les Estienne ; après que Robert eut été obligé de quitter Paris et d’installer son imprimerie à Genève, il publia avec son fils, Henri (mort en 1598), une édition d’Eschyle, la première à donner le texte intégral de l’Agamemnon, car les vers 323-1050 ne figuraient pas dans les précédentes. Le jeune Estienne est au moins aussi important que son père, mais sa principale contribution à la philologie classique est d’avoir achevé en 1572 le Thesaurus Linguae Graecae commencé par Robert. Henri publia bien les Anacreontea, texte fort apprécié à l’époque (que l’on songe à Ronsard ou à Rémy Belleau), mais il ne mit pas son point d’honneur à donner au public l’un ou l’autre des quelques textes grecs qui restaient encore inédits ; mentionnons juste les plus célèbres : les Ennéades de Plotin (Perna ; Bâle, 1580), la Bibliothèque de Photios (D. Hoeschel ; Augsbourg, 1601), Sextus Empiricus (P. et J. Chouët ; Genève, 1621) et les œuvres du mathématicien Diophante (C.-G. Bachet ; Paris, 1621).
7Le contemporain de Vettori le plus habile et actif fut Francesco Robortello, d’Udine (1516-1567). Il est surtout connu pour l’édition princeps du Traité du sublime de Longin (1552) et pour une importante édition de la Poétique d’Aristote (1548), mais il mérite notre attention ici à un autre titre. Il publia en 1557 une courte étude De arte critica sive ratione corrigendi antiquorum libros disputatio (« Dissertation sur l’art critique, ou méthode pour corriger les écrits des Anciens ») ; c’était, semble-t-il, la première fois qu’on essayait d’écrire un petit manuel de critique textuelle. Robortello y revendique l’invention d’une théorie de l’émendation. Après une brève section, assez superficielle, sur la valeur des témoins anciens, où l’on voit qu’il connaît l’intérêt des manuscrits en écriture « lombarde » (il entend probablement par là une écriture précaroline, plus qu’une bénéventaine), il aborde les principes régissant l’art de la conjecture. Le critique doit mettre à l’épreuve ses idées en regardant si elles ne heurtent pas la paléographie, le style de l’auteur ou le sens général du sujet traité. Viennent ensuite huit rubriques sous lesquelles on peut ranger les émendations, la plupart illustrées par quelques exemples. Moins claire qu’on l’eût souhaité, la classification fait état de notions essentielles, comme l’intrusion de gloses qui évincent les leçons primitives et les risques d’erreur inhérents à une division incorrecte des mots. Les exemples sont pour la plupart tirés d’auteurs latins, mais quelques-uns sont empruntés à Plutarque et à la Rhétorique d’Aristote, peut-être sous l’influence de Vettori. Aucune trace de la théorie stemmatique dans l’argumentation, et les connaissances paléographiques sont assez décevantes, si l’on songe aux collections de bons manuscrits auxquelles Robortello avait accès. Il eut néanmoins le grand mérite d’avoir tenté d’exposer systématiquement la démarche que doit suivre le critique quand il entreprend de rétablir l’état originel des textes classiques.
8Avec Fulvio Orsini (1529-1600), l’étude de l’Antiquité classique en Italie gagne une autre dimension : les objets deviennent aussi importants que les textes. Issu de la main gauche de la grande famille dont il portait le nom et qui lui battait froid, il dut ses inclinations et préférences intellectuelles tout d’abord à Gentile Delfini, savant chanoine de Saint-Jean de Latran où Orsini débuta comme choriste, puis au patronage des Farnèse et plus précisément des trois cardinaux qu’il servit comme bibliothécaire. Érudit et collectionneur dans la plus pure tradition de la Renaissance, il eut à son actif nombre de publications importantes et originales, tel ce Virgilius illustratus (1567) qui montre tout ce dont Virgile est redevable à la culture hellénique, des travaux sur l’iconographie (Imagines et Elogia, 1570) et la numismatique (Familiae Romanae, 1577), l’édition princeps de la majeure partie des livres fragmentaires de Polybe (1582). Ce qui nous frappe chez Orsini, c’est la variété de ses curiosités et de ses enthousiasmes qui embrassaient toutes les antiquités, depuis les manuscrits jusqu’aux sculptures, aux inscriptions, aux monnaies et aux joyaux. Fort bien placé pour nouer de fructueuses relations avec les érudits des autres pays, il connut Lipse, aida Gruter, reçut Pierre Daniel et Jacques-Auguste de Thou. Sa grande collection archéologique aboutit à Naples, mais ses livres et manuscrits comptèrent parmi les premières acquisitions maîtresses du Vatican. Ils comprenaient, outre une précieuse collection de manuscrits autographes des grands humanistes, de Pétrarque à ceux de son temps, nombre de livres très anciens : l’Augusteus de Virgile (Vat. lat. 3256) dont Claude Dupuy lui avait fait cadeau, non sans se faire tirer l’oreille d’ailleurs, et d’autres provenant de l’héritage de Pietro Bembo, qu’il avait obtenus après d’interminables démêlés – un Pindare important (Vat. gr. 1312), le Vaticanus de Virgile (Vat. lat. 3225) et le superbe manuscrit en capitales rustiques de Térence que nous appelons encore le Bembinus (Vat. lat. 3226). Or l’activité d’Orsini au cœur du courant antiquaire de l’époque ne fut pas moins significative que ses résultats dans le domaine littéraire.
9La deuxième moitié du xvie siècle marqua aussi quelques progrès dans les études patristiques. L’édition princeps de Clément d’Alexandrie, due à Vettori, fut imprimée en 1550 à Florence, mais dédiée au cardinal Cervini, le futur pape Marcel II. De fait, celui-ci voulait monter une imprimerie à Rome pour sortir des éditions de textes théologiques qui concurrenceraient et, si possible, supplanteraient celles d’Érasme, dont les commentaires sur les Écritures et les Pères de l’Église étaient jugés dangereux, voire proprement hérétiques. La création de l’Index en 1558 donna l’impulsion à plusieurs décennies de production d’éditions totalement conformes à l’orthodoxie romaine, avec des résultats inégaux en quantité et en qualité. La chasse à l’hérésie était un bien mauvais principe philologique. La critique textuelle reçut un coup sévère en 1587, lorsque le pape Sixte-Quint décréta, lors de la fondation de la Typographia Vaticana, que les problèmes trop ardus pour les éditeurs devaient être tranchés par l’inspiration divine réservée au Souverain Pontife. Pourtant la base de la pyramide était bonne et on rencontrait dans les congrégations romaines des érudits capables d’un travail consciencieux et intelligent comme l’attestent des documents relatifs à une nouvelle édition de saint Augustin (Vat. lat. 4991-4992), jamais parue.
10L’événement littéraire marquant du pontificat de Sixte-Quint fut la publication en 1590 de la Vulgate, assortie d’une menace d’excommunication visant quiconque oserait par la suite modifier ses leçons ou imprimer les variantes de manuscrits. Or Clément VIII, en dépit des foudres de son prédécesseur, fit rentrer tous les invendus et paraître une édition considérablement modifiée (1592) ; elle devint et resta le texte officiel de l’Église catholique romaine jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par l’édition bénédictine publiée à Rome depuis 1926.
11Les meilleurs résultats dans les études patristiques à cette époque tombent un peu plus tard et viennent d’un tout autre milieu. C’est ainsi qu’à Oxford, Thomas James (1573-1629), le premier bibliothécaire de la Bodléienne, qui prenait plaisir à relever les insuffisances des éditions préparées par les érudits catholiques du continent, constitua en 1610-1612 une équipe de collaborateurs chargés de collationner des manuscrits de Grégoire, Cyprien et Ambroise. Ils trouvèrent dans les textes imprimés d’innombrables leçons erronées ou douteuses, à tel point que James compara sa tâche au nettoyage des écuries d’Augias. Avec l’aide de son équipe, il travailla sur plus de cinquante manuscrits et il envisagea, mais sans pouvoir mener son projet à bien, de créer une collection de textes patristiques fondés sur les meilleurs manuscrits. Il annonçait en cela l’œuvre des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, qui purent utiliser une partie de ses matériaux. Une valeur encore plus grande doit être accordée à l’édition de saint Jean Chrysostome, publiée à Eton en 1612 en huit tomes in-folio par Sir Henry Savile (1549-1622), directeur du Merton College d’Oxford et principal d’Eton. Cette édition d’un des Pères – grecs ou latins – les plus populaires et les plus marquants est la meilleure dont nous disposions aujourd’hui encore. Les travaux préparatoires de Savile remplissent près de 16 000 pages et ne sont pas, à beaucoup près, le seul fruit d’une vie consacrée à maints domaines de l’érudition. Une observation de sa femme nous donne une idée de son activité : « Sir Henry », lui dit-elle un jour, « je voudrais être un livre moi aussi, car vous auriez un peu plus d’égards pour moi ».
Les débuts de l’humanisme et de la philologie en France
12Nulle part ailleurs l’humanisme ne prit racine et ne s’épanouit aussi rapidement et avec autant de vigueur qu’en Italie. En France, le classicisme resta plus traditionaliste et ne fit pas un bond aussi spectaculaire, bien que l’influence italienne y eût pénétré, surtout par Avignon, dès le début du xive siècle. Mais en raison de la force et de la vitalité de la culture médiévale française, l’humanisme pouvait puiser en Italie ce qui lui était nécessaire, sans en être par trop tributaire, et se frayer son propre chemin en suivant les grandes lignes de sa propre tradition. La susceptibilité des philologues français sur ce point et les nombreux signes de réaction contre leurs confrères transalpins attestent à la fois leur dette envers l’humanisme ultramontain et leur fierté de faire œuvre originale.
13Pierre Bersuire (mort en 1362) fut l’un des premiers à bénéficier des échanges culturels si vivaces en Avignon et de contacts personnels avec Pétrarque lui-même, qui lui accorda son amitié et l’aida dans ses études classiques. Sa traduction de Tite-Live en français renforça beaucoup la popularité dont jouissait depuis peu l’historien, et son Ovide moralisé laisse transparaître l’influence du poète italien ; son mode de pensée restait cependant trop médiéval pour que Pétrarque même pût rien y changer et il ne fut rien moins qu’un humaniste. Ce qui en mérite pleinement le nom en revanche, c’est le groupe puissant qui émergea en France à la fin du siècle et comptait, entre autres, Jean de Montreuil (1334-1418) et son ami intime Nicolas de Clamanges (c. 1360-1437). S’ils connaissaient bien nombre d’auteurs classiques, notamment Cicéron, grâce à leurs contacts avec des érudits italiens et à des manuscrits importés, leur humanisme avait de solides racines dans le Nord et ils surent découvrir eux-mêmes de nouveaux textes. Cluny fut une source particulièrement riche. Le Pogge lui-même ne pouvait pas toujours dénicher un texte inconnu sans qu’on lui dise où chercher, et la présence de Jean de Montreuil au Concile de Constance eut sans doute des effets secondaires d’importance. Ce n’est pas une coïncidence si le Pogge trouva le Pro Caecina à Langres où Nicolas de Clamanges, qui connaissait admirablement les discours de Cicéron, avait été chanoine et trésorier du chapitre de la cathédrale. Et bien que le Pogge se soit targué d’avoir découvert le vetus Cluniacensis et l’ait de fait envoyé en Italie, il ne faut pas oublier que la meilleure et la plus consciencieuse copie (Paris. lat. 14749) de ce témoin aujourd’hui perdu est celle qu’en fit Nicolas de Clamanges avant que le manuscrit n’ait franchi les Alpes.
14Les progrès, intermittents semble-t-il, de l’humanisme français furent renforcés par deux événements qui eurent lieu dans la seconde moitié du xve siècle : l’apparition de professeurs de grec et la création de la première imprimerie en France. On avait essayé auparavant d’organiser l’étude du grec à Paris, sans grand succès. Gregorio Tifernate, arrivé en 1456, n’y séjourna que quelques années. Georges Hermonyme de Sparte, qui s’installa en France en 1476, est connu surtout pour le piètre enseignement qu’il dispensa à Budé ou Érasme. Mais, avec la venue de Janus Lascaris (1495), puis de Jérôme Aléandre (1508), les études helléniques fleurirent et devinrent un élément important de l’humanisme français. Les premiers imprimeurs furent des Allemands et ils publièrent d’abord les Epistolae de l’humaniste italien Gasparino Barzizza, une collection de lettres modèles ; toutefois, c’est à l’initiative d’un Français, Guillaume Fichet, « docteur en théologie de Paris » et bibliothécaire de la Sorbonne, que la presse à imprimer venait de faire son entrée en France en 1470 : en accord avec le prieur Jean Heynlin, il l’avait installée dans le collège même. La production fut résolument humaniste ; les typographes utilisaient exclusivement des caractères romains et sortirent d’abord ou bien des textes latins classiques, – Salluste, Cicéron, Juvénal, Térence par exemple – ou bien des ouvrages consacrés aux beautés du style latin, telles les Élégances de Valla et la Rhétorique du même Fichet. C’est en 1507 seulement que parut le premier livre grec imprimé en France.
15Le premier grand philologue classique français est Guillaume Budé (1468-1540). Issu d’une famille riche et ne répugnant pas dans sa jeunesse à mener l’existence traditionnelle des privilégiés, il ne se mit pas sérieusement à l’étude avant l’approche de la trentaine et semble avoir été largement autodidacte. Des années de travail acharné portèrent finalement leur fruit. En 1505, il donna sa traduction latine de trois traités de Plutarque et en 1508 un ouvrage essentiel qui fit de lui l’un des fondateurs de la science juridique. Dans ces Annotationes in XXIV Pandectarum libros, commentaire sur une partie du Digeste, il essaya de retrouver le texte et l’esprit du droit romain en le débarrassant de cette gangue que constituaient les gloses et les commentaires médiévaux. Ni ses charges diplomatiques et administratives, ni sa nombreuse famille, ni ses migraines effroyables n’arrêtèrent cet érudit opiniâtre. En 1515 parut son De asse, étude des monnaies et mesures de l’Antiquité qui est aussi pénible à lire qu’elle est importante. Grâce à une parfaite connaissance des sources anciennes et à un esprit pratique l’inclinant à utiliser une balance et à consulter le boulanger local, il surpassa tous ses devanciers et produisit l’un des chefs-d’œuvre philologiques du siècle. Ses Commentarii linguae graecae ont un caractère plus lexicographique et furent largement repris ensuite dans le Thesaurus d’Henri Estienne. Dans les œuvres plus tardives, par exemple le De Philologia et le De transitu hellenismi ad christianismum, il s’efforça de définir la place des études classiques, grecques en particulier, dans la société chrétienne de l’époque et de justifier la position, encore un peu inconfortable, de l’humaniste chrétien. Il reste aujourd’hui un monument rappelant l’un des innombrables services qu’il rendit à l’érudition, le Collège de France ; c’est en bonne partie la ferme pression exercée par Budé qui décida enfin François Ier à créer le Collège des lecteurs du roi, son ancêtre, qui reconnut une certaine indépendance à l’étude des langues anciennes et les libéra des préjugés et des programmes traditionalistes de l’université. En traduisant concrètement son opinion, à savoir que l’humanisme ne se borne pas à l’élégance de la forme, Budé amorça une puissante tendance de la philologie française de l’époque, qui faisait grand cas d’un savoir solide et d’une connaissance approfondie de tous les aspects de la vie antique. Même s’il s’attacha surtout à éclairer la teneur des textes anciens, Budé savait qu’il ne pouvait y parvenir sans une critique serrée des sources elles-mêmes : ses recherches numismatiques par exemple ont laissé une empreinte durable sur le texte des passages pertinents de Pline l’Ancien.
16Alors que Budé se laissa entraîner contre son gré dans la controverse cicéronienne, Jules-César Scaliger (1484-1558) choisit à un âge assez avancé de se faire rapidement un nom en écrivant deux libelles venimeux contre le Ciceronianus d’Érasme. Bien que d’origine italienne (savoir s’il était de haute ou de basse extraction alimenta une vive polémique internationale), il quitta son pays natal en 1525 pour devenir médecin de l’évêque d’Agen, se fixa dans cette ville, épousa une Française qui lui donna quinze enfants dont l’un sera plus célèbre que son père. Les travaux de Scaliger vont de commentaires sur les œuvres botaniques et zoologiques d’Aristote et de Théophraste, qui lui sont inspirés par l’exercice de la médecine, à la philologie et à la critique littéraire. Son De causis linguae latinae (1540) est remarquable pour l’époque, en ce qu’il vise à une analyse scientifique des principes du latin, mais il atteignit à la renommée qu’il avait convoitée par sa Poetice, publiée posthume en 1561. Avec lucidité et cohérence, il s’y efforce d’élaborer une théorie de la poésie applicable à la littérature latine, qu’il considère comme un ensemble homogène allant des poètes classiques jusqu’à ses contemporains Érasme et Dolet ; le livre n’est pas moins intéressant si on le lit comme un recueil d’essais de critique littéraire.
17Budé et Scaliger ne s’étaient pas consacrés avant tout à la critique textuelle. Ils furent néanmoins suivis par une cohorte de philologues qui ont fait nettement progresser à la fois les normes et les techniques de l’édition des textes classiques. Le premier fut Adrien Turnèbe (1512-1565) qui occupa une chaire à Toulouse puis à Paris, avant de devenir en 1547 lecteur royal de grec ; il le resta jusqu’à sa mort. Directeur de l’imprimerie du roi (1552-1556), il publia une série d’auteurs grecs, notamment Eschyle, Philon et Sophocle. Il travailla aussi sur des textes latins et on lui doit une importante édition du De legibus de Cicéron, comportant une reconstitution de ses sources grecques. Son ouvrage le plus substantiel, en trente livres, est un recueil d’Adversaria – extraits d’œuvres anciennes corrigées et expliquées – que Joseph Scaliger qualifia d’abortivus foetus ; il lui faisait grief non pas tant de son contenu qui lui paraissait souvent digne de louanges que de sa présentation, qui suivait une mode lancée par Politien et Vettori. On admire Turnèbe pour sa perspicacité, son jugement, ses dons pour la conjecture. Heureux celui qui peut laisser une marque aussi durable sur le texte d’Eschyle. Son édition de Sophocle (1553) donne pour la première fois les scholies de Triclinios ; leur influence se fait trop sentir sur le texte édité, mais il n’empêche que Turnèbe a le mérite de poser le problème de cette recension médiévale, de donner une apparence nouvelle au texte de Sophocle et d’ajouter au corpus des scholies disponibles de son temps. Bien qu’il s’en fût tenu à la méthode habituelle à l’époque – emendatio ope codicum –, il vit la nécessité de recourir à des manuscrits plus anciens et meilleurs que ceux utilisés pour les éditions imprimées antérieures, et savait reconnaître un codex vetustus quand il en voyait un. C’est grâce à lui que ne s’est pas évanoui un important témoin de Plaute, les Fragmenta Senonensia, plus connu sous le nom de codex Turnebi. C’était un manuscrit fragmentaire appartenant au monastère de Sainte-Colombe de Sens ; Turnèbe l’eut en main pendant un temps et il disparut sans doute en 1567 quand le couvent fut incendié par les calvinistes. On ne le connaissait que par les leçons citées dans les Adversaria ou par des allusions de Lambin et de Scaliger, qui avaient disposé soit du manuscrit soit plutôt des collations de Turnèbe. La situation changea en 1897 quand on découvrit une édition de Plaute (Bodleianus Linc. 8° D 105) où le juriste François Duaren les avait soigneusement reportées. Ce livre d’ailleurs est comme un miroir de l’époque puisqu’il est passé entre les mains de Rémy Belleau et de Tabourot des Accords, de Scaliger et de Daniel Heinsius.
18L’homologue de Turnèbe pour la philologie latine était Denis Lambin (1520-1572). Avant d’être nommé lecteur du roi en 1561, il avait fait de très longs séjours en Italie où il avait rencontré des érudits, tels Faerno et Muret, et collationné à loisir des manuscrits dans les bibliothèques. Ces recherches portèrent leur fruit quand il publia sa magnifique série d’éditions qui comprend notamment Horace (1561), Lucrèce (1563) et tout Cicéron (1565-1566), pour ne citer que les plus célèbres ; elles se succédèrent à des intervalles très rapprochés, ce qui n’est pas leur moindre caractéristique. Lambin possédait une connaissance hors pair de la littérature de l’âge d’or, une intelligence aiguë, un sens raffiné de la langue latine qui ressort dans l’exquise élégance de son propre style. Il avait une prédilection particulière pour Lucrèce et son édition magistrale fit autorité jusqu’à Lachmann. L’un des cinq manuscrits qu’il utilisa est le codex Quadratus du ixe siècle (Leidensis Voss. lat. Q. 94 = Q), l’un des deux témoins sur lesquels s’appuie encore le texte aujourd’hui. Il se trouvait alors au monastère de Saint-Bertin, près de Saint-Omer, et Lambin eut accès à une collation effectuée pour Turnèbe. Pour les lettres de Cicéron, il employa un manuscrit excellent qui appartenait à l’imprimeur lyonnais Jean de Tournes et dont on entendit parler pour la dernière fois en 1580 ; ses leçons ne nous sont connues que par le témoignage de trois philologues français de l’époque, Lambin, Turnèbe et Bosius.
19Les collectionneurs de manuscrits de cette période, souvent érudits et éditeurs eux-mêmes, apportèrent une insigne contribution aux études classiques. L’un d’eux est une figure de premier plan : Pierre Daniel (c. 1530-1603), juriste d’Orléans, réussit un coup de maître en achetant les manuscrits de Fleury après que l’abbaye eut été mise à sac par les Huguenots en 1562. Sa collection, dont la majeure partie se trouve aujourd’hui au Vatican ou à Berne, contenait d’importantes reliques de l’héritage culturel de cette région, par exemple la copie du Valère Maxime de Loup de Ferrières (Bern. 366). Il publia également les éditions princeps du Querolus (1564) et de la version longue de Servius (1600), appelée parfois maintenant encore le Servius Danielis. Pierre Pithou (1539-1596) pour sa part fit connaître le Pervigilium Veneris (1577) et les Fables de Phèdre (1596) ; dans les deux cas, il fondait son texte sur un manuscrit du ixe siècle (Paris. lat. 8071 ; New York, Pierpont Morgan Libr., M.A. 906) qui demeure la base du nôtre. Cette recherche des témoins anciens lui permit de donner de remarquables éditions de Pétrone ; rappelons aussi qu’il fut le premier à employer le manuscrit de Lorsch pour le texte de Juvénal et de Perse (1585), ce fameux codex Pithoeanus qui est conservé aujourd’hui, avec bien d’autres de ses manuscrits, à la Faculté de Médecine de Montpellier (H. 125). Jacques Bongars (c. 1554-1612) compte lui aussi parmi les grandes figures du siècle. Son énorme bibliothèque, qui provenait en partie des collections de Daniel et Cujas, et se trouve actuellement à Berne, contenait des pièces de choix, tels le célèbre manuscrit irlandais d’Horace (Bern. 363) et notre meilleur manuscrit de Pétrone (Bern. 357). L’histoire compliquée de ce texte pendant la seconde moitié du xvie siècle résume l’activité d’une pléiade de philologues français : Pierre Daniel, les frères Pithou, Bongars, Scaliger et Jacques Cujas, le grand juriste qui avait été leur professeur à tous et fut peut-être à l’origine de leur entreprise. Sa complexité montre également combien il est difficile pour nous, même dans le cas de textes essentiels, de reconstituer un puzzle dont les éléments sont les hommes et les manuscrits ; il reste sûrement beaucoup à découvrir sur cette période cruciale dans l’histoire des textes et des bibliothèques.
20À la fin du siècle, la philologie classique européenne était dominée par deux grands Huguenots, Joseph-Juste Scaliger (1540-1609) et Isaac Casaubon (1559-1614). Le premier était aussi chéri des dieux que le second l’était peu. Lancé dans le latin par son père, Scaliger bénéficia trente années durant de la protection d’un noble tourangeau ; quand on lui offrit la chaire que Juste Lipse avait occupée à Leyde, il était tenu pour un philologue si éminent qu’il put se permettre d’accepter cet honneur et d’en refuser les servitudes. Sa grande compétence, il la devait au savoir approfondi qu’il avait acquis en maints domaines et à sa capacité de traiter un auteur ou un sujet comme un tout. On le voit surtout dans sa magistrale édition de Manilius (parue d’abord en 1579) qui devança dignement celles de Bentley et de Housman, et dans des travaux échelonnés de 1583 à 1606, où il reconstruisit les systèmes chronologiques du monde antique et apporta une contribution fondamentale aux études historiques. L’intérêt particulier qu’il portait au latin archaïque s’exprima dans son édition de Festus, texte lacunaire et difficile qui bénéficia non seulement du talent de Scaliger pour l’émendation, mais aussi des connaissances juridiques et érudites qu’il avait acquises auprès de Cujas ainsi que des découvertes récentes, notamment le Servius de Daniel. Ses tentatives d’émendation sont parfois violentes et, paradoxalement, dues à une trop grande maestria, voire à une confiance excessive en son savoir ou sa méthode, mais il a laissé une trace indélébile et puissante sur les textes qu’il a édités, Manilius en particulier, et il a contribué à l’établissement d’une approche plus scientifique de la critique textuelle. Quand il édita Catulle, il essaya de prouver par la nature des corruptions (confusion de a et u, du i allongé et l) que tous les manuscrits descendaient d’un ancêtre commun copié dans une écriture qu’il nommait « lombarde » ; il se référait sans doute par là à une main proche de la wisigothique qu’il avait rencontrée en étudiant Ausone. En fait, c’était inexact, mais il alla plus loin que tous ses prédécesseurs dans sa tentative de reconstruire un archétype perdu dans tous ses détails, et dans l’adoption de l’histoire d’un texte donné comme critère essentiel pour son établissement.
21Scaliger ne fut pas épargné, tant s’en faut, par les troubles religieux de l’époque, mais le cas de son jeune ami Casaubon montre mieux encore les sinistres répercussions que ces troubles eurent sur l’érudition au xvie siècle. Né à Genève d’une famille de réfugiés protestants, contraint d’apprendre le grec caché dans une grotte des montagnes françaises, entraîné contre son gré dans la querelle parce qu’il était un érudit éminent et obligé de consacrer une bonne partie de son temps et de son talent à une polémique aride, l’éminent savant français se retira sur la fin de sa vie en Angleterre, où il fut naturalisé, et trouva le repos à l’abbaye de Westminster. Avec lui, la philologie française de cette période se termine, comme elle avait commencé, sur une note pantagruélique. C’était un homme très diligent et un grand érudit, mais il avait aussi le don, plus rare, d’utiliser son savoir pour rédiger des commentaires destinés à éclairer plus qu’à faire impression. Il semble avoir choisi de travailler sur les auteurs qui offraient le champ le plus vaste à son immense culture, tels que Diogène Laërce, Strabon et Athénée. Parce qu’il opta pour des textes difficiles et souvent diffus, dont la plupart des gens qui étudient les classiques n’ont qu’une connaissance fugace, on ne rend pas toujours justice à ses services. Et pourtant, il est toujours parmi nous. Ses Animadversiones sur Athénée ont formé le cœur du commentaire de Schweighäuser (1801) ; aujourd’hui encore, on cite habituellement Strabon en se référant aux pages de son édition et ses notes sur Perse sont la trame du commentaire de Conington. Gendre d’Henri Estienne et, pendant un temps, adjoint du Président de Thou à la Bibliothèque Royale, Casaubon se sentait le plus à son aise dans le monde des livres et des manuscrits où il trouvait de quoi alimenter ses recherches et celles de ses correspondants répandus dans toute l’Europe. On n’a pas étudié, comme il le mériterait, l’usage qu’il fit des manuscrits ; il paraît toutefois n’avoir pas fait de découvertes spectaculaires, à ceci près que dans sa deuxième édition des Caractères de Théophraste (1599), il en ajouta cinq (24-28) à ceux qui étaient alors connus. L’un de ses travaux les plus remarquables demeura longtemps enseveli dans son commentaire inachevé à Eschyle.
Les Pays-Bas aux xvie et xviie siècles
22Bien qu’Érasme ait pu parler avec dégoût de l’ignorance qui sévissait aux Pays-Bas dans sa jeunesse, il est vraisemblable que l’instruction élémentaire y était plus répandue qu’ailleurs. Le mérite en revient largement aux Frères de la vie commune, ces membres d’une communauté fondée à Deventer à la fin du xive siècle, qui consacraient une grande partie de leur énergie à l’enseignement et à la copie de livres. Parmi les nombreuses écoles qui leur devaient leur existence ou leur excellence, il y avait celles que fréquenta Érasme à Deventer et Bois-le-Duc. Le niveau général de l’instruction de base et la croissance des villes marchandes prospères aidèrent à créer les conditions propices à l’épanouissement du savoir, malgré un départ tardif.
23C’est aux universités et aux imprimeries, qui travaillaient souvent en étroite collaboration, que les Pays-Bas sont largement redevables de leur puissante tradition classique. L’université de Louvain naquit en 1425 et avec la création en 1517 du Collegium trilingue destiné à l’étude du latin, du grec et de l’hébreu, la ville put à plus juste titre encore se prévaloir d’être pour un temps l’un des plus grands centres intellectuels de l’Europe du Nord. L’université de Leyde, fondée en 1575 pour commémorer l’héroïque résistance des habitants assiégés par les Espagnols, acquit de même une position dominante dans les Pays-Bas septentrionaux. Ainsi les protestants au nord et les catholiques au sud possédaient leurs centres respectifs d’études supérieures, et de même ils avaient des traditions typographiques tout aussi célèbres. Bien que la prime histoire de l’imprimerie aux Pays-Bas soit obscure, il est intéressant de relever qu’un livre scolaire aussi courant que l’était l’Art mineur de Donat sortit de leurs presses vers 1470, et que Jean de Westphalie publia à Louvain dès 1475 un certain nombre d’auteurs scolaires. Son successeur, Thierry Martens, était lui-même un érudit et un ami d’Érasme. À partir de 1512, il sortit des ouvrages classiques pour répondre à la demande universitaire et imprima les premiers textes grecs parus dans cette partie de l’Europe. Pendant la grande période de l’impression aux Pays-Bas, la fin du xvie et le xviie siècle, c’est Plantin qui régna au sud et Elzévir au nord. Originaire de Touraine, Christophe Plantin se fixa à Anvers en 1550 ; à sa mort en 1589, l’affaire passa aux mains de son gendre, Jan Moerentorf (Moretus) ; elle resta dans les mêmes locaux et la même famille durant trois siècles, jusqu’à ce qu’elle devienne le musée Plantin-Moretus. Encore que son titre de gloire soit la Bible polyglotte en huit volumes (1568-1573), Plantin, qui eut une production énorme et variée, fit paraître d’innombrables éditions classiques dont certaines magnifiquement imprimées. Son Horace de 1566, édité par Théodore Poelman, fut la première édition à employer des sigles pour désigner les témoins, à la façon moderne. Plantin était en relations suivies avec des érudits comme Canter et Lipse, et sortit maintes éditions princeps d’auteurs grecs, notamment Nonnos (1569) et Stobée (1575). Louis Elzévir s’établit à Leyde en 1580, à l’origine comme libraire. Son premier livre, une édition d’Eutrope (1592) témoignait d’un vigoureux intérêt pour l’Antiquité, qui, par bonheur, coïncida avec la grande période de l’érudition hollandaise et se traduisit par une série de textes d’excellente qualité. Les charmants petits in-12° d’écrivains classiques que ses fils commencèrent à sortir en 1629 eurent en particulier beaucoup d’influence. À un florin le volume, ils attiraient qui voulait étudier et répandirent dans toute l’Europe à la fois le nom d’Elzévir et une saine tradition d’érudition classique, tout comme les grandes séries de textes grecs et latins inaugurées en 1824 allaient faire du patronyme de B. G. Teubner un mot d’usage courant et assurer une base solide à la philologie moderne.
24Même si le plus grand érudit classique hollandais du xvie siècle fut sans conteste Juste Lipse, il en était d’autres dont les préoccupations particulières appellent notre attention. L’un d’eux, Willem Canter (1542-1575), se spécialisa dans la critique textuelle d’auteurs grecs. Il est connu surtout pour avoir édité les trois tragiques, mais il eut aussi à son actif la préparation de l’édition princeps de l’Éclogè de Stobée, sortie sur les presses de Plantin. Il a droit à une mention spéciale pour son travail sur les parties lyriques, et son édition d’Euripide, imprimée par Plantin en 1571, est la première à prêter une attention particulière à la correspondance strophique et à son rôle dans l’émendation. Il écrivit également un court manuel de critique textuelle, Syntagma de ratione emendandi scriptores Graecos, mis en annexe à sa traduction latine des discours d’Aelius Aristide (1566). C’est une classification méthodique des différents types d’erreurs trouvés dans les textes grecs ; elles figurent sous des rubriques telles que : confusion de certaines lettres, séparation inexacte de mots, omissions, additions et transpositions, fautes résultant d’assimilations ou d’une interprétation erronée d’abréviations, et sont illustrées d’exemples empruntés presque exclusivement à Aristide. Canter fournit ainsi un guide succinct, mais pratique, des erreurs des scribes et bien que son livre n’ait pas dû apporter beaucoup de neuf aux grands philologues du temps, il avait l’avantage de fournir, pour certains principes fondamentaux, un exposé clair et explicite malgré certaines insuffisances dans le détail. François de Maulde (Franciscus Modius, 1556-1597) est moins remarquable pour son érudition – il édita cependant un certain nombre de textes latins – que pour avoir souligné à maintes reprises que la conjecture seule est inutile et même dangereuse, qu’il faut garder un juste équilibre entre l’autorité des manuscrits et l’émendation, et que la recension est un préalable essentiel à l’édition. Fort de cette conviction, mais obligé aussi par le malaise politique en Hollande de changer souvent de résidence, il explora systématiquement les collections de manuscrits dispersées dans une vaste région allant du Nord de la France à Fulda et Bamberg en passant par les Pays-Bas. Son activité est remarquable par son ampleur, et ses collations rassemblées dans ses Novantiquae lectiones (1584) ont pris une grande valeur quand les originaux ont disparu : c’est par exemple le cas du Silius Italicus de la cathédrale de Cologne. Le seul autre témoignage de première main sur ce manuscrit nous vient de son ami, et plus tard ennemi, Louis Carrion (1547-1595), également fécond mais de moindre envergure. Jacob Cruquius se consacra presque uniquement à Horace et il acquit la célébrité en inventant le « commentateur Cruquianus », fantôme aujourd’hui exorcisé, et en étudiant à point nommé quatre manuscrits d’Horace au monastère du Mont-Blandin, près de Gand, avant que celui-ci ne soit détruit en 1566. L’un de ces manuscrits était le très important, bien que controversé, Blandinius vetustissimus qui conféra au professeur de Bruges une petite part de cette immortalité dont Horace se déclarait assuré.
25Ce fut une chance singulière pour la jeune université de Leyde d’avoir attiré si tôt après son inauguration l’un des plus brillants latinistes du siècle. Juste Lipse (1547-1606), élevé dans la religion catholique, fut associé dans sa jeunesse à l’université de Louvain, mais sa conversion au protestantisme lui ouvrit la voie de la chaire d’histoire de Leyde qu’il occupa de 1579 à 1591, comme son retour au catholicisme le ramena en 1592 à Louvain, où il fut professeur d’histoire à l’université et de latin au Collège trilingue. La qualité de ses travaux s’explique par une connaissance approfondie de l’histoire et des antiquités de Rome – il disserte sur les sujets les plus variés, de la conduite de la guerre à celle des repas – et qui, conjuguée à une lecture attentive des textes, en fit un commentateur et un critique de premier ordre. Bien qu’il ait fait œuvre utile sur Plaute, Properce et sur les Tragédies de Sénèque, il s’attacha principalement aux prosateurs de la période impériale et l’on se souvient surtout de ses éditions de Tacite (1574, souvent révisée) et de Sénèque (1605). L’intérêt qu’il portait à cette période l’amena à modifier son propre style, cicéronien à l’origine, pour adopter une écriture hachée qui eut une influence considérable sur la prose en latin comme en langue vernaculaire. Son Tacite est son grand exploit et un coup d’œil jeté au hasard sur l’apparat critique de toute édition moderne, où son nom revient avec une régularité écrasante, montre qu’il fut capable de transformer le texte, même s’il était fondamentalement prudent devant l’émendation. Dans sa jeunesse, il avait passé deux ans en Italie où, suivant la mode du temps, il étudia les antiquités, explora les bibliothèques et rencontra Muret, mais il eut plus de chance avec les monuments qu’avec les manuscrits. Il ne put pas examiner les deux Medicei de Tacite (Laur. 68, 1 et 2) et dut se contenter de copies tardives jusqu’à sa dernière édition (parue en 1607, après sa mort), pour laquelle il fut en mesure d’utiliser les collations publiées en 1600 par Curzio Pichena, un savant excellent mais hélas méconnu, tout heureux de découvrir qu’elles confirmaient si souvent ses conjectures. Son Sénèque est un magnifique in-folio imprimé, comme tant de ses travaux, par les presses de Plantin. Établi d’après de médiocres témoins, il n’a pas en général l’éclat du Tacite ; il couronne néanmoins fort bien le labeur d’un homme qui, en préparant son ouvrage, étudia tellement à fond le stoïcisme qu’il put le faire renaître comme une force vive dans cette période troublée de l’histoire des Pays-Bas. Sa Manuductio ad stoicam philosophiam et sa Physiologia Stoicorum (1604) donnent le premier exposé complet de la doctrine stoïcienne, tandis que son propre De constantia (1584), qui doit tant à Sénèque à la fois pour la pensée et pour le style, eut trente-deux éditions et fut traduit en plusieurs langues.
26Au xviie siècle, la Hollande échappa au fléchissement général du niveau de la philologie classique que l’on peut discerner dans d’autres pays. Elle garda sa tradition florissante durant une grande partie du xviiie siècle, quand l’influence de Bentley, qui se manifestait par le truchement de Hemsterhuys, contribua à un brillant renouveau des études grecques qui compensa l’opiniâtreté besogneuse de Burman l’aîné et l’incompétence de Haverkamp. Leyde attira de grands philologues étrangers qui rehaussèrent l’érudition hollandaise. Joseph Scaliger y occupa de 1593 jusqu’à sa mort la chaire laissée libre par Lipse et qui, vacante de 1609 à 1631, fut à nouveau attribuée, au grand dam de Vossius, à un étranger, l’érudit quelque peu dilettante Claude de Saumaise (Salmasius, 1588-1653). Il est bien connu pour sa polémique avec Milton et pour avoir possédé le témoin de l’Anthologie latine qui porte son nom, le codex Salmasianus (Paris. lat. 10318) et contribua, dans une bien moindre mesure qu’on ne le suppose parfois, à faire connaître la teneur du célèbre manuscrit palatin de l’Anthologie grecque (Heidelbergensis Pal. gr. 23 + Paris. suppl. gr. 384). Cependant il avait donné le meilleur de lui-même avant d’aller à Leyde.
27Gérard J. Vossius (1577-1649) élargit la base de l’érudition hollandaise en traitant une vaste gamme de sujets d’une manière systématique et encyclopédique. Il fut professeur de rhétorique à Leyde pendant dix ans, jusqu’à ce qu’il acceptât, en 1632, la chaire d’histoire à l’athénée qui venait d’être créé à Amsterdam. Il devint aussi prébendier de Cantorbéry. Il écrivit un traité général de rhétorique, puis des Institutions poétiques (1647) qui marquèrent davantage ; on lui doit deux ouvrages importants sur la grammaire et l’usage latins, l’Aristarchus et le De vitiis sermonis et glossematis latinobarbaris, tandis que ses De historicis graecis et De historicis latinis (1624, 1627), dictionnaires d’historiens allant de l’Antiquité au xvie siècle, le conduisent dans le domaine négligé de l’histoire littéraire. Son De theologia gentili, encore presque médiéval dans ses déformations, est certainement l’un des premiers livres consacrés à la mythologie classique. L’intérêt qu’il portait à la théorie poétique était partagé par son contemporain Daniel Heinsius (1580-1655), le dévoué protégé de Scaliger, qui publia en 1611 une édition de la Poétique d’Aristote et un petit traité, De tragoediae constitutione ; cet ouvrage succinct expose à nouveau avec autorité la conception aristotélicienne de la tragédie, complétée à l’aide de références à l’Art poétique d’Horace et d’exemples tirés de la tragédie grecque et de Sénèque ; il eut une influence considérable sur la dramaturgie néo-classique et sur le théâtre français en particulier. Heinsius était un versificateur élégant et un professeur stimulant, mais il eut un succès très mitigé comme critique textuel et ce qu’il donna de meilleur à la culture classique, ce fut son fils.
28L’édition d’auteurs latins continua d’être l’activité centrale de la philologie hollandaise ; deux grands amis se distinguèrent dans la seconde moitié du xviie siècle, J. F. Gronovius (1611-1671) et Nicolas Heinsius (1620-1681), qui dominèrent respectivement la prose et la poésie. Né à Hambourg, le premier avait voyagé en Angleterre, en France et en Italie avant de s’installer à Leyde, et en avait profité pour étudier des manuscrits latins. C’est à Florence, en 1640, qu’il découvrit par hasard l’Etruscus des Tragédies de Sénèque (Laur. 37, 13), négligé depuis la Renaissance ; il en reconnut immédiatement la valeur et en établit fermement l’autorité dans son édition de 1661. Il fit d’autres travaux utiles sur la poésie latine, mais il est surtout connu pour ses nombreuses éditions des prosateurs de la Rome impériale, notamment Tite-Live, Pline l’Ancien, les deux Sénèque, Tacite et Aulu-Gelle, production énorme caractérisée, comme ses recueils d’Observationes, par un vaste savoir, un jugement sûr, une érudition équilibrée.
29Heinsius était plus doué. Il n’avait pas de charge universitaire et ne pouvait consacrer à l’étude que le temps que lui laissait une carrière bien remplie dans la diplomatie et la vie publique. Ses missions lui avaient donné l’occasion d’explorer un bon nombre des bibliothèques européennes, et les collations exactes qu’il avait accumulées lui valurent la notoriété. Sa qualité maîtresse cependant était un sens aigu de l’élégance de la poésie latine qui lui venait en partie de sa propre habilité à écrire des vers, d’une juste appréciation des nuances du style et de l’usage, qui en faisait un critique sensible et presque magicien. Un tel mélange d’habilité divinatoire, de maîtrise dans la collation et de cet esprit alerte que lui valut son activité politique fit de Heinsius l’un des plus grands philologues de la poésie latine. Ses principales éditions furent celles d’Ovide, Virgile, Valérius Flaccus et des poètes tardifs Claudien et Prudence, mais il laissa sur d’autres poètes des notes qui furent publiées après sa mort, et il fit quelques travaux sur la prose latine de l’âge d’argent.
30Isaac Vossius (1618-1689) est surtout pour nous un bibliophile, ou même cet anglican de fraîche date et libre-penseur qui osa lire Ovide à St George’s Chapel pendant le service divin. Arrivé en Angleterre en 1670, il passa son doctorat à Oxford, devint donc chanoine de Windsor, et une personnalité en vue, quoiqu’un peu originale, de la société londonienne sous Charles II. Ses incursions diverses dans les chemins détournés de l’érudition n’ont pas laissé d’empreinte durable, mais il façonna de manière décisive certaines de nos plus grandes collections de manuscrits. Comme Saumaise, Heinsius et Descartes, il fut invité à Stockholm par cette personnalité extraordinaire qu’était Christine de Suède, et bénéficia de son patronage de 1649 à 1652. Il lui donna des leçons de grec, mais l’aida aussi à réaliser son ambition : monter une bibliothèque comparable à celle des autres cours d’Europe. Parmi les manuscrits qu’il lui procura, citons ceux de son père Gérard Vossius et du juriste français Paul Petau qui avait lui-même acheté une partie de la collection de Pierre Daniel. La majorité des manuscrits de la souveraine sont maintenant à la bibliothèque Vaticane, où ils constituent le fonds des Reginenses. Mais Vossius ne mit pas longtemps à exploiter sa compétence pour son propre compte et il laissa à sa mort une magnifique collection. Ces Vossiani furent proposés à la Bodléienne et Bentley déploya beaucoup d’énergie pour essayer de les faire acheter, mais ils partirent finalement pour Leyde, et avec eux les deux grands manuscrits de Lucrèce (Leidenses Voss. lat. F. 30 et Q. 94) : s’ils n’avaient pas été emportés hors de la portée de Bentley à un moment crucial, ils auraient pu changer le cours des études textuelles.
Richard Bentley (1662-1742) : études classiques et théologiques
31Le personnage de premier plan qui vient ensuite dans l’histoire de la critique textuelle est Richard Bentley, qui fut directeur du Trinity College de Cambridge à partir de 1699. Pendant qu’il assumait cette fonction, une bonne partie de son temps fut absorbée par les intrigues universitaires endémiques à Oxford et Cambridge aux xviie et xviiie siècles ; mais grâce à son extraordinaire maîtrise de soi, il parvint à ne pas se laisser détourner totalement de la philologie, et la liste de ses travaux ferait grand honneur à bien des hommes qui eurent une carrière paisible. Il se fit un nom dès 1691 en publiant l’Epistula ad Joannem Millium. C’était une série d’observations sur le texte de Jean Malalas, chroniqueur byzantin obscur et médiocre du vie siècle, imprimé alors pour la première fois. Le prodigieux savoir de Bentley lui permit de rectifier le texte en maints endroits et d’offrir au passage des commentaires et des corrections au texte d’autres auteurs mieux connus. Ce sont probablement ces propositions, alliées à la vivacité séduisante de son style latin, qui lui valurent très vite la célébrité chez un public moins spécialisé que celui des philologues professionnels ; nous le voyons en effet en 1697 membre d’un cercle étroit où l’on trouvait Newton, Wren, Locke et John Evelyn.
32Quelques années plus tard, Bentley se distingua à nouveau par des travaux sur les Lettres de Phalaris. Une fois encore, c’est un texte obscur, sans valeur littéraire qui mobilisa ses efforts les plus louables mais, comme nous allons le voir, on ne peut l’accuser d’avoir uniquement recherché la satisfaction pédante que donne l’étude d’écrivains insignifiants. Les Lettres, qui se veulent écrites par le premier tyran d’Agrigente, ont été en réalité composées pendant la Seconde sophistique et rien n’atteste explicitement leur existence avant l’Anthologie de Stobée (ve siècle après J.-C.). Bentley ne fut certes pas le premier à mettre en doute leur authenticité : Politien l’avait déjà fait. Mais certains érudits les tenaient encore pour originales et la controverse jaillit quand parut une nouvelle édition. Elle s’inscrivait dans la querelle des Anciens et des Modernes ; d’aucuns soutenaient que, authentiques ou non, elles étaient l’un des meilleurs produits littéraires de l’Antiquité. La Dissertation de Bentley, même si ses conclusions n’ont longtemps pas été acceptées par tous, apporte la preuve magistrale que les lettres étaient un faux piteux et sans valeur aucune, enlaidi par tous les anachronismes possibles et écrit dans un dialecte qu’ignorait l’auteur présumé ; les connaissances dont il fit montre pour justifier sa conclusion prouvèrent à l’évidence que, dans toute l’Europe, nul critique ou commentateur ne pouvait sérieusement rivaliser avec lui.
33Comme critique textuel, Bentley est peut-être connu surtout pour les travaux qu’il consacra plus tard à des œuvres latines. Son goût pour l’émendation – chose relativement aisée chez les auteurs dont les textes sont mal conservés et qui n’ont jamais reçu l’attention d’un bon critique – le fourvoya dans le cas d’auteurs comme Horace, et il acquit la notoriété par la modification amusante qu’il proposa d’apporter à la fable du renard pris dans le grenier (Épîtres, 1, 7, 23). Parce qu’un renard ne mange pas de grain, Bentley suggéra à la place « mulot » (nitedula au lieu de vulpecula), oubliant tout à fait que l’auteur avait choisi l’animal qui représentait l’avidité rusée, au mépris des faits de l’histoire naturelle. Cette insistance sur la logique, qui ne tenait pas compte des licences poétiques et de la liberté de l’écrivain, gâche la contribution de Bentley au texte des grands auteurs latins qu’il édita, à savoir Horace en 1711 et Térence en 1726 ; et cela est plus vrai encore de sa tentative de rétablir les œuvres de Milton dans ce qu’il supposait avoir été leur état originel avant qu’un interpolateur présumé n’eût imposé une série d’altérations au texte du poète aveugle. En revanche, quand la difficulté faisait prime, comme dans le poème astronomique de Manilius, Bentley pouvait donner toute sa mesure et, selon les experts, il interpréta avec un éclat exceptionnel les passages les plus impénétrables de ce poème très ardu, dont l’édition ne parut qu’en 1739 bien qu’elle eût été achevée longtemps avant. Rappelons en outre que, sur le texte de Térence, il fit preuve d’une remarquable connaissance des règles de la métrique, pour lesquelles il reconnut avoir profité des travaux de Gabriele Faerno, son devancier italien du xvie siècle.
34Bentley fit nombre d’émendations chez d’autres auteurs, dont une forte proportion ont été acceptées ou prises sérieusement en considération par les éditeurs postérieurs. Cependant, ses recherches les plus intéressantes portèrent sur deux projets qui ne vinrent jamais à terme : les éditions d’Homère et du Nouveau Testament. En ce qui concerne Homère, sa découverte la plus importante est qu’on pouvait expliquer le mètre de nombreux vers en postulant l’existence du digamma, notion qui contribua particulièrement à l’intelligence du texte.
35Bien qu’on voie en général dans Bentley un pur philologue classique en raison de ses réalisations remarquables, il avait assez de compétence en matière de dogme pour être nommé professeur royal de théologie en 1717. Trois ans plus tard, il publiait un opuscule intitulé Propositions pour une édition du Nouveau Testament, où il déclarait explicitement que la version s’appuierait sur les manuscrits les plus anciens du texte grec et de la Vulgate. Bentley savait qu’il pouvait mettre la main dans les bibliothèques anglaises sur plus d’un manuscrit ayant environ mille ans et il demanda que des collations de manuscrits aussi vieux soient faites à l’étranger. À l’aide de ces informations, il était certain de pouvoir rétablir le texte tel qu’il était consigné dans les meilleures copies circulant à l’époque du Concile de Nicée (325). Il est intéressant de relever qu’il n’espérait pas donner le texte exact des originaux, et signalons au passage que l’un de ses successeurs les plus distingués, Karl Lachmann, annonça en 1830 son intention de restituer le texte tel qu’il existait aux environs de 380. Bentley avait déjà commencé ses collations et bien qu’il n’ait jamais beaucoup avancé en besogne, il put déclarer dans ses Propositions avec la confiance qui le caractérisait : « Je constate qu’en extrayant deux mille erreurs de la Vulgate papale et autant de celle du pape protestant Estienne, je peux, sans utiliser un seul livre ayant moins de neuf cents ans, faire une édition de chacun des deux textes, disposée en colonnes qui correspondront si exactement, mot pour mot et, ce qui me stupéfia d’abord, ordre pour ordre, que deux encoches sur la taille, deux exemplaires d’un contrat ne peuvent coïncider mieux » (par « ordre », il fait allusion aux innombrables variantes des manuscrits concernant l’ordre des mots). Venait ensuite cette promesse beaucoup moins caractéristique : « Je ne changerai pas une lettre de mon propre chef sans l’autorité de ces témoins anciens », qui est fort éloignée du principe qu’il adopta pour la critique textuelle des auteurs profanes.
36Puisque cette édition ne fut jamais terminée, ce qu’on appelle le textus receptus, autrement dit le texte dans la forme que lui avaient donnée Érasme et Estienne, continua d’être réimprimé. En de très rares occasions, un critique audacieux manifesta son indépendance d’esprit et s’exposa aux tracasseries de l’Église en publiant d’autres leçons ou ses propres conjectures, et il fallut attendre 1881 pour que les principes de la recension et de la critique textuelle soient rigoureusement appliqués au Nouveau Testament dans l’édition de B. F. Westcott et F. J. A. Hort.
37Richard Bentley paraîtrait donc en avance d’un siècle et demi sur son temps ; nous devons néanmoins à l’équité de relever que ses Propositions ne marquent guère de progrès sur les travaux de ce polémiste acharné que fut l’oratorien Richard Simon (1638-1712). Pour notre propos, l’œuvre maîtresse de Simon est une Histoire critique du texte du Nouveau Testament, parue à Rotterdam en 1689 (la censure et l’odium theologicum l’empêchèrent de la publier dans son propre pays) et traduite en anglais la même année. C’est, semble-t-il, la première fois qu’on tentait d’écrire une monographie sur la transmission d’un texte ancien, et celle-ci, malgré son apparence rébarbative et son souci polémique, donne dans les chapitres sur les manuscrits d’importants exemples de l’emploi des principes critiques ; il est impossible de croire que Bentley les ignorait et ne les approuvait pas. Après avoir fait observer qu’il n’y a dans la tradition grecque rien d’analogue au système massorétique pour assurer la stabilité d’un texte, il déclare avoir pour ligne de conduite l’étude systématique des manuscrits grecs, des différentes versions et des scholies. Vient ensuite un examen de l’histoire du texte du Nouveau Testament depuis l’époque de Valla, avec des commentaires sur les éditions imprimées, qui visent essentiellement à montrer si elles ont ou non fourni un apparat satisfaisant de ces différentes leçons. Il sait que le grand âge d’un manuscrit ne garantit pas automatiquement l’exactitude de ses leçons et il pense, comme ses devanciers, que le texte grec doit être comparé aux citations patristiques de la première heure, car elles sont antérieures au schisme d’Orient à la suite duquel, selon certains critiques, le texte grec fut délibérément falsifié. Son emploi des différentes versions ressort admirablement de son analyse de Jean, 7, 39 où il recourt à la Vulgate et aux traductions syriaques pour élucider le passage. Cela le conduit à émettre cette opinion, étonnamment moderne et subtile, que les textes obscurs ou ambigus étaient expliqués par des scholies qui, lorsqu’elles étaient courtes, pouvaient fort bien s’incorporer au texte. En ce qui concerne son utilisation de manuscrits grecs anciens, il passa une bonne partie de son temps sur les leçons du codex Bezae (Cantabrigensis Bibl. Univ. Nn II 41 = D) qui offre un texte très différent de celui de la plupart des autres témoins et pose certains problèmes de critique les plus ardus. Mais Simon était également conscient de l’importance du Vaticanus B (Vat. gr. 1209) et de l’Alexandrinus (Londiniensis Bibl. Brit. Reg. 1 D VIII).
Les origines de la paléographie
38Les premières initiatives visant à donner une base solide à l’étude des manuscrits ne remontent qu’à la fin du xviie siècle. Bessarion et Politien avaient assurément quelques connaissances paléographiques ; le premier au moins les mit à profit pour confondre ses adversaires au Concile de Florence. Alors que la technique de l’édition et l’art de la critique textuelle se perfectionnèrent lentement à la fin de la Renaissance et au siècle suivant, on ne s’intéressait guère, voire pas du tout, à la date et à l’origine des manuscrits utilisés pour les éditions de textes classiques et chrétiens. Là encore, ce sont les controverses religieuses qui engendrèrent des progrès. Une querelle éclata entre les Jésuites et les Bénédictins ; un Jésuite, Daniel van Papenbroeck (plus connu sous le nom de Papebroch, 1628-1714) prouva en 1675 qu’une charte, prétendument délivrée par le roi Dagobert en 646 et garantissant certains privilèges aux Bénédictins, était un faux. Une branche française de l’ordre de saint Benoît, qui venait d’être reconstituée sous le nom de Congrégation de Saint-Maur et se consacrait à diverses tâches d’érudition, releva le gant. L’un de ses membres les plus compétents, Dom Jean Mabillon (1632-1707), passa plusieurs années à examiner chartes et manuscrits, élaborant, pour la première fois de façon méthodique, une série de critères pour vérifier l’authenticité des documents médiévaux. Le résultat fut le De re diplomatica (1681), auquel nous devons le mot « diplomatique » normalement employé comme terme technique quand il s’agit de l’étude de documents juridiques et officiels. L’ouvrage traitait aussi, dans une moindre mesure, des manuscrits, mais se limitait au domaine latin. Il fut immédiatement tenu pour un chef-d’œuvre, même par Papebroch qui échangea avec Mabillon des lettres cordiales où il reconnut qu’en essayant de prouver que toutes les chartes mérovingiennes étaient apocryphes, il avait péché par excès de scepticisme. En revanche, sa thèse sur la charte de 646 se trouva confirmée.
39Les Mauristes avaient en projet, entre autres choses, de nouvelles éditions des Pères grecs et latins. Un groupe nombreux de moines y travaillait dans l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Des connaissances sur les chartes médiévales n’avaient qu’une utilité pratique limitée, mais les observations de Mabillon sur les manuscrits incitèrent un des jeunes moines à examiner de plus près l’écriture de livres grecs. Dom Bernard de Montfaucon (1655-1741) avait été ordonné en 1676 après avoir dû quitter l’armée pour raisons de santé. Il travaillait depuis 1687 à l’édition des Pères grecs, Athanase en particulier. L’année qui suivit la mort de Mabillon, il publia sa Palaeographia graeca et, là encore, le titre du livre comportait un néologisme universellement adopté depuis lors. Dans son domaine, l’ouvrage était supérieur à celui de Mabillon, car il resta le meilleur en la matière pendant deux siècles environ et représenta la première tentative pour comprendre l’histoire de la forme des différentes lettres, qui est fondamentale pour la paléographie. Il ne couvre pas le même champ, car très peu de chartes ou autres documents médiévaux en grec étaient accessibles à Montfaucon (ils sont encore pour la plupart dans les archives des monastères du Mont Athos, où il ne se rendit jamais), et en tout cas leur authenticité ne soulevait pas de problème pour Montfaucon et ses contemporains. Il put ainsi se consacrer à l’examen des manuscrits, et son étude d’exemples, que l’on peut dater incontestablement ou presque d’après les souscriptions des scribes eux-mêmes, garde toute sa valeur. Son autre contribution à la paléographie fut la Bibliotheca Coisliniana (1715), première description systématique d’une série entière de manuscrits, en l’espèce la belle collection de quatre cents livres que Coislin, le prince-évêque de Metz, avait héritée du chancelier de France Pierre Séguier (elle se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale). Il vaut de noter au passage que Montfaucon n’était nullement enfermé dans une spécialité étroite et qu’il ne se cantonnait pas aux seuls manuscrits. Parmi ses autres travaux, signalons un dictionnaire des antiquités classiques en dix in-folio, auxquels cinq autres vinrent s’ajouter ensuite, comme supplément. Il parut en 1719 sous le titre L’Antiquité expliquée ; 1 800 exemplaires furent vendus en dix mois et il fallut faire un deuxième tirage à 2 200.
40Malgré la masse énorme de leur production, Mabillon et Montfaucon trouvèrent le temps de voyager, notamment en Italie, pour aller voir d’autres collections de manuscrits où ils pourraient puiser des renseignements pour leurs travaux. À la bibliothèque capitulaire de Vérone, dont les trésors étaient bien connus des humanistes de la Renaissance, le visiteur de la fin du xviie siècle s’entendait dire que ces livres étaient introuvables. Cet état de choses, qui mettait les lettrés au supplice, éveilla la curiosité d’un aristocrate du lieu, féru d’antiquité, le marquis Scipione Maffei (1675-1755). Outre qu’il s’était fait un nom avec sa tragédie Mérope, qui fut un jalon dans le renouveau du théâtre italien, le marquis se trouva entraîné dans une controverse historique en 1712, quand il écrivit une brochure contre le duc François Farnèse. Celui-ci s’était laissé convaincre par des aigrefins d’acheter le titre de grand-maître d’un ordre de saint Jean, prétendument créé par l’empereur Constantin. Le pape et l’empereur d’Autriche mordirent à l’appât eux aussi et l’on attribua à Farnèse, pour son ordre, la belle église Santa Maria della Steccata à Parme. Maffei montra qu’il s’agissait nécessairement d’un attrape-nigaud, car tous les ordres de ce genre dataient du Moyen Âge. Ce qui n’empêcha pas son livre d’être mis à l’index.
41Maffei indiqua au bibliothécaire de la cathédrale de Vérone qu’il désirait très vivement savoir ce qu’il était advenu des manuscrits qu’elle possédait jadis. Un matin de 1712, ce bon chanoine les découvrit ; ils avaient été empilés sur le haut d’une armoire pour les mettre à l’abri des inondations, et on les avait ensuite complètement oubliés. On porta immédiatement la nouvelle à Maffei qui se précipita à la cathédrale en chemise de nuit et pantoufles. Quand il jeta les yeux sur les livres, collection admirable dont la plupart des pièces remontaient à une date très reculée, il crut rêver ; mais il ne rêvait pas et il put bientôt étudier les manuscrits chez lui. Cette étude se traduisit par un très grand progrès théorique dans la compréhension des écritures latines. Mabillon les avait réparties en cinq catégories distinctes, gothique, lombarde, saxonne, mérovingienne et romane. Mais il n’avait pas parlé de rapports possibles entre les unes et les autres. Maffei devina que la diversité des écritures latines au début du Moyen Âge devait s’expliquer par le fait qu’à la fin de l’Antiquité il y avait certains types fondamentaux, majuscule, minuscule et cursive, dont des variantes naquirent indépendamment après la dislocation de l’Empire romain. C’est cet éclair de perspicacité qui donna une base théorique nette à la paléographie. Le seul progrès notable accompli par la suite est associé au nom de Ludwig Traube (1861-1907), dont le grand mérite fut de montrer que les manuscrits, outre qu’ils sont les sources principales pour les textes de la littérature classique et médiévale, peuvent être considérés comme des documents illustrant l’histoire de la culture médiévale. Un manuscrit qui s’avère peut-être absolument inutile en tant que témoin d’un texte peut néanmoins présenter le plus grand intérêt à un autre égard, car s’il est possible d’identifier avec certitude son lieu d’origine ou, mieux encore, son scribe, il nous dira quelque chose sur l’histoire intellectuelle du Moyen Âge.
Découvertes de textes depuis la Renaissance
Palimpsestes
42La mise au jour d’un texte ancien inconnu suscite une excitation particulière, sentiment que le monde des lettrés eut rarement l’occasion d’éprouver pendant les siècles qui suivirent la Renaissance. Pourtant une nouvelle série de découvertes, moins éblouissantes mais nullement stériles, s’amorça quand on comprit que des textes classiques étaient encore dissimulés dans l’écriture inférieure des palimpsestes. De tels manuscrits existaient certes depuis longtemps dans certaines des bibliothèques européennes les mieux connues – à Paris et à Rome, Milan et Vérone –, toutefois ils n’ont pas été réellement exploités avant le xixe siècle, quand les grandes trouvailles d’Angelo Mai et de Barthold Georg Niebuhr conférèrent une aura romanesque à l’humble texte sous-jacent et lui permirent de faire une entrée spectaculaire dans l’histoire de la philologie classique.
43Le premier palimpseste porté à la connaissance du public fut un important témoin de la Bible grecque, le codex Ephraemi rescriptus du ve siècle (Paris. gr. 9), mis au jour en 1692 par Jean Boivin, garde des manuscrits de la Bibliothèque royale. Le premier texte classique qui émergea ensuite d’un palimpseste était encore en grec et fut lui aussi découvert à Paris en 1715-1716 par J. J. Wettstein, qui cependant ne sut pas l’identifier correctement : le codex Claromontanus des Lettres de saint Paul (Paris. gr. 107B, du vie siècle) avait été, à un moment donné, rafistolé en y insérant deux feuilles provenant d’un manuscrit (ve siècle) du Phaéthon d’Euripide, qui fut alors en partie réutilisé. Ce manuscrit, complété par des papyrus et par la tradition indirecte, nous donne presque tout ce que nous possédons de la pièce d’Euripide. D’autres philologues du xviiie siècle ont bien été sur la voie de certaines découvertes faites plus tard, mais parce qu’ils ignoraient les procédés chimiques qui seront employés ultérieurement pour raviver l’écriture décolorée, ou qu’ils hésitaient à recourir à des techniques de ce genre, ils n’ont pas compris toute l’importance de ce qu’ils avaient trouvé. Scipione Maffei avait découvert, à Vérone, certains des textes en écriture inférieure, notamment la partie oblitérée et la seule feuille qui ne l’ait pas été des Institutes de Gaius (Bibl. capit., XV [13]), mais il faudra attendre 1816 pour que le texte soit correctement identifié. Au milieu du siècle, Dom Tassin, l’un des mauristes auteurs du Nouveau traité de diplomatique, version revue et améliorée de l’œuvre de Mabillon, laissa entendre que l’une des écritures inférieures d’un manuscrit réemployé à Corbie (Paris. lat. 12161) contenait un fragment de Fronton, auteur qui était alors complètement inconnu. Qu’il ait anticipé la découverte de Mai est remarquable ; ce qui ne l’est pas moins, c’est que le fragment du vie siècle qu’il détecta ne fut pas apprécié à sa juste valeur avant 1956, soit presque exactement deux siècles plus tard, quand B. Bischoff l’identifia comme un fragment des lettres de Fronton (Ad Verum, 2, 1). En 1772, P. J. Bruns découvrit le substrat du Vaticanus Palatinus latinus 24, riche mosaïque de manuscrits anciens, à partir duquel il édita un fragment du livre XCI de Tite-Live. L’année suivante, G. Migliore sortit des écritures inférieures du même manuscrit deux textes fragmentaires qu’il attribua à Cicéron, mais qui étaient en fait les restes du De amicitia et du De vita patris de Sénèque, réédités ensuite par Niebuhr et Studemund.
44On avait donc fait, dans l’exploration des palimpsestes, des progrès considérables, bien que parfois mal assurés, avant la deuxième décennie si féconde du xixe siècle. Grâce à un concours de circonstances, on fit alors un grand bond en avant. Les principaux facteurs qui entrèrent en jeu furent l’énergie inlassable et presque impitoyable d’Angelo Mai (1782-1854), et la chance qui lui valut d’être chargé successivement de la bibliothèque Ambrosienne et de celle du Vatican, entre lesquelles se partageait la collection particulièrement riche des palimpsestes de Bobbio. Il fut aussi le premier à utiliser avec succès des réactifs qui, permettant de détecter plus aisément les textes sous-jacents, rendaient l’écriture plus lisible et facilitaient l’identification ; c’est à cela qu’il faut attribuer une bonne partie de son succès. À dater de 1814 et en l’espace de quelques années, il publia toute une série de textes nouveaux, en particulier des fragments de certains discours de Cicéron et les scholia Bobiensia (Ambr. R 57 sup.), les lettres de Fronton (Ambr. E 147 sup.) et, à partir du grand palimpseste ambrosien de Plaute (Ambr. G 82 sup.), ce qui restait de la Vidularia jusque-là inconnue. En 1819, il quitta Milan pour le Vatican ; vers la fin de l’année, il couronna sa carrière en découvrant le texte que des hommes comme Roger Bacon et Pétrarque avaient cherché passionnément et que même les érudits les plus optimistes avaient cru à jamais perdu, le De republica de Cicéron (Vat. lat. 5757 ; Planche X). Il en publia l’édition princeps en 1822.
45D’autres érudits pénétrèrent rapidement dans le champ des palimpsestes, dont certains travaillèrent mieux et plus méticuleusement que Mai, lequel allait trop vite, manquait de sens critique et n’était pas scrupuleux à l’excès ; mais il avait écrémé la collection. L’un d’entre eux fut le grand historien allemand Barthold Georg Niebuhr (1776-1831), qui arriva en 1816 à Rome comme ambassadeur du roi de Prusse, après avoir fait en cours de route la seule trouvaille qui pût rivaliser avec les découvertes plus spectaculaires de Mai. À Vérone, il avait réussi à lire, en s’aidant de réactifs, l’écriture inférieure du palimpseste de Gaius, en partie ter scriptus, ce qui permit de sortir enfin, en 1820, la première édition intégrale de ces Institutes. Bien que sa supériorité intellectuelle ait rendu un peu difficiles les rapports avec le bibliothécaire du Vatican, il aida celui-ci dans son édition du De republica.
46Aucun exposé, aussi bref soit-il, sur le déchiffrage et la publication de palimpsestes ne peut passer sous silence Wilhelm Studemund (1843-1889) qui consacra des années d’une vie de philologue fécond à transcrire avec beaucoup de patience et de soin des textes de palimpsestes – et il finit par y laisser ses yeux. Les plus célèbres sont ses transcriptions du Gaius (1874) et du Plaute ambrosien (1889) ; celle-ci porte l’inscription touchante, tirée de Catulle, 14 : Ni te plus oculis meis amarem (« si je ne t’aimais plus que mes yeux »). Les recherches des philologues plus tardifs pâtirent de l’emploi antérieur de réactifs qui avaient taché et quelquefois corrodé le parchemin, provoquant souvent des résultats désastreux. Le premier réactif connu fut l’acide gallique, le seul utilisé par Mai, qui eut parfois la main lourde ; plus tard, on se servit du bisulfate de potasse ou du procédé d’un chimiste turinois, Giobert, qui consistait à appliquer successivement de l’acide chlorhydrique et du cyanure de potassium. Ils étaient tous plus ou moins nocifs (pourtant leur action délétère était plus lente que leur composition redoutable n’aurait pu donner à le croire), si bien qu’on peut rarement utiliser pour les manuscrits ainsi traités les techniques actuelles, moins dangereuses et plus évoluées, notamment la photographie aux ultra-violets, qui furent perfectionnées en particulier par Alban Dold à l’Institut des palimpsestes de l’abbaye de Beuron, dans le Wurtemberg. Ces techniques ont été désormais remplacées par la caméra multispectrale, qui offre des résultats remarquables.
47En 1906, J. L. Heiberg découvrit à Constantinople un palimpseste d’Archimède (olim Istanbul, Metochion du Saint-Sépulcre, 355), dont il tira deux ouvrages notables. L’un, Sur les corps flottants, était déjà connu dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeke, mais l’autre, La Méthode, était tout à fait nouveau et marqua dans l’histoire des mathématiques, car il montrait qu’Archimède avait mis au point un procédé analogue au calcul intégral. Grâce à la caméra multispectrale, il est à présent possible non seulement de déchiffrer bien davantage du texte d’Archimède, mais aussi de recouvrer des feuillets auparavant illisibles des portions de deux discours de l’orateur athénien Hypéride ainsi que d’un commentaire sur les Catégories d’Aristote. Il vaut la peine de signaler deux autres palimpsestes découverts assez récemment. Le premier, qui se trouve à Jérusalem (Bibl. Patriarcale, 36) contient des fragments de plusieurs tragédies d’Euripide. Écrit probablement au xie siècle, c’est le plus ancien témoin qui contienne une fraction substantielle des œuvres d’Euripide ; pourtant, en dépit de sa date, il n’améliore guère le texte. Le second est à Leyde (B.P.G. 60A) et présente des parties de certaines pièces de Sophocle ; c’est le jumeau du fameux manuscrit de la Laurentienne, apparemment écrit par le même copiste (Laur. 32, 9).
Papyrus
48Jusqu’à la fin du xixe siècle, nous n’avions guère connaissance des textes antiques que par les copies qui en avaient été faites au Moyen Âge, alors que les manuscrits remontant aux derniers siècles de l’Antiquité ne constituaient qu’une infime minorité. À partir de la Renaissance, lorsqu’on découvrit des textes nouveaux, ou de meilleurs manuscrits d’ouvrages déjà connus – ce qui était le cas le plus fréquent –, il s’agissait en général de témoins médiévaux tombés dans l’oubli. Une exception notable pourtant : on exhuma, au cours des fouilles d’Herculanum, les restes calcinés de rouleaux de papyrus contenant les pensées abstruses du philosophe épicurien Philodème. Leur piètre état de conservation les rendait inutilisables ; ce n’est que très récemment que les progrès technologiques nous ont permis de les lire de manière assez aisée. Tout changea lorsque les archéologues travaillant en Égypte mirent au jour quantité de livres antiques, souvent appelés génériquement papyrus, bien qu’une minorité non négligeable d’entre eux soient écrits sur parchemin. Ce sont B. P. Grenfell et A. S. Hunt qui firent les trouvailles les plus remarquables à Oxyrhynque en Haute-Égypte. Pour la première fois, les philologues pouvaient consulter une masse de livres antiques ayant en moyenne un millier d’années de plus que les témoins dont ils étaient jusque-là tributaires. Depuis lors, on continue à en découvrir et à en publier d’autres. Même si les papyrus contenant des textes littéraires sont nettement moins nombreux – dix fois moins peut-être – que les documents de tous ordres, ils sont de la plus grande importance par le témoignage qu’ils donnent sur la tradition de textes connus et par les inédits dont ils viennent enrichir le corpus de la littérature grecque. Ces textes ne sont pas tous complets et n’ont pas toujours une réelle valeur littéraire, mais il en est qui sont très importants, par exemple la Constitution d’Athènes d’Aristote (P. Lit. Lond. 108), les Odes de Bacchylide (P. Lit. Lond. 46), des fragments substantiels d’un drame satyrique de Sophocle, les Limiers (P. Oxy. 1174), l’Hypsipyle d’Euripide (P. Oxy. 852) et, de Ménandre, le Dyscolos pratiquement complet (P. Bodmer 4), les Epitrepontes et la Samienne (P. Cair. inv. 43227), et le Sicyonien (P. Sorbonne, 72, 2272, 2273). Il y a toutefois une large prédominance des auteurs scolaires et en regard d’une poignée de papyrus vraiment intéressants, il faut mettre les centaines d’Homère qui ont survécu. Autres découvertes passionnantes : de nombreux papyrus bibliques importants, dont le plus remarquable est un petit fragment de l’Évangile selon saint Jean (P. Ryl. 457), qu’on peut dater du début du iie siècle, et ces documents si révélateurs du racisme antique que l’on désigne sous le nom d’Actes des martyrs païens. L’hérésie manichéenne est illustrée par un merveilleux petit manuscrit, de taille minuscule, conservé aujourd’hui à Cologne (P. Colon. inv. 4780)
49Presque tous les papyrus viennent d’Égypte, mais quelques-uns de Doura-Europos sur l’Euphrate et de Nessana, dans le désert du Néguev. Les papyrus égyptiens ont été découverts dans une province située à bonne distance de la capitale. On est assez surpris par le nombre et la variété des textes littéraires mis au jour, car on ne s’attend guère à trouver dans un district rural les preuves d’une culture aussi étendue. Si les papyrus ont survécu, c’est que dans les villages les déchets, y compris les papiers au rebut, étaient lancés sur d’énormes tas d’ordures qui s’élevaient assez haut pour que l’intérieur fût à l’abri de l’humidité et de toutes ses conséquences pendant la saison des inondations ou de l’irrigation ; le climat très sec évita bien souvent que les papyrus ne se détériorent davantage. Il en est, assez peu d’ailleurs, qui ne viennent pas directement des tas d’ordures, mais des tombes, comme les Perses de Timothée (P. Berol. 9875), ou de la boîte cartonnée dans laquelle on enfermait les momies. Ce carton était constitué de couches de papyrus agglutinées un peu comme du papier mâché et pour en avoir en suffisance il fallait évidemment acheter la matière première en grosse quantité. Elle provenait la plupart du temps de livres en mauvais état qui n’étaient plus d’aucune utilité à leurs propriétaires et nous devons à cette bonne habitude des entrepreneurs de pompes funèbres égyptiens de connaître le Sicyonien de Ménandre, une centaine de vers de l’Antiope d’Euripide (P. Lit. Lond. 70) et une centaine d’autres de l’Érechthée du même (P. Sorbonne 2328). Les fouilles archéologiques ont aussi permis de découvrir des textes latins d’un grand intérêt : neuf vers du poète Gallus (voir p. 191) et ce qui semble être un fragment du livre XI de Tite-Live ; ce dernier provient de ruines d’un monastère copte datant de l’Antiquité tardive.
Autres découvertes de manuscrits
50Depuis la fin de la Renaissance, on n’a pas découvert beaucoup de textes inconnus, sauf parmi les papyrus. Mais pendant longtemps l’exploration des collections de manuscrits fut loin d’être systématique, si bien que des philologues eurent de temps à autre la chance de mettre au jour des textes anciens ayant une importance non négligeable, et il vaut la peine de signaler ici les exemples les plus notables.
51En 1743, Prospero Petronio, en travaillant à la bibliothèque Vaticane, dénicha un manuscrit unique des Caractères de Théophraste, qui est toujours le seul témoin connu des nos 29 et 30 (Vat. gr. 110), et compléta ainsi le texte de ce petit livre séduisant et important. L’hymne homérique À Déméter fut découvert en 1777, lorsque Ch. F. Matthaei déterra un manuscrit conservé aujourd’hui à Leyde (B.P.G. 33H), mais provenant des Archives impériales de Moscou : son inventeur assurait l’avoir trouvé dans une ferme où il serait resté des années au milieu des porcs et des poulets… Peu l’ont cru. Une autre découverte, faite celle-là à Venise, allait bientôt avoir des conséquences d’une beaucoup plus grande portée. C’est en 1788 que Villoison publia les scholies de l’Iliade inscrites dans les marges du manuscrit appelé aujourd’hui Venetus A (Marc. gr. 454). On y trouve une masse énorme de renseignements nouveaux sur les critiques alexandrins d’Homère. Ces informations incitèrent F. A. Wolf à écrire ses Prolegomena ad Homerum, l’un des ouvrages ayant fait date dans l’histoire de la philologie classique (1795). Alors que Robert Wood, dans son Essai sur le génie originel d’Homère, avait déjà vu en 1767 que l’image habituelle d’un Homère cultivé, couchant par écrit ses poèmes, ne pouvait en expliquer totalement la forme présente, c’est à Wolf qu’il appartint de démontrer, à l’aide des scholies qui venaient d’être découvertes, que les problèmes textuels chez Homère ne sont pas du même type que chez d’autres auteurs, et qu’on pourrait rendre compte de cet état de fait en supposant que le texte d’Homère n’avait pas été mis par écrit avant l’époque de Solon ou de Pisistrate. Le livre de Wolf commence l’étude sérieuse de ce qu’on appelle traditionnellement la question homérique.
52Pour l’histoire de la philologie grecque au xixe siècle, il convient de mentionner que le Crétois Minoïde Mynas a découvert au Mont Athos un manuscrit des Fables en vers de Babrius (maintenant Londin. Add. 22087). Ce même savant retrouva des traités de Galien auparavant inconnus (Paris. suppl. gr. 634 et 635). Certes, les espoirs des chercheurs ont parfois été déçus. Le célèbre poète Giacomo Leopardi, qui était aussi le meilleur philologue italien de l’époque, trouva en 1823 au Vatican ce qui semblait être un morceau encore inconnu de prose attique. Mais l’absence de titre dans le manuscrit et le manque d’instruments de travail bien au point lui avaient joué un mauvais tour : le texte s’avéra être un spécimen de littérature patristique écrit dans la meilleure imitation de l’attique, c’est-à-dire en grec atticiste ; il s’agissait du traité où saint Basile vante à ses neveux les mérites de la littérature classique. Une remarquable découverte récente est le traité de Galien Ne pas se chagriner, contenant une masse de renseignements fascinants sur l’auteur et sur sa bibliothèque (Thessalonicensis Vlatadon 14) ; ce manuscrit est le premier à offrir le texte grec complet du traité De propriis placitis.
53Pour le latin, le palmarès est encore plus pauvre, car la plupart des belles trouvailles de l’époque moderne ont été faites dans les palimpsestes, comme nous l’avons indiqué précédemment. Une exception notable est la Cena Trimalchionis de Pétrone, qui, malgré une apparition fugitive pendant la Renaissance, ne fut publiée qu’en 1664 à Padoue. De plus, en 1899, un étudiant d’Oxford qui travaillait sur une copie de Juvénal écrite au xie siècle en bénéventaine (Bodleianus Canon. class. lat. 41), constata qu’elle comportait dans la satire VI trente-six vers supplémentaires ; bien que le texte soit extrêmement corrompu, on incline aujourd’hui à penser qu’ils sont authentiques. Il convient de mentionner également qu’une lettre inconnue de saint Cyprien fut découverte dans un manuscrit du xve siècle (Holkham Hall, lat. 121) qui est manifestement apparenté à un témoin écrit au Mont-Cassin : même si la lettre n’a pas en soi grande valeur, cette filiation montre une fois de plus le rôle essentiel que joua la communauté cassinienne dans la transmission des textes. Une autre découverte notable est celle de la collection de poèmes qu’on appelle Epigrammata Bobiensia, car le manuscrit qui la porte est une copie humanistique d’un codex de Bobbio (Vat. lat. 2836). Certains des auteurs représentés appartiennent à la période augustéenne ou au ier siècle, tandis que les pièces numérotées 2 à 9 sont le fait de Naucellius, illustre lettré de la fin du ive siècle. Il y a quelques années, on a détaché d’un manuscrit provenant lui aussi de Bobbio (Taurin. F. IV. 25) un fragment de parchemin qui nous livre quelques vers de Rutilius Namatianus ; non moins de vingt-neuf lettres inédites de saint Augustin, ainsi que vingt-six sermons, ont été découverts dans deux manuscrits où ils gisaient inaperçus, l’un à Paris (Paris. lat. 16861) et l’autre à Marseille (Bibl. Mun., 209).
Textes épigraphiques
54Les livres, sous leurs diverses formes, ont été le principal véhicule qui nous a transmis le vaste héritage littéraire des Grecs et des Romains ; toutefois la masse imposante des inscriptions conservées, qui s’accroît d’année en année, nous rappelle opportunément que, beaucoup plus que nous, les Anciens aimaient écrire sur la pierre ou le bronze. Déjà à la Renaissance, on comprenait combien l’épigraphie, aidée de la numismatique, peut nous éclairer sur la civilisation antique. Faire l’histoire de cette science sortirait du cadre de cet ouvrage ; cependant il vaut la peine de mentionner ici certains textes épigraphiques, soit qu’ils transmettent des œuvres d’importance inconnues par ailleurs, soit qu’ils permettent de compléter ou de corriger une tradition purement livresque.
55L’exemple le plus typique de la première catégorie est peut-être les Res gestae Divi Augusti, document crucial pour l’étude d’Auguste et du début du principat. C’est le relevé de ses réalisations qu’Auguste laissa en exprimant le vœu formel qu’il fût gravé dans le bronze et placé sur la façade de son mausolée. Le manuscrit lui-même, déposé chez les Vestales, et l’inscription originale ont disparu l’un et l’autre sans laisser de traces, mais des copies avaient été envoyées dans les provinces, avec parfois une paraphrase en grec à l’intention des populations locales, et l’essentiel du texte pu être retrouvé dans trois témoins découverts en Galatie, dont le plus long, connu depuis 1555, est sur les murs d’un temple à Ankara. Bien que ce soit un exemple assez spécial et grandiose, les Res Gestae appartiennent à la tradition plus large de la laudatio, ou notice nécrologique. Pour des raisons évidentes, ce genre est particulièrement bien représenté par les textes épigraphiques, qui vont de l’oraison grandiloquente aux témoignages humbles et touchants d’affection personnelle. Il en est une célèbre qu’on dénomme la Laudatio Turiae (I.L.S. 8393), oraison funèbre d’une matrone romaine de la fin du ier siècle avant J.-C. et beau morceau de littérature (voir p. 12). Cependant, même les pierres, comme les Anciens le répétaient inlassablement, meurent : une grande partie de la vie vertueuse de cette grande dame ne serait pas passée à la postérité si la plume n’était venue finalement au secours du burin. Car, sur les six fragments qui ont été mis au jour dans diverses parties de Rome depuis le xviie siècle, trois ont disparu et ne survivent aujourd’hui que dans des copies manuscrites que nous devons surtout au savant jésuite Jacques Sirmond (Paris. lat. 9696) et à Joseph-Marie Suarès, bibliothécaire du cardinal Barberini et plus tard évêque de Vaison (Vat. lat. 9140).
56La table de bronze de Lyon (I.L.S. 212), qui conserve le discours que prononça l’empereur Claude devant le Sénat en 48 après J.-C. pour préconiser l’admission de nobles gaulois, présente un intérêt littéraire autant qu’historique. Découvert en 1528, ce texte nous offre en effet la possibilité unique de comparer la véritable allocution de Claude, décousue et pédante, à la sobre adaptation littéraire qu’en donne Tacite (Annales, 11, 24). Le monument d’Antiochos Ier de Commagène, découvert à la fin du xixe siècle à Nemrut Dağı, dans l’Est de la Turquie, sur les pentes raides d’un volcan éteint, s’est acquis une place importante dans l’histoire littéraire. Son texte flamboyant, aussi élevé par le style que par le lieu de son repos, a comblé une faille critique de nos connaissances en nous fournissant notre seul exemple de l’éloquence fleurie dite « asiatique », qui joue un si grand rôle dans les discussions sur l’art oratoire au temps de Cicéron.
57Nous devons un texte philosophique remarquable à un philanthrope impénitent, Diogène d’Oinoanda. Il fut tellement impressionné par l’efficacité de la pensée épicurienne que, vers l’an 200 après J.-C., il fit apposer sur la place du marché d’Oinoanda, en Lycie, son exposé des doctrines d’Épicure pour l’édification de ses concitoyens. Les fragments conservés de ce texte unique en son genre, s’étendant sur quarante mètres – presque une centaine de fragments, et l’on en découvre encore – sont éparpillés dans les ruines d’Oinoanda et constituent pour les éditeurs un casse-tête vraiment monumental. Les caractéristiques remarquables de cette inscription sont sa disposition en colonnes et l’attention qui a été apportée à en rendre la lecture commode pour le lecteur, qui reproduisent à grande échelle les conventions des livres de l’époque. Le plus ancien exemple connu d’hymne chrétienne composée dans la métrique propre à Byzance nous vient également d’une source inattendue : une inscription dans une catacombe de Kertch, en Crimée, qu’on peut dater de 491. C’est une partie de la liturgie du baptême. Une statue de Socrate à Naples porte l’inscription d’une sentence tirée du Criton (46b, 4-6) qui présente une divergence avec le texte des manuscrits ; J. Burnet et W. S. M. Nicoll, pour la collection Oxford Classical Texts, ont préféré la variante qu’offre la pierre.
58Des apports plus officieux à notre capital de littérature ancienne ont été fournis par les gens qui écrivaient sur les murs. Nous avons ainsi trouvé une quantité non négligeable de poèmes originaux, mais bien souvent les graffiti ne sont que des citations d’œuvres qui nous sont déjà parvenues par des canaux plus orthodoxes. Ils présentent à l’occasion un intérêt pour le critique textuel, comme preuve d’une tradition indirecte. C’est ainsi qu’un tesson du iie siècle avant J.-C. (Berlin, Ostrakon 4758) peut trouver place dans l’apparat critique d’Euripide (Hippolyte, 616-624), et les innombrables arma virumque cano gribouillés sur les murs de Pompéi attestent que c’est bien ainsi, et non par ille ego qui quondam, que commençait l’Énéide. Un exemple vaut d’être signalé : un distique de Properce (3, 16, 13-14) trouvé sur une basilique de Pompéi. Alors que toute la tradition manuscrite a :
Quisquis amator erit, Scythicis licet ambulat oris,
nemo deo ut noceat barbarus esse volet
l’inscription (C.I.L. IV, 1950) donne :
Quisquis amator erit, Scythiae licet ambulet oris,
nemo adeo ut feriat barbarus esse volet
et est exacte dans deux au moins des quatre endroits où elle diffère de la tradition directe.
Épilogue
59Le moment est venu de rassembler les fils de cet exposé assez sélectif sur les progrès de la philologie entre la fin de la Renaissance et le début de ce qu’on peut vraiment considérer comme la période moderne. Notre propos, tout au long de ce livre, fut de montrer comment la transmission de la littérature antique a tenu, d’une part, à des facteurs matériels, tels que la forme du livre et l’approvisionnement en matière première ; d’autre part, à des mouvements intellectuels et à une modification des méthodes d’enseignement, et comment la survie et la qualité des études littéraires furent favorisées par l’évolution graduelle des techniques de l’érudition. Une fois que l’imprimerie se fut affirmée comme le moyen de diffuser les textes – non sans s’être heurtée à la résistance de certains, comme le duc Frédéric d’Urbino qui déclara, dit-on, qu’aucun ouvrage imprimé ne figurerait jamais dans sa bibliothèque –, une partie de notre étude était terminée, puisque la survie des textes était assurée. Mais il valait la peine à notre avis de poursuivre l’histoire des méthodes de travail, du moins en ce qui concerne l’étude des textes, et de mettre en lumière certains des événements qui ont permis d’utiliser plus et mieux l’héritage du passé. La médiocrité générale des premières éditions imprimées montre qu’il restait beaucoup à faire pour la théorie de la critique textuelle, que l’examen minutieux des ressources qu’offrent les manuscrits en était tout juste à ses débuts, que l’édition pâtissait du fait qu’on ne saisissait pas la complexité de l’étude de la civilisation antique dans son ensemble (Altertumswissenschaft).
60Dès le xvie siècle, la prospérité matérielle des principaux états les rendait en principe capables de consacrer aux bonnes lettres une plus grande part de leurs ressources, mais il restait encore beaucoup d’obstacles à surmonter. Dans certains pays, la liberté de penser était limitée. L’imprimerie n’était pas assez bon marché pour qu’on fût assuré de faire des bénéfices en publiant des œuvres très spécialisées. Les savants s’entraidaient, et c’était là une manifestation honorable du désir qu’ils avaient de créer la « république des lettres », expression qu’on trouve sur la page de titre du Journal des Sçavants pour 1665-1666. Toutefois même l’énorme correspondance d’un géant comme Érasme avait besoin d’autre chose pour devenir vraiment efficace. Les sociétés savantes et les universités auraient dû fournir le soutien nécessaire, mais malgré certains efforts louables, le résultat final fut généralement décevant. Les érudits de la Renaissance formèrent aussi des académies. De ces nombreux clubs, le seul qui ait reçu une mention favorable dans notre exposé est le groupe qui travaillait autour d’Alde Manuce. Beaucoup d’autres n’avaient rien pour retenir notre attention d’historien des textes. Pendant longtemps aussi, les universités ne réussirent pas à coordonner leurs efforts et à gérer leurs propres maisons d’édition. Même Oxford et Cambridge, dont les presses universitaires fonctionnèrent depuis le xvie siècle, étaient plus concernées par le recrutement de ministres pour l’Église d’Angleterre que par l’avancement du savoir, situation qui ne changea pas avant le milieu du xixe siècle. C’est grand dommage que l’une des académies les plus distinguées et les plus productives, la Royal Society (exactement la « Société royale de Londres pour l’amélioration de la connaissance naturelle »), ait été fondée dans une ville sans université et aussi tard qu’en 1660, c’est-à-dire à une époque où le concept de « connaissance » avait été profondément marqué par la révolution scientifique et allait l’être encore davantage par la Querelle des Anciens et des Modernes. Les mérites respectifs des progrès des arts et des sciences aux époques antique et moderne étaient déjà sujets de débat au xve siècle ; la supériorité de la science moderne était désormais patente. Même l’autorité de Galien dans la médecine avait commencé à être mise en discussion par Berengario de Carpi et André Vésale. Il en résulte que les premiers volumes des Philosophical Transactions de la Royal Society ne contiennent aucune contribution qui ressortisse à la philologie classique. Plus tard il y aura quelques rares exceptions à cette règle ; par exemple une note de l’astronome Halley sur l’endroit par où César était entré en Grande-Bretagne et une contribution d’Humphrey Wanley sur « L’âge des manuscrits ». On se réjouit de constater que le Journal des Sçavants avait, lui, une gamme plus large d’intérêts. C’est ainsi qu’en 1666 ses rédacteurs trouvèrent la place voulue pour rendre compte de l’édition princeps de la Cena Trimalchionis et d’une dissertation qu’avait provoquée cette nouvelle publication.
61Mais, comme disait Samuel Johnson (1709-1784) en évoquant les espoirs qu’avait fait naître la fondation de la Royal Society, la marche du progrès est naturellement lente. En notre domaine, la vérité de cette maxime éclate si nous essayons de voir comment s’est imposée une pratique qui est pour nous une évidence, l’édition de textes dans des séries uniformes. L’initiateur en est peut-être Pierre-Daniel Huet (1630-1721), qui fut aux côtés de Bossuet précepteur du Grand Dauphin, le fils de Louis XIV. C’est à lui ou au duc de Montausier que revient le mérite d’avoir organisé une collection d’auteurs latins ad usum Delphini, qui comptait une soixantaine de volumes. Signe des temps, Leibniz, alors résident à Paris, fut invité à donner l’édition de Vitruve ; il demanda à en être déchargé en arguant de son incompétence en architecture, mais offrit à la place de publier l’obscur Martianus Capella. C’est peut-être cette série qui inspira la plus fameuse de toutes, commencée en 1849 à Leipzig par l’éditeur Benedikt Gotthelf Teubner, à l’instigation de F. Passow. Les études classiques, dans la mesure où elles se consacraient à la littérature plus qu’à l’archéologie, en plein développement pendant les Lumières, avaient à se remettre du coup sérieux que leur avait porté la Querelle des Anciens et des Modernes. Elles avaient repris une nouvelle jeunesse quand, en 1777, Friedrich August Wolf réussit à se faire inscrire à Göttingen non pas à la faculté de théologie, mais comme étudiant en philologie, studiosus philologiae.
62Au xixe siècle, les raffinements des méthodes de travail que, jusque récemment, on associait exclusivement au nom de Lachmann, permirent d’envisager un nouveau stade dans l’édition des textes classiques : ils seraient désormais établis de façon scientifique et sûre, pour autant que la qualité des documents accessibles le permettrait. L’utilisation de la photographie permit, dans la seconde moitié du siècle, de faire disparaître bien des obstacles qui rendaient cet idéal irréalisable. Ces progrès tombaient à point nommé pour donner une nouvelle impulsion aux savants imprégnés de l’idéal sous-jacent dans l’entreprise de Teubner. Aujourd’hui, aucune édition critique ne peut être prise au sérieux si elle n’indique pas clairement la nature de la tradition manuscrite et les critères qui servent à évaluer les différents témoins ; les philologues peuvent presque toujours suivre à la lettre le conseil du vice-chancelier de l’université de Cambridge qui déclara, devant une demande de mission en Italie : « Que M. Porson fasse venir ses manuscrits chez lui ! ». Maintenant que les voyages sont rapides et confortables, et que les microfilms et les images numérisées les rendent moins indispensables, nous oublions facilement les difficultés qu’affrontèrent nos prédécesseurs. La description systématique des manuscrits est aussi devenue une branche de l’érudition et les catalogues officiels des grandes bibliothèques sont de nos jours une source précieuse qui faisait en général défaut à nos devanciers.
63En outre, et c’est là un facteur très important, les collections de manuscrits se déplacent de moins en moins. La plupart de ceux qui contiennent des textes grecs et latins sont maintenant détenus par des établissements dont on peut être assuré qu’ils les garderont toujours, tandis qu’au moins jusqu’à la fin du siècle dernier, bien des manuscrits importants étaient aussi instables qu’aux jours troublés du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans le présent ouvrage, nous avons fait quelques allusions à ces migrations et certaines autres sont expliquées dans les notes qui accompagnent l’index des manuscrits. C’est là une facette mineure, mais non totalement négligeable dans l’histoire de la philologie et de la culture. L’accumulation des sources primaires qui permettent d’établir les meilleurs textes possibles des auteurs anciens connaît à présent de beaux progrès ; parallèlement, on réunit et on évalue les objets – inscriptions, papyrus documentaires ou œuvres d’art – qui ont été exhumés par les archéologues et servent à éclairer l’histoire, l’art, la civilisation du monde antique. Un des grands mérites de l’érudition allemande du xixe siècle est d’avoir développé les échanges entre ces différents types de recherche : c’est sur eux que se fonde la conception moderne d’une étude globale de l’Antiquité. Il reste beaucoup à faire et la matière ne manquera pas tant que les études classiques garderont leur place comme discipline intellectuelle.
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D’Homère à Érasme
Ce livre est cité par
- (2000) La collection Ad usum Delphini. Volume I. DOI: 10.4000/books.ugaeditions.2534
D’Homère à Érasme
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